IV

Le jour suivant, Coqueville, à son réveil, trouva le soleil déjà haut sur l’horizon. Il faisait plus doux encore, une mer assoupie sous un ciel pur, un de ces temps de paresse où il est si bon de ne rien faire. On était au mercredi. Jusqu’au déjeuner, Coqueville se reposa du régal de la veille. Puis, on descendit sur la plage, pour voir.

Ce mercredi-là, la pêche, la veuve Dufeu, M. Mouchel, tout fut oublié. La Queue et Rouget ne parlèrent seulement pas d’aller visiter leurs jambins. Vers trois heures, on signala des tonneaux. Quatre dansaient en face du village. Le Zéphir et la Baleine se mirent en chasse ; mais, comme il y en avait pour tout le monde, on ne se disputa point, chaque bateau eut sa part.

À six heures, après, avoir fouillé le petit golfe, Rouget et La Queue rentrèrent avec chacun trois tonneaux. Et la fête recommença. Les femmes avaient descendu des tables, pour plus de commodité. On apporta même des bancs, on établit deux cafés en plein air, ainsi qu’il y en avait à Grandport. Les Mahé étaient à gauche, les Floche à droite, séparés encore par une butte de sable. Pourtant, ce soir-là, l’Empereur qui allait d’un groupe à l’autre, promena des verres pleins, afin de faire goûter les six tonneaux à tout le monde. Vers neuf heures, on était beaucoup plus gai que la veille. Coqueville, le lendemain, ne put jamais se souvenir de quelle façon il s’était couché.

Le jeudi, le Zéphir et la Baleine ne pêchèrent que quatre tonneaux, deux chacun ; mais ils étaient énormes. Le vendredi, la pêche fut superbe, inespérée ; il y eut sept tonneaux, trois pour Rouget et quatre pour La Queue. Alors, Coqueville entra dans un âge d’or. On ne faisait plus rien. Les pêcheurs, cuvant les alcools de la veille, dormaient jusqu’à midi. Puis, ils descendaient en flânant sur la plage, ils interrogeaient la mer. Leur seul souci était de se demander quelle liqueur la marée allait leur apporter. Ils restaient là des heures, les yeux braqués ; ils poussaient des cris de joie, dès qu’une épave apparaissait. Les femmes et les enfants, du haut des rochers, signalaient avec de grands gestes jusqu’aux moindres paquets d’algues roulés par la vague. Et, à toute heure, le Zéphir et la Baleine étaient prêts à partir. Ils sortaient, ils battaient le golfe, ils pêchaient aux tonneaux, comme on pêche au thon, dédaigneux maintenant des maquereaux tranquillisés, qui cabriolaient au soleil, et des soles paresseuses, bercées à fleur d’eau. Coqueville suivait la pêche, en crevant de rire sur le sable. Puis, le soir, on buvait la pêche.

Ce qui enthousiasmait Coqueville, c’était que les tonneaux ne cessaient pas. Quand il n’y en avait plus, il y en avait encore. Il fallait vraiment que le navire qui s’était perdu, eût une jolie cargaison à bord ; et Coqueville, devenu égoïste et gai, plaisantait ce navire naufragé, une vraie cave à liqueurs, de quoi soûler tous les poissons de l’Océan. Avec ça, jamais on ne pêchait un tonneau semblable ; il y en avait de toutes les formes, de toutes les grosseurs, de toutes les couleurs. Puis, à chaque tonneau, c’était un liquide différent. Aussi l’Empereur était-il plongé dans de profondes rêveries ; lui, qui avait bu de tout, il ne s’y reconnaissait plus. La Queue déclarait que jamais il n’avait vu un chargement pareil. L’abbé Radiguet croyait à une commande faite par quelque roi sauvage, voulant monter sa cave. D’ailleurs, Coqueville ne cherchait plus à comprendre, bercé dans des griseries inconnues.

