Le lendemain, Damour eut une chance : le tailleur de pierre le fit entrer comme gardien au chantier de l’Hôtel de Ville. Et il veilla ainsi sur le monument qu’il avait aidé à brûler, dix années plus tôt. C’était, en somme, un travail doux, une de ces besognes d’abrutissement qui engourdissent.
La nuit, il rôdait au pied des échafaudages, écoutant les bruits, s’endormant parfois sur des sacs à plâtre. Il ne parlait plus de retourner aux Batignolles. Un jour pourtant, Berru étant venu lui payer à déjeuner, il avait crié au troisième litre que le grand coup était pour le lendemain. Le lendemain, il n’avait pas bougé du chantier. Et, dès lors, ce fut réglé, il ne s’emportait et ne réclamait ses droits que dans l’ivresse. Quand il était à jeun, il restait sombre, préoccupé et comme honteux. Le peintre avait fini par le plaisanter, en répétant qu’il n’était pas un homme. Mais lui, demeurait grave. Il murmurait :
– Faut les tuer alors !... J’attends que ça me dise.
Un soir, il partit, alla jusqu’à la place Moncey ; puis, après être resté une heure sur un banc, il redescendit à son chantier. Dans la journée, il croyait avoir vu passer sa fille devant l’Hôtel de Ville, étalée sur les coussins d’un landau superbe.
Berru lui offrait de faire des recherches, certain de trouver l’adresse de Louise, au bout de vingt quatre heures. Mais il refusait. À quoi bon savoir ?
Cependant, cette pensée que sa fille pouvait être la belle personne, si bien mise, qu’il avait entrevue, au trot de deux grands chevaux blancs, lui retournait le cœur. Sa tristesse en augmenta. Il acheta un couteau et le montra à son camarade, en disant que c’était pour saigner le boucher. La phrase lui plaisait, il la répétait continuellement, avec un rire de plaisanterie.
– Je saignerai le boucher... Chacun son tour, pas vrai ?
Berru, alors, le tenait des heures entières chez un marchand de vin de la rue du Temple, pour le convaincre qu’on ne devait saigner personne. C’était bête, parce que d’abord on vous raccourcissait. Et il lui prenait les mains, il exigeait de lui le serment de ne pas se coller sur le dos une vilaine affaire.
Damour répétait avec un ricanement obstiné :
– Non, non, chacun son tour... Je saignerai le boucher.
Les jours passaient, il ne le saignait pas.
Un événement se produisit, qui parut devoir hâter la catastrophe. On le renvoya du chantier, comme incapable : pendant une nuit d’orage, il s’était endormi et avait laissé voler une pelle. Dès lors, il recommença à crever la faim, se traînant par les rues, trop fier encore pour mendier, regardant avec des yeux luisants les boutiques des rôtisseurs.
Mais la misère, au lieu de l’exciter, l’hébétait. Il pliait le dos, l’air enfoncé dans des réflexions tristes. On aurait dit qu’il n’osait plus se présenter aux Batignolles, maintenant qu’il n’avait pas à se mettre une blouse propre.
Aux Batignolles, Félicie vivait dans de continuelles alarmes. Le soir de la visite de Damour, elle n’avait pas voulu raconter l’histoire à Sagnard ; puis, le lendemain, tourmentée de son silence de la veille, elle s’était senti un remords et n’avait plus trouvé la force de parler. Aussi tremblait-elle toujours, croyant voir entrer son premier mari à chaque heure, s’imaginant des scènes atroces. Le pis était qu’on devait se douter de quelque chose dans la boutique, car les garçons ricanaient, et quand Mme Vernier, régulièrement, venait chercher ses deux côtelettes, elle avait une façon inquiétante de ramasser sa monnaie. Enfin, un soir, Félicie se jeta au cou de Sagnard, et lui avoua tout, en sanglotant. Elle répéta ce qu’elle avait dit à Damour : ce n’était pas sa faute, car lorsque les gens sont morts, ils ne devraient pas revenir.
Sagnard, encore très vert pour ses soixante ans, et qui était un brave homme, la consola. Mon Dieu ! Ça n’avait rien de drôle, mais ça finirait par s’arranger. Est-ce que tout ne s’arrangeait pas ?
