V

Cependant, dès le mardi, M. Mouchel s’était étonné de ne voir arriver à Grandport ni Rouget ni La Queue. Que diable ces gaillards pouvaient-ils faire ? La mer était belle, la pêche aurait dû être superbe. Peut-être bien qu’ils voulaient d’un coup apporter toute une charge de soles et de langoustes. Et il patienta jusqu’au mercredi.

Le mercredi, M. Mouchel se fâcha. Il faut savoir que la veuve Dufeu n’était pas commode. C’était une femme qui, tout de suite, en venait aux gros mots. Bien qu’il fut un beau gaillard, blond et fort, il tremblait devant elle, d’autant plus qu’il rêvait de l’épouser, toujours aux petits soins, quitte à la calmer d’une gifle, s’il devenait jamais le maître. Or, le mercredi matin, la veuve Dufeu tempêta, en se plaignant que les envois ne se faisaient plus, que la marée manquait ; et elle l’accusait de courir les filles de la côte, au lieu de s’occuper du merlan et du maquereau, qui auraient dû donner en abondance. M. Mouchel, vexé, se rejeta sur le singulier manque de parole de Coqueville. Un moment, la surprise apaisa la veuve Dufeu. À quoi songeait donc Coqueville ? Jamais il ne s’était conduit de la sorte. Mais elle déclara aussitôt qu’elle se fichait de Coqueville, que c’était à M. Mouchel d’aviser, et qu’elle prendrait un parti, s’il se faisait berner encore par les pêcheurs. Du coup, très inquiet, il envoya au diable Rouget et La Queue. Peut-être tout de même qu’ils viendraient le lendemain.

Le lendemain, jeudi, ni l’un ni l’autre ne parut. M. Mouchel, désespéré, monta vers le soir, à gauche de Grandport, sur le rocher d’où l’on découvre au loin Coqueville, avec la tache jaune de sa plage. Il regarda longtemps. Le village avait un air tranquille au soleil, des fumées légères sortaient des cheminées, sans doute les femmes préparaient la soupe. M. Mouchel constata que Coqueville était toujours à sa place, qu’un rocher de la falaise ne l’avait pas écrasé, et il comprit de moins en moins. Comme il allait redescendre, il crut apercevoir deux points noirs dans le golfe, la Baleine et le Zéphir. Alors, il revint calmer la veuve Dufeu. Coqueville pêchait.

La nuit se passa. On était au vendredi. Toujours pas de Coqueville. M. Mouchel monta plus de dix fois sur son rocher. Il commençait à perdre la tête, la veuve Dufeu le traitait abominablement, sans qu’il trouvât rien à répondre. Coqueville était toujours là-bas, au soleil, se chauffant comme un lézard paresseux. Seulement, M. Mouchel ne vit plus de fumée. Le village semblait mort. Seraient-ils tous crevés dans leurs trous ? Sur la plage, il y avait bien un grouillement ; mais ce pouvait être des algues poussées par la mer.

Le samedi, toujours personne. La veuve Dufeu ne criait plus : elle avait les yeux fixes, les lèvres blanches. M. Mouchel passa deux heures sur le rocher. Une curiosité grandissait en lui, un besoin tout personnel de se rendre compte de l’étrange immobilité du village. Ces masures sommeillant béatement au soleil, finissaient par l’agacer. Sa résolution fut prise, il partirait le lundi, de très bon matin, et tâcherait d’être là-bas, vers neuf heures.

Ce n’était pas une promenade, que d’aller à Coqueville. M. Mouchel préféra suivre le chemin de terre ; il tomberait ainsi sur le village, sans qu’on l’attendît. Une voiture le mena jusqu’à Robigneux, où il la laissa sous une grange, car il n’eût pas été prudent de la risquer au milieu des gorges. Et il partit gaillardement, ayant à faire près de sept kilomètres, dans le plus abominable des chemins. La route est d’ailleurs d’une beauté sauvage ; elle descend avec de continuels détours, entre deux rampes énormes de rochers, si étroite par endroits, que trois hommes ne pourraient passer de front. Plus loin, elle longe des précipices ; la gorge s’ouvre brusquement ; et l’on a des échappées sur la mer, d’immenses horizons bleus. Mais M. Mouchel n’était, pas dans un état d’esprit à admirer le paysage. Il jurait, lorsque des pierres roulaient sous ses talons. C’était la faute à Coqueville, il se promettait de secouer ces fainéants de la belle manière. Cependant, il approchait. Tout d’un coup, au tournant de la dernière roche, il aperçut les vingt maisons du village pendues au flanc de la falaise.

