II

C’est cet après-midi que j’ai revu ces dames, au Salon de peinture, qui ouvrait précisément aujourd’hui. Je confesse que je savais devoir les y rencontrer, et que je serais fort en peine pour me prononcer sur la valeur des trois ou quatre mille tableaux, devant lesquels je me suis promené pendant quatre heures. Félix, hier, avait offert de me venir prendre vers midi ; nus devions déjeuner dans un restaurant des Champs-Élysées, puis nous rendre au Salon.

J’ai beaucoup réfléchi, depuis la soirée de la comtesse, mais j’avoue que cela n’a pas amené une grande clarté dans mes idées. Quel étrange monde, que ce monde parisien, si poli et si gâté à la fois ! Je ne suis point un moraliste rigide, je n’en reste pas moins gêné à l’idée des choses énormes que j’ai entendues, entre hommes, dans les coins du salon de ma tante. À écouter les paroles crues, échangées à demi-voix, plus de la moitié des femmes qui étaient là se conduisaient comme des gueuses ; et c’était, sous l’urbanité des conversations et des manières, une brutalité d’appréciation qui les déshabillait toutes, les mères, les filles, salissant les plus honnêtes autant que les plus compromises. Comment savoir la vérité, au milieu de ces histoires risquées, de ces affirmations du premier venu, décidant de la vertu ou de l’impudeur d’une femme ? J’avais d’abord pensé que ma tante, malgré ce que mon père en disait, recevait du bien vilain monde. Mais Félix prétendait qu’il en était ainsi dans presque tous les salons parisiens ; les maîtresses de maison sévères devaient elles-mêmes se montrer tolérantes, sous peine de faire le vide chez elles. Mes premières révoltes s’étaient calmées, je n’avais plus que le besoin sensuel de profiter, moi aussi, de cette facilité du plaisir, de ces jouissances offertes avec une grâce si troublante.

Chaque matin, depuis quatre jours, je ne pouvais m’éveiller, dans mon petit appartement de la rue Laffitte, sans songer à Louise et à Berthe, comme je les nommais familièrement. Il se produisait un singulier phénomène en moi, je finissais par les confondre. J’avais aujourd’hui la certitude que Félix était bien réellement l’amant de Berthe ; mais cela ne me blessait pas, au contraire ; je voyais là un encouragement, une certitude de me faire aimer. Je les associais donc toutes deux : puisqu’elles avaient cédé à d’autres, pourquoi ne me céderaient-elles pas, à moi ? C’était là le continuel sujet d’une rêverie délicieuse, à l’heure de mon lever. Je m’attardais dans mon lit, jouissant de la tiédeur des couvertures, me retournant vingt fois, avec une paresse heureuse des membres. Et j’évitais de rien préciser, car il m’était agréable de rester dans le vague d’un dénouement que j’arrangeais sans cesse à ma guise. Je pouvais ainsi raffiner sur les circonstances qui me livreraient un jour Berthe ou Louise, je ne voulais pas même savoir au juste laquelle. Enfin, je me levais, avec l’absolue conviction que je n’avais qu’à choisir, pour être le maître de l’une ou de l’autre.

Quand nous sommes entrés dans la première salle de l’exposition de peinture, j’ai été surpris de la foule énorme qui s’y étouffait.

« Diable ! a murmuré Félix, nous venons un peu tard. Il va falloir jouer des coudes. »

C’était une foule très mêlée, des artistes, des bourgeois, des gens du monde. Au milieu des paletots mal brossés et des redingotes sombres, il y avait de claires toilettes, ces toilettes printanières si gaies à Paris, avec leurs soies tendres et leurs garnitures vives. Et j’étais surtout ravi par la tranquille assurance des femmes, coupant au plus épais des groupes, sans s’inquiéter de leurs traînes, dont les flots de dentelles finissaient toujours par passer. Elles allaient ainsi, d’un tableau à un autre, du pas dont elles auraient traversé leur salon. Il n’y a que les Parisiennes qui gardent une sérénité de déesses dans les cohues populaires, comme si les paroles entendues, les contacts subis, ne pouvaient monter jusqu’à elles et les salir. J’ai suivi un instant du regard une dame, que Félix m’a dit être la duchesse d’A*** ; elle était accompagnée de ses deux filles, âgées de seize à dix-huit ans ; et toutes trois regardaient sans sourciller une Léda, tandis que, derrière elles, un atelier de jeunes peintres s’égayaient du tableau en termes très libres.