Les dames préféraient les crèmes : il y eût des crèmes de moka, de cacao, de menthe, de vanille. Marie Rouget but un soir tant d’anisette, qu’elle en fut malade. Margot et les autres demoiselles tapèrent sur le curaçao, la bénédictine, la trappistine, la chartreuse. Quant au cassis, il était réservé aux petits enfants. Naturellement, les hommes se réjouissaient davantage, lorsqu’on pêchait des cognacs, des rhums, des genièvres, tout ce qui emportait la bouche. Puis, des surprises se produisaient. Un tonneau de raki de Chio au mastic stupéfia Coqueville, qui crut être tombé sur un tonneau d’essence de térébenthine ; on le but tout de même, parce qu’il ne faut rien perdre ; mais on en parla longtemps. L’arack de Batavia, l’eau-de-vie suédoise au cumin, le tuica calugaresca de Roumanie, le sliwowitz de Serbie, bouleversèrent également toutes les idées que Coqueville se faisait de ce qu’on peut avaler. Au fond, il eut un faible pour le kummel et le kirsch, des liqueurs claires comme de l’eau et raides à tuer un homme. Était-il Dieu possible qu’on eût inventé tant de bonnes choses ! À Coqueville, on ne connaissait que l’eau-de-vie ; et encore pas tout le monde. Aussi les imaginations finissaient-elles par s’exalter, on en arrivait à une véritable dévotion, en face de cette variété inépuisable, dans ce qui soûle. Oh ! se soûler chaque soir avec quelque chose de nouveau, et dont on ignorait même le nom ! Ça semblait un conte de fée, une pluie, une fontaine qui aurait craché des liquides extraordinaires, tous les alcools distillés, parfumés avec toutes les fleurs et tous les fruits de la création.

Donc, le vendredi soir, il y avait sept tonneaux sur la plage. Coqueville ne quittait plus la plage. Il y vivait, grâce à la douceur du temps. Jamais, en septembre, on n’avait joui d’une semaine si belle. La fête durait depuis le lundi, et il n’y avait pas de raison pour qu’elle ne durât pas toujours, si la Providence continuait à envoyer des tonneaux ; car l’abbé Radiguet voyait là le doigt de la Providence. Toutes les affaires étaient suspendues ; à quoi bon trimer, du moment où le plaisir venait en dormant ? On était tous bourgeois, des bourgeois qui buvaient des liqueurs chères, sans avoir rien à payer au café. Les mains dans les poches, Coqueville jouissait du soleil, attendait le régal du soir. D’ailleurs, il ne dessoûlait plus ; il mettait bout à bout les gaietés du kummel, du kirsch, du ratafia ; en sept jours, il connut les colères du gin, les attendrissements du curaçao, les rires du cognac. Et Coqueville restait innocent comme l’enfant qui vient de naître, ne sachant rien de rien, buvant avec conviction ce que le bon Dieu lui envoyait.

Ce fut le vendredi que les Mahé et les Floche fraternisèrent. On était très gai, ce soir-là. Déjà, la veille, les distances s’étaient rapprochées, les plus gris avaient piétiné la butte de sable, qui séparait les deux groupes. Il ne restait qu’un pas à faire. Du côté des Floche, les quatre tonneaux se vidaient, tandis que les Mahé achevaient également leurs trois petits barils, juste trois liqueurs qui faisaient le drapeau français, une bleue, une blanche et une rouge. La bleue emplissait les Floche de jalousie, parce qu’une liqueur bleue leur paraissait une chose vraiment surprenante. La Queue, devenu bonhomme, depuis qu’il ne dessoûlait plus, s’avança, un verre à la main, comprenant qu’il devait faire le premier pas, comme magistrat.

– Voyons, Rouget, bégaya-t-il, veux-tu trinquer ?

– Je veux bien, répondit Rouget, qui chancelait d’attendrissement.

Et ils tombèrent au cou l’un de l’autre. Alors, tout le monde pleura, tellement on était ému. Les Mahé et les Floche s’embrassèrent, eux qui se dévoraient depuis trois siècles. L’abbé Radiguet, très touché, parla encore du doigt de Dieu. On trinqua avec les trois liqueurs, la bleue, la blanche et la rouge.

– Vive la France ! criait l’Empereur.

La bleue ne valait rien, la blanche pas grand’chose, mais la rouge était vraiment réussie. On tapa ensuite sur les tonneaux des Floche. Puis, on dansa. Comme il n’y avait pas de musique, des garçons de bonne volonté frappaient dans leurs mains en sifflant, ce qui enlevait les filles. La fête devint superbe. Les sept tonneaux étaient rangés à la file ; chacun pouvait choisir ce qu’il aimait le mieux. Ceux qui en avaient assez, s’allongeaient sur le sable, où ils dormaient un somme ; et, quand ils se réveillaient, ils recommençaient. Les autres élargissaient peu à peu le bal, prenaient toute la plage. Jusqu’à minuit, on sauta en plein air. La mer avait un bruit doux, les étoiles luisaient dans un ciel profond, d’une paix immense. C’était une sérénité des âges enfants, enveloppant la joie d’une tribu de sauvages, grisée par son premier tonneau d’eau-de-vie.

