Qu’il fait sombre tout à coup dans notre pièce ! Le vent a-t-il ramené la pluie sur la ville ? Non. L’air est calme, dans une lumière argentée, comme il l’est rarement en ces jours d’été. Mais il se fait tard et nous ne nous en étions pas aperçu. Seules les lucarnes des toits d’en face sourient encore d’un faible éclat, au-dessus des crêtes le ciel se couvre déjà d’une brume dorée. Dans une heure il fera nuit. Heure merveilleuse, car rien n’est plus beau à voir que cette couleur qui se ternit et s’assombrit peu à peu. Puis l’obscurité, montant du sol, envahira la pièce, jusqu’au moment où ses flots noirs se rejoindront sans bruit par-dessus les murs et nous emporteront dans leurs ténèbres. À pareil moment, lorsqu’on est assis l’un en face de l’autre et qu’on se regarde sans parler, le visage familier entrant dans l’ombre vous paraît vieilli, étranger, lointain ; il semble qu’on se regarde à distance et par-delà de nombreuses années. Mais tu désires à présent que nous parlions, parce que, dis-tu, ton cœur se serre en écoutant la pendule hacher le temps en mille menus morceaux et que, dans le silence, notre respiration devient bruyante comme celle d’un malade. Tu veux que je te raconte quelque chose. Volontiers. Certes, je ne te parlerai pas de moi, car dans ces villes immenses notre vie est pauvre en aventures ou du moins elle nous paraît telle, parce que nous ne savons pas encore ce qui nous appartient en propre. Mais je vais te conter une histoire qui convient à l’heure présente, laquelle, à vrai dire, n’aime que le silence. Et je voudrais qu’elle eût un peu de cette lumière crépusculaire, chaude, douce, fluide qui s’étend comme un voile sous nos fenêtres.
J’ignore d’où je la tiens. Tout au début de l’après-midi je suis resté longtemps assis dans cette pièce ; je lisais un livre, puis je l’ai laissé tomber, m’abandonnant à quelque rêverie, peut-être même à un léger sommeil. Soudain des personnages surgirent devant moi, ils glissaient le long du mur ; j’entendais leurs paroles et je pénétrais leur vie. Pourtant lorsque je voulus suivre des yeux ces ombres fugitives, j’étais déjà réveillé, et seul. Le livre était à mes pieds. Je le ramassai pour le questionner sur ces personnages : je n’y trouvai plus leur histoire. Y avait-elle figuré ? Si oui, c’est donc qu’elle était tombée des feuillets et jusque dans mes mains. Ne l’avais-je pas plutôt rêvée ? À moins que je ne l’eusse lue sur un de ces nuages diaprés, venus de lointains pays, qui sont passés aujourd’hui au-dessus de notre ville et ont chassé la pluie qui nous importuna si longtemps ? Ou bien l’avais-je entendue dans une vieille romance naïve qu’un orgue de Barbarie était venu gémir sous ma fenêtre ? Ou bien encore quelqu’un me l’avait-il contée autrefois ? Je n’en sais rien. Souvent ce genre d’histoires s’offre à moi, et je m’amuse à les laisser couler entre mes doigts sans les retenir, comme on caresse au passage des épis ou des fleurs hautes sur tige sans les cueillir. Elles ne m’apparaissent qu’en rêve, sous la forme d’une image soudaine et colorée, qui finit par s’estomper ; je la laisse s’enfuir. Tu me réclames donc une histoire ! je vais t’en conter une, à cette heure où le crépuscule peut nous donner envie de voir quelque chose de brillant et de multicolore s’agiter devant nos yeux qu’attriste la grisaille.
Comment vais-je commencer ? Il faut, je le sens, que je fasse surgir un instant de l’ombre un tableau et une silhouette, car c’est ainsi que naissent dans mon esprit ces rêves étranges. Voici que je me souviens : je vois un svelte adolescent qui descend les vastes degrés de l’escalier d’un château. C’est la nuit, une nuit qu’éclaire seulement la lumière blafarde de la lune ; mais je saisis comme à l’aide d’un réflecteur tous les contours de son corps souple, je distingue nettement ses traits. Il est d’une rare beauté. Ses cheveux noirs coiffés à la mode enfantine tombent droit sur un front presque trop élevé. Ses mains qu’il tend en avant dans l’obscurité pour tâter l’air encore imprégné de la chaleur du soleil, sont fines et aristocratiques. Sa marche est hésitante. Il descend en rêvant dans le vaste jardin plein du frémissement des grands arbres arrondis, et à travers lequel brille comme une passerelle blanche, une seule et large allée.
J’ignore la date de ces événements, si c’est hier ou il y a cinquante ans ; je ne sais pas non plus où, mais je crois que ce doit être en Angleterre ou en Écosse. Car c’est seulement là-bas que je connais de ces hauts et larges châteaux en pierre de taille, qui de loin ont l’air arrogant et menaçant de citadelles et avec lesquels l’œil a besoin de se familiariser avant de les voir se pencher avec bienveillance au-dessus de leurs jardins riants et fleuris. Mais oui, j’en suis sûr à présent. C’est là-haut en Écosse. Il n’y a que là où les nuits d’été sont si claires, que le ciel a l’éclat laiteux d’une opale et que la campagne n’est jamais sombre, que tout semble doucement éclairé de l’intérieur et que seules les ombres, pareilles à de gigantesques oiseaux noirs, s’abattent sur ces nappes de lumière. C’est bien en Écosse, j’en ai maintenant la certitude absolue, et si je voulais m’en donner la peine, je trouverais le nom de ce château comtal et même celui du jeune garçon ; car l’obscure écorce qui entourait mon rêve se détache rapidement et je perçois les choses avec autant de netteté que si ce n’était pas un souvenir vague, mais que j’en eusse été témoin. L’été, ce jeune garçon est l’hôte de sa sœur et de son beau-frère, et, suivant l’aimable coutume des grandes familles anglaises, il n’est pas le seul invité. Le dîner rassemble toute une troupe de chasseurs avec leurs femmes ainsi que quelques jeunes filles ; de grands et beaux jeunes gens dont les rires gais et jamais bruyants cependant, réveillent l’écho des vieux murs. Pendant le jour les chevaux galopent de tous les côtés, on mène les chiens couplés ; en face, sur la rivière, deux ou trois canots scintillent : une activité insouciante donne à là journée un rythme d’une rapidité agréable.
C’est le soir à présent ; les convives ont quitté la table. Les hommes sont au salon, fument et jouent. Jusqu’à minuit les fenêtres projetteront sur le parc des cônes de lumière blanche, légèrement vacillante ; parfois un rire franc et joyeux s’en échappe. Les dames, pour la plupart, sont déjà dans leur chambre, à l’exception de deux ou trois qui, peut-être, bavardent encore dans le hall. Aussi le jeune garçon se trouve-t-il seul. Il n’a pas encore le droit d’aller avec les hommes, ou pendant quelques instants seulement ; et dans la compagnie des femmes il éprouve de la gêne car, souvent, lorsqu’il ouvre une porte elles baissent soudain la voix et il sent qu’elles parlent de choses qu’il ne doit pas entendre. D’ailleurs il n’aime pas leur société, car elles le questionnent comme un enfant et n’écoutent ses réponses que d’une oreille distraite ; elles se servent juste de lui pour se faire rendre mille menus services et le remercient ensuite comme un gentil garçon. Il a donc voulu aller se coucher et déjà il est en haut de l’escalier tournant. Mais sa chambre était trop chaude, l’atmosphère d’une lourdeur accablante. On avait oublié de fermer les fenêtres pendant la journée et le soleil s’en était donné à cœur joie : il avait chauffé la table et le lit, s’était appesanti sur les murs et son souffle brûlant s’exhalait encore avec violence, des rideaux et des angles de la pièce. Et puis il était trop tôt pour dormir, et au dehors la nuit calme, immobile, sereine, de la blancheur d’un cierge, était si délicieuse. L’adolescent a donc redescendu le grand escalier du château et s’est dirigé vers le jardin, sombre masse arrondie au-dessus de laquelle le ciel répand, telle une gloire, sa clarté diaphane et où l’attire le lourd parfum qui sort de mille fleurs invisibles. Il est en proie à d’étranges sensations. Il ne saurait expliquer, dans la confusion sentimentale de ses quinze ans, ce qui le trouble, mais ses lèvres frémissent comme s’il devait prononcer quelques paroles dans la nuit, élever les mains ou fermer longtemps les yeux ; il semble qu’il y ait entre cette apaisante nuit d’été et lui une intimité mystérieuse qui appelle de sa part un mot ou un geste d’amitié.
Le jeune garçon quitte lentement l’allée centrale, large et dégagée, il entre dans l’une des étroites contre-allées où les arbres semblent entremêler leurs cimes auréolées d’argent, tandis qu’au-dessous les ténèbres s’étendent lourdement. Tout est profondément calme. Envahi par une douce et vague mélancolie, le promeneur ne perçoit que ce bruit indéfinissable du silence dans un jardin, ce bourdonnement vibrant qui vous fait croire au bruissement d’une pluie fine tombant sur le gazon ou au susurrement aigu des brins d’herbe glissant l’un contre l’autre. Parfois il frôle un arbre ou s’arrête pour écouter ce bruit fugitif. Son béret lui serre le front ; il l’enlève pour sentir sur ces tempes nues, où bat son sang, la caresse ensommeillée de la brise.
