Les notes qui suivent ont été retrouvées, sous la forme d’un paquet cacheté, dans le secrétaire du baron Friedrich Michael von R…, et après qu’à l’automne 1914, étant lieutenant de réserve d’un régiment de dragons autrichiens, il fut tombé à la bataille de Rawaruska. Comme la famille, en voyant le titre et après avoir jeté un rapide coup d’œil, supposa que ces notes n’étaient qu’un travail littéraire, elle me les confia pour que je les relise et m’occupe de leur publication. Or je considère pour ma part qu’il ne s’agit pas là d’une histoire inventée, mais d’un récit véritable, et vécu dans ses moindres détails par le défunt. Je publie ici, en changeant seulement les noms, une confession intime sans rien modifier ni ajouter.
Ce matin m’est soudain venue la pensée que je devrais écrire, pour moi, ce qui s’est passé dans cette nuit fantastique, afin de pouvoir suivre l’événement dans son développement naturel et complet. Et depuis cet instant j’éprouve le besoin inexplicable de me représenter noir sur blanc cette aventure, bien que je doute de pouvoir retracer, même de façon approximative, la singularité des faits. Il me manque ce qu’on appelle le talent artistique, je n’ai aucune expérience des choses littéraires et, à l’exception de quelques productions plutôt frivoles datant de mon passage au Theresianum, je n’ai jamais essayé d’écrire. Je ne sais même pas, par exemple, s’il existe une technique qu’on puisse apprendre pour ordonner la succession de faits extérieurs, avec la répercussion simultanée qu’ils ont dans notre âme. Je me demande également si je suis capable d’adapter toujours au sens le mot juste et de donner au mot son juste sens et par là de réaliser cet équilibre qu’en lisant j’ai de tout temps senti sans effort chez tout bon narrateur ; mais je n’écris ces lignes que pour moi, et elles ne sont aucunement destinées à faire comprendre aux autres ce que je puis à peine m’expliquer moi-même. Elles ne sont qu’une tentative faite pour liquider enfin, une fois pour toutes, en un certain sens pour le fixer, le camper devant moi et le saisir sous toutes ses faces, un événement qui m’occupe sans cesse et qui m’agite par une sorte de fermentation douloureuse.
Je n’ai parlé de la chose à aucun de mes amis, précisément parce que je craignais de ne pas pouvoir leur faire comprendre ce qu’il y a eu là d’essentiel et puis aussi par honte d’avoir été ébranlé et bouleversé de la sorte par un cas si fortuit. Car, à vrai dire, le tout n’est qu’une expérience vécue, peu importante. Mais en écrivant maintenant ces derniers mots, je commence déjà à m’apercevoir combien il est difficile pour un profane de choisir, dans ce qu’il écrit, les mots d’après leur poids véritable, et quelle ambiguïté, quelle possibilité de malentendus se rattachent aux vocables les plus simples. En effet, si je qualifie mon expérience de peu importante, je ne prends ce mot-là qu’au sens relatif, par opposition aux drames grandioses qui influencent des destinées et des peuples entiers ; d’autre part, je l’entends aussi sous l’angle de la durée parce que le tout se déroule en six rapides heures. Mais pour moi, cette expérience, qui par elle-même était donc si petite, si peu importante et si insignifiante, constituait un fait à ce point extraordinaire qu’aujourd’hui encore (quatre mois après cette nuit fantastique), j’en suis tout brûlant et que je dois déployer toutes mes forces intellectuelles pour la retenir dans ma poitrine. Chaque jour, chaque heure je m’en répète tous les détails, car elle est en quelque sorte devenue le pivot de mon existence, tout ce que je fais et dis est inconsciemment influencé par elle ; mes pensées sont uniquement occupées à répéter sans cesse son apparition soudaine et, par cette répétition, à m’en confirmer la possession ; et maintenant je sais aussi tout d’un coup ce qu’il y a dix minutes, en prenant la plume, je ne pressentais pas encore consciemment : c’est que je ne mets par écrit cette expérience que pour qu’elle soit fixée devant moi avec une certitude absolue et pour ainsi dire d’une façon objective, pour en jouir encore une fois dans ma sensibilité et en même temps la saisir dans ma pensée. En disant tout à l’heure que si je l’écrivais, c’était pour la liquider, pour en finir avec elle, j’exprimais tout le contraire de la vérité, car ce que je veux, c’est rendre plus vivant encore ce que j’ai vécu trop vite, le placer à côté de moi en quelque sorte tout chaud et tout haletant, pour pouvoir l’étreindre sans cesse. Oh ! je ne crains pas d’oublier, ne fût-ce qu’une seconde de ce lourd après-midi, de cette nuit fantastique ; je n’ai pas besoin de point de repère, de pierre milliaire pour refaire pas à pas dans ma mémoire le chemin de ces heures-là : comme un somnambule, je me retrouve à chaque instant dans sa sphère, au milieu du jour comme au milieu de la nuit, et j’en vois chaque détail avec cette netteté que seul le cœur connaît et non pas le trop fluide souvenir. Je pourrais ici également dessiner sur le papier les contours de la moindre feuille dans ce paysage de printemps verdoyant ; maintenant, en cette saison d’automne, je perçois encore doucement la tendre buée poudreuse des marronniers en fleur ; si donc je décris à présent ces heures-là, ce n’est pas par crainte de les perdre, mais pour la joie de les retrouver. Et, en me représentant aujourd’hui dans leur succession exacte les phases de cette nuit, je vais être obligé de faire bien attention pour en respecter l’ordre, car toujours, dès que je pense aux détails, une sorte d’ivresse me saisit, une extase jaillit de mon âme et je suis obligé de retenir les images de mon souvenir pour qu’elles ne se confondent pas et ne deviennent pas une fumée colorée. Toujours je revis avec une ardeur passionnée cette expérience-là, cette journée du 7 juin 1913, où, l’après-midi, je pris un fiacre…
Mais encore une fois (je m’en rends compte), il faut que je m’arrête, car déjà je constate de nouveau avec épouvante l’ambiguïté et la signification multiple d’un seul et même mot. C’est seulement maintenant, où pour la première fois j’ai à raconter quelque chose d’une manière cohérente, que je remarque combien il est difficile de concentrer dans une forme fixe ce glissement des choses qui caractérise toute vie. Je viens d’écrire « je », j’ai dit que le 7 juin 1913 dans l’après-midi, je pris un fiacre. Mais ce mot-là constituerait déjà une équivoque, car il y a longtemps que j’ai cessé d’être le « je » de naguère, de ce 7 juin, bien que quatre mois seulement se soient écoulés depuis lors, bien que j’habite dans l’appartement de ce « je » d’autrefois et que je sois en train d’écrire sur sa propre table avec sa propre plume et sa propre main. Je suis tout à fait distinct de l’être d’alors et précisément à cause de cette expérience ; je le vois de l’extérieur tout à fait froidement et comme un étranger, et je puis le décrire comme un compagnon de jeux, un camarade, un ami dont je sais beaucoup de choses et même l’essentiel, mais de qui je suis moi-même désormais tout à fait différent. Je pourrais parler de lui, le blâmer, le condamner, sans même remarquer qu’un jour il n’a fait qu’un avec moi.
L’homme que j’étais alors se distinguait très peu, tant au point de vue extérieur qu’intérieur, de la plupart des gens de sa catégorie sociale, que chez nous, à Vienne, on a coutume d’appeler la « bonne société », sans fierté spéciale, mais simplement comme une chose qui va de soi. J’approchais de ma trente-sixième année ; mes parents étaient morts de bonne heure et, peu de temps avant ma majorité, m’avaient laissé une fortune suffisante pour me dispenser désormais de songer à gagner ma vie ou à me faire une carrière. Ainsi je fus libéré à l’improviste d’une décision qui alors m’inquiétait fort. En effet, je venais d’achever mes études universitaires et j’étais sur le point de choisir ma future profession, choix qui sans doute se serait porté sur l’administration, grâce à nos relations de famille et à mon penchant, qui déjà s’affirmait de bonne heure pour une existence contemplative et sans secousses, lorsque la fortune de mes parents m’échut en qualité d’unique héritier et m’assura soudain une indépendance exempte de tout travail, me permettant même de satisfaire des désirs de dépense et de luxe. Je n’avais jamais eu d’ambition ; aussi je résolus de regarder d’abord la vie pendant quelques années et d’attendre le moment où j’éprouverais le besoin de me trouver un champ d’activité. Mais je ne dépassai pas ce stade d’attente et de contemplation, car, comme je ne désirais rien de spécial, j’avais tout ce que je voulais dans le cercle étroit de mes désirs. La molle et voluptueuse ville de Vienne qui, comme nulle autre, fait de la promenade, de la rêverie oisive et de l’élégance une sorte de perfection artistique et un but dans l’existence, me fit oublier complètement mon intention de me livrer à une activité véritable. J’avais toutes les jouissances d’un jeune homme distingué, noble, riche, et par-dessus le marché sans ambition, j’avais les inoffensives émotions du jeu et de la chasse, les distractions régulières des voyages et des excursions, et bientôt je me mis à cultiver cette existence contemplative avec un soin toujours plus savant et, en outre, toujours plus raffiné. Je collectionnai des verreries rares, moins par passion véritable que pour la joie d’acquérir des connaissances sérieuses en une matière qui n’exigeait de moi aucun effort. J’ornai mon appartement d’un genre particulier de gravures italiennes de l’époque baroque et de paysages dans la manière du Canaletto, dont la recherche chez les antiquaires ou l’achat dans les ventes aux enchères étaient pour moi une sorte de stimulant, analogue à la chasse, tout en étant sans aucun danger ; je me livrais avec plaisir et toujours avec goût à maint divertissement, je manquais rarement l’occasion d’écouter de la bonne musique et de visiter les ateliers de nos peintres. Je n’étais pas sans succès auprès des femmes ; ici aussi, avec ce secret instinct du collectionneur, qui révèle en quelque sorte l’inoccupation intérieure, j’avais accumulé dans ma mémoire de nombreuses heures charmantes et précises et, du simple jouisseur du début, j’étais devenu un connaisseur savant. Somme toute, j’avais beaucoup vécu, ce qui remplissait agréablement mes journées et enrichissait mon existence, et j’aimais de plus en plus cette atmosphère tiède et confortable d’une jeunesse pleine d’excitations, mais jamais bouleversée. Mes désirs ne se renouvelaient pas, car de toutes petites choses pouvaient, dans l’air calme de mon existence, me procurer une véritable joie. Une cravate bien choisie était déjà pour moi une sorte de plaisir, un beau livre, une excursion en automobile ou une heure passée avec une femme suffisaient à me donner un bonheur absolu. Dans ce genre de vie, ce qui m’était tout particulièrement agréable, c’est que, en aucune manière, tout comme un costume anglais d’une correction irréprochable, je ne me faisais remarquer de la société. Je crois que l’on me considérait comme une fréquentation plaisante ; j’étais aimé et bien vu, et la plupart de ceux qui me connaissaient me qualifiaient d’heureux mortel.
