II Le plan de M. de Cazalis

Comme le disait Blanche, si son oncle n’avait pas eu certains projets, il ne l’aurait point enfermée ainsi. Le désir de cacher la grossesse de la jeune femme ne justifiait pas l’excès de précautions que prenait M. de Cazalis pour l’isoler et la tenir complètement en sa puissance. Le rôle impitoyable que jouait Mme Lambert, l’attitude grave et sévère du député, la vie solitaire qu’on lui faisait mener, tout avertissait la malheureuse que quelque événement cruel se tramait dans l’ombre et la menaçait. Par un instinct maternel, elle sentait que ce n’était point elle qu’on voulait frapper, mais l’enfant qu’elle portait encore dans son sein. On attendait sans doute la naissance de ce pauvre petit, et alors se passerait quelque chose de terrible qu’elle ne pouvait prévoir, mais dont la pensée la faisait trembler.

Les craintes de Blanche étaient exagérées. La solitude dans laquelle elle vivait exaltait ses pensées et dressait devant elle des hallucinations horribles. M. de Cazalis n’était pas homme à se compromettre en martyrisant un enfant. Il désirait simplement faire disparaître le plus tôt possible l’héritier de Blanche. Voici, du reste, en quelques mots, le plan qu’il avait arrêté, et les raisons qui le poussaient à employer de pareils moyens.

Blanche, à la mort de son père, s’était trouvée riche de plusieurs centaines de mille francs. Elle avait dix ans. Elle se retira chez son oncle, qui fut nommé tuteur, et qui, dès lors, géra sa fortune. D’ailleurs, il n’entama pas trop cette fortune, mais en se voyant tant d’or entre les mains, il perdit la tête, il mena grand train, il mangea presque entièrement ce qu’il possédait lui-même. Lors de la fuite de sa nièce avec Philippe, il eut une peur atroce d’être obligé de rendre ses comptes de tutelle, car il serait tombé dans une véritable misère, si on lui avait retiré cet argent des mains. Depuis plusieurs mois, il ne vivait plus que sur le bien de sa nièce.

Tant qu’il avait tenu la jeune fille en sa possession, il n’avait éprouvé aucune crainte. Il savait qu’il faisait d’elle tout ce qu’il voulait, qu’il la pliait à ses volontés, comme une cire molle. Le caractère faible de cette enfant le mettait à l’aise. Jamais une pareille poupée n’oserait réclamer son bien. Il comptait la marier ou la mettre au couvent, en ne lâchant que le moins d’argent possible. Aussi l’escapade des deux amants l’avait-elle atterré. S’il s’était emporté, s’il avait traqué les fugitifs, s’il avait repris violemment sa nièce avec lui, c’était qu’il redoutait un mariage entre elle et Philippe : il connaissait Philippe, il savait que ce garçon lui ferait rendre jusqu’à la dernière pièce d’or. Son intérêt était aussi douloureusement atteint que son orgueil. Tandis qu’il s’emportait tout haut contre une mésalliance, il frissonnait en se disant tout bas que cette mésalliance ne serait pas seulement une tache à son blason, mais encore un trou horrible à sa bourse, par lequel son luxe et sa puissance s’en iraient.

Et voilà que sa nièce devint enceinte. Lorsqu’il s’aperçut de cette grossesse, il fut très inquiet. Tous ses calculs sombraient. Blanche allait avoir un héritier, et cet héritier serait plus exigeant que sa mère. Cazalis devint impitoyable, il s’efforça de traîner Philippe au poteau, il chercha à le rendre infâme, pour faire rejaillir un peu de son infamie sur son enfant : il aurait voulu pouvoir priver cet enfant de ses droits civils avant même qu’il vînt au monde. Quand il apprit que Philippe était en fuite et qu’il échappait ainsi à l’infamie, ses inquiétudes se changèrent en véritables terreurs. Il était ruiné.

La lutte allait être suprême. S’il se trouvait obligé de rendre ses comptes de tutelle, il tombait littéralement sur la paille. Encore serait-il très heureux de s’en tirer à aussi bon marché, au prix de la misère, car il n’était pas bien sûr de n’avoir pas entamé la fortune de Blanche d’une façon trop large et trop visible. D’un côté, en gardant sa nièce, en gardant l’argent, il continuait à mener grand train, il trouvait le moyen de dépouiller la jeune fille d’une manière légale ; d’un autre côté, si on lui demandait brusquement des comptes, si l’on exigeait, au nom de l’enfant, le dépôt remis entre ses mains, il était obligé de solliciter une aumône pour ne pas mourir de faim. On comprend avec quelle énergie il acceptait le combat et avec quelle âpreté il s’efforçait de triompher.

