XII La république à Marseille

La République fut enfin solennellement proclamée le mardi 29 février, sur la Cannebière, par une matinée sombre et pluvieuse. Au moment où les anciennes autorités déposaient leurs pouvoirs, le commissaire provisoire que Paris envoyait à Marseille descendait la rue d’Aix en malle-poste. Un singulier hasard mit ainsi face à face pendant le défilé de la troupe et de la garde nationale, les représentants de la royauté déchue et ceux de la jeune République.

Cette journée fut grande et solennelle pour Philippe. Ses plus chères espérances étaient réalisées. Un instant, il avait craint qu’une régence ne succédât à la monarchie. Les lenteurs mises par le préfet et le maire de Marseille à reconnaître la révolution lui faisaient penser que la lutte, à Paris, n’avait peut-être pas été décisive. On gagnait du temps, on espérait sans doute une réaction qui ne se produisit pas. Quand il entendit proclamer publiquement le nouveau gouvernement, il lui sembla que le peuple venait de remporter une victoire suprême, il crut fermement que l’heure de la grande cause démocratique était arrivée.

Mais les espérances que le jeune homme avait conçues en entendant prononcer les grands mots de liberté, d’égalité et de fraternité ne tardèrent pas à s’évanouir devant les faits. Il tomba du haut de ses rêves humanitaires dans la réalité des passions et des intérêts humains. Ce fut une rude chute pour lui, qui l’exaspéra et le poussa aux résolutions extrêmes.

Il avait cru naïvement que la proclamation de la République serait suivie d’un large mouvement qui entraînerait toute la ville dans une voie libérale. Il fut douloureusement étonné lorsqu’il vit que l’autorité supérieure, poussée sans doute par la fatalité des circonstances, était obligée de compter avec la réaction. Les conservateurs, les légitimistes eux-mêmes restèrent, en quelque sorte, les maîtres de Marseille. Ils eurent, dans les postes officiels des créatures à eux, ils dirigèrent secrètement les affaires publiques. En un mot, la ville toléra le nouveau gouvernement plutôt qu’elle ne l’accepta.

Quand les républicains comprirent que la victoire ne leur resterait pas chez eux, ils voulurent au moins envoyer à Paris des représentants fermement résolus à défendre les intérêts du peuple. Les élections prochaines absorbèrent toutes leurs forces d’action. Ils sentaient combien une victoire leur serait précieuse, ils souhaitaient ardemment que les représentants ne fussent pris que dans leurs rangs.

Ces élections devaient avoir lieu le 23 avril. Pendant les trois semaines qui précédèrent cette date, Philippe se mêla activement aux travaux et aux menées des différents clubs. La démocratie avait subi un premier échec, lors de la nomination d’une commission municipale, dans laquelle, malgré le désir hautement avoué des républicains, étaient entrés des hommes hostiles à la République. Aussi les clubs, pour ne pas être battus une seconde fois, déployaient-ils une grande activité et une grande énergie. Ils dressaient des listes préparatoires, ils catéchisaient le peuple, ils cherchaient désespérément, et par tous les moyens, à faire triompher leur cause.

Pendant ces trois semaines fiévreuses, Philippe put encore s’aveugler. Il oublia quel était le véritable esprit de la ville, il ne vit plus la formidable réaction qui entourait le petit groupe des libéraux. Du matin au soir, il courait Marseille, encourageant les uns, remerciant les autres, tâchant de conquérir le plus de voix possible. Il s’était chargé, en outre, de sonder certains hommes, dont les républicains voulaient faire leurs représentants, et que leur modestie ou tout autre cause tenait dans l’ombre. Parmi ces hommes, se trouvait M. Martelly.

Un matin, Philippe se rendit à son bureau, où il ne faisait plus que de courtes apparitions, et demanda à l’armateur un moment d’entretien. M. Martelly le reçut sur-le-champ. Il comprit que ce n’était point à titre d’employé que le jeune homme lui rendait visite ; il ne lui parla pas de ses absences, le traita en ami, devinant la mission qu’il était chargé de remplir près de lui.

Après deux ou trois phrases banales, Philippe entra carrément en matière.

– Je ne vous ai pas vu depuis longtemps au club des Travailleurs, dit-il à M. Martelly. Vous êtes membre de ce club, n’est-ce pas ?

– Oui, répondit l’armateur. J’y vais rarement, je crois que de pareilles réunions avancent peu les affaires du libéralisme.

Philippe feignit de ne pas entendre.