Aujourd’hui je suis incapable de dire si cet homme d’autrefois que je m’efforce de me représenter se considérait lui-même comme heureux, ainsi que le prétendaient les autres ; car maintenant, étant donné qu’à cause de cette expérience j’exige de tout sentiment un sens beaucoup plus plein et plus dense, toute appréciation rétrospective me paraît presque impossible. Cependant, je puis dire avec certitude qu’à cette époque-là je ne me trouvais pas du tout malheureux, car presque jamais mes désirs ne restaient insatisfaits et ce que je demandais à la vie m’était presque toujours accordé. Cependant, le fait que je m’étais habitué à recevoir du destin tout ce que je voulais et que je ne trouvais rien d’autre à exiger de lui pouvait de plus en plus faire conclure à un certain manque d’intensité et à une vie en elle-même peu vivante. Ce qui alors inconsciemment s’éveillait en moi, en mainte heure de sourde aspiration où je me trouvais dans une sorte de demi-connaissance, ce n’étaient pas, à vrai dire, des désirs, mais simplement le désir d’en éprouver, le besoin de nourrir des vues plus larges, plus fortes, des ambitions moins facilement satisfaites, le besoin de vivre davantage et peut-être aussi de souffrir. Par une technique trop raisonnable, j’avais éliminé toute résistance de ma façon de vivre, et ce manque de résistance faisait tort à ma vitalité. Je remarquais que mes désirs devenaient de moins en moins nombreux et toujours plus faibles, qu’il y avait une sorte d’engourdissement de ma sensibilité et que (c’est peut-être la meilleure expression à employer) je souffrais d’une impuissance morale, d’une incapacité de prendre passionnément possession de la vie. Je reconnus d’abord cette lacune à de petits signes. Je m’aperçus qu’au théâtre et en société, je négligeais de plus en plus souvent d’assister à certains spectacles sensationnels, que je commandais des livres qui m’avaient été vantés et les laissais ensuite sans les couper pendant des semaines sur ma table ; que si je continuais à collectionner selon mon goût, en achetant machinalement des verreries et des objets anciens, c’était sans procéder ensuite à leur classement et sans me réjouir de l’acquisition inespérée d’une pièce rare et longtemps cherchée.
Néanmoins je n’eus vraiment conscience de cette diminution progressive, quoique légère, de ma force de réaction intellectuelle qu’à propos d’une circonstance dont il me souvient encore nettement. Cet été-là (du fait de mon étrange paresse qui ne se sentait vraiment attirée par aucune nouveauté) j’étais resté à Vienne, lorsque soudain je, reçus d’une ville d’eaux la lettre d’une femme avec qui j’entretenais depuis trois ans une liaison intime et que même je croyais aimer d’une façon sincère. Elle m’écrivait dans quatorze pages pleines d’émotion qu’au cours des dernières semaines elle avait fait la connaissance d’un homme qui lui était devenu très cher, qui même était tout pour elle, de sorte qu’elle allait l’épouser à l’automne et que notre liaison devait prendre fin. Elle pensait sans regret, disait-elle, et même avec bonheur au temps que nous avions vécu ensemble ; mon souvenir l’accompagnerait dans son mariage comme ce qu’il y avait de plus précieux dans sa vie passée, et elle espérait que je lui pardonnerais une résolution si brusque. Après cette information objective, la lettre, qui prenait un ton très ému, se répandait en objurgations tout à fait touchantes, me suppliant de ne pas me fâcher, de ne pas trop souffrir de cette défection imprévue, et me conjurait de ne pas essayer de la retenir par la violence, de ne pas commettre contre moi-même une folie. Et la lettre continuait sur un ton de plus en plus emporté : elle m’invitait à chercher des consolations auprès d’une femme meilleure qu’elle et à lui écrire tout de suite, car elle était inquiète de la façon dont j’accueillerais cette nouvelle. Et en post-scriptum, au crayon, elle avait encore écrit à la hâte : « Ne fais rien de déraisonnable, comprends-moi, pardonne-moi. » Je lus donc cette lettre, d’abord surpris de la nouvelle et puis, après l’avoir achevée, je la relus, mais avec une certaine honte qui, prenant conscience d’elle-même, s’accentua bientôt jusqu’à devenir une épouvante intérieure, car de tous les sentiments puissants et à vrai dire naturels que mon amie supposait devoir s’éveiller en moi, comme une chose qui va de soi, je n’en avais éprouvé aucun, ne fût-ce que dans une faible mesure. La nouvelle ne m’avait pas fait souffrir, je ne m’étais pas fâché contre mon amie, je n’avais pas songé une seconde à un acte de violence contre elle ou contre moi, et cette froideur de sentiments était trop singulière pour que je n’en fusse pas moi-même effrayé. Voilà que s’éloignait de moi une femme qui avait été la compagne de ma vie pendant des années, dont le corps ardent s’était avec souplesse accordé au mien, dont l’haleine s’était confondue avec la mienne pendant de longues nuits, et rien ne remuait en moi. Rien ne protestait, rien ne cherchait à la reconquérir, rien ne s’éveillait dans ma sensibilité de tout ce que le simple instinct de cette femme supposait devoir être une chose naturelle chez un homme véritable. C’est à ce moment-là que je pris pleinement conscience pour la première fois combien le processus d’engourdissement s’était développé en moi ; je ne faisais que glisser comme sur une eau courante et miroitante, sans m’attacher à rien, sans m’être enraciné nulle part et je savais bien que cette froideur était quelque chose de cadavérique, de mort, sur quoi il est vrai ne s’élevait pas encore la pestilence de la corruption, mais qui malgré tout était déjà une torpeur sans espoir, une froide et effrayante insensibilité, semblable par conséquent à la minute qui précède la mort véritable, la mort physique, la fin, visible aussi de l’extérieur.
Depuis cet épisode, je me mis à m’observer avec attention, à observer cette étrange apathie qui était en moi, comme un malade sa maladie. Lorsque peu après, un de mes amis mourut et que je suivis son cercueil, j’auscultai mon âme pour savoir si la douleur ne la faisait pas vibrer, s’il n’y avait pas dans mon être quelques fibres sensibles, en constatant que cet homme que je connaissais depuis mon enfance était à jamais perdu. Mais rien ne bougeait ; je me considérais moi-même comme un objet en verre à travers lequel brillent d’autres objets, mais qui ne les contient jamais, et j’eus beau m’efforcer, en cette circonstance et en beaucoup d’autres semblables, de ressentir quelque chose, j’eus beau même chercher à contraindre ma sensibilité par des raisons intellectuelles, aucune réponse ne sortit de cette rigidité intérieure. Les êtres me quittaient, les femmes allaient et venaient, cela ne faisait pas plus d’impression sur moi que n’en produit, sur quelqu’un qui est assis dans sa chambre, la pluie qui tombe sur la vitre ; entre moi et la réalité immédiate, il y avait une cloison de verre que je n’avais pas la force de briser avec ma volonté.
