IV

Je reviens des Mûreaux, et mon esprit est si plein de pensées contradictoires, que moi-même j’ai le besoin de me raconter la journée que je viens de passer près de Louise, pour tâcher de me faire une opinion nette.

Bien que les Mûreaux ne soient qu’à deux lieues du Boquet, je connaissais peu ce coin de notre pays. Nos chasses sont du côté de Gommerville, et comme on fait un assez long détour pour traverser la petite rivière du Béage, je n’étais pas allé par là dix fois en ma vie. Le coteau est pourtant délicieux, avec sa route qui monte, bordée de grands noyers. Puis, sur le plateau, on redescend, et les Mûreaux se trouvent à l’entrée d’un vallon, dont les pentes se resserrent bientôt en une gorge étroite. L’habitation, une maison carrée du dix-septième siècle, n’a pas grande importance ; mais le parc est magnifique, avec ses larges pelouses et le bout de forêt qui le termine, si inextricable, que les allées elles-mêmes ont été envahies par les branches.

Quand je suis arrivé à cheval, deux grands chiens m’ont accueilli par des aboiements et des bonds prolongés. Au bout de l’avenue, j’avais aperçu une tache blanche. C’était Louise, en robe claire, en chapeau de paille. Elle n’est pas descendue à ma rencontre, elle est restée immobile et souriante, sur le vaste perron qui monte au vestibule. Il était au plus neuf heures.

« Ah ! que vous êtes charmant ! m’a-t-elle crié. Vous êtes matinal au moins, vous !... Comme vous voyez, je suis encore la seule levée au château. »

Je l’ai complimentée de ce beau courage de Parisienne. Mais elle a ajouté en riant :

« Il est vrai que je ne suis ici que depuis cinq jours. Je me lèverais avec les poules, les premiers matins... Seulement, dès la seconde semaine, je reprends petit à petit mes habitudes de paresseuse, je finis par descendre à dix heures, comme à Paris... Enfin, ce matin, je suis encore une campagnarde. »

Jamais je ne l’avais vue si ravissante. Dans sa hâte à quitter sa chambre, elle avait noué négligemment ses cheveux, elle s’était enveloppée dans le premier peignoir venu ; et, toute fraîche, les yeux humides de sommeil, elle redevenait enfant. De petites mèches s’envolaient sur son cou. J’apercevais ses bras nus jusqu’aux coudes, lorsque ses larges manches s’entrouvraient.

« Vous ne savez pas où j’allais ? a-t-elle repris. Eh bien ! j’allais voir, sur ce berceau là-bas, un rideau de volubilis, qui, paraît-il, est merveilleux, quand le soleil n’a pas encore fermé les fleurs. C’est le jardinier qui m’a dit ça ; et, comme j’ai manqué mes volubilis hier, je ne veux pas les rater aujourd’hui... Vous m’accompagnez, n’est-ce pas ? »

J’avais grande envie de lui offrir mon bras, mais j’ai compris que ce serait ridicule. Elle courait comme une pensionnaire échappée. Arrivée au berceau, elle a eu un cri d’admiration. Toute une draperie de volubilis pendait de haut, une pluie de clochettes emperlées de rosée et dont les teintes délicates allaient du rose vif au violet et au bleu pâles. On aurait dit une de ces fantaisies des albums japonais, d’une grâce et d’une étrangeté exquises.

« Voilà la récompense, quand on se lève matin », disait Louise gaiement.

Puis, elle s’est assise sous le berceau, et je me suis permis de me mettre près d’elle, en voyant qu’elle reculait sa jupe pour me faire une petite place. J’étais très ému, parce qu’il me venait la pensée de brusquer les choses, en la prenant à la taille et en la baisant sur le cou. Je sentais bien que c’était là une brutalité de sous-lieutenant forçant la vertu d’une chambrière. Mais je ne trouvais rien autre chose, et cette idée m’obsédait, tournait à une sorte de besoin physique. Je ne sais si Louise a compris ce qui se passait en moi : elle ne s’est pas levée ; seulement, elle a pris un air grave.

« D’abord, causons de nos affaires, voulez-vous ? » m’a-t-elle dit.

Mes oreilles bourdonnaient, je me suis efforcé de l’écouter. Il faisait sombre et un peu froid, sous le berceau. Le soleil trouait le feuillage des volubilis de minces fusées d’or ; et, sur le peignoir blanc de Louise, c’était comme des mouches d’or, des insectes d’or qui se posaient.

« Où en sommes-nous ? » m’a-t-elle demandé, d’un air de complice.