Félix s’est engagé dans les salles de gauche, une enfilade de grandes pièces carrées, où la foule était moins compacte. Un jour blanc tombait des plafonds vitrés, une lumière crue que des vélums de toile tamisaient ; mais la poussière soulevée par le piétinement du monde mettait comme une fumée légère, au-dessus de la houle des têtes. Il fallait que les femmes fussent très jolies, pour résister à cet éclairage, à ce ton uniforme, que les tableaux, aux quatre côtés des murs, tachaient violemment. Là, c’était une bigarrure extraordinaire de couleurs, des rouges, des jaunes, des bleus qui détonnaient, toute une débauche d’arc-en-ciel dans l’or éclatant des cadres. Il commençait à faire très chaud. Des messieurs chauves, au crâne pâli, se promenaient en soufflant, leur chapeau à la main. Tous les visiteurs avaient le nez en l’air. On s’écrasait devant certaines toiles. Il se produisait des courants, des poussées, une débandade de troupeau humain lâché au travers d’un palais. Et, sans relâche, on entendait le roulement continu des pieds sur les parquets, qui accompagnait la clameur sourde et prolongée de ce peuple, grondant comme la mer.

« Tiens ! m’a dit Félix, voilà la grande machine dont on parle tant. »

Cinq rangs de personnes contemplaient la grande machine. Il y avait des femmes avec des binocles, des artistes qui causaient bas, méchamment, un grand monsieur sec en train de prendre des notes. Mais je regardais à peine. Je venais d’apercevoir, dans une salle voisine, accoudées à la barre d’appui, devant la cimaise, deux dames qui examinaient curieusement un petit tableau. Ce n’a été d’abord qu’un éclair : sous les bavolets des chapeaux, j’avais vu d’épaisses tresses noires et tout un ébouriffement de cheveux blonds ; puis, la vision s’en était allée, un flot de foule, des têtes moutonnantes avaient noyé les deux dames. Mais j’aurais juré que c’étaient elles. Au bout de quelques pas, entre les têtes sans cesse en mouvement, j’ai retrouvé tantôt les cheveux blonds, tantôt les tresses noires. Je n’ai rien dit à Félix, je me suis contenté de le conduire dans la salle voisine, en manœuvrant de façon à ce qu’il parut reconnaître ces dames le premier. Les avait-il vues comme moi ? je le croirais, car il m’a jeté un regard oblique, d’une fine ironie.

« Ah ! quelle heureuse rencontre ! » s’est-il écrié en saluant.

Ces dames se sont tournées et ont souri. J’attendais le coup de cette deuxième entrevue. Il a été décisif. Mme Neigeon m’a bouleversé, d’un simple regard de ses yeux noirs, tandis qu’il m’a semblé retrouver une amie dans Mme Gaucheraud. Cette fois, c’était le coup de foudre. Elle avait un petit chapeau jaune, couvert d’une branche de glycine ; et sa robe était de soie mauve, garnie de satin paille, une toilette très voyante et très tendre à la fois. Mais je ne l’ai détaillée que plus tard ; car, à première vue, elle m’est apparue dans du soleil, comme si elle avait fait de la lumière autour d’elle.

Cependant, Félix causait.

« Hein ? rien de fort, disait-il. Je n’ai encore rien vu.

– Mon Dieu ! a déclaré Berthe, c’est comme toutes les années. »

Puis, se retournant vers la cimaise :

« Regardez donc ce petit tableau que Louise a découvert. La robe est d’un réussi ! Mme de Rochetaille en avait une exactement pareille, au dernier bal de l’Élysée.

– Oui, a murmuré Louise ; seulement les ruchés descendaient en carré sur le tablier. »

Elles étudiaient de nouveau la petite toile, qui représentait une dame dans un boudoir, debout devant une cheminée, et lisant une lettre. La peinture m’a semblé très médiocre, mais je me suis senti plein de sympathie pour le peintre.

« Où est-il donc ? a demandé Berthe brusquement, en cherchant autour d’elle. Il nous perd tous les dix pas. »

Elle parlait de son mari.

« Gaucheraud est là-bas, a tranquillement répondu Félix, qui voyait tout le monde. Il regarde ce grand Christ en sucre, cloué sur une croix de pain d’épice. »

En effet, le mari, l’air paisible et désintéressé, faisait pour son compte le tour des salles, les mains derrière le dos. Quand il nous a aperçus, il est venu nous donner une poignée de main ; et il nous a dit de son air gai :

« Avez-vous remarqué ? Il y a là-bas un Christ d’un sentiment religieux vraiment remarquable. »

Ces dames s’étaient remises en marche. Nous les suivions avec Gaucheraud. La présence du mari nous autorisait à les accompagner. On a parlé de M. Neigeon : il allait sans doute venir, s’il sortait assez tôt d’une commission, où il devait faire connaître l’avis du gouvernement, sur une question très importante. Gaucheraud s’était emparé de moi et me comblait d’amitiés. Cela me gênait, car je devais répondre. Félix avait souri, en me poussant légèrement le coude ; mais je n’avais pu comprendre. Et il profitait de ce que j’occupais le gros homme pour marcher en avant avec ces dames. Je saisissais des lambeaux de conversation.

« Alors, vous allez ce soir aux Variétés ?

