I Le complot

Environ deux mois après l’évasion de Philippe, par une calme soirée de février, Blanche se promenait lentement. Le crépuscule allait tomber. Au loin, la mer était toute pâle, et, sur les cailloux de la grève, elle bruissait faiblement, à peine frissonnante sous les vents du soir. Les tiédeurs du printemps prochain soufflaient déjà au fond de l’air limpide. Dans le grand ciel bleu du Midi, il y a parfois des soleils d’hiver qui ont les forces généreuses des soleils d’été.

La jeune femme allait à petits pas, le long de la falaise, regardant croître la nuit sur les flots qui devenaient d’un bleu noir, et dont les plaintes se faisaient plus douces. La malheureuse était bien changée. Elle avait à peine dix-sept ans, et les fatalités terribles qui venaient de la frapper la courbaient, mettaient sur son jeune visage des pâleurs de morte. Toute sa vigueur, toute sa vie légère et insouciante, s’en étaient allées dans ses larmes. L’époque où elle serait mère approchait, et elle marchait en chancelant de faiblesse, plus accablée encore sous le poids de ses désespoirs que sous le poids de son enfant.

Derrière elle, à quelques pas, venait une grande femme, sèche et roide, qui la suivait, comme un garde-chiourme suit un forçat. Elle ne la perdait pas des yeux, elle surveillait tous ses mouvements. Cette femme était une nouvelle gouvernante que M. de Cazalis avait donnée à sa nièce depuis quelques semaines. Le député se trouvait alors à Marseille, où il était accouru dès qu’il avait appris que les couches devaient avoir lieu prochainement. Il voulait être là pour veiller. Cet enfant, ce bâtard qui allait entrer dans sa famille, l’exaspérait. D’ailleurs, ses calculs étaient faits, il désirait seulement exécuter le plan qu’il avait arrêté longtemps à l’avance.

Lorsqu’il eut obtenu un congé et qu’il put se rendre en secret à la petite maison de Saint-Henri, il jugea que sa nièce n’était pas assez prisonnière. Il lui fallait la cloîtrer, s’il voulait mener à bien ses projets. La première gouvernante qu’il avait choisie lui parut trop faible, trop complaisante. Il sut qu’une jeune fille venait presque chaque jour s’entretenir avec Blanche, et cela lui donna des craintes vives. C’est alors qu’il résolut de confier la garde de la petite maison à une geôlière vigilante qui ne laisserait entrer personne et qui lui rendrait un compte fidèle des incidents les plus minces.

Mme Lambert, la femme roide et sèche, le garde-chiourme, était admirablement faite pour jouer un pareil rôle. Vieille fille, élevée dans une dévotion exagérée, elle avait la rudesse des cœurs étroits, la méchanceté sourde des gens qui n’ont jamais aimé. Elle savait Blanche coupable d’une faute d’amour, et cela la rendait plus dure, plus implacable, elle que tous les hommes dédaignaient. Elle exécuta dans sa rigueur le mandat que M. de Cazalis lui avait confié, surveilla sa prisonnière avec une ruse diabolique, fit autour d’elle une solitude complète, renvoyant ceux qui s’approchaient de trop près. La petite maison devint ainsi une sorte de citadelle, dans laquelle elle se retrancha et où elle tint Blanche à sa merci. Fine fut chassée impitoyablement : dès qu’elle se montrait sur la côte, Mme Lambert se mettait à une des fenêtres et restait à l’épier jusqu’à ce qu’elle se fût éloignée. Aussi la bouquetière dut-elle renoncer à venir. Alors, la pauvre Blanche manqua mourir de chagrin et d’ennui, car elle se sentit étouffer dans l’étreinte rude de sa geôlière qui la serrait chaque jour davantage.

Un seul visiteur, l’abbé Chastanier, était admis, et encore Mme Lambert s’arrangeait-elle de façon à entendre ce que le prêtre disait à sa pénitente.

Ce soir-là, Blanche avait obtenu de sa gouvernante la grâce de faire une courte promenade au bord de la mer. Ses couches étaient prochaines, et il lui prenait des nausées, des étourdissements que le grand air calmait. Les deux promeneuses suivaient toujours la falaise, la jeune femme se demandant comment elle pourrait déjouer cette surveillance qui entravait ses projets, la gouvernante regardant derrière chaque roche, craignant de voir quelqu’un s’élancer et lui voler sa prisonnière. Comme elles allaient rentrer, elles virent tout à coup dans l’étroit sentier une forme noire qui s’avançait vers elles.

La nuit était complètement tombée. Mme Lambert eut une peur atroce, et elle se portait vivement en avant, lorsqu’elle reconnut l’abbé Chastanier. Le prêtre, n’ayant pas trouvé Blanche dans la petite maison, venait la chercher sur la côte.

– Rentrons vite, dit brusquement Mme Lambert. Vous serez mieux pour causer dans le salon. Le vent devient frais.

– Nous sommes très bien ici, murmura Blanche. Restons encore quelques instants.

Et elle poussa légèrement du coude l’abbé Chastanier, pour qu’il appuyât son désir.

– Eh ! oui, dit-il à son tour, la soirée est d’une douceur printanière. Cet air frais qui vient de la mer est excellent, il fera grand bien à notre chère malade.