Neuf heures sonnaient. On se serait cru en juin, tant le ciel était bleu et chaud ; un temps superbe, un air limpide, doré d’une poussière de soleil, rafraîchi d’une bonne odeur marine. M. Mouchel s’engagea dans l’unique rue du village, où il venait bien souvent ; et, comme il passait devant la maison de Rouget, il entra. La maison était vide. Il donna ensuite un coup d’œil chez Fouasse, chez Tupain, chez Brisemotte. Pas une âme ; toutes les portes ouvertes, et personne dans les salles. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Un léger froid commençait à lui courir sur la peau. Alors, il songea aux autorités. Certainement, l’Empereur le renseignerait. Mais la maison de l’Empereur était vide comme les autres ; jusqu’au garde-champêtre qui manquait ! Ce village désert et silencieux le terrifiait maintenant. Il courut chez le maire. Là, une autre surprise l’attendait : le ménage se trouvait dans un gâchis abominable ; on n’avait pas fait les lits depuis trois jours ; la vaisselle traînait, les chaises culbutées semblaient indiquer quelque bataille. Bouleversé, rêvant des cataclysmes, M. Mouchel voulut aller jusqu’au bout, et il visita l’église. Pas plus de curé que de maire. Tous les pouvoirs et la religion elle-même avaient disparu. Coqueville, abandonné, dormait sans un souffle, sans un chien, sans un chat. Plus même de volailles, les poules s’en étaient allées. Rien, le vide, le silence, un sommeil de plomb, sous le grand ciel bleu.

Parbleu ! ce n’était pas étonnant, si Coqueville n’apportait point sa pêche ! Coqueville avait déménagé, Coqueville était mort. Il fallait prévenir la police. Cette catastrophe mystérieuse exaltait M. Mouchel, lorsque, ayant eu l’idée de descendre sur la plage, il poussa un cri. Au milieu du sable, la population entière gisait. Il crut à un massacre général. Mais des ronflements sonores vinrent le détromper. Dans la nuit du dimanche, Coqueville avait fait la fête si tard, qu’il s’était trouvé dans l’impossibilité absolue de rentrer se coucher. Alors, il avait dormi sur le sable, à la place même où il était tombé, autour des neuf tonneaux complètement bus.

Oui, tout Coqueville ronflait là ; j’entends les enfants, les femmes, les vieillards et les hommes. Pas un n’était debout. Il y en avait sur le ventre, il y en avait sur le dos ; d’autres se tenaient en chien de fusil. Comme on fait son lit, on se couche. Et les gaillards se trouvaient semés au petit bonheur de l’ivresse, pareils à une poignée de feuilles que le vent a roulées. Des hommes avaient culbuté, la tête plus basse que les talons. Des femmes montraient leurs derrières. C’était plein de bonhomie, un dortoir au grand air, des braves gens en famille qui se mettent à l’aise ; car, où il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir.

Justement on était à la nouvelle lune. Coqueville, croyant avoir soufflé sa chandelle, s’était abandonné dans le noir. Puis, le jour avait grandi ; et, maintenant, le soleil flambait, un soleil qui tombait d’aplomb sur les dormeurs, sans leur faire cligner les paupières. Ils dormaient rudement, tous la face réjouie, avec la belle innocence des ivrognes. Les poules, de grand matin, devaient être descendues piquer les tonneaux, car elles étaient soûles, elles aussi, couchées dans le sable. Même il y avait cinq chats et trois chiens, les pattes en l’air, gris d’avoir sucé les verres, ruisselants de sucre.

Un instant, M. Mouchel marcha au milieu des dormeurs, en ayant soin de n’écraser personne. Il comprenait, car on avait également recueilli à Grandport des tonneaux, provenant du naufrage d’un navire anglais. Toute sa colère était tombée. Quel spectacle touchant et moral ! Coqueville réconcilié, les Mahé et les Floche couchés ensemble ! Au dernier verre, les pires ennemis s’étaient embrassés. Tupain et Fouasse ronflaient la main dans la main, en frères incapables à l’avenir de se disputer un héritage. Quant au ménage Rouget, il offrait un tableau plus aimable encore, Marie dormait entre Rouget et Brisemotte, comme pour dire que, désormais, ils vivraient ainsi, heureux tous les trois.

Mais un groupe surtout faisait une scène de famille attendrissante. C’était Delphin et Margot, au cou l’un de l’autre ; ils sommeillaient, la joue contre la joue, les lèvres encore ouvertes par un baiser. À leurs pieds, l’Empereur, couché en travers, les gardait. Au-dessus d’eux, La Queue ronflait en père satisfait d’avoir casé sa fille, tandis que l’abbé Radiguet, tombé là comme les autres, les bras élargis, semblait les bénir. En dormant, Margot tendait toujours son museau rose, pareille à une chatte amoureuse qui aime qu’on la gratte sous le menton.

La fête avait fini par un mariage. Et M. Mouchel lui-même, plus tard, épousa la veuve Dufeu, qu’il battit comme plâtre. Parlez-en dans la basse Normandie, on vous dira avec des rires : « Ah ! oui, la fête à Coqueville ! »

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