Lui, en gaillard qui avait de l’argent et qui était carrément planté dans la vie, éprouvait surtout de la curiosité. On le verrait, ce revenant, on lui parlerait. L’histoire l’intéressait, et cela au point que, huit jours plus tard, l’autre ne paraissant pas, il dit à sa femme :
– Eh bien ! quoi donc ? Il nous lâche ?... Si tu savais son adresse, j’irais le trouver, moi.
Puis, comme elle le suppliait de se tenir tranquille, il ajouta :
– Mais, ma bonne, c’est pour te rassurer... Je vois bien que tu te mines. Il faut en finir.
Félicie maigrissait en effet, sous la menace du drame dont l’attente augmentait son angoisse. Un jour enfin, le boucher s’emportait contre un garçon qui avait oublié de changer l’eau d’une tête de veau, lorsqu’elle arriva, blême, balbutiant :
– Le voilà !
– Ah ! très bien ! dit Sagnard en se calmant tout de suite. Fais-le entrer dans la salle à manger.
Et, sans se presser, se tournant vers le garçon :
– Lavez-la à grande eau, elle empoisonne. Il passa dans la salle à manger, où il trouva Damour et Berru. C’était un hasard, s’ils venaient ensemble. Berru avait rencontré Damour rue de Clichy ; il ne le voyait plus autant, ennuyé de sa misère.
Mais, quand il avait su que le camarade se rendait rue des Moines, il s’était emporté en reproches, car cette affaire était aussi la sienne. Aussi avait-il recommencé à le sermonner, criant qu’il l’empêcherait bien d’aller là-bas faire des bêtises, et il barrait le trottoir, il voulait le forcer à lui remettre son couteau. Damour haussait les épaules, l’air entêté, ayant son idée qu’il ne disait point. À toutes les observations, il répondait :
– Viens, si tu veux, mais ne m’embête pas.
Dans la salle à manger, Sagnard laissa les deux hommes debout. Félicie s’était sauvée dans sa chambre, en emportant les enfants ; et, derrière la porte fermée à double tour, elle restait assise, éperdue, elle serrait de ses bras les petits contre elle, comme pour les défendre et les garder. Cependant, l’oreille tendue et bourdonnante d’anxiété, elle n’entendait encore rien ; car les deux maris, dans la pièce voisine, éprouvaient un embarras et se regardaient en silence.
– Alors, c’est vous ? finit par demander Sagnard, pour dire quelque chose.
– Oui, c’est moi, répondit Damour.
Il trouvait Sagnard très bien et se sentait diminué. Le boucher ne paraissait guère plus de cinquante ans ; c’était un bel homme, à figure fraîche, les cheveux coupés ras, et sans barbe. En manches de chemise, enveloppé d’un grand tablier blanc, d’un éclat de neige, il avait un air de gaieté et de jeunesse.
– C’est que, reprit Damour hésitant, ce n’est pas à vous que je veux parler, c’est à Félicie.
Alors, Sagnard retrouva tout son aplomb.
– Voyons, mon camarade, expliquons-nous. Que diable ! nous n’avons rien à nous reprocher ni l’un ni l’autre. Pourquoi se dévorer, lorsqu’il n’y a de la faute de personne ?
Damour, la tête baissée, regardait obstinément un des pieds de la table. Il murmura d’une voix sourde :
– Je ne vous en veux pas, laissez-moi tranquille, allez-vous-en... C’est à Félicie que je désire parler.
– Pour ça, non, vous ne lui parlerez pas, dit tranquillement le boucher. Je n’ai pas envie que vous me la rendiez malade, comme l’autre fois. Nous pouvons causer sans elle... D’ailleurs, si vous êtes raisonnable, tout ira bien. Puisque vous dites l’aimer encore, voyez la position, réfléchissez, et agissez pour son bonheur à elle.
– Taisez-vous ! interrompit l’autre, pris d’une rage brusque. Ne vous occupez de rien ou ça va mal tourner !
Berru, s’imaginant qu’il allait tirer son couteau de sa poche, se jeta entre les deux hommes, en faisant du zèle. Mais Damour le repoussa.
– Fiche-moi la paix, toi aussi !... De quoi as-tu peur ? Tu es idiot !