Bien qu’à ce moment je me rendisse nettement compte de tout cela, cette constatation ne me troublait pas beaucoup, car, comme je l’ai déjà dit, j’accueillais avec indifférence même les choses qui concernaient ma propre personne. Je n’avais même plus assez de sensibilité pour en souffrir. Il me suffisait que cette déficience, morale fût, aussi peu perceptible extérieurement que, par exemple, l’impuissance d’un homme, laquelle ne se révèle qu’au moment de l’acte ; et souvent en société, grâce à une affectation d’admirer les choses, grâce à des exagérations voulues d’expansivité, je parvenais à cacher la façon dont je me sentais devenu indifférent et apathique. Extérieurement, je continuais de vivre mon ancienne vie, confortable et sans entrave, sans en changer l’orientation. Les semaines, les mois glissaient légèrement devant moi et peu à peu devenaient des années. Un matin, j’aperçus dans la glace un cheveu gris à ma tempe ; et je sentis que ma jeunesse se préparait lentement à disparaître dans un autre monde, mais ce que les autres appelaient jeunesse était fini chez moi depuis longtemps. Ainsi l’adieu ne me fit pas beaucoup souffrir, car même ma propre jeunesse, je ne l’aimais pas assez pour cela. L’amour-propre en moi restait muet, même au plus intime. Par suite de cette immobilité interne, mes jours devinrent toujours plus uniformes, malgré toute la variété de mes occupations et de mon existence ; ils s’ajoutaient l’un à l’autre sans aucun relief, leur nombre se développait et puis ils jaunissaient, comme les feuilles d’un arbre. Et c’est d’une manière tout à fait ordinaire, sans rien de particulier, sans aucun symptôme intérieur, que commença aussi ce jour sans analogue que je veux maintenant me décrire à moi-même. Ce jour-là, 7 juin 1913, je m’étais levé plus tard que d’habitude, par ce sentiment du dimanche que je conservais encore inconsciemment en moi depuis mon enfance, depuis mes années d’écolier ; j’avais pris mon bain, lu le journal et feuilleté des livres, puis, attiré par la chaude température estivale qui pénétrait sympathiquement dans ma chambre, j’étais allé me promener ; j’avais comme de coutume parcouru le Graben au milieu des salutations échangées avec des connaissances ou des relations ; et après une légère conversation avec l’une d’elles, j’étais allé déjeuner chez des amis. J’avais décliné tout rendez-vous pour l’après-midi, car j’aimais à disposer, le dimanche, de quelques heures de liberté, que j’employais alors uniquement suivant mon humeur du moment, mon caprice ou quelque résolution spontanée. Lorsque revenant de chez mes amis, je traversai le Ring, je fus heureux de constater la beauté de la ville ensoleillée et je me réjouis de la voir parée comme au début de l’été. Les gens paraissaient tous joyeux et pleins d’amour pour cet aspect dominical qu’avait l’animation de la rue ; beaucoup de détails me frappaient et surtout la manière dont, avec leur verdure nouvelle, les arbres se dressaient au-dessus de l’asphalte, comme de larges bouquets. Bien que je passasse presque chaque jour au même endroit, cette multitude d’hommes endimanchés me parut soudain quelque chose de merveilleux ; et malgré moi j’eus le désir de me trouver en pleine verdure, en pleine gaieté et en pleine animation. Je me rappelai avec une certaine curiosité l’aspect du Prater, où alors, à la fin du printemps et au début de l’été, les lourds arbres, comme de gigantesques laquais verts, se dressent à gauche de l’allée principale où volent les voitures, et présentent immobiles les chandeliers blancs de leurs fleurs à la foule des promeneurs élégants et parés. Habitué à céder aussitôt, même au plus fugitif de mes désirs, j’appelai le premier fiacre qui passait et, à la question du cocher, j’indiquai le Prater comme destination. « Aux courses, Monsieur le Baron, n’est-ce pas ? » répondit-il respectueusement, comme si c’était là une chose évidente. C’est seulement alors que je me souvins que ce jour-là, il y avait une réunion très fashionable, un Derby où toute la bonne société de Vienne se donnait rendez-vous. Quelle chose étrange ! pensai-je en montant en voiture. Comment eût-il été possible, il y a quelques années, que je négligeasse ou que j’oubliasse une pareille journée ? De même qu’un malade sent sa blessure à l’occasion d’un mouvement qu’il fait, de même je sentis, à cet oubli, toute la profondeur de l’indifférence qui m’avait envahi.
L’allée principale était déjà presque déserte lorsque nous y arrivâmes, les courses semblaient avoir commencé depuis longtemps, car on ne voyait pas cette file de voitures d’ordinaire si pompeuse ; seuls quelques fiacres isolés couraient dans un grand bruit de sabots, comme pour rattraper je ne sais quoi. Le cocher, du haut de son siège, se retourna vers moi pour me demander s’il devait prendre le grand trot : mais je lui dis de laisser aller ses chevaux tranquillement, car peu m’importait d’être en retard. J’avais trop vu de courses et trop souvent assisté au spectacle qu’elles offrent pour qu’arriver à temps pût encore m’intéresser ; mon indolence se trouvait mieux de me laisser secouer mollement par la voiture, de ressentir la douceur bleue de l’atmosphère comme la mer bruissant le long d’un navire, et de regarder tranquillement les beaux marronniers épanouis, qui parfois s’amusaient à abandonner au vent chaud et caressant quelques brins de fleurs que celui-ci soulevait ensuite doucement et faisait tourbillonner, avant d’en parsemer de blanc toute l’allée. Il faisait bon de se laisser ainsi bercer, de respirer le printemps : avec les yeux fermés, tout en se sentant balancé et emporté sans aucun effort ; en vérité, lorsque dans la Freudenau la voiture s’arrêta devant l’entrée de l’hippodrome, j’éprouvai un regret. J’aurais préféré faire demi-tour pour continuer de me laisser bercer par cette molle journée de l’été commençant. Mais il était déjà trop tard, la voiture faisait halte devant le champ de courses. Un bruit sourd venait vers moi. J’entendais comme le grondement profond d’une mer, derrière les tribunes en-gradins, sans que je visse en mouvement la foule d’où émanait cette rumeur concentrée ; je pensais aussitôt à Ostende, lorsqu’on monte de la ville basse les petites rues latérales qui conduisent au front de mer, tandis qu’on sent déjà le vent salin qui bruit vivement autour de vous et qu’on entend un mugissement sourd avant que le regard s’étende sur la large surface, grise d’écume, aux vagues retentissantes. On était sans doute au milieu d’une course ; entre moi et la pelouse, où sans doute à cet instant-même filaient les chevaux, s’étendait une vapeur colorée et sonore, comme secouée çà et là par une tempête intérieure, la foule des spectateurs et des parieurs. Je ne pouvais pas voir la piste, mais d’après l’écho de l’excitation portée au plus haut point, je devinais le déroulement de chaque phase. Les cavaliers avaient sans doute pris le départ depuis un certain temps et leur peloton s’était dispersé, si bien que quelques-uns seulement luttaient à qui tiendrait la tête, car déjà du milieu de cette foule, qui vivait mystérieusement les mouvements de la course, invisibles pour moi, s’élevaient des cris et des appels véhéments. D’après la direction des têtes, je devinais le tournant auquel cavaliers et chevaux étaient à coup sûr maintenant arrivés sur l’ovale oblong du turf ; car de plus en plus anonyme, comme un seul cou tendu, tout ce chaos humain concentrait ses regards vers un point que je ne voyais pas ; de ce cou ainsi dressé sortait, en gargouillant, avec mille sons confus, une rumeur semblable au déferlement de la vague et dont le bouillonnement montait toujours ; et cette rumeur marine se prolongeait et s’enflait. Déjà elle remplissait tout l’espace, jusqu’au ciel bleu indifférent. Je scrutai quelques visages. Ils étaient convulsés comme par une lutte intérieure, les yeux figés et étincelants, les lèvres crispées, le menton tendu en avant avec avidité et les narines palpitant comme les naseaux d’un cheval. C’était pour moi à la fois un amusement et une horreur que de contempler de sang-froid ces hommes ivres et transportés. À côté de moi se tenait, juché sur un siège, un monsieur élégamment habillé, avec une bonne figure, mais qui, maintenant possédé par un démon invisible, se déchaînait et brandissait sa canne dans le vide, comme pour stimuler et faire avancer quelque chose ; tout son corps (tableau éminemment ridicule pour un spectateur) mimait avec passion la course la plus rapide. Comme sur des étriers, il agitait les talons sans arrêt au-dessus de son siège ; sa main droite semblait cravacher l’air avec sa canne, et sa gauche froissait convulsivement une fiche blanche. Et les fiches de cette couleur flottaient, toujours plus nombreuses ; comme des sortes de seringues, elles déversaient leur bouillonnement au-dessus de ce flot gris agité par la tempête et dont la rumeur s’enflait. Sans doute que maintenant, au tournant, quelques chevaux devaient être serrés l’un contre l’autre, car tout à coup le brouhaha se concentra en deux, trois ou quatre noms, que des groupes criaient et répétaient comme des mots d’ordre, en se démenant, et ces cris semblaient être comme un exutoire pour ces possédés en délire.