Tout à coup, au moment où il s’enfonce plus avant dans l’obscurité, quelque chose d’étrange se produit. Le gravier crisse légèrement derrière lui. Et comme il se retourne, effrayé, il aperçoit juste une grande forme blanche qui, tel un feu follet, s’avance dans sa direction. Déjà elle est sur lui. Il sent avec effroi qu’une femme l’enlace dans une fougueuse étreinte, mais dénuée cependant de toute violence. Un corps doux et tiède se presse ardemment contre le sien. Une main caresse ses cheveux d’un geste rapide et tremblant, et lui rejette la tête en arrière. Il défaille en sentant sur sa bouche un fruit entr’ouvert qu’il ne connaît pas, des lèvres frémissantes qui boivent les siennes. Ce visage est si collé au sien qu’il n’en peut discerner les traits. Et il ne l’ose pas car un douloureux frisson le secoue, qui l’oblige à fermer les yeux et à s’abandonner sans résistance, comme une proie, à ces lèvres brûlantes. Hésitant, incertain de ce qu’il doit faire, il enserre alors dans ses bras le corps inconnu ; soudain il le presse avec ivresse contre lui. Ses mains glissent avidement le long des formes délicates, s’arrêtent et se retirent en tremblant, pour recommencer plus fiévreuses et plus audacieuses.
Toujours plus pressant, pâmé déjà, le délicieux fardeau repose maintenant de tout son poids sur sa poitrine qui s’y prête. Il se sent pour ainsi dire englouti, emporté, dans cette étreinte haletante, et déjà ses genoux fléchissent. Il ne pense à rien, il ne se demande pas comment cette femme est venue à lui, ni quel est son nom ; il se contente de fermer les yeux et de boire jusqu’à l’ivresse la volupté sur ces lèvres inconnues, humides et parfumées, sans volonté, inconscient, sombrant dans un trouble sans bornes. Il lui semble que soudain des étoiles se sont abattues, tant cela scintille devant ses yeux, tant tout ce qu’il touche est de feu et lance des étincelles. Depuis combien de temps cela dure, il l’ignore ; ni s’il y a des heures ou des secondes qu’il subit cette douce captivité, – dans la violence d’une lutte voluptueuse, il sent que tout bouillonne, dérive, et qu’il chancelle, en proie à ce délicieux vertige.
Et brusquement, l’ardente chaîne se rompt. Presque avec colère, l’étreinte qui enserrait sa poitrine soudain se dénoue. L’inconnue se redresse et déjà une raie de lumière blanche glisse avec rapidité le long des arbres. Et elle disparaît avant qu’il ait pu faire un geste pour la retenir.
Qui était-ce ? Et combien de temps cela a-t-il duré ? Oppressé, étourdi, il se relève en s’appuyant à un arbre. Le calme renaît peu à peu dans son cerveau enfiévré : combien de temps cela a-t-il duré ? Sa vie lui semble soudain compter un millier d’heures de plus… Tous ses rêves confus concernant les femmes et la passion seraient-ils devenus subitement une réalité ? Ou bien n’était-ce qu’un rêve, malgré tout ? Il se palpe, se tire les cheveux. Ses tempes que martelle la fièvre sont humides et fraîches de la rosée de l’herbe dans laquelle ils ont roulé. Tout repasse devant ses yeux avec la rapidité de l’éclair. Il sent de nouveau les lèvres brûlantes de l’inconnue, respire l’étrange et piquant parfum de volupté qui se dégageait de ses vêtements, cherche à se rappeler chacune de ses paroles. Mais aucune ne lui revient à l’esprit.
Et voilà tout à coup qu’il se souvient avec angoisse qu’elle ne lui a rien dit, qu’elle ne l’a même pas appelé par son nom, qu’il ne connaît d’elle que les soupirs qui débordaient de son cœur, ces sanglots étouffés, convulsifs du plaisir, le parfum de ses cheveux dénoués, la chaude pression de ses seins, l’émail uni de sa peau ; il se rappelle qu’il a respiré son haleine, que son corps, que son cœur palpitant lui a appartenu tout entier ; et que pourtant il ignore quelle était cette femme qui est venue l’assaillir dans la nuit avec son amour. Il en est réduit à balbutier un nom pour désigner sa surprise, son bonheur.
Ces minutes inouïes qu’il vient de vivre avec une femme lui paraissent à présent toutes banales et insignifiantes à côté de l’éblouissant mystère qui l’attire comme deux yeux fascinateurs fixés sur lui dans la nuit. Qui était-ce ? Il envisage rapidement toutes les possibilités, fait défiler devant ses yeux l’image des différentes femmes qui habitent le château. Il évoque les moindres instants ambigus, les moindres conversations avec elles, les moindres sourires des cinq ou six femmes qui seules pourraient être mêlées à cette énigme. La jeune comtesse E…, peut-être, qui rudoie si souvent son mari vieillissant, ou bien la jeune femme de son oncle, qui a des yeux d’une douceur étrange et cependant si changeants ? Ou bien serait-ce – il frémit à cette idée – une des trois sœurs, ses cousines, si pareilles avec leurs façons raides, hautaines et orgueilleuses ? Non… Car ce sont toutes des personnes froides et réservées. Souvent, au cours de ces derniers temps, il s’était pris pour un déshérité, pour un malade depuis que de secrètes ardeurs l’agitaient et venaient enflammer ses rêves. Combien il les avait enviées, toutes ces femmes qui étaient ou paraissaient si calmes, si pondérées, si exemptes de tout désir ! Longtemps il avait redouté sa passion naissante comme une infirmité. Et à présent !… Mais qui, laquelle d’entre elles serait capable d’une pareille dissimulation ?
Petit à petit cette question obsédante dissipe l’ivresse de ses sens. Il est tard, les lumières du salon sont éteintes. Lui seul est encore debout dans le château… et elle aussi, peut-être, l’autre, cette inconnue. La fatigue le gagne peu à peu. À quoi bon réfléchir davantage ? Un regard, le jaillissement d’une flamme entre deux paupières, une furtive pression de la main lui révélera tout demain, sans doute. Il monte l’escalier, songeur, songeur comme il l’avait descendu ; mais ses rêves maintenant sont si différents ! Son sang est encore légèrement agité ; sa chambre tiède lui semble à présent plus fraîche et plus claire.
Quand il se réveille le lendemain matin, les chevaux piaffent déjà dans la cour avec impatience. Il entend prononcer son nom au milieu des rires. Il se lève d’un bond – l’heure du déjeuner est passée –, s’habille avec une hâte fébrile et se précipite en bas où on lui fait un joyeux accueil. « Grand paresseux ! » lui lance, narquoise, la comtesse E…, et en même temps un rire brille dans ses yeux limpides. Il scrute son visage d’un œil curieux : non, ce ne peut être elle, son rire est trop insouciant. « Avez-vous fait d’agréables rêves ? », dit la jeune femme en se moquant ; d’ailleurs son corps lui semble trop fluet. Il promène hâtivement un regard interrogateur de visage en visage sans découvrir sur aucun l’apparence d’un sourire.
On fait un tour à cheval dans la campagne. Il écoute avec attention la voix de chacune des femmes, observe les lignes de leur corps, les ondulations que le cheval leur imprime. Il remarque leur façon de se courber ou de lever les bras. À midi, pendant le déjeuner, il se penche tout près d’elles en leur parlant pour sentir le parfum de leurs lèvres ou la tiédeur de leurs cheveux : mais il ne trouve rien, pas le moindre indice, la moindre piste sur laquelle lancer son imagination enflammée. La journée n’en finit pas, jusqu’au soir. Dès qu’il veut lire, les lignes sautent par-dessus la marge et le conduisent brusquement dans le parc, et il fait de nouveau nuit, une nuit étrange où il se sent de nouveau enlacé par les bras de l’inconnue. Alors ses mains tremblantes déposent le livre, il veut se rendre vers l’étang. Et tout à coup il se retrouve avec effroi dans l’allée de gravier, à l’endroit même. Le soir, au dîner, il a la fièvre ; ses mains sont nerveuses, comme affolées, elles ne cessent de palper tout ce qui se trouve à leur portée ; il tient les yeux timidement baissés. Il ne respire que lorsque les convives enfin, ah enfin ! repoussent leur chaise ; il vole hors de la pièce, se précipite dans le parc, monte et descend la blanche allée qui semble une brume laiteuse étalée sous ses pas. Vingt fois, mille fois peut-être il la remonte et la redescend. A-t-on déjà allumé les lumières du salon ? Oui, enfin elles brillent et enfin aussi deux ou trois fenêtres du premier étage s’éclairent. Les dames se sont retirées. Si elle doit venir, il n’a que quelques minutes à attendre ; mais chacune de ces minutes s’enfle jusqu’à éclater, rougeoyante d’impatience. Il continue ses allées et venues, marchant avec agitation, comme tiré par d’invisibles fils.
