Au coin de la rue des Moines et de la me Nollet, la boutique, avec ses grilles rouges et ses têtes de bœuf dorées, avait un air riche. Des quartiers de bêtes pendaient sur des nappes blanches, tandis que des files de gigots, dans des cornets de papier à bordure de dentelle, comme des bouquets, faisaient des guirlandes. Il y avait des entassements de chair, sur les tables de marbre, des morceaux coupés et parés, le veau rose, le mouton pourpre, le bœuf écarlate, dans les marbrures de la graisse.
Des bassins de cuivre, le fléau d’une balance, les crochets d’un râtelier luisaient. Et c’était une abondance, un épanouissement de santé dans la boutique claire, pavée de marbre, ouverte au grand jour, une bonne odeur de viande fraîche qui semblait mettre du sang aux joues de tous les gens de la maison.
Au fond, en plein dans le coup de clarté de la rue, Félicie occupait un haut comptoir, où des glaces la protégeaient des courants d’air. Là-dedans, dans les gais reflets, dans la lueur rose de la boutique, elle était très fraîche, de cette fraîcheur pleine et mûre des femmes qui ont dépassé la quarantaine.
Propre, lisse de peau, avec ses bandeaux noirs et son col blanc, elle avait la gravité souriante et affairée d’une bonne commerçante, qui, une plume à la main, l’autre main dans la monnaie du comptoir, représente l’honnêteté et la prospérité d’une maison. Des garçons coupaient, pesaient, criaient des chiffres ; des clientes défilaient devant la caisse ; et elle recevait leur argent, en échangeant d’une voix aimable les nouvelles du quartier. Justement, une petite femme, au visage maladif, payait deux côtelettes, qu’elle regardait d’un œil dolent.
– Quinze sous, n’est-ce pas ? dit Félicie. Ça ne va donc pas mieux, madame Vernier ?
– Non, ça ne va pas mieux, toujours l’estomac. Je rejette tout ce que je prends. Enfin, le médecin dit qu’il me faut de la viande ; mais c’est si cher !... Vous savez que le charbonnier est mort.
– Pas possible !
– Lui, ce n’était pas l’estomac, c’était le ventre... Deux côtelettes, quinze sous ! La volaille est moins chère.
– Dame ! ce n’est pas notre faute, madame Vernier. Nous ne savons plus comment nous en tirer nous-mêmes... Qu’y a-t-il, Charles ?
Tout en causant et en rendant la monnaie, elle avait l’œil à la boutique, et elle venait d’apercevoir un garçon qui causait avec deux hommes sur le trottoir. Comme le garçon ne l’entendait pas, elle éleva la voix davantage.
– Charles, que demande-t-on ?
Mais elle n’attendit pas la réponse. Elle avait reconnu l’un des deux hommes qui entraient, celui qui marchait le premier.
– Ah ! c’est vous, monsieur Berru.
Et elle ne paraissait guère contente, les lèvres pincées dans une légère moue de mépris. Les deux hommes, de la rue Saint-Martin aux Batignolles, avaient fait plusieurs stations chez des marchands de vin, car la course était longue, et ils avaient la bouche sèche, causant très haut, discutant toujours. Aussi paraissaient-ils fortement allumés.
Damour avait reçu un coup au cœur, sur le trottoir d’en face, lorsque Berru, d’un geste brusque, lui avait montré Félicie, si belle et si jeune, dans les glaces du comptoir, en disant : « Tiens ! la v’là ! » Ce n’était pas possible, ça devrait être Louise qui ressemblait ainsi à sa mère ; car, pour sûr, Félicie était plus vieille. Et toute cette boutique riche, les viandes qui saignaient, les cuivres qui luisaient, puis cette femme bien mise, l’air bourgeois, la main dans un tas d’argent, lui enlevaient sa colère et son audace, en lui causant une véritable peur. Il avait une envie de se sauver à toutes jambes, pris de honte, pâlissant à l’idée d’entrer là-dedans. Jamais cette dame ne consentirait maintenant à le reprendre, lui qui avait une si fichue mine, avec sa grande barbe et sa blouse sale. Il tournait les talons, il allait enfiler la rue des Moines, pour qu’on ne l’aperçût même pas, lorsque Berru le retint.