Au milieu de cette explosion de fureur je restais froid comme un rocher dans la mer mugissante, et je suis encore aujourd’hui capable de dire exactement ce que j’éprouvais alors ; d’abord, le ridicule de tous ces gestes grimaçants, un mépris ironique pour la vulgarité de ces manifestations, mais aussi autre chose que je ne m’avouais pas volontiers : une sourde envie de ressentir, moi aussi, une telle excitation, une telle ardeur de passion, et la vie qui était dans ce fanatisme. Que faudrait-il, pensais-je, pour m’émouvoir de la sorte, pour m’enfiévrer au point que mon corps brûlât de cette façon et que ma voix jaillît malgré moi de ma bouche ? Je ne pouvais concevoir une somme d’argent dont la possession fût capable de m’enflammer ainsi, ni une femme qui pût m’exciter pareillement ; rien, il n’y avait rien qui pût m’arracher à l’engourdissement de ma sensibilité, allumer en moi une ardeur semblable. Devant un pistolet soudain braqué sur lui, mon cœur, une seconde avant de s’arrêter, ne battrait pas aussi sauvagement que celui de ces milliers de personnes autour de moi, pour une poignée de billets. Mais un cheval devait être maintenant tout près du poteau, car un nom sortait du tumulte, un cri unique, toujours plus perçant, poussé par des milliers de voix, pareil au son d’une corde tendue à l’extrême, pour expirer ensuite brusquement. La musique se mit à jouer et soudain la foule se désagrégea. C’était la fin d’une course, une bataille venait d’être terminée et la tension qui avait régné jusqu’à présent se dissolvait en une agitation qui ne vibrait plus que faiblement. La masse qui un instant auparavant n’était qu’un brûlant faisceau de passions se divisait en une multitude d’individus isolés, qui couraient, riaient ou parlaient ; des figures paisibles reparaissaient derrière le masque dionysiaque de l’excitation ; du chaos du jeu, qui pour quelques secondes avait fondu ces milliers de personnes en un seul lingot brûlant, surgissaient de nouveau des sociétés diverses qui se formaient d’une façon mouvante, des gens que je connaissais, me saluaient et des étrangers qui se dévisageaient, se considéraient avec une politesse froide. Les femmes s’examinaient réciproquement dans leurs toilettes neuves ; les hommes jetaient des regards pleins de désirs ; cette curiosité mondaine, la véritable occupation des indifférents commençait à se déployer, on se cherchait, on se comptait, on contrôlait la présence et l’élégance des gens. Déjà à peine sorti du vertige, tout ce monde ne savait plus si c’était cet entracte consacré à la promenade, ou bien le jeu lui-même qui était le but de la réunion.
J’allais et venais au milieu de ces remous tièdes ; je saluais, je répondais à un salut ; je respirais avec plaisir (puisque c’était là l’atmosphère même de mon existence) cette vapeur de parfums et d’élégances qui flottait autour de ce pêle-mêle kaléidoscopique et avec plus de joie encore la légère brise qui, venue de là-bas, des prairies du Prater, de la forêt envahie par la chaleur estivale, jetait parfois ses ondes parmi tout ce monde et caressait la blanche mousseline des femmes comme par un jeu voluptueux. Quelques connaissances voulaient s’entretenir avec moi. Diane, la belle actrice, m’invitait d’un signe à me rendre dans sa loge, mais je n’allai vers personne. Aujourd’hui, parler avec un de ces mondains ne m’intéressait pas ; c’était pour moi un ennui de me voir moi-même dans leur miroir. Je voulais simplement goûter ce spectacle, l’animation pétillante et sensuelle qui passait dans cette heure d’exaltation (car, précisément pour quelqu’un d’indifférent, l’excitation d’autrui est le plus agréable des spectacles). Quelques belles femmes passaient près de moi ; je regardais avec effronterie, mais sans aucun désir intérieur, leurs seins qui palpitaient à chaque pas sous la gaze mince et je souriais en moi-même de leur embarras, mi-pénible, mi-voluptueux, lorsqu’elles se voyaient si sensuellement évaluées et si insolemment déshabillées. En réalité, aucune d’elles ne m’attirait ; mais c’était pour moi une sorte de plaisir que de tenir ce rôle devant elles, de jouer avec l’idée – la leur – que je touchais leur corps, de sentir dans leurs yeux une vibration magnétique car, comme c’est le cas de tout homme qui reste froid intérieurement, ma meilleure jouissance érotique était de susciter chez les autres ardeur et trouble, au lieu de m’échauffer moi-même. Je préférais ressentir cette chaleur veloutée que la présence des femmes met autour de notre sensualité plutôt qu’une excitation véritable, seulement une attirance, sans émotion. Tel j’étais ce jour-là aussi dans ce lieu de promenade, attrapant des regards et les renvoyant aussitôt, légers comme des volants, jouissant sans saisir, examinant les femmes sans désir, rien que légèrement échauffé par la tiède volupté du jeu.
Mais cela aussi m’ennuya bientôt ; c’étaient toujours les mêmes personnes qui passaient devant moi ; je connaissais déjà par cœur leurs figures et leurs gestes. Un siège se trouvait près de là, je le pris. Tout autour, dans les différents groupes un nouveau mouvement tourbillonnant se dessina ; les passants se secouaient et se heurtaient pêle-mêle avec plus d’agitation. Il était évident qu’une nouvelle course allait commencer ; je ne m’en inquiétai pas, restant là assis mollement et comme absent, sous la couronne de fumée de ma cigarette qui montait en blanches ondulations vers le ciel où, de plus en plus pâle, elle disparaissait dans le bleu printanier, comme un petit nuage. C’est pendant cette minute-là que commença ce fait inouï, cette expérience unique qui aujourd’hui encore commande ma vie. Je puis en indiquer l’heure exacte, car par hasard, je venais de sortir ma montre, les aiguilles se superposaient et je les regardais, avec une curiosité faite d’indolence, se recouvrir pendant une seconde. Il était trois heures et seize minutes en cet après-midi du sept juin mil neuf cent treize. J’étais donc là, la cigarette à la main, les yeux posés sur le blanc cadran, entièrement absorbé dans cette contemplation à la fois puérile et ridicule, lorsque tout derrière moi, j’entendis une femme rire vivement, de ce rire incisif et excité que j’aime chez les femmes, de ce rire qui jaillit tout chaud et comme effarouché des ardentes profondeurs de la sensualité. Malgré moi, quelque chose me fit tourner la tête, et j’allais regarder cette femme dont la bruyante sensualité venait frapper avec une telle impertinence mon insouciante songerie, comme une étincelante pierre blanche tombe dans un étang morne et bourbeux, mais je me retins : une étrange envie, comme j’en avais souvent, de jouer avec mon esprit, de faire un petit test psychologique inoffensif m’arrêta soudain. Je ne voulais pas encore regarder cette femme qui riait ; cela m’amusait d’occuper d’abord, en une sorte de jouissance préalable, mon imagination avec cette femme, de me la représenter, de mettre autour de ce rire une figure, une bouche, une gorge, une nuque, une poitrine, toute une femme respirant la vie.
Il était évident qu’elle se trouvait immédiatement derrière moi ; le rire avait de nouveau fait place à la conversation. J’écoutais avec attention ; elle parlait avec un léger accent hongrois, très vite et avec volubilité, en déployant les voyelles, comme lorsqu’on chante. Il me plut alors de me représenter la personne d’après ses paroles et d’accorder autant de richesse que possible à cette figure imaginaire. Je lui donnai des cheveux foncés, des yeux foncés, une bouche large aux contours sensuels, avec de fortes dents bien blanches, un tout petit nez étroit, mais des narines tendues et frémissantes. Je lui mis sur la joue gauche une mouche et dans la main une cravache, avec laquelle, tout en riant, elle se frappait légèrement la cuisse. Elle continuait toujours de parler et chacune de ses paroles ajoutait aussitôt un nouveau détail à la figure que j’imaginais ; une étroite poitrine de jeune fille, une robe vert foncé, avec une broche en brillants placée obliquement, un chapeau clair avec une aigrette blanche. L’image devenait toujours plus nette et déjà cette femme inconnue, qui se tenait invisible derrière mon dos, était représentée dans ma pupille comme sur une plaque photographique. Mais je ne voulais pas me retourner, je voulais intensifier encore ce jeu de mon imagination, un léger frisson de volupté se mêlait à mon audacieuse songerie ; je fermai les yeux, certain que, lorsque j’ouvrirais mes paupières et que je me tournerais vers elle, l’image que j’en avais conçue coïnciderait tout à fait avec la réalité extérieure.