Et voici que tout à coup la forme blanche glisse en bas de l’escalier, vite, beaucoup trop vite pour qu’il puisse la reconnaître. On dirait un rayon de lune ou un voile égaré, flottant entre les arbres et qu’un vent rapide chasse vers lui. La voilà dans ses bras, qui se referment comme des serres avides autour de ce corps ardent et tout palpitant. De nouveau, comme hier, c’est un instant unique que celui où cette vague brûlante vient se briser contre sa poitrine ; il pense défaillir sous le choc délicieux et n’a plus qu’un seul désir : se laisser emporter, sombrer dans un abîme de plaisir. Mais soudain son ivresse se calme, il refrène son ardeur. Non, il ne s’abandonnera pas à cette volupté merveilleuse, il ne cédera pas à ces lèvres gourmandes avant de savoir quel nom porte ce corps qui se presse si étroitement contre lui qu’il lui semble qu’un cœur étranger bat dans sa propre poitrine ! Il recule la tête en arrière sous ses baisers pour voir son visage : mais des ombres descendent sur eux et se confondent dans la lumière incertaine avec la sombre chevelure. Le feuillage des arbres est trop épais et la clarté de la lune, voilée par les nuages, est trop blafarde. Il n’aperçoit que ses yeux qui luisent comme deux escarboucles profondément enchâssées dans le marbre blanc.
Alors il cherche à entendre un mot, un seul son échappé à sa voix : « Qui es-tu, dis-moi, qui es-tu ? demande-t-il. Mais cette bouche humide et suave est muette, ne livre que des baisers, pas un mot. Il essaie de lui arracher une parole, un cri de douleur : il lui écrase le bras, lui enfonce les ongles dans la chair. Mais contre sa poitrine raidie, il ne sent qu’un halètement, une respiration brûlante et le parfum capiteux de ces lèvres d’où s’échappe parfois comme une légère plainte, sous l’effet du plaisir ou de la souffrance, il ne saurait le dire. Il perd la raison en se voyant à la fois sans forces devant le défi de cette femme volontaire qui le prend dans l’obscurité sans se révéler à lui, et à la pensée qu’il est le maître absolu de son corps frémissant de désir, mais ne peut savoir son nom. La colère monte en lui et il résiste à l’étreinte de la femme ; mais elle, sentant son bras mollir et se rendant compte de son agitation le flatte, l’apaise et l’attire à elle en caressant ses cheveux d’une main fébrile. À l’instant où ses doigts le frôlent, un objet métallique, une breloque, une médaille de bracelet tinte contre son front. Brusquement il lui vient une idée. Comme s’il était pris d’un accès de passion frénétique, il saisit la main, la presse contre lui en appuyant avec force sur son bras demi-nu la médaille qui s’imprime dans sa peau. À présent qu’il possède un indice certain dont il sent la brûlure sur son corps, il s’abandonne tout entier à sa passion un instant contenue. Il se presse étroitement contre la femme, boit la volupté de ses lèvres, se jette à corps perdu dans la lasciveté mystérieuse et ardente de ce muet enlacement.
Puis lorsque, comme la veille, elle se lève d’un bond et s’enfuit, il ne cherche pas à la retenir, car il est follement impatient de prendre connaissance de la marque. Il gagne sa chambre avec rapidité, avive la flamme languissante de la lampe et se penche avec curiosité sur la marque laissée par la médaille sur son avant-bras.
Elle n’est plus très nette : le pourtour s’est effacé en partie, mais un des coins de l’objet a imprimé sur sa peau une trace rouge d’une rigoureuse précision. Il doit s’agir d’une médaille aux angles taillés en biseaux, octogonale, de taille moyenne, à peu près comme un penny, mais d’un relief plus accentué, car voici, encore profondément gravé, un creux correspondant à une saillie. Pendant qu’il l’examine dans ses moindres détails, la marque le brûle comme du feu ; elle lui fait tout à coup mal comme une blessure et ce n’est qu’après avoir plongé son poignet dans l’eau froide que la douleur disparaît. À présent il se sent tout à fait sûr de lui : la médaille est bien octogonale. La joie du triomphe brille dans ses yeux. Demain il saura tout.
Le lendemain matin au petit déjeuner, il est un des premiers à table. Seules parmi les dames sont présentes sa sœur, la comtesse E…, et une demoiselle entre deux âges. Elles sont toutes de bonne humeur ; elles bavardent, sans lui accorder la moindre attention. Il est d’autant plus facile de les observer. Il jette un rapide coup d’œil sur le frêle poignet de la comtesse : elle ne porte pas de bracelet. Ce n’est qu’à partir de ce moment qu’il peut causer tranquillement avec elle, mais ses regards n’en sont pas moins dirigés sans cesse vers la porte, avec nervosité. Voilà ses cousines qui entrent toutes trois ensemble. L’agitation le reprend. Il aperçoit leurs bracelets, à demi dissimulés sous leurs manches ; mais elles s’asseyent trop vite. Justement elles prennent place en face de lui : Kitty, cheveux châtains, Margot la blonde et Élisabeth dont les cheveux sont si clairs qu’ils brillent dans l’obscurité comme de l’argent et qu’ils semblent au soleil des flots d’or. Toutes trois sont comme de coutume, calmes, froides, distantes, figées dans cette dignité qu’il hait tant en elles parce qu’elles ne sont guère plus âgées que lui et qu’elles étaient, il y a quelques années encore, ses camarades de jeu. La jeune femme de son oncle n’est pas encore descendue. Le cœur du jeune garçon bat de plus en plus vite, il sent que le dénouement approche et soudain il se prend presque à aimer la torturante énigme de ce secret. Dévoré cependant par la curiosité, il jette un coup d’œil autour de la table, sur le bord de laquelle les mains des jeunes filles reposent sans bouger ou se déplacent lentement pareilles, dans l’éclatante blancheur de la nappe, à des vaisseaux dans une baie étincelante de lumière. Il ne regarde que ces mains, et il lui semble tout à coup que ce sont des êtres indépendants, des personnages sur une scène, ayant chacun une âme, une vie propres. Mais pourquoi ses tempes battent-elles avec une telle violence ? Il remarque avec effroi que ses cousines portent toutes les trois un bracelet. Et la conviction que ce pourrait être une de ces trois filles hautaines, d’apparence irréprochable, qu’il a toujours connues, même enfants, orgueilleusement repliées sur elles-mêmes, le bouleverse. Laquelle serait-ce ? Kitty, celle qu’il connaît le moins, parce qu’elle est l’aînée, la revêche Margot, ou bien la petite Élisabeth ? Il n’ose pas souhaiter que ce soit l’une d’elles. Tout au fond de lui-même, il préférerait que ce ne fût aucune des trois, ou ne pas le savoir. Mais il est emporté par la curiosité.
Sa voix grince comme s’il y avait du sable dans sa gorge. « Verse-moi encore une tasse de thé, s’il te plaît, Kitty. » Il tend sa tasse ; alors elle est obligée de lever le bras, de l’allonger par-dessus la table jusqu’à lui. Il aperçoit sous son bracelet le tremblotement d’une médaille, sa main se crispe une seconde, mais non, c’est une pierre verte à serti rond qui tinte légèrement contre la porcelaine. Reconnaissant, il enveloppe la chevelure brune de Kitty d’un regard caressant comme un baiser.
Il respire un moment.
« Voudrais-tu avoir l’obligeance de me donner un morceau de sucre, Margot ? » De l’autre côté une main effilée s’éveille, s’allonge, entoure un sucrier d’argent, le rapproche. À ce moment – la main du jeune garçon tremble légèrement – il aperçoit à l’endroit où le poignet de la jeune fille disparaît sous sa manche, se balançant à un bracelet finement ciselé, une vieille médaille en argent, biseautée en octogone, grande comme un penny, un bijou de famille apparemment. C’est bien là la médaille octogonale effectivement, avec ses angles vifs, qui, hier, ont imprimé dans sa chair leur cuisante morsure. Sa main manque d’assurance, deux fois la pince plonge à côté du sucrier, puis il laisse tomber un morceau dans son thé, qu’il oublie de boire.
Margot ! Ce nom lui brûle les lèvres, une immense surprise manque de lui arracher un cri ; mais il serre les dents. Maintenant il l’écoute parler (et sa voix lui semble aussi étrange que s’il avait devant lui quelqu’un discourant du haut d’une chaire) ; elle est froide, posée, légèrement railleuse et elle respire si calmement que l’effrayante dissimulation de sa vie le fait presque frémir d’horreur. Est-ce vraiment la même femme dont il a hier recueilli les soupirs, baisé les lèvres humides, qui s’est jetée la nuit sur lui comme une bête de proie ? Il ne cesse de regarder ses lèvres : oui, c’est bien derrière elles que se cache le défi, le secret ; mais à quoi a-t-il pu reconnaître la passion ?
Il examine avec plus d’attention son visage, comme s’il le voyait pour la première fois. Et, frémissant de plaisir et tout près de pleurer, il trouve avec joie que cet orgueil l’a rendue plus belle, et ce mystère plus séduisante. Le regard de l’adolescent suit avec volonté la ligne arrondie de ses sourcils qui se relève brusquement pour former un angle aigu, plonge dans la froide cornaline de ses yeux gris-vert, caresse la peau transparente de ses joues ; il contourne ensuite l’arc tendu de ses lèvres qu’il voit à présent plus voluptueux, erre autour de ses cheveux clairs ; puis il s’incline rapidement, embrassant avec délices sa personne tout entière. Jamais il ne l’avait connue jusqu’à cette minute. Lorsqu’il se lève de table, ses genoux se mettent à trembler. La vue de Margot l’enivre comme un vin capiteux.