– Tonnerre de Dieu ! tu n’as donc pas de sang dans les veines !... Ah bien ! à ta place, c’est moi qui ferais danser la bourgeoisie ! Et je ne m’en irais pas sans partager ; oui, la moitié des gigots et du reste... Veux-tu bien marcher, poule mouillée !
Et il avait forcé Damour à traverser la rue. Puis, après avoir demandé à un garçon si M. Sagnard était là, et ayant appris que le boucher se trouvait à l’abattoir, il était entré le premier, pour brusquer les choses. Damour le suivait, étranglé, l’air imbécile.
– Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur Berru ? reprit Félicie de sa voix peu engageante.
– Ce n’est pas moi, répondit le peintre, c’est le camarade qui a quelque chose à vous dire.
Il s’était effacé, et maintenant Damour se trouvait face à face avec Félicie. Elle le regardait ; lui, affreusement gêné, souffrant une torture, baissait les yeux. D’abord, elle eut sa moue de dégoût, son calme et heureux visage exprima une répulsion pour ce vieil ivrogne, ce misérable, qui sentait la pauvreté. Mais elle le regardait toujours ; et, brusquement, sans qu’elle eût échangé un mot avec lui, elle devint blanche, étouffant un cri, lâchant la monnaie qu’elle tenait, et dont on entendit le tintement clair dans le tiroir.
– Quoi donc ? vous êtes malade ? demanda Mme Vernier, qui était restée curieusement.
Félicie eut un geste de la main, pour écarter tout le monde. Elle ne pouvait parler. D’un mouvement pénible, elle s’était mise debout et marchait vers la salle à manger, au fond de la boutique sans qu’elle leur eût dit de la suivre, les deux hommes disparurent derrière elle, Berru ricanant, Damour les yeux toujours fixés sur les dalles couvertes de sciure, comme s’il avait craint de tomber.
– Eh bien ! c’est drôle tout de même ! murmura Mme Vernier, quand elle fut seule avec les garçons.
Ceux-ci s’étaient arrêtés de couper et de peser, échangeant des regards surpris. Mais ils ne voulurent pas se compromettre, et ils se remirent à la besogne, l’air indifférent, sans répondre à la cliente, qui s’en alla avec ses deux côtelettes sur la main, en les étudiant d’un regard maussade.
Dans la salle à manger, Félicie parut ne pas se trouver encore assez seule. Elle poussa une seconde porte et fit entrer les deux hommes dans sa chambre à coucher. C’était une chambre très soignée, close, silencieuse, avec des rideaux blancs au lit et à la fenêtre, une pendule dorée, des meubles d’acajou dont le vernis luisait, sans un grain de poussière.
Félicie se laissa tomber dans un fauteuil de reps bleu, et elle répétait ces mots :
– C’est vous... C’est vous...
Damour ne trouva pas une phrase. Il examinait la chambre, et il n’osait s’asseoir, parce que les chaises lui semblaient trop belles. Aussi fut-ce encore Berru qui commença.
– Oui, il y a quinze jours qu’il vous cherche... Alors, il m’a rencontré, et je l’ai amené.
Puis, comme s’il eût éprouvé le besoin de s’excuser auprès d’elle :
– Vous comprenez, je n’ai pu faire autrement.
C’est un ancien camarade, et ça m’a retourné le cœur, quand je l’ai vu à ce point dans la crotte.
Pourtant, Félicie se remettait un peu. Elle était la plus raisonnable, la mieux portante aussi. Quand elle n’étrangla plus, elle voulut sortir d’une situation intolérable et entama la terrible explication.
– Voyons, Jacques, que viens-tu demander ?
Il ne répondit pas.
– C’est vrai, continua-t-elle, je me suis remariée. Mais il n’y a pas de ma faute, tu le sais. Je te croyais mort, et tu n’as rien fait pour me tirer d’erreur.
Damour parla enfin.
– Si, je t’ai écrit.
