Préface à la première édition française

L’effort est remarquable en France, depuis la fin de la guerre, pour connaître l’art étranger. Après le blocus de la pensée nationale et son régime de restrictions, la faim s’est réveillée plus vive, et, les frontières rouvertes, elle a accepté de toutes mains, les aliments. Cette jeune vie vorace, qui renaît, est un heureux symptôme, qui rappelle l’ardente curiosité européenne de la génération française d’il y a un siècle, celle de 1820 à 1880, qui se réunissait autour du Globe et désignait Ampère pour saluer Goethe à Weimar. Il faut s’en féliciter, mais il faut se hâter d’en jouir et savoir mettre le moment à profit. Le moment est bref. Il est de règle qu’après s’être dispersé au-dehors l’esprit se concentre de nouveau en sa maison fermée. Tâchons qu’il ait, avant, fait provision des meilleurs fruits de la pensée du monde !

Or c’est là qu’est le danger. L’esprit ne sait pas toujours choisir. La pensée étrangère a un cuisant désir, malgré les critiques qu’elle en fait, des suffrages de la France. Le jugement de Paris est revêtu d’un traditionnel pouvoir de consécration. Aussi, à peine les portes entrebâillées par la paix, se sont rués en France, avec quelques vrais artistes, quantité de commis voyageurs de l’art étranger. Il en est résulté de fâcheuses méprises. Les plus prompts et les plus bruyants ont accaparé les premières places ; et l’on a pu craindre qu’ils ne gardassent toute la table. Certains des artistes les plus probes et les plus recueillis, ayant le dégoût de ces exhibitions de salons et de banquets, sont restés à l’écart et, s’oubliant eux-mêmes, ont été oubliés. Le plus paradoxal était que, tandis que Paris faisait fête à tels écrivains allemands qui avaient participé à tous les égarements de la fureur nationaliste contre la France, les vrais amis de la France, ceux qui avaient été pendant la guerre les fidèles gardiens de l’esprit européen, ont été – à une ou deux exceptions près – systématiquement laissés de côté.

Ainsi, l’un des plus purs artistes d’Allemagne, un poète et un nouvelliste de la lignée des Goethe et des Gottfried Keller, Hermann Hesse, n’a commencé que d’hier à se faire place en France. Trop éternel en la sérénité de sa forme et de sa pensée pour n’être pas dédaigné par les modes du jour ; et trop dédaigneux d’elles pour ne point se passer de leurs suffrages grossiers, dans son ascétique et noble retraite de Montagnola.

Ainsi, également, il a fallu attendre sept ans après la paix pour que paraisse en librairie française, grâce au goût éclairé des directeurs de la maison Stock, la première œuvre du grand écrivain autrichien, qui représente, dans les lettres allemandes, avec le plus d’éclat et une fidélité constante, l’esprit européen, les plus hautes traditions d’art et d’intelligence de la vieille Allemagne, celle dont la basilique est la sainte Weimar.

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C’est pour moi un devoir fraternel de présenter au public français Stefan Zweig. À vrai dire, je l’ai déjà fait, dans mon livre de guerre – de paix pendant la guerre – Les Précurseurs, à propos de son beau drame, Jeremias, symbole de l’éternelle tragédie de l’humanité crucifiant les prophètes qui veulent la sauver : Vox clamantis in deserto.

Et il importe que la France n’oublie point tout ce que Stefan Zweig a été pour elle, pour son art : le parfait traducteur et critique, qui répandit en Allemagne les poèmes de Baudelaire, Rimbaud, Samain, Marceline Desbordes-Valmore, l’œuvre entière de Verhaeren, qui lui doit son rayonnement dans toute l’Europe centrale – le compagnon, pendant la guerre, de l’auteur de Jean-Christophe et de Clerambault – celui en qui s’est incarnée, aux jours les plus sombres de la tourmente européenne, quand tout semblait détruit, la foi inaltérable en la communauté intellectuelle de l’Europe, la grande Amitié de l’Esprit, qui ne connaît pas de frontières.

Mais Stefan Zweig n’est pas de ces écrivains qui n’ont été soulevés au-dessus du niveau que par les flots de la guerre et par l’effort désespéré pour réagir contre elle. Il est l’artiste-né, chez qui l’activité créatrice est indépendante de la guerre et de la paix et de toutes les conditions extérieures, celui qui existe pour créer : le poète, au sens goethéen. Celui pour qui la vie est la substance de l’art ; et l’art est le regard qui plonge au cœur de la vie. Il ne dépend de rien, et rien ne lui est étranger : aucune forme de l’art, aucune forme de la vie.

Poète, et déjà illustre dès l’adolescence, essayiste, critique, dramaturge, romancier, il a touché toutes les cordes, en maître.

Le trait le plus frappant de sa personnalité d’artiste est la passion de connaître, la curiosité sans relâche et jamais apaisée, ce démon de voir et de savoir et de vivre toutes les vies, qui a fait de lui un Fliegender Holländer, un pèlerin, passionné et toujours en voyage, parcourant tous les champs de la civilisation, observant et notant, écrivant ses œuvres les plus intimes dans des hôtels de passage, dévorant tous les livres et de tous les pays, raflant les autographes, dont il a rassemblé, en sa belle demeure sur la colline abrupte qui domine la ville de Mozart, une collection magnifique, dans sa fièvre de découvrir le secret des grands hommes, des grandes passions, des grandes créations, ce qu’ils taisent au public, ce qu’ils n’ont pas avoué – l’amoureux indiscret et pieux du génie, qui force son mystère, mais afin de mieux l’aimer –, le poète armé de la clef redoutable du DrFreud, dont il fut l’admirateur et l’ami de la première heure, à qui il a dédié son plus grand livre de critique : Le Combat avec le Démon –, le chasseur d’âmes. Mais celles qu’il prend, il les prend vivantes, il ne les tue point. À pas feutrés, il erre à l’orée des bois : et, tout en feuilletant un beau livre, il écoute, il guette, le cœur battant, les bruits d’ailes, les branches froissées, le gibier qui rentre au nid et au terrier ; et sa vie est mêlée à celle de la forêt…

On a dit que la sympathie est la clef de la connaissance. Cela est vrai pour Zweig. Et vrai, aussi, le contraire : que la connaissance est la clef de la sympathie. Il aime par l’intelligence. Il comprend par le cœur. Et les deux mêlés ensemble font que chez lui, comme chez le personnage d’une des nouvelles qu’on va lire, l’ardente curiosité psychologique a tous les caractères de la « passion charnelle ».

Il en est affamé, dirait-on, comme des heures de fusion, où se résout la dualité, qui l’inquiète en lui, du Blutet du Geist , de l’instinct vital et de l’esprit.

On peut avancer, sans trop de risques de se tromper, que cette préoccupation sourde, ce besoin à la fois voluptueux et angoissé est le motif central, la raison essentielle du choix qui préside au groupement de ses livres les plus importants d’essais ou de nouvelles, en particulier de celui que j’introduis ici.

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