Pourtant, Coqueville rentrait encore se coucher. Quand il n’y avait plus rien à boire, les Floche et les Mahé s’aidaient, se portaient, et finissaient tant bien que mal par retrouver leurs lits. Le samedi, la fête dura jusqu’à près de deux heures du matin. On avait pêché six tonneaux, dont deux énormes. Fouasse et Tupain faillirent se battre. Tupain, qui avait l’ivresse méchante, parlait d’en finir avec son frère. Mais cette querelle révolta tout le monde, aussi bien les Floche que les Mahé. Est-ce qu’il était raisonnable de se disputer encore, lorsque le village entier s’embrassait ? On força les deux frères à trinquer ensemble ; ils rechignaient, l’Empereur se promit de les surveiller. Le ménage Rouget non plus n’allait pas bien. Quand Marie avait bu de l’anisette, elle prodiguait à Brisemotte des amitiés que Rouget ne pouvait voir d’un œil calme ; d’autant plus que, devenu sensible, lui aussi voulait être aimé. L’abbé Radiguet, plein de mansuétude, avait beau prêcher le pardon des injures, on redoutait un accident.

– Bah ! disait La Queue, tout s’arrangera. Si la pêche est bonne demain, vous verrez… À votre santé !

Pourtant, La Queue lui-même n’était pas encore parfait. Il guettait toujours Delphin, et lui allongeait des coups de pied, dès qu’il le voyait s’approcher de Margot. L’Empereur s’indignait, car il n’y avait pas de bon sens à empêcher deux jeunesses de rire. Mais La Queue jurait toujours de tuer sa fille plutôt que de la donner au petit. D’ailleurs, Margot n’aurait pas voulu.

– N’est-ce pas ? tu es trop fière, criait-il. Jamais tu n’épouseras un gueux !

– Jamais, papa ! répondait Margot.

Le samedi, Margot but beaucoup d’une liqueur sucrée. On n’avait pas idée d’un sucre pareil. Comme elle ne se méfiait point, elle se trouva bientôt assise près du tonneau. Elle riait, heureuse, en paradis ; elle voyait des étoiles, et il lui semblait qu’il y avait en elle une musique jouant des airs de danse. Ce fut alors que Delphin se glissa dans l’ombre des tonneaux. Il lui prit la main, il demanda :

– Dis, Margot, veux-tu ?

Elle, souriait toujours. Puis, elle répondit :

– C’est papa qui ne veut pas.

– Oh ! ça ne fait rien, reprit le petit. Tu sais, les vieux ne veulent jamais… Pourvu que tu veuilles, toi.

Et il s’enhardit, il lui mit un baiser sur le cou. Elle se rengorgea, des frissons couraient le long de ses épaules.

– Finis, tu me chatouilles.

Mais elle ne parlait plus de lui allonger des claques. D’abord, elle n’aurait pas pu, car elle avait les mains trop molles. Puis, ça lui semblait bon, les petits baisers sur le cou. C’était comme la liqueur qui l’engourdissait, délicieusement. Elle finit par rouler la tête et par tendre le menton, ainsi qu’une chatte.

– Tiens ! bégayait-elle, là, sous l’oreille, ça me démange… Oh ! c’est bon !

Tous deux oubliaient La Queue. Heureusement, l’Empereur veillait. Il les fit voir à l’abbé Radiguet, en disant :

– Regardez donc, curé… Il vaudrait mieux les marier.

– Les mœurs y gagneraient, déclara sentencieusement le prêtre.

Et il se chargea de l’affaire pour le lendemain. C’était lui qui parlerait à La Queue. En attendant, La Queue avait tellement bu, que l’Empereur et le curé durent le porter chez lui. En chemin, ils tâchèrent de le raisonner au sujet de sa fille ; mais ils ne purent en tirer que des grognements. Derrière eux, Delphin ramenait Margot dans la nuit claire.

Le lendemain, à quatre heures, le Zéphir et la Baleine avaient déjà pêché sept tonneaux. À six heures, le Zéphir en pêcha deux autres. Ça faisait neuf. Alors, Coqueville fêta le dimanche. C’était le septième jour qu’il se grisait. Et la fête fut complète, une fête comme on n’en avait jamais vu et comme on n’en reverra jamais. Parlez-en dans la basse Normandie, on vous dira avec des rires : « Ah ! oui, la fête à Coqueville ! »

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