– Je te jure que je n’ai pas reçu tes lettres. Tu me connais, tu sais que je n’ai jamais menti... Et, tiens ! j’ai l’acte ici, dans un tiroir.
Elle ouvrit un secrétaire, en tira fiévreusement un papier et le donna à Damour, qui se mit à le lire d’un air hébété. C’était son acte de décès. Elle ajoutait :
– Alors, je me suis vue toute seule, j’ai cédé à l’offre d’un homme qui voulait me sortir de ma misère et de mes tourments. Voilà toute ma faute. Je me suis laissé tenter par l’idée d’être heureuse. Ce n’est pas un crime, n’est-ce pas ?
Il l’écoutait, la tête basse, plus humble et plus gêné qu’elle-même. Pourtant il leva les yeux.
– Et ma fille ? demanda-t-il.
Félicie s’était remise à trembler. Elle balbutia :
– Ta fille ?... Je ne sais pas, je ne l’ai plus.
– Comment ?
– Oui, je l’avais placée chez ma tante... Elle s’est sauvée, elle a mal tourné.
Damour, un instant, resta muet, l’air très calme, comme s’il n’avait pas compris. Puis, brusquement, lui si embarrassé, donna un coup de poing sur la commode, d’une telle violence, qu’une boîte en coquillages dansa au milieu du marbre. Mais il n’eut pas le temps de parler, car deux enfants, un petit garçon de six ans et une fillette de quatre, venaient d’ouvrir la porte et de se jeter au cou de Félicie, avec toute une explosion de joie.
– Bonjour, petite mère, nous sommes allés au jardin, là-bas, au bout de la rue... Françoise a dit comme ça qu’il fallait rentrer... Oh ! si tu savais, il y a du sable, et il y a des poulets dans l’eau...
– C’est bien, laissez-moi, dit la mère rudement.
Et, appelant la bonne :
– Françoise, remmenez-les... C’est stupide, de rentrer à cette heure-ci.
Les enfants se retirèrent, le cœur gros, tandis que la bonne, blessée du ton de Madame, se fâchait, en les poussant tous deux devant elle. Félicie avait eu la peur folle que Jacques ne volât les petits ; il pouvait les jeter sur son dos et se sauver.
Berru, qu’on n’invitait point à s’asseoir, s’était allongé tranquillement dans le second fauteuil, après avoir murmuré à l’oreille de son ami :
– Les petits Sagnard... Hein ? ça pousse vite, la graine de mioches !
Quand la porte fut refermée, Damour donna un autre coup de poing sur la commode, en criant :
– Ce n’est pas tout ça, il me faut ma fille, et je viens pour te reprendre.
Félicie était toute glacée.
– Assieds-toi et causons, dit-elle. Ça n’avancera à rien, de faire du bruit... Alors, tu viens me chercher ?
– Oui, tu vas me suivre et tout de suite... Je suis ton mari, le seul bon ! Oh ! je connais mon droit... N’est-ce pas, Berru, que c’est mon droit ?... Allons, mets un bonnet, sois gentille, si tu ne veux pas que tout le monde connaisse nos affaires.
Elle le regardait, et malgré elle son visage bouleversé disait qu’elle ne l’aimait plus, qu’il l’effrayait et la dégoûtait, avec sa vieillesse affreuse de misérable. Quoi ! elle si blanche, si dodue, accoutumée maintenant à toutes les douceurs bourgeoises, recommencerait sa vie rude et pauvre d’autrefois, en compagnie de cet homme qui lui semblait un spectre !
– Tu refuses, reprit Damour qui lisait sur son visage. Oh ! je comprends, tu es habituée à faire la dame dans un comptoir ; et moi, je n’ai pas de belle boutique, ni de tiroir plein de monnaie, où tu puisses tripoter à ton aise... Puis, il y a les petits de tout à l’heure, que tu m’as l’air de mieux garder que Louise. Quand on a perdu la fille, on se fiche bien du père !... Mais tout ça m’est égal. Je veux que tu viennes, et tu viendras, ou bien je vais aller chez le commissaire de police, pour qu’il te ramène chez moi avec les gendarmes... C’est mon droit, n’est-ce pas, Berru ?