À ce moment-là, elle s’avança. Malgré moi, j’ouvris les-yeux, et je fus contrarié. Je m’étais complètement trompé ; tout en elle était différent de la représentation que je m’étais faite, et même tout le contraire, comme par malignité. Elle portait une robe blanche, et non pas verte. Elle n’était pas svelte, mais forte, et elle avait de larges hanches ; nulle part, sur sa joue pleine, n’était posée la mouche que j’avais rêvée. Des cheveux non pas noirs mais d’un blond roux luisaient sous son chapeau en forme de casque ; aucune de mes caractéristiques ne s’accordait avec son aspect réel, mais cette femme était belle, d’une beauté excitante, bien que, blessé dans le fol orgueil de mes prétentions psychologiques, je me refusasse à le reconnaître. Je levai les yeux vers elle, d’une façon presque hostile, mais même ma résistance sentait le puissant charme physique qui émanait de cette femme, ce qu’il y avait de sensualité animale dans ses formes à la fois molles et fermes. Elle se remit à rire, en découvrant ses dents blanches et unies, et je fus obligé de me dire que ce rire chaud et sensuel s’accordait très bien avec sa plantureuse personne. Tout en elle était accusé, et excitant : la poitrine galbée, le menton que le rire faisait saillir davantage, son regard perçant, son nez arqué, la main qui appuyait son ombrelle contre le sol. Ici s’épanouissait l’élément féminin ; une force primitive, une séduction consciente et pénétrante, un fanal de volupté devenu chair. À côté d’elle il y avait un élégant officier, un peu fané, qui lui parlait avec insistance ; elle l’écoutait, souriait, riait, répondait, mais tout cela d’une façon accessoire, car pendant ce temps son regard se portait de tous les côtés, sur tout le monde, tandis que ses narines frémissaient ; elle attirait à elle l’attention, le sourire et le regard de ceux qui passaient et, pour ainsi dire, de toute la gent masculine qui l’entourait. Ses yeux étaient sans cesse en mouvement ; tantôt ils cherchaient parmi les tribunes, pour rendre soudain un salut, joyeux d’avoir reconnu quelqu’un, et tantôt ils erraient soit à droite soit à gauche, cependant qu’elle écoutait toujours l’officier en souriant avec coquetterie. Il n’y avait que moi qui, masqué par son compagnon, n’étais pas dans son champ visuel, que son regard n’eût pas encore effleuré. Cela me vexa, je me levai – elle ne me voyait pas –, je m’approchai, elle se mit à regarder de nouveau du côté des tribunes ; alors je m’avançai vers elle avec résolution, je saluai son compagnon en soulevant mon chapeau et j’offris à la dame mon siège. Elle me regarda étonnée. Une lueur de satisfaction passa dans ses yeux, sa lèvre s’infléchit en un sourire affable, puis elle me remercia très brièvement et prit la chaise sans s’y asseoir. Elle se borna à y appuyer mollement son bras charnu, découvert jusqu’au coude, et elle profita de l’attitude penchée de son corps pour faire mieux valoir ses formes.
Le dépit que m’avait inspiré mon erreur psychologique était depuis longtemps oublié, je ne songeai plus qu’à jouer avec cette femme. Je me reculai un peu contre la paroi de la tribune pour pouvoir la regarder en toute liberté, mais sans me faire remarquer ; je me cambrai sur ma canne et mes yeux cherchèrent les siens ; elle s’en aperçut, se tourna légèrement vers mon lieu d’observation, mais de telle manière que ce mouvement paraissait tout accidentel ; elle ne se dérobait pas à mes regards, y répondait parfois, et cependant sans s’engager. Ses yeux tournaient sans cesse autour d’elle ; ils effleuraient tout sans rien retenir : étais-je le seul sur qui ils fissent rayonner un noir sourire ou bien l’accordait-elle à chacun ? Je ne pouvais pas m’en rendre compte et c’est cette incertitude qui m’irritait. Pendant les moments où son regard dirigeait vers moi ses rayons comme un feu à éclipses, il paraissait plein de promesses ; seulement cette même pupille d’acier brillant répondait aussi sans aucun choix à tout autre regard qui se tournait vers elle, par amusement, à cause du plaisir de coquetterie que lui donnait ce jeu, mais surtout sans pour autant négliger, ne fût-ce qu’une seconde, la conversation de son compagnon, avec l’air de s’y intéresser. Il y avait dans ces sortes de parades passionnées une effronterie éblouissante, une virtuosité de coquetterie ou bien un débordement de sensualité. Involontairement, j’avançai d’un pas : son insolence froide était passée en moi. Ce n’est plus dans les yeux que je la regardai, mais je détaillai son corps du haut en bas, en connaisseur ; mon regard la dévêtait tout à fait et je la sentais nue devant moi. Elle suivit mon regard sans être offensée le moins du monde, sourit du coin de la bouche dans la direction de l’officier qui parlait toujours, mais je remarquai que ce sourire savant était la réponse à mon intention ; et comme mes yeux s’arrêtaient sur son pied qui dépassait un peu, petit et délicat sous sa robe blanche, elle laissa glisser son regard avec nonchalance jusqu’au bas de sa robe, comme pour l’examiner. Puis aussitôt après, comme par hasard, elle leva son pied et le plaça sur le premier barreau de la chaise que je lui avais offerte, de sorte que, à travers sa robe à jours, je lui voyais les bas jusqu’à la saignée du genou ; mais en même temps le sourire qu’elle adressait à son compagnon semblait devenir quelque peu ironique ou malicieux. Elle jouait avec moi aussi froidement que moi avec elle, et j’étais obligé, tout en la haïssant, d’admirer la technique raffinée de son audace, car tandis qu’elle m’offrait avec une fausse dissimulation le charme de son corps, elle se laissait en même temps caresser par les murmures de son compagnon, se donnant et se reprenant à la fois, et dans les deux cas rien que par jeu. À vrai dire j’étais irrité, car je détestais chez les autres cette sensualité froide, méchante et calculatrice, que je sentais semblable à ma propre insensibilité raffinée ; presque à la manière d’un inceste. Cependant j’étais excité, peut-être par la haine plus que par le désir. Je m’avançai avec impertinence et mon regard l’assaillit brutalement. « Je te veux, bel animal », disait mon attitude non dissimulée et sans doute que mes lèvres avaient remué, car elle sourit avec un léger mépris en détournant la tête et en laissant retomber sa robe sur son pied découvert. Mais un instant après, la noire pupille se remit à regarder de mon côté, tout étincelante, puis à m’éviter ; il était clair que sa froideur égalait la mienne, qu’elle était capable de me tenir tête, que tous deux nous jouions de sang-froid avec l’ardeur d’autrui, qui n’était qu’un feu imaginaire ; mais c’était là un beau spectacle et un jeu amusant à jouer au milieu d’une journée sans intérêt. Soudain, sa figure se détendit. L’éclat fulgurant de ses yeux s’éteignit et un petit pli de mécontentement se creusa autour de sa bouche qui souriait encore. Je suivis la direction de son regard : un petit homme rondelet, tout engoncé dans ses vêtements, accourait vers elle ; son visage et son front, qu’il essuyait nerveusement avec son mouchoir, étaient moites d’émotion. Son chapeau que dans sa hâte il avait posé de biais sur sa tête, laissait voir une calvitie très avancée (malgré moi, je pensais que, s’il se découvrait, d’épaisses gouttes de sueur s’y formeraient, et l’homme me fut antipathique). Dans sa main baguée, il tenait tout un paquet de tickets. L’excitation dans laquelle il se trouvait le faisait littéralement éclater et aussitôt, sans faire attention à sa femme, il parla à l’officier, en hongrois, d’une voix bruyante. Je reconnus tout de suite un fanatique du turf, quelque marchand de chevaux d’une classe supérieure, pour qui le jeu était la seule grande joie, le splendide succédané du sublime. Sa femme venait sans doute de lui faire quelque observation (on la voyait gênée par sa présence et troublée dans son assurance élémentaire), car manifestement sur son injonction, il redressa son chapeau, puis il se mit à rire d’un air jovial en la regardant et en lui tapant sur l’épaule avec une tendre bonhomie. Furieuse, elle fronça les sourcils, froissée par cette familiarité conjugale qui, en présence de l’officier et peut-être plus encore de moi, lui était pénible. Il sembla s’excuser, dit de nouveau en hongrois quelques paroles à l’officier, qui y répondait avec un complaisant sourire, mais ensuite il prit d’une manière tendre et un peu obséquieuse le bras de sa femme ; je sentais qu’elle avait honte devant nous de cette familiarité, et son dégoût était pour moi une jouissance faite à la fois de raillerie et de désir. Mais déjà elle s’était ressaisie et, tandis qu’elle se pressait mollement à son bras, elle laissait glisser vers moi un regard ironique qui signifiait : « Tu vois, c’est lui qui me possède et pas toi. » J’étais furieux et en même temps dégoûté. Vraiment, j’avais envie de lui tourner le dos et d’aller plus loin, pour lui montrer que la femme d’un gros et vulgaire individu comme celui-là ne m’intéressait plus. Mais malgré tout, la séduction était trop forte. Je restai.