– On regrette souvent votre absence, continua-t-il. Des hommes comme vous sont précieux. Vous avez eu tort, me disait hier un de nos collègues, de vous mettre à l’écart, lors de la nomination de la commission municipale. Aujourd’hui, voici les élections qui approchent, vous devriez vous montrer, appuyer de votre honorabilité la cause que nous défendons.

M. Martelly ne répondit pas. Il regardait en face son interlocuteur pour le forcer à lui faire des propositions claires et nettes. Philippe comprit son désir et s’exécuta de bonne grâce.

– Nous sommes tout disposés à pousser votre candidature, reprit-il. Pourquoi ne vous mettriez-vous pas sur les rangs ?

– Pourquoi ? répondit-il d’une voix lente, parce que je suis certain à l’avance d’échouer. Laissez-moi vous parler comme un ami, comme un père. Vous courez à votre perte, mon enfant. La République vous tuera, et vous tuerez la République. Vous savez quelles sont mes convictions, vous ne doutez pas, je l’espère, que je sois prêt à verser mon sang pour le triomphe du juste et du vrai. Mais, vraiment, nous ne nous trouvons point ici dans un milieu où le dévouement puisse être utile. Nous sommes vaincus avant d’avoir combattu. J’ai eu un instant la pensée d’aller à Paris, d’offrir mes services au nouveau gouvernement, de lui venir en aide par ma fortune et par ma personne. À Marseille, j’ai les bras liés. Aussi ai-je résolu de me tenir à l’écart, car je ne veux pas me mêler à toutes les sales affaires que je prévois.

– Alors, vous avez la certitude que la réaction triomphera ?

– Oui. Si toutes les villes de province sont animées du même esprit que Marseille, notre République durera au plus deux ou trois ans, et nous ne tarderons pas à avoir ensuite un dictateur. Interrogez les faits, ils vous répondront.

Le ton grave de M. Martelly, son désespoir tranquille impressionnèrent vivement Philippe. Il eut un moment conscience de l’accablante réalité.

– Vous avez peut-être raison, reprit-il tristement, mais si les jeunes gens avaient votre expérience, ils se croiseraient les bras, et cela aurait l’air d’une lâcheté. Voyez-vous, il vaut mieux lutter... Alors, vous refusez de vous mettre en avant ?

– Non, certes... Si le peuple croit avoir besoin de moi, je répondrai à son appel, quoi qu’il arrive. Bien que je sois certain de ne pas réussir, je ne pense pas avoir le droit de me soustraire aux nécessités des circonstances. Je ne reculerai point devant un échec, du moment où les républicains me demanderont de courir la mauvaise chance de cet échec. Ce que je ne veux pas, c’est qu’on me confonde avec les ambitieux qui remuent la ville aujourd’hui, qui flattent la République comme ils ont flatté la royauté, afin d’asseoir leur fortune et leur position. Je me suis tenu dans l’ombre jusqu’ici, par crainte d’être pris pour un de ces hommes. Je veux qu’il soit bien dit, si je pose ma candidature, que le peuple m’a sollicité et que je n’ai sollicité personne.

La voix de M. Martelly s’était animée. Debout, les yeux ardents, il appuyait chacune de ses paroles d’un geste énergique. Philippe avait également quitté son siège.

– Allons, je vous retrouve, dit-il, vous verrez que tout ira bien. Je vais, de ce pas, dire à nos amis que vous acceptez leur mandat. Votre nom sera mis dès aujourd’hui sur les listes préparatoires, et il faudra bien qu’il sorte de l’urne.

– Vous êtes jeune, reprit l’armateur en hochant la tête, vous rêvez les yeux ouverts. Ah ! mon pauvre enfant, la liberté est bien malade. Je crois que nous assistons à ses funérailles.

Philippe se redressa d’un mouvement violent.

– Eh bien ! s’écria-t-il, si on la tue, nous prendrons des fusils et nous tuerons ses assassins. Ce sera la guerre civile, des barricades, du sang, des morts. Tant mieux !

Il était tremblant, exaspéré. M. Martelly lui avait pris les mains et cherchait à le calmer.

– Si vous faisiez des barricades, lui dit-il, j’irais me mettre entre votre feu et celui de la troupe... On ne doit pas verser du sang au nom de la fraternité. Non, non, pas de violence.