– Du calme ! répétait Sagnard. Quand on est en colère, on ne sait plus ce qu’on fait... Écoutez, si j’appelle Félicie, promettez-moi d’être sage, parce qu’elle est très sensible, vous le savez comme moi. Nous ne voulons la tuer ni l’un ni l’autre, n’est-ce pas ?... Vous conduirez-vous bien ?
– Eh ! si j’étais venu pour mal me conduire, j’aurais commencé par vous étrangler, avec toutes vos phrases !
Il dit cela d’un ton si profond et si douloureux, que le boucher en parut très frappé.
– Alors, déclara-t-il, je vais appeler Félicie... Oh ! moi, je suis très juste, je comprends que vous vouliez discuter la chose avec elle. C’est votre droit.
Il marcha vers la porte de la chambre, et frappa.
– Félicie ! Félicie !
Puis, comme rien ne bougeait, comme Félicie, glacée à l’idée de cette entrevue, restait clouée sur sa chaise, en serrant plus fort ses enfants contre sa poitrine, il finit par s’impatienter.
– Félicie, viens donc... C’est bête, ce que tu fais là. Il promet d’être raisonnable.
Enfin, la clé tourna dans la serrure, elle parut et referma soigneusement la porte, pour laisser ses enfants à l’abri. Il y eut un nouveau silence, plein d’embarras. C’était le coup de chien, ainsi que le disait Berru.
Damour parla en phrases lentes qui se brouillaient, tandis que Sagnard, debout devant la fenêtre, soulevant du doigt un des petits rideaux blancs, affectait de regarder dehors, afin de bien montrer qu’il était large en affaires.
– Écoute, Félicie, tu sais que je n’ai jamais été méchant. Ça, tu peux le dire... Eh bien ! ce n’est pas aujourd’hui que je commencerai à l’être. D’abord, j’ai voulu vous massacrer tous ici. Puis, je me suis demandé à quoi ça m’avancerait... J’aime mieux te laisser maîtresse de choisir. Nous ferons ce que tu voudras. Oui, puisque les tribunaux ne peuvent rien pour nous avec leur justice, c’est toi qui décideras ce qui te plaît le mieux. Réponds... Avec lequel veux-tu aller, Félicie ?
Mais elle ne put répondre. L’émotion l’étranglait.
– C’est bien, reprit Damour de la même voix sourde, je comprends, c’est avec lui que tu vas... En venant ici, je savais comment ça tournerait... Et je ne t’en veux point, je te donne raison, après tout. Moi, je suis fini, je n’ai rien, enfin tu ne m’aimes plus ; tandis que lui, il te rend heureuse, sans compter qu’il y a encore les deux petits...
Félicie pleurait, bouleversée.
– Tu as tort de pleurer, ce ne sont pas des reproches. Les choses ont tourné comme ça, voilà tout... Et, alors, j’ai eu l’idée de te voir encore une fois, pour te dire que tu pouvais dormir tranquille. Maintenant que tu as choisi, je ne te tourmenterai plus... C’est fait, tu n’entendras jamais parler de moi.
Il se dirigeait vers la porte, mais Sagnard, très remué, l’arrêta en criant :
– Ah ! vous êtes un brave homme, vous, par exemple !... Ce n’est pas possible qu’on se quitte comme ça. Vous allez dîner avec nous.
– Non, merci, répondit Damour.
Berru, surpris, trouvant que ça finissait drôlement, parut tout à fait scandalisé, quand le camarade refusa l’invitation.
– Au moins, nous boirons un coup, reprit le boucher. Vous voulez bien accepter un verre de vin chez nous, que diable ?
Damour n’accepta pas tout de suite. Il promena un lent regard autour de la salle à manger, propre et gaie avec ses meubles de chêne blanc ; puis, les yeux arrêtés sur Félicie qui le suppliait de son visage baigné de larmes, il dit :
– Oui, tout de même.
Alors, Sagnard fut enchanté. Il criait :
– Vite, Félicie, des verres ! Nous n’avons pas besoin de la bonne... Quatre verres. Il faut que tu trinques, toi aussi... Ah ! mon camarade, vous êtes bien gentil d’accepter, vous ne savez pas le plaisir que vous me faites, car moi j’aime les bons cœurs ; et vous êtes un bon cœur, vous, j’en réponds !
