Ceci est le dénouement de l’aventure. Oh ! quelle leçon ! Mais tâchons de conter les choses froidement.
Dimanche, M. Neigeon a été nommé conseiller général. Après le dépouillement du scrutin, il est devenu évident que, sans notre appui, le candidat échouait. Mon père, qui, lui, a vu M. Neigeon, m’a laissé entendre qu’un homme si absolument médiocre n’était pas à craindre ; d’ailleurs, il s’agissait de battre le candidat radical. Le soir, après le dîner, le vieil homme s’est réveillé chez mon père, et il s’est contenté de me dire :
« Tout cela n’est pas bien propre. Mais ils m’ont tous répété que je travaillais pour toi... Enfin, fais ce que tu dois faire. Moi, je n’ai qu’à m’en aller, car je ne comprends plus. »
Le lundi et le mardi, j’ai hésité à me rendre aux Mûreaux. Il me semblait qu’il y avait quelque brutalité, à aller si vite chercher des remerciements. D’ailleurs, les enfants ne me gênaient plus. Je m’étais raisonné, en me prouvant que Louise était aussi peu mère que possible. Ne disait-on pas, dans ma province, que les Parisiennes ne sacrifiaient jamais un plaisir à leurs enfants, et qu’elles abandonnaient ceux-ci aux domestiques, pour être libres ? Hier, mercredi, tous mes scrupules ont donc disparu. L’impatience me dévorait. Je suis parti en guerre, dès huit heures.
Mon projet était d’arriver aux Mûreaux comme la première fois, le matin, et de trouver Louise seule, à son lever. Mais, quand je suis descendu de cheval, un domestique m’a dit que Madame n’était pas encore sortie de sa chambre, sans m’offrir d’ailleurs d’aller la prévenir. J’ai répondu que j’attendrais.
Et j’ai attendu en effet deux grandes heures. Je ne sais plus combien de fois j’ai fait le tour du parterre. De temps à autre, je levais les yeux vers les fenêtres du premier étage ; mais les persiennes en restaient hermétiquement closes. Las et énervé de cette promenade prolongée, j’ai fini par aller m’asseoir sous le berceau de volubilis. Ce matin-là, le temps était couvert, le soleil ne glissait pas en poussière d’or entre les feuilles. Il faisait presque nuit, dans ces verdures. Je réfléchissais, je me disais que je devais jouer le tout pour le tout. Ma conviction était que, si j’hésitais de nouveau, Louise ne serait jamais à moi. Je m’encourageais, j’évoquais ce qui me l’avait fait juger complaisante et facile. Mon plan était simple, et je le mûrissais : dès que je me trouverais seul avec elle, je lui prendrais les mains, j’affecterais d’être troublé, afin de ne pas trop l’effaroucher d’abord ; puis, je lui baiserais le cou, et le reste allait tout seul. Pour la dixième fois, je perfectionnais mon plan, lorsque tout d’un coup Louise a paru.
« Où vous cachez-vous donc ? disait-elle gaiement, en me cherchant dans l’obscurité. Ah ! vous êtes là ! Il y a dix minutes que je cours après vous... Je vous demande pardon de vous avoir fait attendre. »
Je lui ai répondu, la gorge un peu serrée, que l’attente n’avait rien d’ennuyeux, lorsqu’on songeait à elle.
« Je vous avais averti, a-t-elle repris sans paraître s’arrêter à cette fadeur, je ne suis campagnarde que la première semaine. Maintenant, me voilà redevenue parisienne, je ne puis plus quitter mon lit. »
Elle était restée à l’entrée du berceau, comme si elle n’eût pas voulu se risquer dans le noir des feuilles.
« Eh bien ! vous ne venez pas ? a-t-elle fini par me demander. Nous avons à causer.
– Mais on est très bien là, ai-je dit, la voix frémissante. Nous pouvons causer sur ce banc. »
Elle a eu encore une hésitation d’une seconde. Puis, bravement :
« Comme vous voudrez. C’est qu’il fait si noir ! Il est vrai que les paroles n’ont pas de couleur. »
Et elle s’est assise près de moi. Je me sentais défaillir. L’heure était donc arrivée ! Encore une minute, et je lui prenais les mains. Cependant, toujours très à l’aise elle continuait à parler de sa voix claire, qu’aucune émotion n’altérait.
« Je ne vous remercierai pas en phrases toutes faites. Vous nous avez donné là un bon coup d’épaule, sans lequel nous restions sur le carreau... »
J’étais hors d’état de l’interrompre. Je tremblais, je m’exhortais à l’audace.
« D’ailleurs, entre nous, les mots sont inutiles, avait-elle repris. Vous savez, nous avons conclu un marché... »
Elle riait en disant cela. Ce rire m’a décidé brusquement. Je lui ai saisi les mains, et elle ne les a pas retirées. Je les sentais toutes petites et toutes tièdes dans les miennes. Elle les abandonnait amicalement, familièrement, tandis qu’elle répétait :
« Oui, n’est-ce pas ? c’est à moi de m’exécuter maintenant. »
Alors, j’ai osé la brutaliser, lui tirer les mains pour les poser sur mes lèvres. L’ombre avait augmenté, un nuage devait passer sur nos têtes ; l’odeur forte des herbes me grisait, dans ce trou de feuillage. Mais, avant que mes lèvres se soient posées sur sa peau, elle s’est dégagée avec une force nerveuse que je n’aurais pas soupçonnée, et à son tour elle m’a pris rudement par les poignets. Elle me maintenait, sans colère, la voix toujours calme, un peu grondante pourtant.