Philippe se retira. Cet entretien laissa en lui des inquiétudes sourdes La raison calme de l’armateur avait jeté comme de l’eau froide sur sa passion. Malgré lui, il désespérait intérieurement. Il continua à s’occuper activement des élections. Lorsque vint le grand jour, il avait presque réussi à retrouver son espérance. Aussi les résultats de la journée furent-ils foudroyants pour lui. Toutes les prédictions de M. Martelly s’accomplissaient. Non seulement il n’était pas nommé, mais encore le parti de la réaction l’avait emporté complètement. Sur dix représentants élus, il y avait à peine trois républicains radicaux ; et les autres appartenaient au parti conservateur, surtout au parti légitimiste.

Dès lors, Philippe vécut dans une irritation continuelle. Il voyait clairement l’inutilité de ses efforts, et il s’acharnait à une tâche maudite qui ne pouvait le conduire qu’au malheur. Chaque jour, le parti qu’il soutenait essuyait une nouvelle défaite. La réaction grandissait. Un journal alla jusqu’à prêcher ouvertement la décentralisation politique, pour échapper à ce qu’il nommait la dictature révolutionnaire de Paris. L’autorité supérieure, faible et impuissante, faisait de continuelles concessions. Si un roi avait débarqué sur la Cannebière, la ville entière l’eût acclamé.

Les républicains protestaient vainement contre l’organisation de la garde nationale, dont les compagnies étaient uniquement composées de bourgeois riches et par conséquent conservateurs. Il y avait, dans cette organisation, un danger permanent de guerre civile. Le jour où le peuple et les gardes nationaux se rencontreraient, il y aurait un choc, forcément. Philippe, dans ses heures de colère et de désespoir, prévoyait cette rencontre fatale, il goûtait une joie sombre à rêver une lutte à main armée. En attendant, il fraternisait avec le peuple, il était de tous les banquets, il se grisait de rhétorique. Après les élections, il avait donné sa démission à M. Martelly, afin de vivre librement dans les rues, au milieu des événements de chaque jour. Il ne savait comment tout cela finirait, il nourrissait seulement le vague espoir d’un combat d’où le peuple sortirait vainqueur. Alors la République triompherait, les ouvriers commanderaient à leur tour.

Deux mois se passèrent. On arriva ainsi vers le milieu de juin. Fine et Marius vivaient dans d’éternelles alarmes. Ce dernier n’osait plus faire la leçon à son frère, qui le recevait chaque fois avec plus de brusquerie. Il se contentait de le surveiller secrètement, d’être toujours prêt à le sauver des folies qu’il pourrait commettre.

Un jour, comme il débouchait sur la Cannebière, il se trouva face à face avec un capitaine de la garde nationale, qui faisait élire au soleil les galons neufs de son uniforme. Il reconnut Sauvaire.

L’ancien maître portefaix était rayonnant. Il frappait du talon sur les pavés d’une façon victorieuse. Par moments, lorsqu’il regardait du coin de l’œil ses épaulettes, un sourire de vanité satisfaite montait malgré lui à ses lèvres. Son épée le gênait bien un peu, en lui battant les mollets ; mais il la tenait d’une main, il y appuyait son poing, le bras arrondi. Cette épée devait être « le plus beau jour de sa vie, tout comme le sabre de M. Prudhomme. » Son uniforme le sanglait militairement, et s’il étouffait dans sa tunique, il était heureux d’étouffer pour le salut de la patrie. À la façon dont il marchait, les coudes en dehors, la tête renversée, on devinait qu’il sauvait la France tous les dix pas. On lisait sur son visage, largement épanoui, une joie enfantine d’être habillé en soldat et un désir féroce d’être pris au sérieux.

La rencontre de Marius l’embarrassa d’abord. Il craignit que celui-ci ne se souvînt du passé, du temps où il fréquentait les tripots et qu’il ne se mît à le plaisanter en le retrouvant sous l’uniforme. Il le regarda d’un air inquiet, redoutant de voir sa dignité compromise. Quand il s’aperçut que le jeune homme retenait un léger sourire, il jugea bon de se montrer dans toutes les grâces de son grade d’officier.

– Eh ! s’écria-t-il d’une voix militaire, brève et retentissante, eh c’est mon jeune ami ! Comment allez-vous ? Il y a des siècles que je ne vous ai vu. Ah ! que d’événements, bon Dieu ! Que d’événements !

Il parlait si haut que tous les passants se retournaient. Cette attention prêtée à sa personne le flattait énormément. Il se secoua, ravi, rendant un bruit d’acier, envoyant dans les yeux de la foule les reflets de ses galons et de ses épaulettes.

Comme Marius lui serrait la main sans répondre, il crut l’avoir écrasé par la magnificence de son costume. Il lui prit le bras d’un air de protection et se mit à remonter la Cannebière, en daignant lui donner des preuves d’amitié.