Cependant, Félicie, les mains nerveuses, cherchait des verres et un litre dans le buffet. Elle avait la tête perdue, elle ne trouvait plus rien. Il fallut que Sagnard l’aidât. Puis, quand les verres furent pleins, la société autour de la table trinqua.
– À la vôtre !
Damour, en face de Félicie, dut allonger le bras pour toucher son verre. Tous deux se regardaient, muets, le passé dans les yeux. Elle tremblait tellement, qu’on entendit le cristal tinter, avec le petit claquement de dents des grosses fièvres. Ils ne se tutoyaient plus, ils étaient comme morts, ne vivant désormais que dans le souvenir.
– À la vôtre !
Et, pendant qu’ils buvaient tous les quatre, les voix des enfants vinrent de la pièce voisine, au milieu du grand silence. Ils s’étaient mis à jouer, ils se poursuivaient, avec des cris et des rires. Puis, ils tapèrent à la porte, ils appelèrent : « Maman ! Maman ! »
– Voilà ! adieu tout le monde ! dit Damour, en reposant le verre sur la table.
Il s’en alla. Félicie, toute droite, toute pâle, le regarda partir, pendant que Sagnard accompagnait poliment ces messieurs jusqu’à la porte.
Dans la rue, Damour se mit à marcher si vite, que Berru avait de la peine à le suivre. Le peintre enrageait. Au boulevard des Batignolles, quand il vit son compagnon, les jambes cassées, se laisser tomber sur un banc et rester là, les joues blanches, les yeux fixes, il lâcha tout ce qu’il avait sur le cœur. Lui, aurait au moins giflé le bourgeois et la bourgeoise. Ça le révoltait, de voir un mari céder ainsi sa femme à un autre, sans faire seulement des réserves. Il fallait être joliment godiche ; oui, godiche, pour ne pas dire un autre mot ! Et il citait un exemple, un autre communard qui avait trouvé sa femme collée avec un particulier ; eh bien ! les deux hommes et la femme vivaient ensemble, très d’accord. On s’arrange, on ne se laisse pas dindonner, car enfin c’était lui le dindon, dans tout cela !
– Tu ne comprends pas, répondait Damour. Va-t’en aussi, puisque tu n’es pas mon ami.
– Moi, pas ton ami ! quand je me suis mis en quatre !... Raisonne donc un peu. Que vas-tu devenir ? Tu n’as personne, te voilà sur le pavé ainsi qu’un chien, et tu crèveras, si je ne te tire d’affaire... Pas ton ami ! mais si je t’abandonne là, tu n’as plus qu’à mettre la tête sous ta patte, comme les poules qui ont assez de l’existence.
Damour eut un geste désespéré. C’était vrai, il ne lui restait qu’à se jeter à l’eau ou à se faire ramasser par les agents.
– Eh bien ! continua le peintre, je suis tellement ton ami, que je vais te conduire chez quelqu’un où tu auras la niche et la pâtée.
Et il se leva, comme pris d’une résolution subite.
Puis, il emmena de force son compagnon, qui balbutiait :
– Où donc ? Où donc ?
– Tu le verras... Puisque tu n’as pas voulu dîner chez ta femme, tu dîneras ailleurs... Mets-toi bien dans la caboche que je ne te laisserai pas faire deux bêtises en un jour.
Il marchait vivement, descendant la rue d’Amsterdam. Rue de Berlin, il s’arrêta devant un petit hôtel, sonna et demanda au valet de pied qui vint ouvrir, si Mme de Souvigny était chez elle. Et, comme le valet hésitait, il ajouta :
– Allez lui dire que c’est Berru.
Damour le suivait machinalement. Cette visite inattendue, cet hôtel luxueux achevaient de lui troubler la tête. Il monta. Puis, tout à coup, il se trouva dans les bras d’une petite femme blonde, très jolie, à peine vêtue d’un peignoir de dentelle. Et elle criait :
– Papa, c’est papa !... Ah ! que vous êtes gentil de l’avoir décidé !
Elle était bonne fille, elle ne s’inquiétait point de la blouse noire du vieil homme, enchantée, battant des mains, dans une crise soudaine de tendresse filiale.