Alors, je lui ai raconté l’étrange revirement que je venais de remarquer chez mon père. Lui qui, pendant dix ans, s’était emporté contre le nouvel état de choses, en me défendant de jamais servir la République, m’avait laissé entendre, dès le soir de mon arrivée, qu’un garçon de mon âge se devait à son pays. Je soupçonnais ma tante de cette conversion. On devait avoir lâché des femmes sur lui. Louise souriait, en m’écoutant. Elle finit par dire :

« J’ai rencontré M. de Vaugelade, il y a trois jours, dans un château voisin, où je me trouvais en visite... Nous avons causé. »

Puis, elle a ajouté vivement :

« Vous savez que cette élection au conseil général a lieu dimanche. Vous allez vous mettre en campagne tout de suite... Avec votre père, le succès de mon mari est certain.

– M. Neigeon est ici ? ai-je demandé après une hésitation.

– Oui, il est arrivé hier soir... Mais vous ne le verrez pas ce matin, car il est reparti du côté de Gommerville, pour déjeuner chez un propriétaire de ses amis, qui a une grande influence. »

Elle s’était levée, je suis resté assis un instant encore, regrettant décidément de ne pas lui avoir baisé le cou. Jamais je ne retrouverais un petit coin si noir, à cette heure matinale, lorsqu’elle était au saut du lit, à peine habillée. Maintenant, il était trop tard ; et j’ai si bien senti que j’allais la faire rire en tombant à ses pieds sur la terre humide, que j’ai remis ma déclaration à un moment plus favorable.

D’ailleurs, au bout de l’allée, je venais d’apercevoir la silhouette épaisse de Gaucheraud. En nous voyant sortir du bosquet, Louise et moi, il a eu un petit ricanement. Puis, il s’est extasié sur notre courage à nous lever si matin. Lui, descendait à peine.

« Et Berthe ? lui a demandé Louise, a-t-elle passé une bonne nuit ?

– Ma foi, je n’en sais rien, a-t-il répondu. Je ne l’ai pas vue encore. »

Et, s’apercevant de mon étonnement, il a expliqué que sa femme avait la migraine pour la journée, lorsqu’on entrait chez elle le matin. Ils avaient deux chambres ; cela était plus commode, à la campagne surtout. Il a conclu tranquillement, en disant sans rire :

« Ma femme adore coucher seule. »

Nous traversions alors la terrasse qui domine le parc, et je n’ai pu m’empêcher de penser aux histoires gaillardes qu’on raconte sur la vie de château. Il me plaisait de rêver un coin d’élégante débauche, des amants marchant pieds nus et sans chandelle le long des corridors, allant rejoindre des dames dans des chambres discrètes, dont les portes restaient entrebâillées. C’étaient là des régals de Parisiennes perverses, promptes à profiter des libertés de la campagne, qui donnaient un regain de vivacité à leur liaison près de se rompre. Et, tout d’un coup, j’ai eu la conviction que mon rêve était une réalité, en voyant sortir du vestibule Berthe et mon ami Félix, l’un et l’autre nonchalants, comme brisés, malgré la grasse nuit qu’ils venaient de dormir.

« Vous n’êtes pas souffrante ? a demandé obligeamment Louise à son amie.

– Non, merci. Seulement, vous savez, le changement, ça vous rend toute nerveuse... Et puis, au petit jour, il y a des oiseaux qui ont fait un bruit ! »

J’avais serré la main de Félix. Et, je ne sais pourquoi, au sourire que les deux femmes ont échangé, tandis que Gaucheraud sifflotait, le dos arrondi et complaisant, il m’est venu la pensée que Louise n’ignorait rien de ce qui se passait chez elle. Elle devait entendre la nuit ces pas d’homme le long des corridors, ces portes ouvertes et refermées avec des lenteurs sages, ces souffles d’amour sortant des alcôves noires et courant dans les murs. Ah ! pourquoi ne lui avais-je pas baisé le cou, sous le berceau ! Puisqu’elle tolérait ces choses, elle ne se serait pas fâchée. Je calculais déjà par quelle ouverture de la maison je pourrais entrer, lorsque je viendrais la nuit, pour monter chez elle. Il y avait une fenêtre basse, à gauche du vestibule, qui me semblait excellente.

