XI Où Mathéus se fait républicain

Le lendemain de son expédition chez le jardinier Ayasse, M. de Cazalis, dont la colère était tombée, fut pris d’une véritable épouvante. Il se sentait au pouvoir de ses ennemis : maintenant que Philippe avait sa grâce, les Cayol allaient sans doute le traquer sans pitié.

Il laissa voir ses craintes devant Mathéus. Ne sachant sur qui passer la rage que lui causait son impuissance, il accabla ce dernier de reproches, il l’injuria, il lui dit que s’il n’avait pas volé Joseph, c’était qu’il devait être payé par Marius.

Mathéus accepta philosophiquement les injures, en haussant les épaules.

– Allons, continuez, dit-il avec impudence, traitez-moi de misérable, si cela peut vous soulager. Au fond, vous savez que je vous suis tout dévoué, puisque vous me payez plus grassement que jamais ne pourraient le faire ces va-nu-pieds de Cayol... Au lieu de vous irriter, il serait bien plus sage de raisonner la position et de prendre un parti.

Le sang-froid du coquin calma M. de Cazalis. Il avoua alors à son complice qu’il avait une grande envie de fuir et d’aller vivre tranquille en Italie ou en Angleterre. C’était la façon la plus simple et la plus prompte d’échapper aux ennuis qui le menaçaient. On n’irait certainement pas lui réclamer ses comptes de tutelle en pays étranger.

Mathéus écouta son maître en hochant la tête. Ce plan de fuite ne faisait pas du tout son affaire. Il avait besoin, pour achever sa fortune, que M. de Cazalis restât à Marseille, afin de spéculer sur sa peur et de lui soutirer le plus d’argent possible. Il sentait bien que celui-ci avait raison de vouloir fuir : là était le salut. Mais le salut de M. de Cazalis lui importait fort peu ; il se souciait médiocrement de le compromettre, du moment où il avait intérêt à le lancer dans une lutte dont l’issue était douteuse. Ce qu’il voulait avant tout, c’était ne pas perdre ses appointements d’espion. Il plaida chaleureusement contre la fuite, et il fut assez heureux pour trouver quelques bonnes raisons.

– Pourquoi fuir ? dit-il. Vous ne voulez donc plus vous venger ? Puis, rien n’est désespéré. Vos ennemis tremblent devant vous, et ils n’oseront jamais vous attaquer en face. Mille choses les forcent au silence. Allez, vous avez grand tort de vous effrayer. Moi, à votre place, je resterais, je voudrais vaincre, je reprendrais carrément l’offensive. Ces imbéciles commettront bien quelque faute. Nous profiterons de tout, il arrivera un moment où nous les tiendrons de nouveau entre nos griffes... Vous m’avez accusé d’être un maladroit, parce que je n’ai pas réussi à vous apporter le petit. Je ne suis pas un maladroit, et j’ai une revanche à prendre. Foi d’honnête homme, vous aurez l’enfant... Que diable ! à nous deux, nous sommes capables de faire réussir tout ce que nous entreprendrons.

Il parla longtemps, il fit habilement appel à l’orgueil, au besoin de vengeance de son maître, et il finit par le décider à rester et à continuer la lutte. Alors eut lieu entre eux une longue conférence.

Avant de rien mettre en œuvre, M. de Cazalis voulut que Mathéus tentât une démarche auprès de Blanche. Celui-ci devait essayer de lui faire signer divers papiers qui dépouillaient son fils d’une grande partie de son héritage. Il partit, bien décidé à ne rien faire signer du tout : cela simplifiait trop les affaires et rendait ses services inutiles, car les papiers signés, son maître pouvait se passer de lui. Il s’arrangea de façon que Blanche lui refusât fermement sa signature.

M. de Cazalis fut exaspéré par ce refus, et il ne rêva plus que vengeance. Il ne parlait de rien moins que d’assommer les Cayol. C’était à ce degré d’irritation que le voulait Mathéus. Il se hâta de se faire donner de pleins pouvoirs. D’ailleurs, il le supplia de ne se mêler de rien, de ne pas se compromettre. Chaque soir, il venait lui faire un rapport, vrai ou faux ; il le tenait au courant des faits et gestes de ses ennemis, le calmant, l’irritant, selon le besoin, et lui promettant toujours une prompte victoire.

Deux mois s’écoulèrent. M. de Cazalis commençait à s’impatienter, disant que les Cayol étaient bien trop sages et que jamais ces gens-là ne commettraient une faute, lorsqu’un soir Mathéus entra dans son salon, d’un air vainqueur, en se frottant les mains.

– Qu’y a-t-il de nouveau ? » demanda vivement l’ancien député à son complice.

Mathéus ne répondit pas sur-le-champ. Il s’était assis commodément dans un large fauteuil, il cligna les yeux, les mains sur le ventre, d’une façon béate. Ce taquin traitait d’égal à égal l’illustre descendant des de Cazalis.

