Il y a huit jours que mon père, M. de Vaugelade, m’a permis de quitter le Boquet, le vieux château mélancolique où je suis né, dans la basse Normandie. Mon père a d’étranges idées sur les temps actuels, il est d’un bon demi-siècle en retard. Enfin, j’habite donc Paris, que je connaissais à peine, pour l’avoir traversé deux fois. Heureusement, je ne suis pas trop gauche. Félix Budin, mon ancien condisciple du lycée de Caen, a prétendu, en me revoyant ici, que j’étais superbe et que les Parisiennes allaient raffoler de moi. Cela m’a fait rire. Mais quand Félix n’a plus été là, je me suis surpris devant une glace, à regarder mes cinq pieds six pouces, tout en souriant de mes dents blanches et de mes yeux noirs. Puis, j’ai haussé les épaules, car je ne suis pas fat.
Hier, pour la première fois, j’ai passé la soirée dans un salon parisien. La comtesse de P***, qui est un peu ma tante, m’avait invité à dîner. C’était son dernier samedi. Elle voulait me présenter à M. Neigeon, un député de notre arrondissement de Gommerville, qui vient d’être nommé sous-secrétaire d’État, et qui est, dit-on, en passe de devenir ministre. Ma tante, beaucoup plus tolérante que mon père, m’a nettement déclaré qu’un jeune homme de mon âge ne pouvait bouder son pays, fût-il en république. Elle veut me caser quelque part.
« Je me charge de catéchiser ce vieil entêté de Vaugelade, m’a-t-elle dit. Laisse-moi faire, mon cher Georges. »
À sept heures précises, j’étais chez la comtesse. Mais il paraît qu’on dîne tard, à Paris ; les convives arrivaient un à un, et à sept heures et demie, tous n’étaient point là. La comtesse m’a appris d’un air de désespoir qu’elle n’avait pu avoir M. Neigeon ; il se trouvait retenu à Versailles par je ne sais quelle complication parlementaire. Cependant, elle espérait encore qu’il paraîtrait un moment dans la soirée. Voulant boucher le trou, elle avait invité un autre député de notre département, l’énorme Gaucheraud, comme nous le nommons là-bas, et que je connais pour avoir chassé une fois avec lui. Ce Gaucheraud est un homme court, jovial, qui a laissé pousser ses favoris depuis peu, afin d’avoir l’air grave. Il est né à Paris, d’un petit avoué sans fortune ; mais il possède chez nous un oncle riche et très influent, qu’il a décidé, je ne sais trop comment, à lui céder une candidature. J’ignorais d’ailleurs qu’il fût marié. Ma tante m’a placé, à table, près d’une jeune dame blonde, l’air fin et joli, que l’énorme Gaucheraud appelait Berthe, très haut.
On avait fini par être au complet. Il faisait jour encore dans le salon, exposé au couchant, et brusquement nous sommes entrés dans une pièce aux rideaux tirés, éclairée par un lustre et des lampes. L’effet a été singulier. Aussi, tout en prenant place, a-t-on causé de ces derniers dîners de la saison d’hiver, que le crépuscule attriste. Ma tante détestait cela. Et la conversation s’est éternisée sur ce sujet, sur la mélancolie de Paris traversé au jour tombant, lorsqu’on se rend en voiture à une invitation. Je me taisais, mais je n’avais nullement éprouvé cette sensation, dans mon fiacre, qui m’avait pourtant cahoté durement pendant une demi-heure. Paris, aux premières lueurs du gaz, m’avait empli d’un immense désir de toutes les jouissances dont il allait flamber.
Quand les entrées ont paru, les voix se sont élevées, et l’on a causé politique. J’ai été surpris d’entendre ma tante formuler des opinions. Les autres dames, d’ailleurs, étaient au courant, appelaient les hommes en vue de leurs noms tout court, jugeaient et décidaient. En face de moi, Gaucheraud tenait une place énorme, parlant fort, sans cesser de boire ni de manger. Ces choses ne m’intéressaient point, beaucoup m’échappaient, et j’avais fini par ne plus m’occuper que de ma voisine, Mme Gaucheraud, Berthe, comme je la nommais déjà, pour abréger. Elle était vraiment très jolie. L’oreille surtout m’a paru charmante, une petite oreille ronde, derrière laquelle frisaient des cheveux jaunes. Berthe avait une de ces nuques troublantes de blonde, couvertes de poils follets. À certains mouvements des épaules, son corsage décolleté en carré bâillait légèrement par-derrière, et je suivais, de son cou à sa taille, une ondulation souple de chatte. J’aimais moins son profil un peu aigu. Elle parlait politique avec plus d’acharnement que les autres.
« Madame, désirez-vous du vin ?... Vous passerai-je le sel, madame ? »
Je me faisais poli, je prévenais ses moindres désirs, interprétant ses gestes et ses regards. Elle m’avait regardé fixement en se mettant à table, comme pour me peser d’un coup.
« Ça vous ennuie, la politique, m’a-t-elle dit enfin. Moi, elle m’assomme. Mais, que voulez-vous ? il faut bien causer. On ne cause que de ça maintenant dans le monde. »
Puis, elle a sauté à un autre sujet.