En bas sa sœur l’appelle déjà. Les chevaux sont prêts pour la promenade matinale ; ils piaffent et mordillent impatiemment leurs bridons. L’un après l’autre les cavaliers sautent en selle, et la cavalcade part en désordre dans la grande allée du parc. On va d’abord au petit trot dont la traînante monotonie s’accorde bien peu avec les pulsations rapides de son cœur. Mais la porte franchie, tous lâchent la bride aux chevaux, quittent la route et se jettent de droite et de gauche dans les prés recouverts d’une légère brume matinale. La rosée a dû être abondante, car des diamants mouvants scintillent sous ce voile et l’air est d’une étonnante fraîcheur, comme à proximité d’une cascade. Bientôt la troupe se désagrège, la chaîne se rompt en petits groupes aux couleurs vives ; quelques cavaliers sont déjà dans la forêt, d’autres disparaissant entre les collines.
Margot est parmi ceux qui sont en tête. Elle aime cet élan sauvage, la caresse passionnée du vent qui tire ses cheveux. L’indéfinissable sensation de foncer en avant au grand galop. Le jeune garçon se lance à sa poursuite. La violence de l’exercice redresse le corps altier de la jeune fille, lui imprime un gracieux balancement ; il aperçoit parfois son visage, empreint d’une légère rougeur, l’éclat de ses yeux, et maintenant qu’elle dépense ses forces avec tant de fougue, il la retrouve. Et sent s’exaspérer son violent amour. Une furieuse envie le prend de la saisir brusquement dans ses bras, de l’arracher de son cheval, de boire à nouveau ses lèvres impétueuses et de sentir, éperdu, palpiter contre sa poitrine son cœur frémissant. Il pique des deux et son cheval bondit en hennissant. Le voici à côté d’elle, son genou frôle le sien, leurs étriers tintent doucement l’un contre l’autre. Il faut parler à présent, il le faut. « Margot », balbutie-t-il. Elle tourne la tête, haussant ses fins sourcils. « Qu’y a-t-il, Bob ? » Elle demande cela très froidement. Et son regard est froid et luisant. Un frisson lui court dans le dos. Que voulait-il dire ? Il ne le sait plus. Il bredouille quelques mots où il est question de faire demi-tour. « Es-tu fatigué ? » fait-elle sur un ton qui lui paraît légèrement railleur. « Non, mais les autres sont si loin derrière nous », articule-t-il avec effort. Une minute de plus et, il le sent, il va faire quelque chose d’insensé, lui tendre soudain les bras, se mettre à pleurer ou bien la frapper avec sa cravache qui tremble dans sa main, comme électrisée. Il retient brusquement son cheval qui se cabre, cependant qu’elle continue sa course, hautaine, bien droite, inaccessible.
Les autres le rattrapent bientôt. Il entend autour de lui, à droite et à gauche, le bourdonnement d’une conversation joyeuse ; mais les paroles et les rires qui résonnent à son oreille lui semblent aussi vides de sens que le claquement des sabots ferrés. L’idée qu’il n’a pas eu le courage de lui parler de son amour et de lui arracher un aveu le tourmente, et son désir de la dompter devient de plus en plus violent, s’abattant devant ses yeux comme un voile rouge sur le paysage. Pourquoi ne s’est-il pas moqué d’elle, comme elle de lui avec son air dédaigneux ? Il pousse inconsciemment son cheval et ce n’est que dans une furieuse galopade qu’il retrouve son calme. Mais les autres l’appellent pour rentrer. Le soleil a dépassé la colline et brille haut dans le ciel de midi. Des bouffées d’un suave parfum arrivent des champs ; les couleurs sont plus vives et brûlent les yeux comme de l’or en fusion. Sur la campagne, l’air est devenu chaud et lourd. Les chevaux, trempés de sueur, trottent avec moins d’entrain, fument et soufflent. Le peloton se reforme lentement. La gaieté manque de vigueur, les conversations sont plus rares.
Margot elle aussi a reparu. Sa monture est couverte d’écume, de légers flocons blancs tremblent sur sa robe et la boule de son chignon, que les épingles ne retiennent plus que faiblement, menace de s’écrouler. La vue de ses tresses blondes fascine le jeune homme et la pensée qu’elles pourraient tout à coup se dénouer et flotter en nattes folles sur ses épaules le transporte d’émotion. Déjà on voit briller au fond de l’avenue la porte voûtée du parc et, derrière elle, la vaste allée qui mène au château. Il devance discrètement ses compagnons, arrive le premier, met pied à terre, tend la bride de son cheval à un valet de pied et attend. Margot arrive parmi les derniers. Elle vient au petit trot, le corps affaissé en arrière, comme épuisée par la volupté. C’est ainsi qu’elle devait être hier soir, en revenant de son ivresse. Ce souvenir l’enflamme. Il se précipite au-devant d’elle. Tout essoufflé, il l’aide à descendre.
Tout en lui tenant l’étrier, il étreint fébrilement sa cheville délicate. « Margot ! » murmure-t-il doucement dans un soupir. Elle ne lui répond même pas du regard et prend négligemment la main qu’on lui tend pour sauter à terre.
« Comme tu es belle, Margot ! » balbutie-t-il encore. Elle le regarde durement en fronçant les sourcils avec hauteur. « Ma parole, Bob, tu es ivre ! Que me chantes-tu là ? » Mais exaspéré par tant de dissimulation, Bob, que la passion aveugle, presse avec force contre lui la main de la jeune fille qu’il tient toujours dans la sienne, comme s’il voulait l’enfoncer dans sa poitrine. Alors Margot, rouge de colère, lui donne une poussée qui le fait chanceler et passe rapidement devant lui. La scène a été si brève, si soudaine, que personne n’a rien remarqué et que l’adolescent peut croire lui-même qu’il vient d’être le jouet d’un cauchemar.
Il est si pâle, si bouleversé le reste de la journée que la blonde comtesse lui caresse les cheveux en passant et lui demande ce qu’il a. Il est de si mauvaise humeur qu’il repousse d’un coup de pied son chien qui saute après lui en aboyant. Au jeu, il se montre si maladroit que les jeunes filles se moquent de lui. La pensée qu’elle pourrait ne pas venir ce soir le torture, le rend hargneux, méchant. On se réunit dans le jardin pour prendre le thé : Margot est assise en face de lui, mais elle ne le regarde pas. Attirés comme par un aimant, les yeux de Bob ne quittent pas ceux de la jeune fille qui eux sont muets, froids et durs comme deux morceaux de granit. Il enrage de voir qu’elle se joue ainsi de lui. Et comme elle se détourne brusquement, il crispe le poing : il sent qu’il pourrait la tuer froidement.
« Qu’as-tu donc, Bob, tu es tout pâle ? » dit soudain une voix près de lui. C’est la petite Élisabeth, la sœur de Margot. Une flamme chaude et douce brille dans ses yeux, mais il ne la remarque pas. Il se croit surpris pour ainsi dire et s’écrie avec colère : « Qu’on me laisse tranquille avec cette sollicitude stupide ! » Déjà il se repent. Car Élisabeth blêmit, tourne la tête et lui dit, avec des larmes dans la voix : « Tu es vraiment plus que bizarre ! » Tout le monde le regarde d’un air irrité, presque menaçant, et il s’aperçoit de son incorrection. Mais avant qu’il ait eu le temps de s’excuser, une voix dure, tranchante comme la lame d’un couteau, la voix de Margot, s’élève de l’autre côté de la table : « D’ailleurs, je trouve Bob très mal élevé pour son âge. On a tort de le traiter en gentleman ou même en jeune homme ! » C’est Margot qui a dit cela, Margot, qui la nuit dernière lui a donné ses lèvres. Il sent tout tourner autour de lui, un brouillard devant ses yeux. Une fureur le saisit : « Tu dois le savoir mieux que personne, toi ! » dit-il en pesant malignement sur les mots. Il se lève si brusquement que son fauteuil se renverse derrière lui, mais il ne se retourne pas.
Et pourtant, si insensé que cela lui paraisse, il se retrouve le soir en bas dans le parc, priant Dieu qu’elle revienne. Peut-être que tout cela n’était que feinte et orgueil de sa part… Non, il ne l’interrogera plus, ne la tourmentera plus, pourvu qu’elle vienne, pourvu qu’il puisse encore sentir sur sa bouche l’ardent désir de ces lèvres douces et humides qui coupent court à toutes les questions. Les heures semblent être endormies ; la nuit a l’air d’un animal paresseusement couché devant le château : le temps passe avec une lenteur inouïe. Il croit entendre des voix moqueuses chuchoter autour de lui dans le léger bruissement de l’herbe ; ces branches et ces ramures qui s’agitent doucement et jouent avec leur ombre dans le faible scintillement de l’éclairage lui paraissent autant de mains moqueuses. Tous ces bruits sont confus et étranges, plus agaçants que le silence lui-même. Parfois un chien aboie au loin dans la campagne ; parfois, une étoile filante raye le ciel et disparaît quelque part derrière le château. Il semble que la nuit s’éclaircit, que l’ombre des arbres s’épaissit au-dessus du chemin et que ces bruissements légers deviennent de plus en plus indistincts. Puis des nuages vagabonds couvrent de nouveau le ciel d’une obscurité opaque et plein de tristesse. La solitude pèse douloureusement sur ce cœur tourmenté.