Le peintre appuya de la tête. Cette scène l’amusait beaucoup. Pourtant, quand il vit Damour furieux, grisé de ses propres phrases, et Félicie à bout de force, près de sangloter et de défaillir, il crut devoir jouer un beau rôle.
Il intervint, en disant d’un ton sentencieux :
– Oui, oui, c’est ton droit ; mais il faut voir, il faut réfléchir... Moi, je me suis toujours conduit proprement... Avant de rien décider, il serait convenable de causer avec M. Sagnard, et puisqu’il n’est pas là...
Il s’interrompit, puis continua, la voix changée, tremblante d’une fausse émotion :
– Seulement, le camarade est pressé. C’est dur d’attendre, dans sa position... Ah ! madame, si vous saviez combien il a souffert ! Et, maintenant, pas un radis, il crève de faim, on le repousse de partout... Lorsque je l’ai rencontré tout à l’heure, il n’avait pas mangé depuis hier.
Félicie, passant de la crainte à un brusque attendrissement, ne put retenir les larmes qui l’étouffaient. C’était une tristesse immense, le regret et le dégoût de la vie. Un cri lui échappa :
– Pardonne-moi, Jacques !
Et, quand elle put parler :
– Ce qui est fait est fait. Mais je ne veux pas que tu sois malheureux... Laisse-moi venir à ton aide.
Damour eut un geste violent.
– Bien sûr, dit vivement Berru, la maison est assez pleine ici, pour que ta femme ne te laisse pas le ventre vide... Mettons que tu refuses l’argent, tu peux toujours accepter un cadeau. Quand vous ne lui donneriez qu’un pot-au-feu, il se ferait un peu de bouillon, n’est-ce pas, madame ?
– Oh ! tout ce qu’il voudra, monsieur Berru.
Mais il se remit à taper sur la commode, criant :
– Merci, je ne mange pas de ce pain-là.
Et, venant regarder sa femme dans les yeux :
– C’est toi seule que je veux, et je t’aurai... Garde ta viande !
Félicie avait reculé, reprise de répugnance et d’effroi. Damour alors devint terrible, parla de tout casser, s’emporta en accusations abominables. Il voulait l’adresse de sa fille, il secouait sa femme dans le fauteuil, en lui criant qu’elle avait vendu la petite ; et elle, sans se défendre, dans la stupeur de tout ce qui lui arrivait, répétait d’une voix lente qu’elle ne savait pas l’adresse, mais que pour sûr on l’aurait à la préfecture de police. Enfin, Damour, qui s’était installé sur une chaise, dont il jurait que le diable ne le ferait pas bouger, se leva brusquement ; et, après un dernier coup de poing, plus violent que les autres :
– Eh bien ! tonnerre de Dieu ! je m’en vais... Oui, je m’en vais, parce que ça me fait plaisir... Mais tu ne perdras pas pour attendre, je reviendrai quand ton homme sera là, et je vous arrangerai, lui, toi, les mioches, toute ta sacrée baraque... Attends-moi, tu verras !
Il sortit en la menaçant du poing. Au fond, il était soulagé d’en finir ainsi. Berru, resté en arrière, dit d’un ton conciliant, enchanté d’être dans ces histoires :
– N’ayez pas peur, je ne le quitte pas... Il faut éviter un malheur.
Même il s’enhardit jusqu’à lui saisir la main et à la baiser. Elle le laissa faire, elle était rompue ; si son mari l’avait prise par le bras, elle serait partie avec lui. Pourtant, elle écouta les pas des deux hommes qui traversaient la boutique. Un garçon, à grands coups de couperet, taillait un carré de mouton. Des voix criaient des chiffres. Alors, son instinct de bonne commerçante la ramena dans son comptoir, au milieu des glaces claires, très pâle, mais très calme, comme si rien ne s’était passé.
– Combien à recevoir ? demanda-t-elle.
– Sept francs cinquante, madame.
Et elle rendit la monnaie.