À cette seconde retentit le strident signal du départ ; tous ces gens qui étaient là en train de parler ou bien ternes et immobiles, soudain transformés, se mirent à courir de tous côtés dans un pêle-mêle imprévu, vers la barrière. Il me fallut en quelque sorte me faire violence pour ne pas me laisser entraîner, moi aussi, car je voulais justement dans ce tumulte, rester près d’elle ; peut-être qu’alors s’offrirait l’occasion d’un regard décisif, d’un attouchement, de quelque impertinence que j’ignorais encore, et ainsi, au milieu de tout ce monde qui courait, je déployais toutes mes forces pour me rapprocher d’elle. En ce moment son gros époux se hâtait de mon côté, sans doute pour se trouver une bonne place à la tribune ; projetés tous deux par une poussée s’exerçant en sens contraire, nous nous heurtâmes avec tant de violence que son chapeau, mal assuré, tomba par terre et les tickets qui y étaient glissés allèrent parsemer le sol autour de nous, comme des papillons rouges, bleus, jaunes et blancs. Pendant un moment, il me dévisagea. J’allais m’excuser machinalement, mais je ne sais quel dessein de méchanceté me ferma les lèvres au contraire. Je le regardai froidement d’un air contenu de provocation insolente et insultante. Ses yeux flamboyèrent une seconde avec incertitude, mais vite, la peur y éteignit l’étincelle de la rage, et ils s’inclinèrent lâchement devant les miens. Avec une anxiété inoubliable et presque touchante, il me regarda une seconde bien en face, puis il se détourna, parut se souvenir de ses tickets et se baissa pour les ramasser, ainsi que son chapeau. Le visage rouge d’indignation, sa femme, qui avait quitté son bras, jetait sur moi sans aucune retenue des éclairs de colère : je sentais avec une sorte de volupté qu’elle aurait aimé me battre. Mais je restai tout à fait froid, regardant avec nonchalance et le sourire aux lèvres, sans du tout l’aider, son mari obèse souffler et ramper à mes pieds. Dans cette position son col se redressait, comme les plumes d’une poule qui se pavane ; un large bourrelet de graisse remontait sur sa nuque rouge et à chaque mouvement il haletait comme un asthmatique. À le voir ainsi essoufflé, une pensée à la fois indécente et peu appétissante me vint à l’esprit : je me le représentais dans l’intimité conjugale, avec son épouse. Rendu impertinent par cette pensée, je regardais en souriant franchement la colère que sa femme avait peine à contenir. Elle était là maintenant pâle et excédée, de moins en moins maîtresse d’elle-même ; enfin, je lui avais arraché un sentiment réel : une colère furieuse, de la haine ! J’aurais voulu que cette scène méchante se prolongeât à l’infini ; avec une froide jouissance, je regardais l’homme se tourmenter pour retrouver ses tickets les uns après les autres. J’avais dans la gorge un petit diable farceur qui n’arrêtait pas de pouffer, qui mourait d’envie de s’esclaffer – et j’aurais bien voulu éclater de rire ou chatouiller un peu du bout de ma canne cette masse de chair molle et mouvante ; je l’avoue, je ne me rappelle pas avoir jamais été possédé d’autant de méchanceté que dans ce moment de triomphe étincelant qu’était pour moi l’humiliation de cette femme si impertinente. Le malheureux parut enfin être rentré en possession de ses tickets, à l’exception d’un seul toutefois, un bleu, qui s’était envolé plus loin, qui était juste devant moi sur le sol, et qu’il cherchait vainement de ses yeux de myope (son lorgnon posé au bout de son nez moite de sueur) en tournant sur lui-même. Poussé par un véritable esprit de malice, je voulus prolonger ses efforts ridicules ; cédant sans résister à une effronterie de collégien, j’avançai vivement mon pied et le posai sur le ticket si bien qu’en dépit de tous ses efforts, il ne pouvait pas le trouver, tant qu’il me plairait de le laisser chercher. L’homme continuait à regarder à terre autour de lui, à compter et recompter ses morceaux de papier tout en reprenant haleine : visiblement il en manquait un. (le mien !), et il allait se remettre à chercher au milieu du tumulte déchaîné, lorsque sa femme qui, dans une attitude pincée, évitait avec nervosité mon coup d’œil ironique, ne put plus refréner sa colère impatiente. « Lajos ! » lui cria-t-elle d’un ton impérieux, et il tressaillit comme un cheval qui entend la trompette, regarda encore une fois le sol d’un air interrogateur (il me semblait que le ticket caché sous ma chaussure me chatouillait et j’avais de la peine à contenir un accès de rire), puis il se tourna avec docilité vers sa femme qui, avec un certain empressement non dépourvu d’ostentation, l’entraîna loin de moi, dans la foule toujours plus agitée.
Je restai là, sans aucun désir de les suivre ni l’un ni l’autre. L’épisode était pour moi terminé. Le sentiment de cette tension érotique s’était dissipé d’une manière agréable pour faire place à la sérénité. Toute excitation m’avait quitté, il ne m’était resté que la saine satisfaction d’avoir soudain épanché ma méchanceté, et une sorte de contentement insolent, d’orgueil presque, d’avoir réussi mon coup de malice. Devant moi, les gens se pressaient ; l’agitation commençait à onduler et une seule vague terne et noire s’approchait de la barrière, mais je ne la regardais pas ; déjà je m’ennuyais. Je pensais à me rendre dans la Krieau ou à rentrer. Mais à peine eus-je mis un pied en avant, sans y penser, que je remarquai le ticket bleu, oublié par terre. Je le ramassai et je le tins en jouant entre mes doigts, ne sachant qu’en faire. J’eus la vague idée de le rendre à « Lajos », ce qui pouvait être un excellent prétexte pour faire la connaissance de sa femme ; mais je remarquai qu’elle ne m’intéressait plus du tout, que l’ardeur passagère qu’avait fait naître en moi cette aventure s’était refroidie en laissant place à mon ancienne indifférence. Je n’attendais de la femme de Lajos rien de plus que cet échange de regards où se lisaient à la fois la lutte et le désir ; ce petit gros était pour moi trop peu appétissant pour que j’eusse envie de rien partager de physique avec lui ; le moment du frisson était passé ; je n’éprouvais plus maintenant qu’une curiosité indolente, une détente bienfaisante.
Un siège était là, abandonné et isolé. Je m’y assis à mon aise et j’allumai une cigarette. Devant moi, la passion déferlait de nouveau, mais je n’écoutais même pas, les répétitions ne m’intéressaient pas. Je regardais monter la fumée pâle et je pensais à Méran, à la Golf-Promenade, où je m’étais trouvé assis deux mois plus tôt à contempler le jaillissement de la cascade. C’était la même chose qu’ici. Il y avait aussi un bruissement bouillonnant qui ne donnait ni chaleur ni fraîcheur, et c’était là-bas aussi une rumeur insensée à travers ce paysage bleu, silencieux. Mais maintenant la passion des joueurs avait atteint le crescendo ; de nouveau l’écume des ombrelles, des chapeaux, des cris, des mouchoirs s’agita au-dessus de ce noir déferlement humain ; de nouveau, les voix se confondirent en un son aigu, un cri vibrant (mais cette fois-ci d’une autre tonalité) sortit de la gueule géante de la foule. J’entendis mille, dix mille voix crier avec allégresse ou désespoir, sur un ton perçant ou extatique un nom, un seul : « Cressy ! Cressy ! Cressy ! » Et ensuite, telle une corde trop tendue, ce cri se brisa soudain (mais comme la répétition rend monotone même la passion !). La musique se mit à jouer, la foule se dispersa. Des écriteaux furent hissés en l’air avec les noms des vainqueurs. Sans le vouloir je regardai dans leur direction. Je vis d’abord briller un sept. Machinalement, je jetai les yeux sur le ticket bleu que j’avais oublié entre mes doigts. Ici aussi, il y avait un sept. Malgré moi, je fus obligé de rire, le ticket était gagnant. Ce bon Lajos avait bien choisi son cheval. Ainsi, par ma malignité, j’avais même fait perdre de l’argent au gros mari : mon humeur impertinente reprit aussitôt. Maintenant, cela m’intéressait de savoir de quelle somme mon intervention jalouse l’avait dépouillé. J’examinai pour la première fois avec attention le bout de papier bleu. C’était un ticket de vingt couronnes et Lajos avait joué « gagnant » ; le rapport était sans doute important. Sans plus réfléchir, ne faisant qu’obéir au chatouillement de la curiosité, je me laissai entraîner par la foule empressée dans la direction des caisses. Je me retrouvai coincé dans une queue ; je présentai le ticket et aussitôt deux mains osseuses et rapides (derrière le guichet, je ne voyais pas de visage) me tendirent sur le marbre neuf billets de vingt couronnes.
À la seconde où l’argent, des billets bleus, de l’argent véritable, me fut donné, le rire s’arrêta dans ma gorge ; j’éprouvai aussitôt un sentiment désagréable ; je reculai mes mains pour ne pas toucher cet argent étranger. J’aurais bien voulu laisser les billets sur le comptoir, mais derrière moi les gens se pressaient, impatients de toucher leur gain. Aussi ne me resta-t-il plus qu’à les prendre – ce que je fis du bout des doigts, dégoûté ; ils me faisaient penser à des flammes bleues qui me brûlaient la main, qu’inconsciemment j’écartais de moi, comme si cette main qui avait pris l’argent ne faisait pas partie de ma personne. Aussitôt je me rendis compte de la fatalité de cette situation. Sans que je le voulusse, une simple plaisanterie avait abouti à une chose que n’aurait pas dû se permettre un honnête homme, un gentleman, et j’hésitais à prononcer en moi-même le véritable nom que cela méritait. Car ce n’était pas que de l’argent détourné, c’était de l’argent obtenu par ruse, volé.
Autour de moi les voix murmuraient et bourdonnaient, les gens se heurtaient et se bousculaient, venant des caisses ou y allant. J’étais toujours immobile, la main écartée de mon corps. Que devais-je faire ? Je pensai d’abord à la solution la plus naturelle : me mettre à la recherche du véritable gagnant, m’excuser et lui rendre l’argent ; mais ce n’était pas possible surtout sous les yeux de l’officier. Car j’étais lieutenant de réserve, donc un aveu pareil m’aurait coûté mon grade. Et même si j’avais trouvé le ticket, toucher l’argent était déjà une incorrection. Je songeai aussi à céder à l’instinct qui agitait mes doigts, à jeter ou à détruire les billets de banque ; mais cela, au milieu de cette foule, eût été trop facilement remarqué et trouvé suspect. Pourtant, je ne voulais à aucun prix garder sur moi cet argent, ni même le mettre provisoirement dans mon portefeuille pour ensuite le donner à quelqu’un. Le sens de la propreté morale qui, depuis mon enfance, était aussi naturel chez moi que l’habitude d’avoir du linge immaculé, avait horreur de tout contact, aussi superficiel qu’il fût, avec ces billets. « Loin de moi cet argent ; loin de moi, disais-je, en proie à une sorte de fièvre, oui, bien loin, n’importe où ! Machinalement, je regardai autour de moi d’un air inquiet, pour trouver quelque endroit où j’aurais pu le dissimuler sans être vu ; je remarquai alors que les gens se pressaient de nouveau autour des guichets, mais cette fois-ci en tenant à la main des billets de banque, et cette pensée fut pour moi une délivrance : rendre l’argent au hasard malin qui me l’avait donné, le rejeter dans le gouffre avide qui maintenant avalait avec frénésie les nouveaux enjeux, pièces d’argent et billets de banque. Oui, c’était là la solution, le véritable moyen de me libérer.