Le jeune garçon va et vient, de plus en plus vite, de plus en plus agité. Quelquefois son poing s’abat avec colère sur un arbre ou bien il en arrache un morceau d’écorce qu’il broie entre ses doigts, avec tant de fureur qu’ils en saignent. Non elle ne viendra pas, il le savait bien. Malgré tout, il ne veut pas le croire : car s’il en est ainsi, elle ne reviendra jamais, jamais plus. C’est l’heure la plus torturante de sa vie. Sa passion juvénile est si grande qu’il se jette avec violence sur la mousse humide, labourant le sol avec ses ongles, cependant que des larmes amères inondent ses joues, qu’il sanglote sans bruit comme jamais il ne l’a fait et comme jamais plus il ne pourra pleurer de sa vie.
Tout à coup, un léger craquement dans le sous-bois l’arrache à son désespoir. Il se lève d’un bond, tend les mains en avant, au hasard et – délicieux projectile tiède qui vient heurter soudain sa poitrine – il reçoit dans ses bras ce corps dont il rêvait si ardemment. Un sanglot jaillit de sa gorge, tout son être est traversé par un spasme d’une violence inouïe et il serre si despotiquement le corps élancé et ferme qui s’offre à lui qu’une plainte s’échappe des lèvres de l’inconnue, muette. En l’entendant gémir sous son étreinte, il sait pour la première fois qu’il est son maître et non pas comme la veille, comme l’avant-veille, la proie de son caprice. L’envie le prend de la torturer pour le long tourment qu’il a enduré, des heures et des heures durant, de la châtier pour son orgueil, pour les paroles méprisantes qu’elle lui a jetées ce soir devant tout le monde ; de la punir pour son jeu menteur. La haine est si étroitement mêlée à son ardent amour que cet enlacement ressemble plus à une lutte qu’à de la tendresse. Il serre avec tant de force les poignets délicats que le corps haletant se tord dans un frémissement ; il l’attire ensuite contre lui avec tant de violence qu’elle ne peut plus bouger et ne cesse de gémir sourdement sous l’effet du plaisir ou de la douleur, il ne le sait pas. Mais il ne peut arriver à lui arracher un mot. Tandis qu’il colle avidement ses lèvres aux siennes pour étouffer même cette sourde plainte, il sent sur sa bouche quelque chose de chaud et d’humide. Elle s’est mordu les lèvres et le sang coule. Et il la martyrise ainsi jusqu’à ce que ses propres forces l’abandonnent tout à coup et que monte en lui la vague brûlante de la volupté ; ils halètent tous deux à présent, poitrine contre poitrine. Des flammes traversent la nuit, il croit voir des étoiles scintiller devant ses yeux ; tout se brouille, ses pensées tourbillonnent avec frénésie, tout n’a plus qu’un seul nom : Margot. Dans le débordement de sa passion, il jaillit enfin du plus profond de son âme, ce cri de joie et de désespoir, de désir, de haine, de colère et d’amour, ce cri qui contient trois journées de tourment : Margot, Margot ! Et pour lui la musique de l’univers chante dans ces deux syllabes.
C’est comme un coup qui la transperce. L’ardeur de son étreinte se glace subitement, elle a un sursaut violent et bref, un sanglot convulsif monte de sa gorge ; déjà ses gestes ont retrouvé leur fougue, mais c’est seulement pour s’arracher à un contact maintenant abhorré. Surpris il essaye de la retenir, mais elle se débat. Il sent, en attirant son visage près du sien, des larmes de colère rouler sur les joues de cette femme dont le corps svelte est cabré comme un serpent. Elle le repousse dans un furieux et brusque effort, et s’enfuit. La tache blanche de sa robe s’agite entre les arbres et se perd dans la nuit.
Le voilà encore tremblant et désemparé comme la première fois où ce corps ardent et passionné s’est soudain échappé de ses bras. Les étoiles dansent devant ses yeux, comme mouillées, et son sang lui harcèle le front de picotements aigus. Que lui est-il arrivé ? En suivant l’alignement des arbres qui vont en s’espaçant, il se dirige à tâtons dans le parc vers l’endroit où il sait que jaillit une petite fontaine. Il laisse glisser sur sa main la caresse de cette eau blanche, argentine qui lui murmure de douces choses et brille d’une étrange clarté aux rayons de la lune qui se lève lentement au cœur des nuages. Son regard est devenu plus perspicace ; d’une façon mystérieuse, semblant venir des grands arbres dans le vent tiède, une violente tristesse s’empare de lui. De son cœur jaillissent des larmes brûlantes, et il se rend compte avec plus de force, plus de netteté qu’aux minutes frémissantes de l’étreinte à quel point il aime Margot. Rien de ce qui existait jusqu’ici ne compte plus, l’ivresse, le frisson, le spasme de la possession, la colère devant le secret si bien gardé : l’amour emplit tout son être d’une douce mélancolie, un amour presque sans désir, mais tout-puissant cependant.
Pourquoi l’avoir tant tourmentée ? Ne l’a-t-elle pas comblé pendant ces trois soirs ? Sa vie n’est-elle pas passée brusquement d’un sombre crépuscule à une aurore éclatante et redoutable, depuis qu’elle lui a fait connaître la tendresse et le brutal frisson de l’amour ? Et elle l’a quitté en pleurs, irritée ! Il sent naître en lui avec une irrésistible douceur, le besoin de se réconcilier avec elle, de lui dire de tendres et apaisantes paroles ; il a envie en quelque sorte de la tenir dans ses bras, exempt de tout désir et de lui dire sa reconnaissance. Oui, il va aller la trouver humblement et lui dire combien son amour est pur, que plus jamais il ne prononcera son nom et retiendra toujours ses questions.
La chanson argentine de l’eau lui fait penser aux larmes qu’elle a versées. Elle est peut-être toute seule en ce moment dans sa chambre, songe-t-il encore, et n’a pour confidente que cette nuit frémissante qui épie tout le monde et ne console personne. Être à la fois si loin et si près d’elle, sans apercevoir un reflet de ses cheveux, sans entendre, même faiblement, le son de sa voix, alors que leurs âmes sont étroitement mêlées, lui cause une intolérable souffrance. Il éprouve un invincible désir d’être auprès d’elle, ne serait-ce que couché en travers de sa porte comme un chien fidèle ou debout sous sa fenêtre, comme un mendiant.
Comme il s’est glissé timidement hors de l’ombre des arbres, il voit de la lumière dans la chambre de Margot, au premier étage. C’est une faible lumière, et sa palpitation jaune effleure à peine les feuilles de l’immense érable dont les branches, pareilles à des mains, essayent de frapper au carreau et qui se balance dans la brise, sombre et gigantesque espion posté devant la petite fenêtre brillante. La pensée qu’elle veille derrière ces vitres luisantes, qu’elle pleure peut-être encore ou pense à lui le bouleverse à tel point qu’il est obligé, pour ne pas chanceler, de s’appuyer à l’érable.
Il regarde fixement la fenêtre, comme fasciné. Les rideaux blancs qu’agite un léger souffle d’air flottent en dehors de la zone d’ombre : ils paraissent tantôt vieil or, dans la chaude lumière que la lampe projette, tantôt argentés quand la brise les amène dans le rayon de lune qui filtre en tremblant entre les feuilles dentelées. Et la face intérieure de la vitre reflète le mouvement fluide des ombres et des lumières en un léger tissu d’images. Le flot des ombres, leur éclat argenté, soufflant comme une fine fumée sur cette surface lisse, emplissent son imagination de visions mouvantes. Il voit la grande et belle Margot, les cheveux dénoués, (oh ! ses cheveux blonds et fous), aller et venir dans sa chambre, le cœur en proie aux mêmes tourments que les siens ; il la voit s’agiter dans la fièvre de sa passion, verser des larmes de colère. Les très hauts murs sont pour lui de verre. Il discerne à présent le moindre de ses gestes, le tremblement de ses mains ; il la voit s’effondrer dans un fauteuil et contempler avec un muet désespoir le ciel luisant d’étoiles. Un instant, tandis que la vitre s’éclaire, il croit même reconnaître son visage, qui se penche anxieusement au-dessus du parc endormi pour tâcher de l’apercevoir. Alors, emporté par la violence de ses sentiments, il l’appelle d’une voix contenue, mais pressante : Margot !… Margot !