– Que pensez-vous de la république ? demanda-t-il brusquement à son maître d’une voix goguenarde. C’est une belle invention des hommes, n’est-ce pas ?

Le maître haussa les épaules. Il tolérait l’impudence de ce gueux qui goûtait souvent un secret plaisir à le blesser.

– Vous savez que la monarchie est morte et enterrée, reprit ce dernier railleusement. Il y a vingt-quatre heures que nous sommes citoyens, et il me prend des envies de vous tutoyer.

M. de Cazalis, depuis plusieurs mois, suivait les événements politiques d’un œil fort indifférent. Il avait appris la veille la chute de Louis-Philippe, sans même s’arrêter à cette nouvelle. Autrefois lorsqu’il était député de l’opposition, et qu’il cherchait à ébranler ce trône que le peuple venait de briser, il aurait applaudi à cet événement, quitte à chercher ensuite les moyens les plus prompts de museler la canaille, nom qu’il donnait d’ordinaire aux ouvriers. Mais, aujourd’hui, son seul souci était d’arriver à conserver la fortune de sa nièce et à pouvoir la manger impunément.

Lorsqu’il entendit Mathéus dire qu’il lui prenait envie de le tutoyer, il eut cependant un mouvement de révolte.

– Ne plaisantons pas, dit-il sèchement. Voyons, quelles nouvelles avez-vous ?

Mathéus garda son attitude insolente.

– Eh ! eh ! dit-il en ricanant, comme vous parlez brusquement à un de vos frères, car vous savez que nous sommes tous frères ! Cela est écrit sur les drapeaux... Oh ! la république est une belle chose !

– Au fait. Que savez-vous ? d’où venez-vous ?

– Je sais que nous ferons peut-être des barricades un de ces jours, et je viens du club des Travailleurs, dont je suis un des membres les plus populaires... Il est regrettable, monsieur, que vos opinions vous empêchent de venir m’entendre. J’ai prononcé ce matin un discours contre les légitimistes, qui a obtenu tous les suffrages. D’ailleurs, je puis vous donner quelques échantillons de mon éloquence.

Et Mathéus se leva et se tint debout, une main sur le cœur, l’autre tendue en avant, comme un homme qui va parler.

M. de Cazalis comprit que son digne compère avait à lui apprendre une bonne nouvelle et qu’il lui faisait payer cette nouvelle en s’amusant à ses dépens. Il appartenait à cet homme, il se vit forcé d’accepter ses ricanements, jusqu’à ce qu’il lui plût de tout dire. Par lâcheté pour flatter ce coquin qui jouait avec lui comme avec une proie, il s’abaissa même jusqu’à sourire de ses grimaces de saltimbanque, espérant ainsi le décider à parler plus tôt.

– Vous devez faire en effet un excellent orateur », lui dit-il en riant du bout des lèvres.

Mathéus avait gardé sa position, cherchant les phrases de son discours. Puis, il se laissa retomber dans le fauteuil, croisa les jambes, se renversa, et reprit en ricanant toujours :

– Je ne me souviens plus... C’était très beau... Je disais que les légitimistes étaient des canailles. Je crois même que j’ai prononcé votre nom, et j’ai proposé de vous pendre à la première occasion... On a applaudi...Vous comprenez que je dois soigner ma popularité.

Il riait en montrant ses dents de loup. M. de Cazalis, que la familiarité du scélérat commençait à exaspérer, marchait de long en large, faisant tous ses efforts pour ne pas éclater. L’autre jouissait délicieusement de sa colère. Il garda un instant le silence. Quand il vit qu’il serait imprudent de railler davantage, il ajouta d’un ton narquois :

– À propos, j’oublie de vous dire que M. Philippe Cayol est mon collègue au club des Travailleurs. » M. de Cazalis s’arrêta brusquement.

– Enfin ! murmura-t-il.

– Oui, continua Mathéus d’une voix lente, M. Philippe Cayol est un républicain très chaud dont je m’honore d’être le disciple. Je vous avoue humblement que ses discours sont d’un démocrate autrement fervent que moi. À coup sûr, ce jeune homme sauvera la patrie, si elle a jamais besoin d’être sauvée.

– Ah ! ce niais s’est jeté dans le mouvement libéral ?

– À corps perdu... Il est un des chefs du parti rouge. Les ouvriers l’adorent parce qu’il n’est pas fier avec eux et qu’il a la naïveté de leur dire de bonne foi que le peuple est roi et que les pauvres vont prendre la place des nobles et des riches.

M. de Cazalis rayonnait.

– Il se compromet, nous le tenons ! » s’écria-t-il.

Mathéus feignit d’être scandalisé.

– Comment, il se compromet ! dit-il. Dites que c’est un héros, un fils sublime de la République ! Dans dix ans, les peuples vainqueurs des rois lui dresseront des autels. J’ai été si enthousiasmé par ses discours que j’ai subitement senti en moi l’étoffe d’un républicain.