« Est-ce joli, Gommerville ? Mon mari a voulu, l’été dernier, me mener chez son oncle ; mais j’ai eu peur, j’ai prétexté que j’étais malade.
– Le pays est très fertile, ai-je répondu. Il y a de belles plaines.
– Bon ! je suis fixée, a-t-elle repris en riant. C’est affreux. Un pays tout plat, des champs et encore des champs, avec le même rideau de peupliers de loin en loin. »
J’ai voulu me récrier, mais elle était déjà repartie, elle discutait une loi sur l’enseignement supérieur avec son voisin de droite, homme sérieux à barbe blanche. Enfin, on a parlé théâtre. Quand elle se penchait pour répondre à une question lancée du bout de la table, l’ondulation féline de sa nuque me causait une émotion. Au Boquet, dans les sourdes impatiences de ma solitude, j’avais rêvé une maîtresse blonde ; mais elle était lente, avec un visage noble, et la mine de souris, les petits cheveux frisés de Berthe dérangeaient mon rêve. Puis, comme on servait déjà les légumes, j’ai glissé à une histoire folle, dont j’arrangeais les détails au fur et à mesure : nous étions seuls, elle et moi ; je la baisais par-derrière sur le cou, et elle se retournait en souriant ; alors, nous partions ensemble pour un pays très lointain. On passait le dessert. À ce moment, elle s’est serrée contre moi, elle m’a dit à voix basse :
« Donnez-moi donc cette assiette de bonbons, là, devant vous. »
Il m’a semblé que ses yeux avaient une douceur de caresse, et la légère pression de son bras nu sur la manche de mon habit me chauffait délicieusement.
« J’adore les sucreries, et vous ? » a-t-elle repris, en croquant un fruit glacé.
Ces simples mots m’ont remué, au point que je me suis cru amoureux. Comme je levais la tête, j’ai aperçu Gaucheraud, qui me regardait causer bas avec sa femme : il avait sa mine gaie, il souriait d’un air encourageant. Le sourire du mari m’a calmé.
Cependant, le dîner tirait sur sa fin. Il ne m’a pas semblé que les dîners de Paris fussent beaucoup plus spirituels que les dîners de Caen. Berthe seule me surprenait. Ma tante s’était plainte de la chaleur, et l’on est revenu à la première conversation, on a discuté sur les réceptions du printemps, en concluant qu’on ne mangeait réellement bien que l’hiver. Puis, on est allé prendre le café dans le petit salon.
Peu à peu, il est arrivé beaucoup de monde. Les trois salons et la salle à manger s’emplissaient. Je m’étais réfugié dans un coin, et comme ma tante passait près de moi, elle m’a dit rapidement :
« Ne t’en va pas, Georges... Sa femme est arrivée. Il a promis de la venir prendre, et je te présenterai. »
Elle parlait toujours de M. Neigeon. Mais je ne l’écoutais guère, j’avais entendu deux jeunes gens échanger devant moi quelques mots rapides, qui m’émotionnaient. Ils se haussaient à une porte du grand salon, et au moment où Félix Budin, mon ancien condisciple de Caen, entrait et saluait Mme Gaucheraud, le plus petit avait dit à l’autre :
« Est-ce qu’il est toujours avec elle ?
– Oui, avait répondu le plus grand. Oh ! un collage en règle. Maintenant, ça durera jusqu’à l’hiver. Jamais elle n’en a gardé un si longtemps. »
Ça n’a pas été pour moi une grosse souffrance, je n’ai ressenti qu’une simple blessure d’amour-propre. Pourquoi m’avait-elle dit, d’un ton si tendre, qu’elle adorait les sucreries ? Certes, je n’entendais pas la disputer à Félix. Cependant, j’ai fini par me persuader que ces jeunes gens calomniaient Mme Gaucheraud. Je connaissais ma tante, elle était très rigide, elle ne pouvait tolérer chez elle des femmes compromises. Gaucheraud, justement, venait de se précipiter au-devant de Félix, pour lui serrer la main ; et il lui donnait des claques amicales sur l’épaule, il le couvait d’un regard attendri.
« Ah ! te voilà, m’a dit Félix, lorsqu’il m’a découvert. Je suis venu pour toi... Eh bien ! veux-tu que je te pilote ? »
Nous sommes restés tous les deux dans l’embrasure de la porte. J’aurais bien voulu le questionner sur Mme Gaucheraud ; mais je ne savais comment le faire d’une façon dégagée. Tout en cherchant une transition, je l’interrogeais sur une foule d’autres personnes, qui m’étaient parfaitement indifférentes. Et il me nommait les gens, il avait des renseignements précis sur chacun. Lui, né à Paris, avait passé seulement deux années au lycée de Caen, pendant que son père était préfet du Calvados. Je le trouvais de paroles très libres. Un sourire pinçait sa lèvre inférieure, lorsque je lui demandais des détails sur certaines des femmes qui étaient là.
« Tu regardes Mme Neigeon ? » m’a-t-il dit tout d’un coup.