La chose blanche qui vient de glisser rapidement sur la surface de la vitre, n’était-ce pas un voile ? Il croit bien l’avoir vue. Il tend l’oreille. Mais rien ne bouge. Derrière lui montent le souffle léger des arbres somnolents et le frôlement soyeux de la brise dans l’herbe, décroissent et augmentent de nouveau, comme une vague tiède qui se meurt doucement pour renaître aussitôt après. La nuit respire calmement ; encadrant un tableau obscur, la fenêtre reste muette. Ne l’a-t-elle pas entendu ou bien ne veut-elle pas l’entendre, maintenant ? Il est troublé au plus haut point par cet éclat mouvant. Son cœur tourmenté bat à grands coups dans sa poitrine, contre l’écorce de l’arbre qui semble trembler d’une passion aussi violente que la sienne. Il n’a plus qu’une pensée : la voir maintenant, lui parler maintenant, dût-il crier son nom et risquer de réveiller tout le monde. Il sent qu’il va se passer quelque chose, les plus grandes folies lui paraissent opportunes et tout lui semble, comme en rêve, facile à réaliser. Il remarque alors, en levant encore une fois les yeux vers la fenêtre, que l’arbre presque adossé au mur étend vers elle une de ses branches comme un poteau indicateur ; déjà ses mains agrippent furieusement le tronc. Subitement les idées se précisent : il faut qu’il monte – le tronc est certes épais, mais on le sent bosselé, et donc facile – et il l’appellera de là-haut, à quelques centimètres seulement du rebord de la croisée. Une fois près d’elle, il lui parlera et ne descendra pas avant qu’elle lui ait pardonné. Il ne réfléchit pas une seconde, il n’a d’yeux que pour cette fenêtre fascinante, tandis que ses mains palpent l’arbre vigoureux et prêt à le porter. Deux ou trois tractions rapides, encore un effort et déjà ses mains s’accrochent à une branche, élevant son corps dans un rétablissement énergique. Le voilà presque au faîte de l’arbre, suspendu dans les branchages qui oscillent sous son poids. Leur frémissement déferle comme une vague jusqu’aux dernières feuilles, et la branche s’incline davantage vers la fenêtre, comme pour avertir la jeune fille. Le grimpeur aperçoit à présent le plafond blanc de la chambre et le lumineux cercle d’or que la lampe projette en son milieu. Il tremble d’émotion : d’un instant à l’autre, il le sait, il va la voir, elle, sanglotant ou pleurant doucement, ou bien dans la voluptueuse nudité de son corps. Ses bras mollissent, mais il se ressaisit. Il se laisse glisser lentement le long de la branche qui mène à sa fenêtre. Ses genoux saignent, il s’est ouvert une main ; il continue quand même à descendre, il est sur le point d’entrer dans la clarté de la fenêtre. Un bouquet de feuilles lui masque encore la vue, l’empêche de jeter cet ultime coup d’œil tant désiré. Déjà il avance la main pour l’écarter, déjà un rayon de lumière crue s’abat sur lui. Au moment où il se penche en avant, tout frémissant, voici qu’il chancelle, perd l’équilibre et tombe en tournoyant.
Un choc assourdi, comme la chute d’un fruit mûr, se fait entendre sur le gazon. Là-haut une forme se penche par la fenêtre et regarde, inquiète ; mais l’obscurité est calme et silencieuse comme un étang qui vient d’engloutir un noyé. Mais bientôt la lumière s’éteint, et le parc reprend son aspect fantasmagorique parmi les ombres silencieuses.
Au bout de quelques minutes, le jeune garçon sort de son étourdissement. Il contempla un instant avec étonnement le ciel pâle où quelques étoiles égarées semblent un froid regard posé sur lui. Tout à coup une atroce douleur dans la jambe droite le fait tressaillir, une douleur qui manque de lui arracher un cri, au premier mouvement qu’il tente de faire. Il comprend soudain ce qui lui est arrivé. Il comprend qu’il ne doit pas rester étendu sous la fenêtre de Margot, qu’il ne doit pas appeler à l’aide ni faire de bruit en se déplaçant. Son front saigne : il a dû en tombant sur le gazon heurter un caillou ou un morceau de bois ; il essuie le sang avec sa main pour l’empêcher de couler dans ses yeux. Recroquevillé sur le côté gauche, il essaye de se traîner en enfonçant ses ongles dans le sol. Au moindre heurt, à la moindre secousse, sa jambe brisée le fait tant souffrir qu’il craint de reperdre connaissance. Il avance lentement, il met presque une demi-heure pour atteindre l’escalier, ses bras commencent à s’engourdir. Sur son front une sueur froide se mêle au sang qui ne cesse de couler. Le plus dur reste encore à faire : il s’agit d’atteindre le perron et ce n’est qu’avec une lenteur infinie, au prix d’horribles souffrances qu’il y parvient. Là-haut, il saisit la rampe en tremblant, à bout de souffle. Il fait encore en se traînant les quelques pas qui le séparent du salon de jeu où il entend parler et voit briller de la lumière. Il se relève en se cramponnant au bec de cane, et brusquement, comme un projectile, la porte cédant devant lui, il s’abat dans la pièce vivement éclairée.
Il doit avoir un air effrayant lorsqu’il fait ainsi irruption dans le salon, le visage ensanglanté, plein de terre, et qu’il s’effondre aussitôt sur le plancher comme une masse ; les hommes ont un violent sursaut, les chaises sont renversées, tout le monde se précipite à son secours. On le porte avec précaution sur le canapé. Il a tout juste le temps de balbutier quelques mots : il a roulé en bas de l’escalier en voulant se rendre dans le parc. Puis soudain des disques noirs passent devant ses yeux, dansent autour de lui et l’encerclent de toutes parts. Sa vue s’obscurcit et il s’évanouit.
On selle un cheval, on court chercher un médecin au village le plus proche. Le château, réveillé, s’anime d’une vie fantastique : pareilles à des lucioles, des lumières tremblotantes s’allument dans les couloirs ; les portes s’ouvrent, on chuchote, on s’interroge. Les domestiques arrachés à leur sommeil arrivent, effarés ; finalement on transporte le jeune homme dans sa chambre.
Le médecin diagnostique une fracture du tibia et rassure tout le monde : il n’y a aucun danger. Seulement le blessé devra rester pendant plusieurs semaines immobile et la jambe dans le plâtre. Quand on lui annonce cela, le jeune garçon sourit faiblement. Cette nouvelle ne l’affecte pas beaucoup. Il est si bon, en effet, d’être là étendu, seul, loin des hommes et du bruit, dans une chambre haute et claire, tout près de la cime frémissante des arbres, quand on veut penser à celle que l’on aime ; il est si agréable de méditer ainsi en toute quiétude, délié de tout devoir, de toute obligation, de s’abandonner à rêver doucement d’elle, et de vivre en tête à tête avec ces chères images qui s’approchent de votre lit quand on ferme un instant les paupières. L’amour n’a peut-être pas de plus suaves moments que ces rêveries pâles et crépusculaires.
La douleur est encore très vive durant les premiers jours. Mais il y trouve une étrange jouissance. L’idée qu’il endure cette souffrance pour l’amour de Margot, de sa bien-aimée, emplit le jeune garçon d’un orgueil immense et bien digne d’un cœur romanesque. Il eût été beau, pense-t-il, de s’être fait au visage une blessure sanglante qu’il aurait pu constamment arborer, comme un chevalier les couleurs de sa dame ; ou mieux encore d’être resté sans connaissance, couché à terre, écrasé. Dans sa rêverie, il voit alors Margot s’éveillant le lendemain au bruit que font les gens en s’interpellant sous sa fenêtre ; curieuse, elle se penche et l’aperçoit gisant, mort pour elle, écrasé sous sa fenêtre. Elle s’affaisse en poussant un cri ; il entend ce cri perçant retentir à ses oreilles. Il assiste ensuite à son chagrin, à son désespoir. Il la suit tout au long de l’existence : sa vie est brisée ; longtemps vêtue de noir, elle va, triste et sombre ; un léger tremblement agite ses lèvres lorsque les gens lui demandent la cause de sa douleur.
Et il rêve ainsi des journées entières : au début dans l’obscurité seulement, puis les yeux grands ouverts, vite accoutumé à évoquer l’image agréable de l’aimée. Nulle heure n’est assez lumineuse pour empêcher son ombre radieuse de se glisser jusqu’à lui le long des murs ; ni assez bruyante pour qu’il n’entende pas sa voix au dehors dans le dégouttement de la pluie qui tombe du feuillage, ou dans le craquement du sable sous les rayons brûlants du soleil. Il parle avec Margot pendant des heures ou bien il rêve qu’ils voyagent ensemble et qu’ils font de ravissantes excursions. Mais parfois il sort bouleversé de ses rêveries. Porterait-elle vraiment son deuil ? Se souviendrait-elle même de lui ?
Certes Margot vient parfois rendre visite au malade. Souvent, alors qu’il s’entretient avec elle en pensée et qu’il croit la voir devant lui, la porte s’ouvre et elle entre, grande et belle, mais bien différente cependant de celle de sa rêverie. Elle n’est pas douce, en effet, et ne se penche pas sur lui pour le baiser au front comme la Margot de ses rêves ; elle se contente de s’asseoir, près de sa chaise longue, lui demande comment il va, s’il souffre, lui donne quelques nouvelles, en désordre. Sa présence lui cause chaque fois une frayeur et un trouble si délicieux qu’il n’ose pas du tout la regarder ; souvent il ferme les paupières pour mieux entendre ses paroles, pour mieux enregistrer dans son cœur le son de sa voix, singulière musique qui vibre ensuite à ses oreilles pendant des heures. Il hésite à lui répondre, car il aime par trop ces moments de silence où il n’entend que la respiration de la jeune fille et où il éprouve le plus fortement l’impression d’être seul avec elle dans la pièce, dans l’univers. Et lorsqu’elle se lève ensuite et se dirige vers la porte, il se redresse péniblement pour bien graver dans sa mémoire tous les traits de sa silhouette mobile, pour l’embrasser une dernière fois du regard, vivante, avant qu’elle retombe dans l’incertaine réalité de ses rêves.
