II

Ce dimanche-là, le temps fut épouvantable, un de ces brusques orages de septembre qui déchaînent des tempêtes terribles sur les côtes rocheuses de Grandport. À la tombée du jour, Coqueville aperçut un navire en détresse, emporté par le vent. Mais l’ombre croissait, on ne pouvait songer à lui porter secours. Depuis la veille, le Zéphir et la Baleine étaient amarrés dans le petit port naturel, qui se trouve à gauche de la plage, entre deux bancs de granit. Ni La Queue ni Rouget n’avaient osé sortir. Le pis était que M. Mouchel, le représentant de la veuve Dufeu, avait pris la peine de venir en personne, le samedi, pour leur promettre une prime, s’ils faisaient un effort sérieux : la marée manquait, on se plaignait aux Halles. Aussi, le dimanche soir, en se couchant sous les rafales de pluie, Coqueville grognait-il, de méchante humeur. C’était l’éternelle histoire, les commandes arrivaient, lorsque la mer gardait son poisson. Et tout le village parlait de ce navire qu’on avait vu passer dans l’ouragan, et qui bien sûr devait, à cette heure, dormir au fond de l’eau.

Le lendemain lundi, le ciel était toujours sombre. La mer, haute encore, grondait sans pouvoir se calmer, bien que le vent fût moins fort. Il tomba complètement, mais les vagues gardèrent leur branle furieux. Malgré tout, les deux bateaux sortirent l’après-midi. Vers quatre heures, le Zéphir rentra, n’ayant rien pris. Pendant que les matelots Tupain et Brisemotte, l’amarraient dans le petit port, La Queue, exaspéré sur la plage, montrait le poing à l’Océan. Et M. Mouchel qui attendait ! Margot était là, avec la moitié de Coqueville, regardant les dernières houles de la tempête, partageant la rancune de son père contre la mer et le ciel.

– Où est donc la Baleine ? demanda quelqu’un.

– Là-bas, derrière la pointe, dit La Queue. Si cette carcasse revient entière aujourd’hui, ce sera de la chance.

Il était plein de mépris. Puis, il laissa entendre que c’était bon pour des Mahé, de risquer leur peau de la sorte : quand on n’a pas un sou vaillant, on peut crever. Lui, préférait manquer de parole à M. Mouchel.

Cependant, Margot examinait la pointe de rochers derrière laquelle se trouvait la Baleine.

– Père, demanda-t-elle enfin, est-ce qu’ils ont pris quelque chose ?

– Eux ? cria-t-il. Rien du tout !

Il se calma et ajouta plus doucement, en voyant l’Empereur qui ricanait :

– Je ne sais pas s’ils ont pris quelque chose, mais comme ils ne prennent jamais rien…

– Peut-être qu’aujourd’hui tout de même ils ont pris quelque chose, dit méchamment l’Empereur. Ça s’est vu.

La Queue allait répondre avec colère. Mais l’abbé Radiguet, qui arrivait, l’apaisa. De la plate-forme de l’église, l’abbé venait d’apercevoir la Baleine ; et la barque semblait donner la chasse à quelque gros poisson. Cette nouvelle passionna Coqueville. Il y avait, dans le groupe réuni sur la plage, des Mahé et des Floche, les uns souhaitant que le bateau revînt avec une pêche miraculeuse, les autres faisant des vœux pour qu’il rentrât vide.

Margot, toute droite, ne quittait pas la mer du regard.

– Les voilà, dit-elle simplement.

En effet, une tache noire se montrait derrière la pointe.

Tous regardèrent. On aurait dit un bouchon dansant sur l’eau. L’Empereur ne voyait pas même la tache noire. Il fallait être de Coqueville, pour reconnaître à cette distance la Baleine et ceux qui la montaient.

– Tiens ! reprit Margot, qui avait les meilleurs yeux de la côte, c’est Fouasse et Rouget qui rament… Le petit est debout à l’avant.

Elle appelait Delphin « le petit », pour ne pas le nommer. Et, dès lors, on suivit la marche de la barque, en tâchant d’en expliquer les étranges mouvements. Comme le curé le disait, elle semblait donner la chasse à quelque poisson qui aurait fui devant elle. Cela parut extraordinaire. L’Empereur prétendit que leur filet venait sans doute d’être emporté. Mais La Queue criait que c’étaient des fainéants et qu’ils s’amusaient. Bien sûr qu’ils ne pêchaient pas des phoques ! Tous les Floche s’égayèrent de cette plaisanterie, tandis que les Mahé, vexés, déclaraient que Rouget était un gaillard tout de même, et qu’il risquait sa peau, lorsque d’autres, au moindre coup de vent, préféraient le plancher aux vaches. L’abbé Radiguet dut s’interposer encore, car il y avait des claques dans l’air.

– Qu’ont-ils donc ? dit brusquement Margot. Les voilà repartis.