Son père, saisi, ne la reconnaissait même pas.
– Mais c’est Louise ! dit Berru.
Alors, il balbutia :
– Ah ! oui... Vous êtes trop aimable...
Il n’osait la tutoyer. Louise le fit asseoir sur un canapé, puis elle sonna pour défendre sa porte.
Lui, pendant ce temps, regardait la pièce tendue de cachemire, meublée avec une richesse délicate qui l’attendrissait. Et Berru triomphait, lui tapait sur l’épaule, en répétant :
– Hein ? diras-tu encore que je ne suis pas un ami ?... Je savais bien, moi, que tu aurais besoin de ta fille. Alors, je me suis procuré son adresse et je suis venu lui conter ton histoire. Tout de suite, elle m’a dit : « Amenez-le ! »
– Mais sans doute, ce pauvre père ! murmura Louise d’une voix câline. Oh ! tu sais, je l’ai en horreur, ta république ! Tous des sales gens, les communards, et qui ruineraient le monde, si on les laissait faire !... Mais toi, tu es mon cher papa. Je me souviens comme tu étais bon, quand j’étais malade, toute petite. Tu verras, nous nous entendrons très bien, pourvu que nous ne parlions jamais politique... D’abord, nous allons dîner tous les trois. Ah ! que c’est gentil !
Elle s’était assise presque sur les genoux de l’ouvrier, riant de ses yeux clairs, ses fins cheveux pâles envolés autour des oreilles. Lui, sans force, se sentait envahi par un bien-être délicieux. Il aurait voulu refuser, parce que cela ne lui paraissait pas honnête, de s’attabler dans cette maison. Mais il ne retrouvait plus son énergie de tout à l’heure, lorsqu’il était parti de chez la bouchère, sans même retourner la tête, après avoir trinqué une dernière fois. Sa fille était trop douce, et ses petites mains blanches, posées sur les siennes, l’attachaient.
– Voyons, tu acceptes ? répétait Louise.
– Oui, dit-il enfin, pendant que deux larmes coulaient sur ses joues creusées par la misère.
Berru le trouva très raisonnable. Comme on passait dans la salle à manger, un valet vint prévenir Madame que Monsieur était là.
– Je ne puis le recevoir, répondit-elle tranquillement. Dites-lui que je suis avec mon père... Demain à six heures, s’il veut.
Le dîner fut charmant. Berru l’égaya par toutes sortes de mots drôles, dont Louise riait aux larmes.
Elle se retrouvait rue des Envierges, et c’était un régal. Damour mangeait beaucoup, alourdi de fatigue et de nourriture ; mais il avait un sourire d’une tendresse exquise, chaque fois que le regard de sa fille rencontrait le sien. Au dessert, ils burent un vin sucré et mousseux comme du champagne, qui les grisa tous les trois. Alors, quand les domestiques ne furent plus là, les coudes posés sur la table, ils parlèrent du passé, avec la mélancolie de leur ivresse. Berru avait roulé une cigarette, que Louise fumait, les yeux demi-clos, le visage noyé.
Elle s’embrouillait dans ses souvenirs, en venait à parler de ses amants, du premier, un grand jeune homme qui avait très bien fait les choses. Puis, elle laissa échapper sur sa mère des jugements pleins de sévérité.
– Tu comprends, dit-elle à son père, je ne peux plus la voir, elle se conduit trop mal... Si tu veux, j’irai lui dire ce que je pense de la façon malpropre dont elle t’a lâché.
Mais Damour, gravement, déclara qu’elle n’existait plus. Tout à coup, Louise se leva, en criant :
– À propos, je vais te montrer quelque chose qui te fera plaisir.
Elle disparut, revint aussitôt, sa cigarette toujours aux lèvres, et elle remit à son père une vieille photographie jaunie, cassée aux angles. Ce fut une secousse pour l’ouvrier, qui, fixant ses yeux troubles sur le portrait, bégaya :
– Eugène, mon pauvre Eugène.
Il passa la carte à Berru, et celui-ci, pris d’émotion, murmura de son côté :
– C’est bien ressemblant.
Puis, ce fut le tour de Louise. Elle garda la photographie un instant ; mais des larmes l’étouffèrent, elle la rendit en disant :
– Oh ! je me le rappelle... Il était si gentil !