Je me frayai un passage aussi vite que je pus dans l’affluence. Il n’y avait plus devant moi que deux hommes et déjà le premier était arrivé au totalisateur, lorsque je m’aperçus que je ne connaissais le nom d’aucun cheval sur lequel parier. Je prêtai une oreille fiévreuse à ce qu’on disait autour de moi. « Jouez-vous Ravachol ? » demanda quelqu’un. « Bien entendu, Ravachol », lui répondit son compagnon. « Ne croyez-vous pas que Teddy ait aussi des chances ? » « Teddy ? Aucune chance. Il n’a rien valu dans sa course de début. C’était un bluff. » Je buvais ces paroles, comme quelqu’un qui meurt de soif. Donc Teddy était mauvais. À coup sûr, Teddy ne gagnerait pas. Aussitôt je résolus de miser sur lui. Je tendis l’argent, je pris Teddy gagnant, lui dont je venais d’entendre le nom pour la première fois. Une main m’allongea les tickets. Et soudain j’avais entre les doigts neuf bouts de papier blanc et rouge, au lieu d’un seul. C’était toujours pour moi un sentiment pénible, mais malgré tout, cela me brûlait les doigts d’une manière moins irritante et humiliante que les billets de banque crissants.
Je me sentis allégé, presque insouciant. Maintenant, j’étais débarrassé de cet argent. Le côté désagréable de cette aventure n’existait plus, l’affaire était redevenue une plaisanterie comme au début. J’allai me rasseoir lentement, j’allumai une cigarette et j’en soufflai avec indolence la fumée devant moi. Mais cela ne dura pas longtemps ; je me levai, me mis à marcher et me rassis. Chose singulière, mon heureuse songerie était finie. Je ne sais quelle nervosité crépitante s’était insinuée dans mes membres. D’abord je pensai que c’était là un malaise dû à l’idée que je pouvais rencontrer Lajos et sa femme parmi la multitude de gens qui passaient ; mais auraient-ils pu deviner que ces nouveaux tickets leur appartenaient ? De même l’agitation des gens ne me troublait pas ; au contraire, je les observais avec attention pour voir si de nouveau ils n’allaient pas s’élancer vers les barrières ; je me surprenais même à me lever sans cesse pour regarder le drapeau qui donne le signal du départ. Ce que j’éprouvais, c’était donc de l’impatience, une fièvre intérieure saccadée, causée par l’attente, par l’espoir que la course commençât bientôt pour que cette malencontreuse affaire fût réglée pour toujours.
Un garçon passa devant moi en courant, et présentait le journal des courses ; je l’arrêtai, j’achetai le programme et je me mis à chercher, parmi une foule d’expressions et de « tuyaux » écrits en un jargon exotique, jusqu’à ce qu’enfin je découvrisse Teddy, le nom de son jockey, le propriétaire de l’écurie, et ses couleurs : blanc et rouge. Mais pourquoi cela m’intéressait-il tant ? Je froissai d’un geste mécontent le journal et le jetai ; puis je me levai, pour me rasseoir encore. Soudain une bouffée de chaleur m’envahit ; je dus m’éponger le front et mon col me serrait. La course ne commençait toujours pas.
Enfin la cloche sonna ; les gens se précipitèrent et à cette seconde, je sentis avec horreur que, moi aussi, cette sonnerie, tel un réveille-matin, m’arrachait en sursaut à je ne sais quel sommeil. Je me levai si brusquement que mon siège se renversa et je m’élançai – oui, je courais comme un fou – vers les barrières, au milieu de la foule, tenant les tickets bien serrés entre mes doigts, et comme pris d’une peur furieuse d’arriver trop tard, de manquer quelque chose d’une importance capitale. En écartant brutalement les gens, j’atteignis vite la première barrière et je tirai à moi avec sans-gêne un siège qu’une dame voulait prendre. Je me rendis aussitôt compte de mon manque de tact et de ma sorte de rage devant cette dame étonnée ; c’était la comtesse R… que je connaissais bien, dont je remarquai les sourcils froncés par la colère ; mais à la fois par honte et par arrogance, je détournai froidement mon regard de son visage et je bondis sur le siège pour voir le champ de courses.
Là-bas, au loin dans la verdure, il y avait à l’endroit du départ une petite troupe pressée de chevaux retenus avec peine dans l’alignement par les minuscules jockeys qui avaient l’air de polichinelles bariolés. Vite je cherchai à distinguer le mien, mais mon œil manquait d’expérience, et devant mes regards tout cela papillotait d’une manière si fiévreuse et si étrange que parmi les taches de couleur je fus incapable de reconnaître la casaque rouge et blanche. À ce moment, la cloche sonna pour la seconde fois et, comme sept flèches colorées décochées par un arc, les chevaux filèrent sur la piste verte. Ce devait être un spectacle admirable du point de vue esthétique que de regarder de sang-froid comment ces bêtes sveltes galopaient avec rythme et, touchant à peine le sol, faisaient pour ainsi dire ressort sur le gazon ; mais je ne remarquais rien de tout cela, m’efforçant avec désespoir de reconnaître mon cheval, mon jockey, et je me maudissais de n’avoir pas pris de lorgnette. J’avais beau me courber et m’étirer, je ne voyais que quatre ou cinq espèces d’insectes bariolés, mêlés en un peloton volant ; je m’apercevais toutefois que peu à peu la forme de ce peloton se modifiait, que cette légère troupe s’allongeait, au tournant, comme une sorte de coin, tandis que se dessinait une tête et qu’à l’arrière, une partie de cet essaim commençait déjà à se détacher. La course devenait palpitante : trois ou quatre chevaux que le galop semblait écarteler, étaient collés l’un à l’autre, comme des bandes de papier colorié ; tantôt l’un, tantôt l’autre, prenait brusquement un peu d’avance, et malgré moi tout mon corps s’étirait comme si cette pantomime, cette façon tendue et passionnée de m’agiter pouvait accroître et précipiter la vitesse des chevaux.
Tout autour de moi, l’émotion augmentait. Quelques personnes plus expérimentées avaient sans doute déjà discerné les couleurs au tournant, car à présent des noms jaillissaient de ce tumulte confus comme de brusques fusées. À côté de moi quelqu’un, voyant une tête de cheval prendre de l’avance, agitait les mains avec frénésie et lançait, en trépignant, d’une voix criarde, déplaisante et triomphante : « Ravachol ! Ravachol ! » Je vis en effet luire la couleur bleue du jockey de ce cheval et une rage me prit de constater que ce n’était pas le mien qui gagnait. Les « Ravachol ! Ravachol ! » hurlés par cet individu antipathique, placé près de moi, m’étaient de plus en plus insupportables ; j’étais en proie à une véritable fureur et j’aurais aimé enfoncer mon poing dans le trou noir et béant de sa bouche qui continuait à crier. Je frémissais de colère, j’avais la fièvre ; à chaque instant, je sentais que j’étais capable de commettre une folie. Mais voici qu’un autre cheval s’accrochait presque au premier. Peut-être était-ce Teddy, qui sait ? Et cet espoir m’enflammait de nouveau. En effet, il me semblait que le bras qui maintenant se dressait au-dessus de la selle et cinglait la croupe du cheval était vêtu de rouge : ce pouvait être lui, il fallait que ce fût lui, il le fallait ! il le fallait ! Mais pourquoi ne le poussait-il pas davantage, le coquin ? Encore un coup de cravache ! Encore un coup ! À présent, il était tout près de l’autre ; il n’y avait plus entre eux qu’un mètre à peine. Pourquoi Ravachol, Ravachol ? Non, pas Ravachol ! pas Ravachol ! mais Teddy ! Teddy ! En avant, Teddy ! En avant !
Soudain je me reculai, violemment. Que se passait-il, qu’était-ce donc ? Qui criait ainsi ? Qui clamait de la sorte « Teddy ! Teddy ! » ? C’était moi-même et, du milieu de ma passion, j’eus peur de moi. Je voulais me contenir, me maîtriser ; au milieu de ma fièvre, une honte soudaine me tourmenta, mais je ne pus détourner mes regards, car là-bas, les deux chevaux étaient presque collés l’un à l’autre, et nul doute que c’était Teddy qui était accroché à Ravachol, à ce maudit Ravachol que je haïssais avec une ardeur frénétique ; en effet, tout autour de moi retentissait à présent le son de nombreuses voix, criant âprement : « Teddy ! Teddy ! » Et ce cri me replongea au sein de ma passion, moi qui venais d’y échapper pendant une seconde de sang-froid. Il devait gagner, il fallait qu’il gagnât ! Et en vérité voici que le cheval qui menait le train fut dépassé par la tête d’un autre, d’une main seulement, puis de deux ; maintenant on voyait déjà le cou tout entier. À ce moment-là les sons stridents de la cloche retentirent et ce fut l’explosion d’un seul cri, fait d’allégresse, de désespoir et de colère. Pendant une seconde, le nom désiré remplit le ciel bleu jusqu’à la voûte. Puis ce fut le calme, et l’on entendit jouer quelque part une musique.