Margot vient le voir presque tous les jours. Mais Kitty ne vient-elle pas aussi ? Et Élisabeth, la petite Élisabeth qui le regarde toujours avec des yeux si effrayés, qui lui demande d’une voix si douce, si inquiète s’il ne va pas déjà mieux ? Sa sœur ne prend-elle pas chaque jour de ses nouvelles, et toutes les autres ne viennent-elles pas le voir également et ne se montrent-elles pas aussi affectueuses ? Ne restent-elles pas auprès de lui à lui raconter toutes sortes d’histoires ? Elles restent même beaucoup trop longtemps, car leur présence chasse les rêves de son esprit, le tire de sa paisible méditation, le force à écouter des propos sans importance, stupides parfois. Il aimerait que toutes cessassent leurs visites et qu’il n’y eût que Margot qui vînt le voir, rien qu’une heure, rien que quelques minutes ; après il demeurerait seul pour rêver à elle sans être importuné ni dérangé, bercé par une douce joie, comme porté par de doux nuages, blotti dans la contemplation des visions consolatrices de son amour.
C’est pourquoi souvent quand tourne la poignée de la porte, il clôt les paupières et feint de dormir. Alors les visiteurs se retirent sur la pointe des pieds, referment avec précaution, et il peut se replonger dans les flots tièdes de sa rêverie qui l’emporte doucement vers de lointains et séduisants pays.
Or, un jour, voici ce qui lui arrive : Margot est déjà venue le voir ; elle est restée peu de temps, mais elle lui a apporté dans ses cheveux toutes les senteurs du jardin, les effluves capiteux du jasmin épanoui et dans ses yeux l’éclat brillant du soleil d’août. Dès lors il savait qu’il ne devait plus l’attendre pour aujourd’hui. Il a donc devant lui une longue et radieuse après-midi pour une merveilleuse rêverie, car personne ne le dérangera plus : ils sont tous partis à cheval. Et quand soudain, la porte s’ouvre encore timidement, il baisse les paupières et fait semblant de dormir. Mais la personne qui entre – il entend tout avec une grande netteté dans cette chambre, jusqu’au moindre souffle – ne se retire pas ; elle ferme la porte sans bruit pour ne pas l’éveiller.
Et la personne s’approche avec précaution, c’est à peine si ses pieds effleurent le parquet. Il perçoit le léger froufrou d’une robe : elle s’assoit auprès de lui. À travers ses paupières baissées, il sent la brûlure ardente d’un regard qui se pose sur son visage.
Son cœur se met à battre violemment. Est-ce Margot ? Sûrement. Il le sent pourtant : c’est plus délicieux, plus fort, plus piquant, d’un charme mystérieux et lascif, de ne pas ouvrir les yeux, maintenant, et de seulement la pressentir à côté de lui. Que va-t-elle faire ? Les secondes lui paraissent interminables. Elle le regarde toujours, épiant son sommeil. Le sentiment pénible et cependant enivrant qu’il ressent, ainsi exposé à sa vue, sans défense, les yeux bandés en quelque sorte, lui cause comme un fourmillement électrique sur le corps. Il sait que s’il ouvrait brusquement les yeux, il envelopperait d’un regard plein de tendresse, comme d’un manteau, le visage effrayé de Margot. Mais il ne bouge pas, il retient sa respiration, qui devient angoissée et haletante dans sa poitrine trop étroite, et il attend. Il attend.
Rien ne se produit. Il lui semble qu’elle se penche davantage sur lui, qu’il sent plus près de son visage ce léger parfum, cette subtile odeur de lilas mouillé qu’il reconnaît pour l’avoir respirée sur ses lèvres. Soudain son sang quitte ses joues et déferle telle une vague brûlante à travers son corps : une main vient de se poser sur sa couche et glisse doucement le long de son bras sur la couverture. C’est une caresse, calme, délicate dont il sent les effluves magnétiques et à la poursuite de laquelle son sang se lance avec impétuosité. Sensation délicieuse de cette tendresse muette, enivrante et énervante à la fois.
Lentement, presque en mesure, la main continue de glisser le long de son bras. Il coule un regard à la dérobée entre ses paupières. Il ne distingue tout d’abord qu’une faible lueur pourpre, un flot de lumière trouble ; ensuite il entrevoit la couverture tachetée de sombre qu’on a étendue sur lui et enfin, comme si elle venait de très loin, la main qui le caresse. Il la voit comme dans un crépuscule, petite lueur blanche qui s’avance à la façon d’un nuage lumineux, puis recule. Il entr’ouvre un peu plus les paupières. À présent, il discerne nettement ses doigts, blancs et brillants comme de la porcelaine ; il les voit s’approcher légèrement courbés, et reculer ensuite paresseusement, mais toujours animés d’une grande vie intérieure. Ils s’avancent et se retirent comme des antennes, et à ce moment il a l’impression que cette main est douée d’une vie propre. On dirait un chat qui se câline contre vos vêtements, un petit chat blanc qui s’approche de vous en faisant patte de velours et en ronronnant amoureusement ; il ne s’étonnerait pas de voir briller tout à coup ses yeux. Et réellement, n’est-ce pas un regard étincelant qu’il voit luire dans cette chose blanche qui glisse sur lui ? Non, ce n’est que l’éclat d’un métal, le scintillement de l’or. Mais à présent que la main s’avance de nouveau, il distingue nettement la médaille révélatrice qui tremble à son bracelet, nettement : c’est la médaille qui tremble à son bracelet, la médaille mystérieuse, révélatrice, cet octogone de la taille d’un penny. C’est la main de Margot qui caresse son bras ; l’envie le prend de porter à ses lèvres cette douce et blanche main sans aucune bague et de l’embrasser. Mais il sent passer un souffle sur sa joue, il devine la tête de Margot tout près de la sienne. Il ne peut tenir plus longtemps ses paupières baissées : rayonnant de bonheur, il ouvre les yeux avec ravissement sur le visage qui tressaille et recule avec effroi.
Alors, au moment où ce visage incliné au-dessus du sien sort de l’ombre, où la lumière en inonde les traits bouleversés, il reconnaît – tout son corps en frissonne – Élisabeth, la sœur de Margot, la jeune et étrange Élisabeth. A-t-il rêvé ? Il regarde fixement ce visage qu’envahit une rougeur subite, qui détourne craintivement les yeux : nul doute, c’est Élisabeth. Il voit soudain sa terrible méprise. Son regard s’abaisse sur le poignet : la médaille y est bien.
Tout commence à tourner devant ses yeux. Il éprouve la même sensation que lorsqu’il s’est évanoui : mais il serre les dents, il ne veut pas perdre connaissance. Tout défile devant lui avec la rapidité de l’éclair, condensé dans l’espace d’une seconde : l’étonnement, les dédains de Margot, le sourire d’Élisabeth, cet étrange regard qui se posait sur lui comme une main discrète – non, non, aucune erreur n’était possible.
Un unique et faible espoir vibre encore en lui cependant. Cette médaille, Margot la lui a peut-être donnée aujourd’hui, hier ou bien après leurs rencontres dans le parc.
Mais déjà Élisabeth lui adresse la parole. Ces fiévreuses pensées ont dû altérer ses traits, car elle lui demande anxieusement : « As-tu mal, Bob » Comme leurs voix se ressemblent ! songe-t-il. Et il répond machinalement : « Oui… Oui… c’est-à-dire non… Je me sens très bien ! »
Nouveau silence. Telle une vague brûlante, l’idée que Margot lui a peut-être donné la médaille lui revient sans cesse. Il sait que cela ne peut pas être vrai, mais il faut qu’il l’interroge :
– Qu’est-ce que c’est que cette médaille ?
– Ah ! c’est une pièce de monnaie de je ne sais plus quelle république américaine. C’est l’oncle Robert qui nous les a rapportées.
– Qui ça, nous ?
Il retient son souffle. Maintenant elle va devoir le dire :
– Margot et moi. Kitty n’en a pas voulu, je ne sais pourquoi.
Il sent que soudain ses yeux sont humides. Il détourne la tête avec précaution, afin qu’Élisabeth ne voie pas la larme qui doit être à présent au bord de ses paupières, larme qu’il ne peut réprimer et qui commence à descendre tout doucement sur sa joue. Il voudrait parler, mais il a peur de sa propre voix, il craint qu’elle ne se brise sous le poids du sanglot qui monte. Ils se taisent tous deux, s’épiant avec angoisse. Finalement Élisabeth se lève : « Je m’en vais, Bob. Guéris vite. » Il ferme les yeux et la porte se referme en grinçant légèrement.
Les idées tourbillonnent dans sa tête comme un vol de pigeons effarouchés. Il conçoit seulement maintenant l’énormité du malentendu ; la honte et la colère s’emparent de lui en pensant à sa sottise, mais il éprouve en même temps une violente souffrance. Il sait maintenant que Margot est à tout jamais perdue pour lui ; mais il sent qu’il l’aime d’un amour inchangé, sans qu’il y ait encore, peut-être pour l’instant, ce regret désespéré qu’on éprouve en face d’une chose irréalisable. Quant à Élisabeth – il repousse son image presque avec colère, ses abandons d’hier et l’ardeur si bien contenue de sa passion aujourd’hui ont moins de prix que n’en aurait un sourire de Margot ou une caresse de sa main, si jamais l’envie la prenait de le frôler du bout des doigts. Si Élisabeth s’était fait connaître à lui dans le parc, il l’aurait aimée, car à ce moment-là sa passion était encore celle d’un enfant, pour ainsi dire. Mais maintenant le nom de Margot s’est trop profondément gravé dans son cœur au cours de ses mille rêves, pour qu’il puisse l’effacer de sa vie.