« Voyons, ne faites pas d’enfantillages, a-t-elle dit. Voilà ce que je craignais. Me permettez-vous de vous donner une leçon, pendant que je vous tiens là, dans un petit coin ? »
Elle avait la sévérité souriante d’une mère qui réprimande un gamin.
« Dès le premier jour, j’ai bien compris. On vous a conté des horreurs sur mon compte, n’est-ce pas ?... Vous avez espéré des choses, et je vous excuse, car vous ne savez rien de notre monde, vous êtes tombé à Paris avec les idées de ce pays de loups... Puis, vous vous dites encore que c’est un peu de ma faute, si vous vous êtes trompé. J’aurais dû vous arrêter, vous vous seriez retiré sur un mot de moi. C’est vrai, je n’ai pas prononcé ce mot, je vous ai laissé aller, vous devez me regarder comme une abominable coquette... Savez-vous pourquoi je n’ai pas dit ce mot ? »
J’ai balbutié. L’étonnement de cette scène me paralysait. Elle me serrait les poignets davantage, elle me secouait, me parlant de si près, que je sentais son souffle sur mon visage.
« Je ne l’ai pas dit, parce que vous m’intéressiez et que je voulais vous donner cette leçon... Vous ne comprenez pas encore, mais vous réfléchirez et vous devinerez. On nous calomnie beaucoup. Nous faisons peut-être tout ce qu’il faut pour cela. Seulement, vous le voyez, il y en a qui sont honnêtes, même parmi celles qui paraissent les plus folles et les plus compromises... Tout cela est très délicat. Je vous répète que vous réfléchirez et que vous comprendrez.
– Lâchez-moi, ai-je murmuré tout confus.
– Non, je ne vous lâcherai pas... Demandez-moi pardon, si vous voulez que je vous lâche. »
Et, malgré son ton de plaisanterie, j’ai senti qu’elle s’irritait, que des larmes de colère montaient à ses yeux, sous l’affront que je lui avais fait. Un sentiment d’estime, un véritable respect pour cette femme si charmante et si forte, grandissaient en moi. Sa grâce d’amazone à porter vertueusement l’imbécillité de son mari, son mélange de coquetterie et de rigueur, son dédain des mauvais propos et son rôle d’homme dans le ménage, caché sous l’étourderie de sa conduite, en faisaient une figure très complexe, qui m’emplissait d’admiration.
« Pardon ! » ai-je dit humblement.
Elle m’a lâché. Je me suis levé aussitôt, tandis qu’elle restait tranquille sur le banc, ne craignant plus rien de l’obscurité, ni de l’odeur troublante des feuillages. Elle a repris sa voix gaie, en disant :
« Maintenant, je reviens à notre marché. Comme je suis très honnête, je paie mes dettes... Tenez, voici votre nomination de secrétaire d’ambassade. Je l’ai reçue hier soir. »
Et, voyant que j’hésitais à prendre l’enveloppe qu’elle me tendait :
« Mais, s’est-elle écriée avec une pointe d’ironie, il me semble qu’à présent vous pouvez bien être l’obligé de mon mari. »
Tel a été le dénouement de ma première aventure. Lorsque nous sommes sortis du berceau, Félix se trouvait sur la terrasse, avec Gaucheraud et Berthe. Il a pincé les lèvres, en me voyant venir, ma nomination à la main. Sans doute il était au courant de tout, et il se moquait de moi. Je l’ai pris à l’écart pour lui reprocher amèrement de m’avoir laissé commettre une pareille faute ; mais il m’a répondu que l’expérience seule formait la jeunesse ; et, comme je lui désignais d’un signe Berthe qui marchait devant nous, l’interrogeant aussi sur celle-là, il a eu un haussement d’épaules, d’une signification fort claire. Les choses étant ainsi, je dois avouer que, malgré tout, je ne comprends pas encore très bien l’étrange morale du monde, où les femmes les plus honnêtes montrent des complaisances singulières.
Ce qui m’a donné le dernier coup, ç’a été d’apprendre par Gaucheraud lui-même que mon père les avait invités, lui et sa femme, à venir passer trois jours au Boquet. Félix s’était remis à sourire, en nous annonçant qu’il rentrait à Paris le lendemain.
Alors, je me suis sauvé, j’ai prétexté que j’avais formellement promis à mon père d’être de retour pour l’heure du déjeuner. J’étais déjà au bout de l’avenue, lorsque j’ai aperçu un monsieur dans un cabriolet. Ce devait être M. Neigeon. Ma foi ! j’aime mieux l’avoir manqué encore. C’est dimanche que Gaucheraud et sa femme viennent s’installer au Boquet. Quelle corvée !