– Oui, j’ai loué une baignoire. On dit cette pièce drôle... Je vous emmène, Louise. Oh ! je le veux ! »

Et plus loin :

« Voilà la saison finie. Cette ouverture du Salon est la dernière solennité parisienne.

– Vous oubliez les courses.

– Tiens ! j’ai envie d’aller aux courses de Maisons-Laffitte. On m’a dit que c’est très gentil. »

Pendant ce temps, Gaucheraud me parlait du Boquet, une propriété superbe, disait-il, et dont mon père avait doublé la valeur. Je le sentais plein de flatteries. Mais je ne l’écoutais guère, remué jusqu’au fond de mon être, chaque fois qu’en s’arrêtant brusquement devant un tableau, Louise m’effleurait de sa longue traîne. Son cou blanc, sous ses cheveux noirs, était délicat comme celui d’une enfant. D’ailleurs, elle gardait son allure garçonnière, ce qui me fâchait un peu. On la saluait beaucoup, et elle riait, et elle occupait les gens par les éclats de sa gaieté et les courses vives de ses jupes. Deux ou trois fois, elle s’était retournée pour me regarder fixement. Je marchais dans un rêve, je ne saurais dire combien d’heures je l’ai suivie de la sorte, étourdi par les paroles de Gaucheraud, aveuglé par les lieues de peinture qui se déroulaient à droite et à gauche. J’ai seulement conscience que, vers la fin, on mâchait de la poussière dans les salles, et que je ressentais une horrible fatigue, tandis que les femmes tenaient bon, souriantes.

À six heures, Félix m’a emmené dîner. Puis, au dessert :

« Je te remercie, m’a-t-il dit tout d’un coup.

– De quoi donc ? ai-je demandé, très surpris.

– Mais de ta délicatesse à ne pas faire la cour à Mme Gaucheraud. Alors, tu préfères les brunes ? »

Je n’ai pu m’empêcher de rougir. Il s’est hâté d’ajouter :

« Je ne veux pas de tes confidences. Au contraire, tu as dû remarquer que je m’abstenais d’intervenir. J’estime qu’il faut faire seul son apprentissage de la vie. »

Il ne riait plus, il était sérieux et amical.

« Alors, tu crois qu’elle pourra m’aimer ? ai-je dit, sans oser nommer Louise.

– Moi ! a-t-il répondu, je n’en sais rien du tout. Fais ce qu’il te plaira. Tu verras bien de quelle manière tourneront les choses. »

J’ai regardé cela comme un encouragement. Félix avait repris son ton ironique ; et, légèrement, en manière de plaisanterie, il prétendait que Gaucheraud aurait voulu me voir tomber amoureux de sa femme.

« Oh ! tu ne connais pas le bonhomme, tu n’as pas compris pourquoi il se jetait si fort à ton cou. L’influence de son oncle baisse dans ton arrondissement, et s’il était obligé de se représenter devant ses électeurs, il serait bien aise de pouvoir compter sur ton père... Dame ! j’avais peur, tu comprends, du moment où tu peux lui être utile ; tandis que moi, aujourd’hui, il m’a usé.

– Mais c’est abominable ! me suis-je écrié.

– Pourquoi donc abominable ? a-t-il repris d’un air si tranquille, que je n’ai pu savoir s’il se moquait. Quand une femme doit avoir des amis, autant que ces amis soient utiles au ménage. »

En sortant de table, Félix a parlé d’aller aux Variétés. J’avais vu la pièce l’avant-veille ; mais j’ai menti, j’ai témoigné un vif désir de la connaître. Et quelle charmante soirée ! Ces dames étaient justement dans une baignoire voisine de nos fauteuils. En tournant la tête, je pouvais suivre sur le visage de Louise le plaisir qu’elle prenait aux plaisanteries des acteurs. J’avais trouvé ces plaisanteries ineptes, deux jours auparavant. Mais elles ne me blessaient plus, j’y goûtais au contraire une jouissance, parce qu’elles me semblaient mettre une sorte de complicité galante entre Louise et moi. La pièce était leste, et elle riait surtout des mots risqués. Il suffisait qu’elle fût dans une baignoire, cela devenait une débauche permise. Quand nos yeux se rencontraient au milieu d’un éclat de rire, elle ne baissait pas la tête. Rien ne m’a paru d’une perversion plus raffinée, je me disais que trois heures passées ainsi, dans cette communauté de gaillardises, devaient fort avancer mes affaires. D’ailleurs, toute la salle s’amusait, beaucoup de femmes, au balcon, ne jouaient même pas de l’éventail.

Pendant un entracte, nous sommes allés saluer ces dames. Gaucheraud venait de sortir, nous avons pu nous asseoir. La baignoire était sombre, je sentais Louise près de moi. Ses jupes ont débordé, à un mouvement qu’elle a fait, et m’ont couvert les genoux. J’ai emporté la sensation de ce frôlement, comme un premier aveu muet, qui nous liait l’un à l’autre.

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