Il se rend compte que les visions sont moins nettes devant ses yeux, que les pensées qui l’obsédaient s’enfuient peu à peu avec ses larmes. Comme il le faisait tous les jours, il essaye mais en vain pendant ses longues heures de solitude d’évoquer l’image de Margot : Élisabeth avec ses yeux profonds où brille le désir se glisse sans cesse comme une ombre à ses côtés. Alors tout se brouille et il est obligé de se torturer l’esprit pour se rappeler comment les choses se sont passées. La honte s’empare de lui à la pensée qu’il s’est tenu sous la fenêtre de Margot, en criant son nom. Puis il est pris de pitié en songeant à la blonde et silencieuse Élisabeth, pour laquelle il n’eut jamais ces jours-là le moindre mot, le moindre regard, alors que sa reconnaissance aurait dû rayonner comme un brasier.
Le lendemain matin, Margot vient s’asseoir un instant près de sa couche. Sa présence le fait frissonner et il n’ose la regarder dans les yeux. Que lui dit-elle ? Il l’entend à peine ; le furieux bourdonnement de ses tempes couvre la voix qui lui parle. Ce n’est que lorsqu’elle le quitte qu’il embrasse sa personne tout entière d’un regard nostalgique. Jamais, il le sent, il ne l’a davantage aimée.
L’après-midi, Élisabeth vient à son tour. Ses gestes sont empreints d’une douce familiarité, sa main caresse parfois la sienne et elle parle tout bas d’une voix légèrement voilée. Elle lui parle avec une certaine agitation de choses indifférentes, comme si elle craignait de se trahir en parlant d’elle-même ou de lui. Il ne sait pas bien ce qu’il ressent pour elle. Il lui semble tantôt que c’est de la pitié, tantôt de la reconnaissance pour son amour ; mais il est incapable de rien lui dire. Il ose à peine la regarder, de peur de lui mentir.
Maintenant, elle vient tous les jours et reste plus longtemps. On dirait que depuis l’instant où la lumière a commencé à se faire sur le secret qui les unit, ils ont retrouvé le calme. Pourtant, ils n’osent jamais parler de ces heures vécues ensemble dans les ténèbres du parc.
C’est ainsi qu’un jour Élisabeth est de nouveau assise près de sa chaise longue. Dehors, il fait un gai soleil. Le reflet vert de la cime frémissante des arbres tremble sur les murs. Dans ces moments-là, ses cheveux ont l’air de lancer des flammes, on dirait un nuage de feu ; sa peau paraît pâle et transparente, tout son être semble lumineux et pour ainsi dire aérien. La tête enfoncée dans l’oreiller sur lequel l’ombre s’étend, il voit tout près de lui son visage souriant et s’il lui paraît si lointain, c’est qu’il est baigné par la lumière, qui n’arrive plus jusqu’à lui. À ce spectacle, il oublie tout ce qui s’est passé. Et tandis qu’elle s’incline vers lui, que ses yeux semblent ainsi s’enfoncer davantage dans leurs orbites et font comme de sombres vrilles qui lui pénétreraient dans la tête, tandis qu’elle se penche, il entoure son corps de ses bras, attire son visage près du sien et baise sa petite bouche humide. Elle tremble violemment, mais ne résiste pas. Elle caresse les cheveux de Bob d’un air doux et triste. Puis, avec une intonation de tendre mélancolie dans la voix, elle lui murmure dans un souffle : « Mais tu n’aimes que Margot ! » Cet accent résigné, ce désespoir sans révolte, lui vont au cœur ; le nom qui l’émeut tant résonne dans son âme. Mais il ne se sent pas le courage de mentir en cette minute. Il se tait.
Elle l’embrasse encore une fois sur les lèvres, tout doucement, presque comme une sœur, puis elle sort sans dire un mot.
C’est la seule fois où ils en parlent. Quelques jours se passent encore, puis on descend le convalescent dans le parc où les premières feuilles mortes se pourchassent déjà dans les allées ; déjà le soir qui tombe plus vite fait penser à la tristesse des journées d’automne. Quelques jours encore, et le voici qui marche seul, avec peine cependant ; il se rend pour la dernière fois cette année, sous le berceau multicolore des arbres qui se balancent dans le vent et parlent d’une voix plus forte et plus rude que pendant ces trois tièdes nuits d’été. Tristement, l’adolescent s’y achemine. Il lui semble qu’un mur sombre se dresse, invisible, en cet endroit ; derrière ce mur, déjà noyée dans le crépuscule se trouve son enfance et devant lui un pays inconnu et dangereux.
Le soir, il prit congé. Une fois encore, il dévora des yeux le visage de Margot comme s’il voulait s’imprégner pour toujours de son image, et mit en tremblant sa main dans celle d’Élisabeth qui la pressa avec chaleur. C’est à peine s’il accorda un regard à Kitty, aux amis et à sa sœur, tant son âme était pleine du sentiment qu’il aimait une femme et qu’il était aimé d’une autre. Il était très pâle ; un pli sévère barrait son front, et ôtait à son visage toute expression enfantine ; il avait l’air d’un homme.
Et pourtant lorsque les chevaux furent attelés et qu’il vit Margot faire demi-tour avec indifférence pour monter l’escalier, lorsqu’il vit briller d’un éclat humide les yeux d’Élisabeth et celle-ci se cramponner à la rampe, il sentit la plénitude de l’aventure avec une telle violence qu’il éclata en sanglots comme un enfant.
Le château baigné de lumière s’éloigna de plus en plus à travers les nuages de poussière soulevés par la voiture, le sombre parc se rapetissa ; le paysage s’estompa, finalement tout ce qu’il avait vécu disparut à ses yeux et ne fut plus qu’un souvenir tenace. Deux heures plus tard la voiture le déposa à la gare. Le lendemain matin il était à Londres.
Quelques années après, il n’était plus un jeune garçon. Mais cette première aventure est restée trop vivante en lui pour qu’elle pût un jour se ternir. Margot et Élisabeth se sont mariées toutes les deux, mais il n’a jamais voulu les revoir, car la pensée de ces heures troublantes s’est souvent emparée de lui avec une telle violence que toute sa vie ultérieure ne lui est plus apparue que comme un rêve, une illusion, comparée à la réalité de ce souvenir. Il est devenu un de ces hommes qui ne peuvent plus trouver d’attrait à l’amour ni aux femmes ; lui qui à un moment de sa vie avait réuni si parfaitement ces deux sentiments, aimer et être aimé, aucun désir ne l’a plus jamais poussé à rechercher ce qui était si précocement tombé dans ses mains tremblantes et inquiètes de jeune garçon. Il a parcouru de nombreux pays : c’est un de ces anglais corrects et silencieux que beaucoup croient insensibles, parce qu’ils sont taciturnes et que leur regard reste froid devant le visage et le sourire des femmes. Qui penserait en effet que ces images sur lesquelles ils ont les yeux constamment fixés, ils les portent en eux-mêmes, ensevelies au fond de leur cœur qui brûle pour elles d’une flamme éternelle comme un cierge devant une madone ? À présent je connais l’origine de cette histoire. Dans le livre que j’avais en main cet après-midi se trouvait une carte postale, une carte qu’un ami m’a écrite du Canada. C’est un jeune Anglais dont j’ai fait la connaissance en voyage, avec qui j’ai passé de longues soirées à bavarder et dans les récits duquel ne cessait d’apparaître, auréolé de mystère et comme pétrifié, le souvenir de deux femmes, inséparablement lié à un épisode de sa jeunesse. Il y a longtemps, bien longtemps de cela et j’avais oublié nos conversations. Mais aujourd’hui lorsque j’ai reçu cette carte, la mémoire m’en est revenue, mêlée comme dans un songe à toutes sortes d’aventures personnelles ; et j’ai cru que j’avais lu son histoire dans le livre qui m’avait glissé des mains, ou que je l’avais trouvée dans un rêve.
Mais comme il fait nuit maintenant dans la pièce et que tu me sembles loin, dans la profondeur du crépuscule ! Je ne vois qu’une douce et pâle lueur à l’endroit où je devine ton visage, et je ne sais si tu souris ou si tu es triste. Si tu souris parce que je suppose d’étranges aventures à des êtres que je connais superficiellement, parce que j’imagine pour eux toute une destinée et qu’ensuite je les abandonne tranquillement à leur existence et à leur sphère. Ou bien si tu es triste à la pensée que ce jeune garçon est passé à côté de l’amour, et qu’au bout d’une heure il est sorti à jamais du jardin de son rêve délicieux. Vois-tu, je ne voulais pas que ce récit fût sombre ni mélancolique, je désirais simplement te parler d’un adolescent que l’amour a surpris, le sien et celui d’une autre personne. Mais les histoires que l’on raconte à cette heure suivent toutes le doux sentier de la mélancolie. Le crépuscule étend sur elles ses voiles, toute la tristesse que le soir porte en lui forme au-dessus d’elles une voûte sans étoile ; l’ombre s’y infiltre peu à peu, et tous les mots brillants et colorés qu’elles renferment, prennent alors une sonorité pleine et grave, comme s’ils venaient des profondeurs de notre vie.