Blanche n’existait pas pour lui. Sur un simple regard, sur un éclat de voix, elle frissonnait, elle consentait à tout. Mais il tremblait à la pensée de l’enfant qu’elle portait en elle. Cette petite créature qui n’avait pas encore vu le jour faisait pâlir le tout puissant Cazalis. Il se surprenait à désirer que cet enfant ne naquît pas vivant. Il ne l’aurait pas tué, par orgueil de race, mais il priait Dieu de faire cette besogne. Ce pauvre être grandirait, et, un jour, poussé par les Cayol, il pourrait réclamer les biens de sa mère. Une telle pensée mettait des sueurs froides au front du député. Les Cayol, là était sa grande épouvante. Si jamais les Cayol s’emparaient de l’enfant, ils l’élèveraient pour en faire leur vengeance. Alors il s’imaginait tous les malheurs qui l’accableraient : il lui faudrait rendre gorge, donner toute une fortune à ces gens qu’il aurait voulu écraser ; et lui, mendierait peut-être le long des routes.

Telles étaient les craintes qui l’avaient poussé à enfermer Blanche dans la petite maison de la côte. Il voulait l’isoler des Cayol, empêcher ceux-ci de s’entendre avec elle et de voler l’enfant, le lendemain des couches. Toutes les précautions qu’il prenait tendaient à lui assurer la possession pleine et entière de cet enfant. S’il cloîtrait Blanche, c’était uniquement pour cloîtrer son héritier. Il comptait être là, à la naissance du petit, pour s’en emparer et l’empêcher de devenir l’instrument de sa perte. En attendant, il avait chargé Mme Lambert de surveiller les alentours de la maison et de ne permettre à personne d’y pénétrer. Il craignait quelque coup de main.

Il se disait qu’il serait sauvé, lorsqu’il tiendrait l’enfant en sa possession. Au fond de lui, par moments, il était presque heureux que sa nièce eût commis une faute irréparable. Si elle s’était mariée, il n’aurait pu garder quelques parcelles de sa fortune qu’avec beaucoup de peine. Maintenant, elle ne se marierait sans doute pas, elle entrerait dans un couvent pour y pleurer sa honte, et il garderait impunément tout l’argent. Il tolérait les visites de l’abbé Chastanier, parce qu’il espérait bien que le vieux prêtre indiquerait la religion à Blanche comme refuge. Cette façon de se débarrasser de la malheureuse devait forcément réussir.

Une fois la mère au couvent, il se chargeait du petit. Son plan consistait à le garder près de lui, à l’élever avec soin, pour tâcher de le pousser aussi à la religion. D’ailleurs, il ne pouvait prévoir l’avenir. Il voulait seulement mettre toutes les chances de son côté. Au lieu d’une ruine immédiate, il préférait courir le risque d’une ruine lointaine. Son fils adoptif grandirait sous ses yeux, et il essayerait de s’en défaire d’une façon honnête, soit en le poussant dans les ordres, soit en le faisant tuer dans une guerre, soit en le jetant sur le pavé, après avoir trouvé un moyen légal de lui voler sa fortune. En tout cas, il fallait éviter à tout prix qu’il tombât entre les mains des Cayol.

On connaît maintenant le plan de M. de Cazalis. Il venait voir Blanche chaque jour, le matin, accompagné d’un docteur qui le renseignait quotidiennement sur les progrès de la grossesse.

Lorsqu’elle hasardait quelques plaintes timides sur la façon dont on l’emprisonnait, il s’emportait, il parlait de l’honneur de la famille, il la faisait rougir en lui criant qu’elle devrait s’enterrer elle-même dans une tombe, pour dérober sa honte à tout le monde. Il aurait voulu en finir, il avait hâte de retourner à Paris où l’appelaient les travaux de la Chambre, qui était en pleine session, mais il ne voulait pas s’éloigner avant d’avoir remis en mains sûres le nouveau-né.

Chaque jour, il se faisait rendre un compte exact par Mme Lambert de ce qui s’était passé pendant son absence. Il lui demandait surtout si elle n’avait vu personne rôder autour de la maison. La gouvernante le rassurait, personne ne se montrait, et il commençait à croire qu’on ne lui disputerait pas l’enfant.

Aussi éprouva-t-il une grande joie, lorsqu’un matin on lui annonça que les couches auraient lieu le soir même.

Blanche entendit ces paroles, dites à demi-voix. Quand son oncle et le médecin eurent quitté sa chambre, elle se traîna jusqu’à la fenêtre et attacha au volet un chiffon blanc.

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