– Hein ! vous me regardez ? reprit-il. Cela vous étonne, de me voir de la garde nationale ?... Que voulez-vous ! on m’a tant prié tant supplié, que j’ai fini par accepter. Vous comprenez, je préférerais mille fois être tranquillement assis chez moi. Mais, en ces temps difficiles, les bons citoyens ont des devoirs à remplir. On avait besoin de moi, je n’ai pu refuser. » Il mentait avec un aplomb écrasant. C’était lui qui avait sollicité les mains jointes, un poste de capitaine. Il voulait avoir des épaulettes en or : à cette condition seule, il consentait à servir la patrie.

Marius cherchait quelques mots de réponse, il ne trouvait rien. Il finit par murmurer :

– Oui, oui, les temps sont difficiles.

– Mais nous sommes là ! cria Sauvaire en mettant le poing sur son épée. On passera sur nos corps avant de troubler la tranquillité du pays. Ne craignez rien, rassurez vos femmes et vos enfants : la garde nationale ne faillira pas au mandat qui lui est confié.

Il débita cela comme une tirade apprise. Marius, pour le décontenancer, avait envie de lui demander des nouvelles de Clairon.

– Voyez toute cette population, continuait Sauvaire, elle est paisible, elle a foi en notre vigilance et en notre courage.

Il s’arrêta, il reprit de son ancienne voix, de sa voix naïve et satisfaite :

– Comment trouvez-vous mon uniforme ? J’ai l’air martial n’est-ce pas ?... Savez-vous que les épaulettes m’ont coûté diablement de l’argent.

– Vous êtes tout à fait bien, répondit Marius, et je vous avoue que votre vue inattendue m’a fait une grande impression... Et quelles sont vos opinions ? » Sauvaire parut tout effaré.

– Mes opinions ? répéta-t-il en cherchant ce que cela pouvait signifier mes opinions ?... Ah ! oui, ce que je pense de la République n’est-ce pas ?... Mais je pense que la République est une excellente chose. Seulement, l’ordre, vous comprenez... La garde nationale a été créée pour maintenir l’ordre. L’ordre, moi je ne sors pas de là.

Il se dandina, triomphant d’avoir pu se trouver une opinion. Au fond, il estimait la République qui lui avait donné des épaulettes ; mais on lui avait dit que les républicains, s’ils l’emportaient lui voleraient son argent, et il détestait les républicains. Ces deux sentiments contradictoires s’arrangeaient en lui tant bien que mal. D’ailleurs, il ne s’interrogeait jamais sur ses convictions.

Il fit encore quelques pas avec Marius, puis le quitta, en lui déclarant d’un air important que son service le réclamait. Mais ce n’était qu’une fausse sortie, il tourna sur ses talons et revint murmurer au jeune homme, d’un ton confidentiel :

– J’oubliais... Dites donc à votre frère qu’il se compromet avec ce tas de va-nu-pieds qu’il traîne toujours à sa suite. Conseillez-lui de ne plus se mêler à la canaille et de se faire nommer capitaine comme moi. Cela est plus prudent.

Et, comme Marius, sans lui répondre, lui serrait la main pour le remercier, il ajouta, en bon homme qu’il était au fond :

– Si je puis vous être utile, dans quelque bagarre, comptez sur moi... J’aime autant servir mes amis que la patrie. Je suis tout à votre disposition, entendez-vous ?

Il ne paradait plus. Marius le remercia encore, et ils se quittèrent les meilleurs amis du monde.

Le soir, le jeune homme parla à Fine et à son frère de la rencontre qu’il avait faite. Il les égaya en leur décrivant l’attitude triomphante de l’ancien maître portefaix.

Philippe finit par s’irriter.

– Et c’est à de pareils hommes que l’on confie la tranquillité de la ville ! s’écria-t-il. Ces messieurs sont bien mis, ces messieurs jouent au soldat. Ah ! qu’ils prennent garde ! On les forcera peut-être à prendre leur rôle au sérieux. Le peuple est las de leur sottise et de leur vanité.

– Tais-toi, dit sévèrement Marius. Ces hommes peuvent être ridicules, mais on ne tue pas son pays.

Philippe se leva et reprit avec plus de violence :

– Le pays n’est pas avec eux. Ce sont les ouvriers, les travailleurs qui sont le pays... La bourgeoisie a des fusils, le peuple n’en a pas. On garde le peuple à main armée, comme une bête féroce. Eh bien ! un jour, la bête montrera les dents et dévorera ses gardiens. Voilà tout.

Et il monta brusquement dans sa chambre.

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