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Au sujet d’Amok, je crois devoir faire une remarque préliminaire. L’excellente traduction de MM. Alzir Hella et Olivier Bournac, qui présente au public français ce volume de nouvelles, n’a point conservé la composition et l’ordre établis par l’auteur dans son livre original. Sur cinq nouvelles appartenant à l’Amok allemand, deux seulement ont été maintenues : Amok et Lettre d’une inconnue. On y a joint une nouvelle : Les Yeux du Frère éternel, appartenant à un ordre d’art et de pensée différent . On a cru devoir ainsi, sans doute, répondre au besoin de variété, chez le lecteur français. Mais je le regrette, comme artiste.

La caractéristique principale de Stefan Zweig en art est précisément dans l’importance qu’il attache à la composition non seulement d’une nouvelle ou d’un essai, mais d’un recueil d’essais, d’un groupe de nouvelles. Chaque livre est une harmonie, calculée et réalisée avec un art précis et raffiné. Rien de plus exceptionnel, à notre époque d’incohérence naturelle ou voulue, d’impromptus et d’impressions heurtées. Ce haut et fin sens musical, que ne remarque pas assez l’oreille tumultueuse du temps, est ce qui m’attache le plus à l’œuvre de Zweig. Et je tiens à le mettre en lumière.

Chacun de ses volumes est comme une symphonie, dans une tonalité choisie et en plusieurs morceaux. Son œuvre se divise en séries : chacune est comme un polyptique, dont chaque livre est un volet, qui se relie au panneau central.

En critique, ses deux volumes essentiels sont, jusqu’à présent : Drei Meister (Trois Maîtres), 1920, et Der Kampf mit dem Dämon (Le Combat avec le Démon), 1925. Ils font partie tous deux d’une Typologie des Geistes, d’une classification des familles de l’esprit. Le premier est la psychologie du Romancier (Balzac, Dickens, Dostoïevsky), du romancier de race, de « celui qui crée son Cosmos entier, son univers propre avec ses espèces et ses lois propres de gravitation… » – Le second (Hölderlin, Kleist, Nietzsche) est le Dreiklang, l’accord wagnérien de trois esprits créateurs en lutte avec l’Inquiétude éternelle. Pour mieux le faire ressortir, Zweig, dans son Introduction, y oppose l’accord parfait classique de Goethe, pour qui le « Combat avec le Démon » a été le problème décisif de toute l’existence et qui l’a résolu par la victoire absolue, implacable, sans rémission. Mais Zweig se garde de nier, au nom de l’un des accords, la légitimité de l’autre et la splendeur de ses harmonies. L’un fait mieux valoir l’autre. Tout est juste, tout est sain, qui est beau. Et la grande symphonie est faite de l’harmonie de tous les accords, savamment distribués.

Le cycle des nouvelles comprend, à ce jour, trois beaux groupes, dont chacun est bâti sur un thème principal ; et chacun est précédé, comme d’un prélude, d’un sonnet mélodieux, qui en dégage l’essence.

Le premier : Erstes Erlebnis (Première Épreuve de vie). « Quatre Histoires du pays des enfants » (Vier Geschichten aus Kinderland) (1911) – dédié à Ellen Key – à la mélancolie douce et l’attente angoissée de l’aube matinale…

O süsse Angst der ersten Dämmerungen…

Le second : Amok (1922), dédié à Frans Masereel, l’artiste, l’ami fraternel, est l’enfer de la passion (Unterwelt der Leidenschaften), au fond duquel se tord, brûlé, mais éclairé par les flammes de l’abîme, l’être essentiel, la vie cachée :

« Brûle donc ! Seulement si tu brûles, tu connaîtras dans ton gouffre le monde. La vie ne commence qu’au seuil où le mystère est en acte… »

(Erst wo Geheimnis wirkt, beginnt das Leben…)

Le troisième : Verwirrung der Gefühle (La Confusion des sentiments) (1927), va plus profond encore [… in das dornendichte]