On cessa de se menacer, et tout le monde fouilla l’horizon. La Baleine, de nouveau, était cachée derrière la pointe. Cette fois, La Queue lui-même devint inquiet. Il ne pouvait s’expliquer de pareilles manœuvres. La peur que Rouget ne fût réellement en train de prendre du poisson, le jetait hors de lui. Personne ne quitta la plage, bien qu’on ne vît rien de curieux. On resta là près du deux heures, on attendait toujours la barque qui paraissait de temps à autre, puis qui disparaissait. Elle finit par ne plus se montrer du tout. La Queue, enragé, faisant au fond ce souhait abominable, déclarait qu’elle avait dû sombrer ; et, comme justement la femme de Rouget était présente avec Brisemotte, il les regardait tous deux en ricanant, tandis qu’il tapait sur l’épaule de Tupain, pour le consoler déjà de la mort de son frère Fouasse. Mais il cessa de rire, lorsqu’il aperçut sa fille Margot, muette et grandie, les yeux au loin. C’était peut-être bien pour Delphin.

– Qu’est-ce que tu fiches là ? gronda-t-il. Veux-tu filer à la maison !… Méfie-toi, Margot !

Elle ne bougeait pas. Puis, tout d’un coup :

– Ah ! les voilà !

Il y eut un cri de surprise. Margot, avec ses bons yeux, jurait qu’elle ne voyait plus une âme dans la barque. Ni Rouget, ni Fouasse, ni personne ! La Baleine, comme abandonnée, courait sous le vent, virant de bord à chaque minute, se balançant d’un air paresseux. Une brise d’ouest s’était heureusement levée et la poussait vers la terre, mais avec des caprices singuliers, qui la ballottaient de droite et de gauche. Alors, tout Coqueville descendit sur la plage. Les uns appelaient les autres, il ne resta pas une fille dans les maisons pour soigner la soupe. C’était une catastrophe, quelque chose d’inexplicable dont l’étrangeté mettait les têtes à l’envers. Marie, la femme de Rouget, après un instant de réflexion, crut devoir éclater en larmes. Tupain ne réussit qu’à prendre un air affligé. Tous les Mahé se désolaient, tandis que les Floche tâchaient d’être convenables. Margot s’était assise, comme si elle avait eu les jambes cassées.

– Qu’est-ce que tu fiches encore ! cria La Queue, qui la rencontra sous ses pieds.

– Je suis lasse, répondit-elle simplement.

Et elle tourna son visage vers la mer, les joues entre les mains, se cachant les yeux du bout des doigts, regardant fixement la barque se balancer sur les vagues avec plus de paresse, de l’air d’une barque bonne enfant qui aurait trop bu.

Pourtant, les suppositions allaient bon train. Peut-être que les trois hommes étaient tombés à l’eau ? Seulement, tous les trois à la fois, cela semblait drôle. La Queue aurait bien voulu faire croire que la Baleine avait crevé ainsi qu’un œuf pourri ; mais le bateau tenait encore la mer, on haussait les épaules. Puis, comme si les trois hommes avaient réellement péri, il se souvint qu’il était maire, et il parla des formalités.

– Laissez-donc ! s’écria l’Empereur. Est-ce qu’on meurt si bêtement ! S’ils étaient tombés, le petit Delphin serait déjà ici !

Tout Coqueville dut en convenir, Delphin nageait comme un hareng. Mais alors où les trois hommes pouvaient-ils être ? On criait : « Je te dis que si !… Je le dis que non !… Trop bête !… Bête toi-même ! » Et les choses en vinrent au point qu’on échangea des gifles. L’abbé Radiguet dut faire un appel à la conciliation, tandis que l’Empereur bousculait le monde pour rétablir l’ordre. Cependant, la barque sans se presser, continuait à danser devant le monde. Elle valsait, semblait se moquer des gens. La marée l’apportait, en lui faisant saluer la terre dans de longues révérences cadencées. Pour sûr, c’était une barque en folie.

Margot, les joues entre les mains, regardait toujours. Un canot venait de sortir du port, pour aller à la rencontre de la Baleine. C’était Brisemotte qui avait eu cette impatience, comme s’il lui eût tardé de donner une certitude à la femme de Rouget. Dès lors, tout Coqueville s’intéressa au canot. Les voix se haussaient. Eh bien ! distinguait-il quelque chose ? La Baleine avançait, de son air mystérieux et goguenard. Enfin, on le vit se dresser et regarder dans la barque, dont il avait réussi à prendre une amarre. Toutes les haleines étaient suspendues. Mais, brusquement, il éclata de rire. Ce fut une surprise. Qu’avait-il à s’égayer ?

– Quoi donc ? qu’y a-t-il ? lui criait-on furieusement.

Lui, sans répondre, riait plus fort. Il fit des gestes, comme pour dire qu’on allait voir. Puis, ayant attaché la Baleine au canot, il la remorqua. Et un spectacle imprévu stupéfia Coqueville.