À la vérité, je regardais Mme Gaucheraud. Aussi ai-je répondu assez sottement :
« Mme Neigeon, ah ! où donc ?
– Cette femme brune, là-bas, près de la cheminée, qui cause avec une femme blonde, décolletée. »
En effet, près de Mme Gaucheraud, et riant gaiement, se trouvait une dame que je n’avais pas remarquée.
« Ah ! c’est Mme Neigeon », ai-je répété à deux reprises.
Et je l’ai examinée. C’était bien fâcheux qu’elle fût brune, car elle m’a paru également charmante, un peu moins grande que Berthe, avec une magnifique couronne de cheveux noirs. Elle avait des yeux à la fois vifs et tendres. Le nez petit, la bouche fine, les joues trouées de fossettes, indiquaient une nature à la fois turbulente et réfléchie. Telle a été ma première impression. Mais, à la regarder, mon jugement s’est troublé, et je l’ai vue bientôt plus folle encore que son amie, riant plus haut.
« Est-ce que tu connais Neigeon ? m’a demandé Félix.
– Moi, pas du tout. Ma tante doit me présenter à lui.
– Oh ! un être nul, le sot parfait, a-t-il continué. C’est la médiocrité politique dans tout son épanouissement, un de ces bouche-trous si utiles sous le régime parlementaire. Comme il n’a pas deux idées à lui et que tous les chefs de cabinet peuvent l’employer, il est des combinaisons les plus contraires.
– Et sa femme ? ai-je dit.
– Sa femme, eh bien ! tu la vois. Elle est charmante... Si tu veux obtenir quelque chose de lui, fais la cour à sa femme. »
Félix, d’ailleurs, affectait de ne vouloir rien ajouter. Mais, en somme, il m’a laissé entendre que Mme Neigeon avait fait la fortune de son mari et qu’elle continuait de veiller à la prospérité du ménage. Tout Paris lui donnait des amants.
« Et la dame blonde ? ai-je demandé brusquement.
– La dame blonde, a répondu Félix sans se troubler, c’est Mme Gaucheraud.
– Elle est honnête, celle-là ?
– Mais sans doute elle est honnête. »
Il avait pris un air grave, qu’il n’a pu garder ; son sourire a reparu, j’ai même cru lire sur son visage un air de fatuité qui m’a fâché. Les deux femmes s’étaient sans doute aperçues que nous nous occupions d’elles, car elles forçaient leurs rires. Je suis resté seul, une dame ayant emmené Félix ; et j’ai passé la soirée à les comparer l’une à l’autre, blessé et attiré, ne comprenant pas bien, éprouvant cette anxiété d’un homme qui a peur de commettre quelque sottise, en se risquant dans un monde qu’il ne connaît point encore.
– Il est assommant, il ne vient pas, m’a dit ma tante, lorsqu’elle m’a retrouvé dans le même coin de porte. C’est toujours comme ça, d’ailleurs... Enfin, il est minuit à peine, sa femme l’attend encore. »
J’ai fait le tour par la salle à manger, je suis allé me planter à l’autre porte du salon. De cette manière, je me trouvais derrière ces dames. Comme j’arrivais, j’ai entendu Berthe qui appelait son amie Louise. C’est un joli nom, Louise. Elle portait une robe montante, dont la ruche laissait voir seulement, sous son lourd chignon, la ligne blanche de son cou. Cette blancheur discrète m’a paru, un instant, beaucoup plus provocante que le dos entièrement nu de Berthe. Puis, je n’ai plus eu aucun avis, elles étaient adorables toutes les deux, le choix me semblait impossible, dans l’état de trouble où je me trouvais.
Ma tante, cependant, me cherchait partout. Il était une heure.
« Tu as donc changé de porte ? m’a-t-elle dit. Allons, il ne viendra pas : ce Neigeon sauve la France tous les soirs... Je vais toujours te présenter à sa femme, avant qu’elle parte. Et sois aimable, c’est important. »
Sans attendre ma réponse, la comtesse m’avait planté devant Mme Neigeon, en me nommant et en lui contant mes affaires d’une phrase. Je suis resté assez gauche, j’ai trouvé à peine quelques mots. Louise attendait, avec son sourire ; puis, lorsqu’elle a vu que je demeurais court, elle s’est inclinée simplement. Il m’a semblé que Mme Gaucheraud se moquait de moi. Toutes deux s’étaient levées et se retiraient. Dans l’antichambre, où était installé le vestiaire, elles ont eu un accès de gaieté folle. Ce laisser-aller, ces allures garçonnières, cette grâce hardie, n’étonnaient que moi. Les hommes s’écartaient, les saluaient au passage, avec un mélange d’extrême politesse et de camaraderie mondaine qui me stupéfiait.
Félix m’avait offert une place dans sa voiture. Mais je me suis échappé, je voulais être seul ; et je n’ai pas pris de fiacre, heureux de marcher à pied, dans le silence et la solitude des rues. Je me sentais fiévreux, comme à l’approche de quelque grande maladie. Était-ce donc une passion qui poussait en moi ? Pareil aux voyageurs qui payent leur tribut aux climats nouveaux, j’allais être éprouvé par l’air de Paris.