Le Château est à six lieues de Tours. Du Mesnil-Rouge, j’en vois les toits d’ardoise, noyés dans les verdures du parc. On le nomme le Château de la Belle-au-Bois-dormant, parce qu’il fut jadis habité par un seigneur qui faillit y épouser une de ses fermières. La chère enfant y vécut cloîtrée, et je crois que son ombre y revient. Jamais pierres n’ont eu une telle senteur d’amour.
La Belle qui y dort aujourd’hui est la vieille comtesse de M***, une tante d’Adeline. Il y a trente ans qu’elle doit venir passer un hiver à Paris. Ses nièces et ses neveux lui donnent chacun une quinzaine, à la belle saison. Adeline est très ponctuelle. D’ailleurs, elle aime le Château, une ruine légendaire que les pluies et les vents émiettent, au milieu d’une forêt vierge.
La vieille comtesse a formellement recommandé de ne toucher ni aux plafonds qui se lézardent, ni aux branches folles qui barrent les allées. Elle est heureuse de ce mur de feuilles qui s’épaissit là, chaque printemps, et elle dit, d’ordinaire, que la maison est encore plus solide qu’elle. La vérité est que toute une aile est par terre. Ces aimables retraites, bâties sous Louis XV, étaient, comme les amours du temps, un déjeuner de soleil. Les plâtres se sont fendus, les planchers ont cédé, la mousse a verdi jusqu’aux alcôves. Toute l’humidité du parc a mis là une fraîcheur où passe encore l’odeur musquée des tendresses d’autrefois.
Le parc menace d’entrer dans la maison. Des arbres ont poussé au pied des perrons, dans les fentes des marches. Il n’y a plus que la grande allée qui soit carrossable ; encore faut-il que le cocher conduise ses bêtes à la main. À droite, à gauche, les taillis restent vierges, creusés de rares sentiers, noirs d’ombre, où l’on avance, les mains tendues, écartant les herbes. Et les troncs abattus font des impasses de ces bouts de chemins, tandis que les clairières rétrécies ressemblent à des puits ouverts sur le bleu du ciel. La mousse pend des branches, les douces-amères tendent des rideaux sous les futaies ; des pullulements d’insectes, des bourdonnements d’oiseaux qu’on ne voit pas, donnent une étrange vie à cette énormité de feuillages. J’ai eu souvent de petits frissons de peur, en allant rendre visite à la comtesse ; les taillis me soufflaient sur la nuque des haleines inquiétantes.
Mais il y a surtout un coin délicieux et troublant, dans le parc : c’est à gauche du Château, au bout d’un parterre, où il ne pousse plus que des coquelicots aussi grands que moi. Sous un bouquet d’arbres, une grotte se creuse, s’enfonçant au milieu d’une draperie de lierre, dont les bouts traînent jusque dans l’herbe. La grotte, envahie, obstruée, n’est plus qu’un trou noir, au fond duquel on aperçoit la blancheur d’un Amour de plâtre, souriant, un doigt sur la bouche. Le pauvre Amour est manchot, et il a, sur l’œil droit, une tache de mousse qui le rend borgne. Il semble garder, avec son sourire pâle d’infirme, quelque amoureuse dame morte depuis un siècle.
Une eau vive, qui sort de la grotte, s’étale en large nappe au milieu de la clairière ; puis, elle s’échappe par un ruisseau perdu sous les feuilles. C’est un bassin naturel, au fond de sable, dans lequel les grands arbres se regardent ; le trou bleu du ciel fait une tache bleue au centre du bassin. Des joncs ont grandi, des nénuphars ont élargi leurs feuilles rondes. On n’entend, dans le jour verdâtre de ce puits de verdure, qui semble s’ouvrir en haut et en bas sur le lac du grand air, que la chanson de l’eau, tombant éternellement, d’un air de lassitude douce. De longues mouches d’eau patinent dans un coin. Un pinson vient boire, avec des mines délicates, craignant de se mouiller les pattes. Un frisson brusque des feuilles donne à la mare une pâmoison de vierge dont les paupières battent. Et, du noir de la grotte, l’Amour de plâtre commande le silence, le repos, toutes les discrétions des eaux et des bois, à ce coin voluptueux de nature.