Gestrüpp des Herzens, Wirrnis des Gefülhls…

dans les âmes détruites par le choc, soit momentanément, soit définitivement, et qui livrent leur secret, en succombant. J’avoue mes préférences pour ce livre. Il est, à mon sens, le plus puissant que Zweig ait écrit avec le Kampf mit dem Dämon. Le plus tragique. Le plus humain. Non pas son dernier mot. Car je connais les ressources inépuisables de cet esprit, qui toujours renouvelle son trésor d’expériences, ses provisions de vie, – et toujours en éveil, sans repos exerçant son activité créatrice, n’est jamais satisfait, sait jouir, certes, du succès, et non sans épicurisme, mais sans illusions, n’en est jamais la proie, se juge avec rigueur, voit plus loin, voit plus haut… Remettons-nous-en à lui, de son incessante montée et des plus grandes œuvres que nous ménage son avenir ; mais admirons le présent ! De l’œuvre déjà réalisée, je mets hors de pair, dans le troisième livre de nouvelles, les Vingt-Quatre Heures de la vie d’une femme, et la Destruction d’un cœur. Elles comptent parmi les plus lucides tragédies de la vie moderne, de l’éternelle humanité. La nouvelle Amok y appartient aussi, avec son odeur de fièvre, de sang, de passion et de délire malais.

Je ne veux pas analyser les nouvelles qu’on va lire. Je n’aime pas à me substituer au public. Quand j’étais jeune, j’enrageais contre le conférencier, à la Sarcey, dont le ventre et la faconde encombraient, selon la mode du jour, l’entrée des plus belles pièces classiques. Je lui criais, dans mon cœur : « Ôte-toi de mon soleil !… » Il faut être philistin, pour trouver un plaisir dans tous ces commentaires autour des œuvres d’art. L’œuvre est là. Humez-la ! lampez-la ! Que le public en reçoive, toute pure, l’impression directe ! C’est un crime contre l’art, de la fausser, d’avance…

Donc, je m’en tiens ici à faire connaître non l’œuvre, mais l’atmosphère de l’esprit qui l’a créée, à en faire entrevoir la généreuse ardeur, la passion nomade qui parcourt l’âme humaine, de la base à la cime, dans ses forêts, dans ses replis, dans ses cavernes et sur ses hauts plateaux, qui veut la pénétrer toute. Et qui l’aime, dans toutes ses manifestations. Rien n’est exclu de son avide sympathie. Mais elle va de préférence au plus de vie, au flot de feu créateur.

Dans la préface révélatrice au Combat avec le Démon, que le public français lira prochainement, Zweig, célébrant ceux que le Démon d’inquiétude déchira et ensemença, les génies labourés par le soc de la folie et qui se couvrent de moissons, montre la fausseté de la conception qui les a réduits à des cas pathologiques – « Pathologique n’a de sens, dit-il, que pour l’improductif. » Partout où l’anormal est un principe de force, une source de création, il n’est pas normal, il est supranormal, comme les cyclones et les typhons, qui sont la frénésie de la Nature, son paroxysme, et peut-être sa suprême expression, les Révolutions qui fraient à coups de hache, sur les grands abattis, la route dans la forêt, les sanglantes étapes, où s’acheminent, de l’une à l’autre, les Époques de la Nature.

Par-delà les troubles humains, par-delà l’homme, je sens, chez Stefan Zweig, l’Esprit de la Nature et ses Révolutions, l’éternelle force destructrice, créatrice, « cette valeur, comme il dit, au-dessus de toutes les valeurs, ce sens au-dessus de tous nos sens… :

… Wert über allen Werten, Sinn über unsern Sinnen…

Je serais bien surpris si la suite de sa marche, le développement de son art ne le montraient épousant cet Esprit de la Terre, en des œuvres où s’unisse à la rigueur de l’analyse scientifique le chaud rayonnement du soleil Poésie.

ROMAIN ROLLAND,

Novembre 1926.

Ouvre-toi, monde souterrain des passions  !
Et vous, ombres rêvées, et pourtant ressenties,
Venez coller vos lèvres brûlantes aux miennes,
Boire à mon sang le sang, et le souffle à ma bouche !

Montez de vos ténèbres crépusculaires,
Et n’ayez nulle honte de l’ombre que dessine autour de vous la peine !
L’amoureux de l’amour veut vivre aussi ses maux,
Ce qui fait votre trouble m’attache aussi à vous.

Seule la passion qui trouve son abîme
Sait embraser ton être jusqu’au fond ;
Seul qui se perd entier est donné à lui-même.

Alors, prends feu ! Seulement si tu t’enflammes,
Tu connaîtras le monde au plus profond de toi !
Car au lieu seul où agit le secret, commence aussi la vie.

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