Tous les trois, cédant à leur attendrissement, pleurèrent ensemble. Deux fois encore, le portrait fit le tour de la table, au milieu des réflexions les plus touchantes. L’air l’avait beaucoup pâli : le pauvre Eugène, vêtu de son uniforme de garde national, semblait une ombre d’émeutier, perdu dans la légende. Mais, ayant retourné la carte, le père lut ce qu’il avait écrit là, autrefois : « Je te vengerai » ; et, agitant un couteau à dessert au-dessus de sa tête, il refit son serment :
– Oui, oui, je te vengerai !
– Quand j’ai vu que maman tournait mal, raconta Louise, je n’ai pas voulu lui laisser le portrait de mon pauvre frère. Un soir, je le lui ai chipé... C’est pour toi, papa. Je te le donne.
Damour avait posé la photographie contre son verre, et il la regardait toujours. Cependant, on finit par causer raison. Louise, le cœur sur la main, voulait tirer son père d’embarras. Un instant, elle parla de le prendre avec elle ; mais ce n’était guère possible. Enfin, elle eut une idée : elle lui demanda s’il consentirait à garder une propriété, qu’un monsieur venait de lui acheter, près de Mantes. Il y avait là un pavillon, où il vivrait très bien, avec deux cents francs par mois.
– Comment donc ! mais c’est le paradis ! cria Berru qui acceptait pour son camarade. S’il s’ennuie, j’irai le voir.
La semaine suivante, Damour était installé au Bel-Air, la propriété de sa fille, et c’est là qu’il vit maintenant, dans un repos que la Providence lui devait bien, après tous les malheurs dont elle l’a accablé. Il engraisse, il refleurit, bourgeoisement vêtu, ayant la mine bon enfant et honnête d’un ancien militaire. Les paysans le saluent très bas.
Lui, chasse et pêche à la ligne. On le rencontre au soleil, dans les chemins, regardant pousser les blés, avec la conscience tranquille d’un homme qui n’a volé personne et qui mange des rentes rudement gagnées. Lorsque sa fille vient avec des messieurs, il sait garder son rang. Ses grandes joies sont les jours où elle s’échappe et où ils déjeunent ensemble, dans le petit pavillon. Alors, il lui parle avec des bégaiements de nourrice, il regarde ses toilettes d’un air d’adoration ; et ce sont des déjeuners délicats, toutes sortes de bonnes choses qu’il fait cuire lui-même, sans compter le dessert, des gâteaux et des bonbons, que Louise apporte dans ses poches.
Damour n’a jamais cherché à revoir sa femme. Il n’a plus que sa fille, qui a eu pitié de son vieux père, et qui fait son orgueil et sa joie. Du reste, il s’est également refusé à tenter la moindre démarche pour rétablir son état civil. À quoi bon déranger les écritures du gouvernement ? Cela augmente la tranquillité autour de lui. Il est dans son trou, perdu, oublié, n’étant personne, ne rougissant pas des cadeaux de son enfant ; tandis que, si on le ressuscitait, peut-être bien que des envieux parleraient mal de sa situation, et que lui-même finirait par en souffrir.
Parfois, pourtant, on mène grand tapage dans le pavillon. C’est Berru qui vient passer des quatre et cinq jours à la campagne. Il a enfin trouvé, chez Damour, le coin qu’il rêvait pour se goberger. Il chasse, il pêche avec son ami ; il vit des journées sur le dos, au bord de la rivière. Puis, le soir, les deux camarades causent politique. Berru apporte de Paris les journaux anarchistes ; et, après les avoir lus, tous deux s’entendent sur les mesures radicales qu’il y aurait à prendre : fusiller le gouvernement, pendre les bourgeois, brûler Paris pour rebâtir une autre ville, la vraie ville du peuple. Ils en sont toujours au bonheur universel, obtenu par une extermination générale. Enfin, au moment de monter se coucher, Damour, qui a fait encadrer la photographie d’Eugène, s’approche, la regarde, brandit sa pipe en criant :
– Oui, oui, je te vengerai !
Et, le lendemain, le dos rond, la face reposée, il retourne à la pêche, tandis que Berru, allongé sur la berge, dort le nez dans l’herbe.