Dans le fond de la barque, les trois hommes, Rouget, Delphin, Fouasse, étaient béatement allongés sur le dos, ronflant à poings fermés, ivres morts. Au milieu d’eux, se trouvait un petit tonneau défoncé, quelque tonneau plein, rencontré en mer, et auquel ils avaient goûté. Sans doute c’était très bon, car ils avaient tout bu, sauf la valeur d’un litre qui avait coulé dans la barque et qui s’y était mêlé à de l’eau de mer.

– Ah ! le cochon ! cria brutalement la femme à Rouget, cessant de pleurnicher.

– Eh bien ! elle est propre, leur pêche ! dit La Queue, qui affectait un grand dégoût.

– Dame ! répondit l’Empereur, on pêche ce qu’on peut. Ils ont toujours pêché un tonneau, tandis que d’autres n’ont rien pêché du tout.

Le maire se tut, très vexé. Coqueville clabaudait. On comprenait, maintenant. Quand les barques sont soûles, elles dansent comme les hommes ; et celle-là, en vérité, avait de la liqueur plein le ventre. Ah ! la gredine, quelle cocarde ! Elle festonnait sur l’Océan, de l’air d’un pochard qui ne reconnaît plus sa maison. Et Coqueville riait et se fâchait, les Mahé trouvaient ça drôle, tandis que les Floche trouvaient ça dégoûtant. On entourait la Baleine, les cous s’allongeaient, les yeux s’écarquillaient, pour regarder dormir ces trois gaillards qui étalaient des mines de jubilation, sans se douter de la foule, penchée au-dessus d’eux. Les injures et les rires ne les troublaient guère. Rouget n’entendait pas sa femme l’accuser de tout boire. Fouasse ne sentait pas les coups de pied sournois dont son frère Tupain lui bourrait les côtes. Quant à Delphin, il était joli, lorsqu’il avait bu, avec ses cheveux blonds, sa mine rose, noyée d’un ravissement. Margot s’était levée, et, silencieuse elle contemplait à présent le petit d’un air dur.

– Faut les coucher ! cria une voix.

Mais, justement, Delphin ouvrait les yeux. Il promena des regards enchantés sur le monde. On le questionnait de toutes parts, avec une passion qui l’étourdissait un peu, d’autant plus qu’il était encore soûl comme une grive.

– Eh bien ! quoi ? bégaya-t-il, c’est un petit tonneau… Il n’y a pas de poisson. Alors, nous avons pris un petit tonneau.

Il ne sortit pas de là. À chaque phrase, il ajoutait simplement :

– C’était bien bon.

– Mais qu’y avait-il, dans le tonneau ? lui demandait-on rageusement.

– Ah ! je ne sais pas… C’était bien bon.

À cette heure, Coqueville brûlait de savoir. Tout le monde baissait le nez vers la barque, reniflant avec force. De l’avis unanime, ça sentait la liqueur ; seulement, personne ne devinait quelle liqueur. L’Empereur, qui se flattait d’avoir bu de tout ce dont un homme peut boire, dit qu’il allait voir ça. Il prit gravement, dans le creux de la main, un peu du liquide qui nageait au fond de la barque. La foule fit tout d’un coup silence. On attendait. Mais l’Empereur, après avoir humé une gorgée, hocha la tête, comme mal renseigné encore. Il goûta deux fois, de plus en plus embarrassé, l’air inquiet et surpris. Et il dut déclarer :

– Je ne sais pas… C’est drôle… S’il n’y avait pas d’eau de mer, je saurais sans doute… Ma parole d’honneur, c’est très drôle !

On se regarda. On restait frappé de ce que l’Empereur lui-même n’osait se prononcer. Coqueville considérait avec respect le petit tonneau vide.

– C’était bien bon, dit une fois encore Delphin, qui semblait se ficher des gens.

Puis, montrant la mer d’un geste large, il ajouta :

– Si vous en voulez, il y en a encore… J’en ai vu, des petits tonneaux… des petits tonneaux… des petits tonneaux…

Et il se berçait de ce refrain qu’il chantonnait, en regardant Margot doucement. Il venait seulement de l’apercevoir. Furieuse, elle fit le geste de le gifler ; mais il ne ferma même pas les yeux, il attendait la claque d’un air tendre.

L’abbé Radiguet, intrigué par cette gourmandise inconnue, trempa lui aussi le doigt dans la barque et le suça. Comme l’Empereur, il hocha la tête : non, il ne connaissait pas ça, c’était très étonnant. On ne tombait d’accord que sur un point : le tonneau devait être une épave du navire en détresse, signalé le dimanche soir. Des navires anglais apportaient souvent ainsi des chargements de liqueurs et de vins fins à Grandport.

Peu à peu, le jour pâlissait, et le monde finit par se retirer dans l’ombre. Mais La Queue restait absorbé, tourmenté d’une idée qu’il ne disait point. Il s’arrêta, il écouta une dernière fois Delphin, qu’on emportait et qui répétait de sa voix chantante :

– Des petits tonneaux… des petits tonneaux… des petits tonneaux… Si vous en voulez, il y en a encore !

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