Il prit le bras de la jeune femme et ajouta gaiement :

– Nous allons nous promener ensemble, mon enfant, comme deux amoureux... Si vous craignez de vous enrhumer, rentrez, Mme Lambert. Nous vous rejoindrons tout à l’heure.

Et il reprit le chemin de la falaise, emmenant avec lui Blanche que la malice du vieillard fit sourire. La gouvernante n’eut garde de rentrer ; car elle aurait mieux aimé courir le risque de s’enrhumer vingt fois que de perdre de vue sa prisonnière pendant un quart d’heure. Elle se mit donc à suivre les promeneurs à une dizaine de pas, prise d’inquiétude, tâchant d’écouter ce qu’ils disaient et s’emportant contre les vagues dont les bruits l’empêchaient d’entendre. Elle écoutait à l’aise dans la petite maison, soit franchement, soit cachée derrière une porte ; mais là, sur les rochers, elle n’osait, elle ne pouvait faire son métier d’espion.

Blanche disait au prêtre d’une voix triste et reconnaissante :

– Que je vous remercie de m’avoir aidée à me procurer un moment d’entretien avec vous !... Vous le voyez, ma prison devient chaque jour plus étroite.

– Espérez, ma chère enfant, répondit l’abbé Chastanier, vous serez délivrée bientôt, vous pourrez alors agir selon votre foi et selon votre cœur.

– Oh ! je ne pense pas à moi, ils pourraient faire de ma triste personne ce qu’il leur plairait, sans que j’eusse la moindre idée de révolte... D’ailleurs, vous le savez, ma résolution est prise, vos paroles m’ont indiqué le seul chemin que je puisse suivre maintenant.

– Ce n’est pas moi, c’est Dieu lui-même qui vous a menée à la paix et à l’espoir.

Blanche sembla ne pas avoir entendu. Elle continua, en s’animant peu à peu :

– J’ai fait le sacrifice de toutes mes joies, je suis heureuse de souffrir, car j’espère ainsi gagner mon pardon... Par moments, je voudrais inventer des cilices plus rudes pour hâter ma pénitence.

– Alors, mon enfant, pourquoi vous plaignez-vous de votre solitude ? demanda doucement le prêtre.

– Eh ! il ne s’agit pas de moi, mon père. Si j’étais seule menacée d’une prison peut-être éternelle, je me résignerais... Mais je tremble pour ce pauvre petit que je vais mettre au monde.

– Que pouvez-vous craindre ?

– Que sais-je ?... Si mon oncle n’avait pas certains projets, il ne m’enfermerait point ainsi. Songez à toutes les précautions que l’on prend pour m’isoler, pour m’empêcher de communiquer même avec vous... Je suis sûre que Mme Lambert se désespère en ce moment.

– Vous exagérez.

– Non, vous savez que je dis la vérité, vous cherchez à calmer mes inquiétudes. Voyez-vous, tout cela m’épouvante, et je crains pour mon enfant, je crains un malheur que je sens là, dans l’ombre.

Elle garda un silence douloureux et reprit brusquement, d’une voix déchirée :

– Voulez-vous m’aider à sauver mon enfant ?

Le prêtre fut surpris et troublé par ce cri. Il hésita, n’osant répondre.

– Calmez-vous, dit-il enfin. Vous savez que je vous suis tout dévoué.

– Je vous le répète, continua Blanche, j’ai fait le sacrifice de mes joies, mais je désire que mon enfant soit heureux.

– Que puis-je faire pour vous ? » demanda l’abbé Chastanier, ému.

Mme Lambert s’était rapprochée peu à peu. Elle avait fini par marcher sur les talons des promeneurs. Blanche entendit le bruit de ses pas sur les cailloux. Elle se pencha et dit à voix basse au prêtre :

– Priez Fine de venir ici demain vers six heures et de passer près de moi, sans que Mme Lambert puisse la reconnaître.

Le lendemain, Blanche et sa gouvernante se promenaient sur la falaise, au coucher du soleil. Pendant la journée, la jeune femme s’était plainte de violentes douleurs de tête, et elle avait passé l’après-midi entière enfermée dans sa chambre. Puis, le soir, elle avait feint des éblouissements et des nausées, pour aller prendre l’air sur la côte.

Mme Lambert se tenait près d’elle, méfiante, se promettant de ne pas se laisser jouer le même tour que la veille. Blanche, de temps à autre, regardait avec anxiété le chemin de Marseille.

À la nuit tombante, elle vit au loin, sur ce chemin, une femme vêtue d’une mante provençale, et dont le visage était caché sous un large capuchon d’indienne. À la démarche vive et leste de cette femme, elle devina que c’était la personne qu’elle attendait.

La femme s’avançait rapidement. En passant, elle heurta Blanche, qui lui remit une lettre, en murmurant :

– Accomplissez mes vœux, je vous en supplie !

Et le doux visage de Fine apparut un instant sous le capuchon, avec un bon sourire consolateur, plein de promesses de dévouement. Puis, la bouquetière se retira d’un pas leste, comme elle était venue.

Mme Lambert, sèche et raide, n’avait rien vu, rien compris.

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