Il se leva, et, avec une majesté bouffonne :

– Citoyens, continua-t-il, vous voyez en moi un républicain. Regardez-moi, voyez comment un républicain est fait. Nous ne sommes que quelques centaines dans Marseille, mais nous suffirons pour opérer le salut de l’humanité. Quant à moi, je suis plein de zèle...

À son tour, il se promenait de long en large.

– Voici ce que j’ai déjà accompli en faveur de la République, continua-t-il. J’ai pris M. Philippe Cayol pour modèle, et, afin de bien me pénétrer de son esprit, je l’ai suivi pas à pas. Nous avons été membres tous les deux d’une société secrète ; puis, je me suis fait recevoir du club des Travailleurs en même temps que lui. Là, toutes les fois qu’il parle, je l’applaudis, je le grise d’enthousiasme. C’est ma manière à moi, chétif, de servir la patrie. Je suis certain que M. Philippe Cayol, encouragé par moi, fera de grandes choses.

– Je comprends, je comprends », murmura M. de Cazalis.

Mathéus déclamait toujours.

– Nous élèverons des barricades, c’est moi qui le veux, parce que des barricades sont nécessaires à la gloire de M. Philippe Cayol. Le peuple a assez travaillé, n’est-ce pas ? Il faut que les aristocrates travaillent à leur tour... Quelques coups de fusils mettront bon ordre à cela... M. Philippe Cayol marchera à la tête de ses amis, les ouvriers : il les conduira à la fortune, à moins qu’un gendarme ne le prenne au collet et ne le conduise devant une cour d’assises qui aurait à coup sûr le mauvais goût de le condamner à la déportation.

L’ancien député ne se tenait pas de joie. Les grimaces de Mathéus l’amusaient maintenant. Il lui serrait les mains, il lui répétait avec effusion :

– Merci, merci, je te payerai, tu seras riche.

Mathéus garda pendant un instant une attitude triomphante. Puis, il partit d’un éclat de rire.

– Eh ! allez donc, s’écria-t-il, la farce est jouée.

Il y avait en lui des allures de saltimbanque. Il était heureux de la mise en scène qu’il venait de donner aux nouvelles qu’il apportait. Le maître et le valet s’assirent et causèrent à voix plus basse.

– Vous m’avez compris, dit ce dernier. Nous tenons le sieur Philippe, qui se conduit en enfant. Fiez-vous à moi. Je l’amènerai à commettre quelque extravagance, qu’on lui fera payer cher.

– Mais si tu le suis pas à pas, il doit te reconnaître.

– Eh ! non, il ne m’a vu qu’une fois, la nuit, à Saint-Barnabé. D’ailleurs, j’ai fait l’emplette d’une perruque d’un blond ardent qui me donne une excellente allure révolutionnaire... Ah ! quels niais que ces démocrates, mon cher patron ! Ils parlent de justice, de devoir, d’égalité, ils ont des airs honnêtes qui m’irritent. Je parie qu’ils me massacreraient, s’ils savaient que je travaille pour vous. Jamais vous ne me payerez assez le sacrifice que je fais en consentant à passer pour un des leurs.

– Et si le parti libéral l’emportait ? » demanda M. de Cazalis, qui était devenu rêveur.

Mathéus regarda son maître avec stupéfaction.

– Comment dites-vous ? fit-il en raillant. Alors, vous croyez qu’on aime la République autant que cela, à Marseille ? Quoi qu’il arrive, entendez-vous, les libéraux seront rossés, dans cette bonne ville. N’ayez aucune inquiétude. Si le Cayol peut être pris dans quelque échauffourée, son affaire est réglée. Je ne donne pas quinze jours pour que nos négociants aient assez de la liberté et pour qu’ils désirent étrangler tous ceux qui la servent.

L’ancien député se rappela les manœuvres qui avaient amené autrefois son élection et ne put réprimer un sourire. Son acolyte avait raison : où l’argent règne, les idées républicaines ne poussent guère.

– Je n’ai pas besoin, continua Mathéus, de vous exposer mon plan tout entier. Soyez tranquille, je réussirai à vous livrer le père et le fils. Nous recommencerons l’expédition de Saint-Barnabé, mais d’une façon plus intelligente.

Et, comme son maître le remerciait encore :

– Ah çà ! reprit-il brutalement, vous ne me ferez pas pincer avec les autres républicains, pour vous débarrasser de moi ? Je me compromets, et j’exige des garanties. Écrivez-moi une lettre, dans laquelle vous me chargerez de veiller sur Philippe Cayol. De la sorte, vous devenez mon complice. Je vous rendrai cette lettre contre une somme d’argent que nous fixerons pour le paiement de mes services. » M. de Cazalis consentit à tout. Il ne pouvait d’ailleurs faire autrement. Puis, il était certain de tenir toujours Mathéus par l’argent. Ce dernier lui recommanda de rester tranquille dans son hôtel. Il voulait agir seul.

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