On déjeunait à onze heures. Après le déjeuner, Gaucheraud a disparu pour faire la sieste. Il s’était ouvert à moi, en me confiant qu’il craignait de ne pas être réélu, aux futures élections, et en ajoutant qu’il comptait résider trois semaines dans l’arrondissement, afin d’y gagner des sympathies. Aussi, après être descendu chez son oncle, avait-il voulu passer quelques jours aux Mûreaux, désireux de montrer à tout le pays qu’il était au mieux avec les Neigeon ; cela, pensait-il, devait lui faire gagner des voix. J’ai compris qu’il éprouvait la grande envie d’être également invité chez mon père. Le malheur était que je paraissais ne pas aimer les blondes.

J’ai passé, en compagnie de ces dames et de Félix, une après-midi très gaie. Cette vie de château, ces grâces parisiennes qui s’ébattent au grand air, dans les premiers soleils de l’été, sont vraiment charmantes. C’est le salon élargi et continué sur les pelouses ; non plus le salon d’hiver où l’on est parqué un peu à l’étroit, où les femmes décolletées jouent de l’éventail, au milieu des habits noirs debout le long des murs ; mais un salon en vacances, les femmes vêtues de clair courant librement dans les allées, les hommes en veston osant se montrer bons enfants, un abandon de l’étiquette mondaine, une familiarité qui exclut l’ennui des conversations toutes faites. Je dois confesser cependant que les allures de ces dames continuaient à me surprendre, moi grandi en province parmi des dévotes. Louise, après le déjeuner, comme nous prenions le café sur la terrasse, s’est permis une cigarette. Berthe lâchait des mots d’argot, naturellement. Plus tard, toutes deux ont disparu, avec un grand bruit de jupes, riant au loin, s’appelant, pleines d’une étourderie qui me troublait. C’est sot à avouer, mais ces façons, nouvelles pour moi, me faisaient espérer de la part de Louise un rendez-vous pour une nuit très prochaine. Félix fumait des cigares, paisiblement. Je le surprenais parfois à me regarder de son air railleur.

À quatre heures et demie, j’ai parlé de m’en aller. Louise s’est récriée aussitôt.

« Non, non, vous ne partez pas. Je vous garde à dîner... Mon mari va rentrer sûrement. Vous le verrez enfin. Il faut pourtant que je vous présente à lui. »

Je lui ai expliqué que mon père m’attendait. Il y avait, au Boquet, un dîner auquel je me trouvais forcé d’assister. J’ai ajouté en riant :

« C’est un dîner électoral, je vais travailler pour vous.

– Oh ! alors, a-t-elle dit, partez vite... Et, vous savez, si vous réussissez, venez chercher votre récompense. »

Il m’a semblé qu’elle rougissait en disant cela. Voulait-elle seulement parler du poste diplomatique que mon père me presse d’accepter ? J’ai cru pouvoir prêter un sens plus tendre à ses paroles, j’ai pris sans doute un air si insupportablement fat, que je l’ai vue une seconde fois devenir grave, avec ce pli des lèvres qui lui donne une expression de mécontentement hautain.

D’ailleurs, je n’ai pas eu le temps de réfléchir à ce brusque changement de physionomie. Comme je partais, une légère voiture s’est arrêtée devant le perron. Je croyais déjà au retour du mari. Mais il n’y avait, dans la voiture, que deux enfants, une petite fille de cinq ans environ et un petit garçon de quatre, accompagnés par une femme de chambre. Ils tendaient les bras, ils riaient ; et, dès qu’ils ont pu sauter à terre, ils ont couru se jeter dans les jupes de Louise. Elle les baisait sur les cheveux.

« À qui sont ces beaux enfants ? ai-je demandé.

– Mais ils sont à moi ! » m’a-t-elle répondu, d’un air de surprise.

À elle ! Je ne saurais exprimer le coup que cette simple parole m’a porté. Il m’a semblé que, brusquement, elle m’échappait, que ces petits êtres-là creusaient de leurs mains faibles un fossé infranchissable entre elle et moi. Comment ! elle avait des enfants, et je n’en savais rien ! Je n’ai pu retenir ce cri brutal :

« Vous avez des enfants !

– Sans doute, a-t-elle dit tranquillement. Ils sont allés voir leur marraine, ce matin, à deux lieues d’ici... Permettez-moi de vous les présenter : M. Lucien, Mlle Marguerite. »

Les petits me souriaient. Je devais avoir l’air stupide. Non, je ne pouvais m’habituer à l’idée qu’elle était mère. Cela dérangeait toutes mes idées. Je suis parti, la tête bourdonnante, et à cette heure encore je ne sais que penser. Je vois Louise sous le berceau de volubilis, et je la vois baisant les cheveux de Lucien et de Marguerite. Décidément, ces Parisiennes sont trop compliquées pour un provincial de mon espèce. Il faut que je dorme. Je tâcherai de comprendre demain.

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