La peau moite et brûlante, le cœur battant, je descendis de mon siège ; je fus obligé de m’asseoir un instant, tellement mon enthousiasme m’avait bouleversé. J’étais en proie à une extase comme je n’en avais jamais connu, à une joie insensée en voyant que le hasard avait obéi si servilement à mon défi ; en vain je cherchai à prétendre que c’était malgré moi que ce cheval venait de gagner et que mon désir eût été de perdre. Mais je ne me croyais pas moi-même et déjà je sentais une impulsion cruelle passer dans mes membres, j’étais attiré magiquement vers un lieu et je savais quel était ce lieu. Je voulais voir la victoire, la saisir, la palper, toucher de l’argent, beaucoup d’argent, sentir dans mes doigts et jusque dans mes nerfs le crissement des billets bleus. Une envie maligne, étrange, s’était emparée de moi et aucune honte ne m’empêchait plus d’y céder. À peine me fus-je levé que je me précipitai vers la caisse, très brutalement, en jouant des coudes, en bousculant avec impatience les gens massés devant le guichet, rien que pour voir de mes yeux l’argent, cet argent. « Voyou ! », murmura derrière moi un de ceux que j’avais ainsi écartés ; je l’entendis, mais je ne pensai pas à lui en demander raison, car j’étais en proie à une impatience maladive et incompréhensible. Enfin, ce fut mon tour ; mes mains saisirent avidement un paquet bleu de billets de banque. Je les comptai, frémissant et brûlant d’enthousiasme. Il y avait six cent quarante couronnes.
Je les serrai contre moi avec nervosité. Ma première pensée fut de continuer à jouer, pour gagner davantage, pour gagner beaucoup plus ; où était donc mon journal des courses ? Ah ! je l’avais jeté, dans mon agitation. Je regardai autour de moi pour en acheter un autre, alors je remarquai avec un immense effroi que soudain, tout le monde se dispersait à mes côtés, que les gens se dirigeaient vers la sortie, que les guichets se fermaient et que le drapeau ne flottait plus. C’était la fin des paris. La dernière course venait d’avoir lieu. Je restai là immobile pendant une seconde. Puis la colère me prit, comme si j’eusse été victime d’une injustice. Je ne pouvais admettre, maintenant que mes nerfs étaient tendus et frémissants et que mon sang coulait en moi avec une chaleur ignorée depuis des années, que tout fût fini. Mais nourrir un espoir trompeur en souhaitant qu’il n’y eût là qu’une erreur ne servait à rien, car le flot bariolé de la foule s’écoulait de plus en plus vite et déjà brillait la verdure du gazon que seuls quelques rares attardés foulaient encore. Peu à peu je sentis le ridicule de mon attitude à vouloir rester là ; je pris mon chapeau (apparemment j’avais, dans mon émotion, laissé ma canne au tourniquet), et je gagnai la sortie. Très stylé, un employé s’avança à ma rencontre en soulevant sa casquette, je lui donnai le numéro de ma voiture. Il appela en faisant de ses mains rapprochées un porte-voix et aussitôt les chevaux arrivèrent en claquant des sabots. Je dis au cocher de descendre lentement la grande allée, car maintenant que mon agitation commençait à s’apaiser agréablement, j’éprouvais le voluptueux désir de revivre en pensée toute la scène.
À ce moment-là, une voiture passa devant la mienne ; involontairement, je regardai dans sa direction, mais aussitôt mes yeux s’en détournèrent. C’était la femme, avec son corpulent époux. Ils ne m’avaient pas remarqué. Cependant je fus saisi aussitôt d’une espèce de crispation nauséeuse, comme si j’eusse été pris sur le fait. Et j’aurais bien voulu crier au cocher de fouetter ses chevaux pour quitter aussi vite que possible leur voisinage.
Le fiacre glissait mollement sur ses roues caoutchoutées, parmi la multitude des autres voitures qui semblaient voguer comme des bateaux fleuris, avec leur cargaison bariolée d’élégances féminines, le long des rives vertes de l’allée des marronniers. L’atmosphère était douce et moelleuse, parfois un léger effluve annonciateur de la prime fraîcheur du soir flottait à travers la poussière. Mais l’agréable rêverie d’auparavant ne revint pas : la vue de l’individu escroqué par moi m’avait péniblement remué. Tel un courant d’air froid qui passe à travers une jointure, elle avait pénétré soudain l’embrasement de ma passion. Je repassai, à tête reposée, toute la scène et je ne me comprenais plus : moi, un gentleman, un membre de la meilleure société, officier de réserve très estimé, je m’étais sans besoin approprié l’argent d’autrui ; je l’avais même mis dans mon portefeuille avec une joie cupide et une jouissance qui rendaient impossible toute excuse. Moi qui, une heure plus tôt, étais encore un homme correct et sans tache, j’avais volé, j’étais un voleur et, comme pour m’effrayer moi-même, je prononçais mon accusation à mi-voix, tandis que la voiture trottait doucement et que j’obéissais inconsciemment au rythme du sabot des chevaux : « Voleur ! Voleur ! Voleur ! Voleur ! »
Comment décrire ce qui se passa ensuite ? Mais, chose étrange, ce fut si inexplicable, si singulier, et pourtant je sais que je ne m’illusionne en rien, après coup. Car de chaque seconde vécue par ma sensibilité, de chaque oscillation de ma pensée en ces moments-là je garde conscience avec une netteté presque surnaturelle, comme ce n’est le cas pour aucune autre expérience vécue au cours de mes trente-six années d’existence. Cependant, j’ose à peine exprimer cet absurde enchaînement, la stupéfiante volte-face qui se produisit en moi (je ne sais même pas s’il existe un écrivain, un psychologue capable d’en donner une description logique), je ne peux que l’enregistrer, en reproduisant avec fidélité le jaillissement de l’imprévisible. Donc je me disais à moi-même : « Voleur ! Voleur ! Voleur » Puis vint un moment tout à fait singulier, un moment où, semblait-il, il n’y avait que le vide, un moment où rien ne se passa, où je ne faisais (ah ! comme il est difficile de dire cela) qu’écouter, écouter ma vie intérieure. Je m’étais cité moi-même devant le tribunal, je m’étais accusé, et c’était maintenant à l’inculpé de répondre au juge. J’écoutai donc, et il ne se passa – rien du tout. Le coup de fouet du mot « voleur », qui, à ce que j’escomptais, aurait dû m’effrayer et puis me plonger dans une honte et une contrition sans nom, n’éveilla rien en moi. J’attendis avec patience pendant quelques minutes, puis je me penchai, en quelque sorte, encore plus près sur moi-même (car je sentais trop bien que sous ce silence arrogant quelque chose remuait) et j’écoutai, avec une fiévreuse tension, l’écho absent, le cri de dégoût, d’indignation, de désespoir qui devait suivre fatalement cette auto-accusation ; de nouveau, il ne se passa rien. Rien ne répondait. Encore une fois, je m’appelais : « Voleur ! Voleur ! » et à présent presque à haute voix, pour réveiller enfin ma conscience sourde et paralysée. Pas de réponse. Et soudain (dans la fulguration d’un éclair de conscience, comme si tout à coup une allumette eût brillé au-dessus de la profondeur crépusculaire de mon moi), je reconnus que je voulais simplement avoir honte, mais qu’en réalité je n’avais pas honte, que même, à cette profondeur, j’éprouvais une sorte de fierté secrète et, qui plus est, de bonheur d’avoir accompli cet acte de folie.
Comment cela était-il possible ? Je faisais tous mes efforts, dans l’horreur que j’avais maintenant de moi-même, pour repousser cette constatation inattendue, mais mon sentiment était trop véhément et trop puissant. Non, ce qui bouillonnait ainsi dans mon sang, ce n’était pas de la honte, de l’indignation, un dégoût de moi-même ; c’était de la joie, une ivresse joyeuse flamboyant en moi, avec les flammes claires et ondoyantes de l’orgueil qui étincelaient. Car je sentais que dans ces minutes-là j’avais pour la première fois depuis des années réellement vécu, que ma sensibilité avait été simplement paralysée et n’était pas encore morte, que quelque part, sous les sables superficiels de mon indifférence, coulaient encore les sources ardentes de la passion et que, touchées par la baguette magique du hasard, elles venaient de jaillir toutes vives et d’envahir mon cœur. Ainsi donc en moi, en moi aussi, dans cet atome palpitant d’univers que j’étais, brûlait encore ce mystérieux germe volcanique de toute existence terrestre qui parfois s’épanouit sous la poussée tourbillonnante du désir. Moi aussi, je vivais, j’étais vivant, j’étais un être humain, avec des envies mauvaises et pleines d’ardeur. Le déferlement de cette passion venait d’ouvrir avec violence une porte ; un abîme venait de se creuser en moi ; dans un vertige de volupté, je regardais fixement cette chose inconnue qui était en moi et qui à la fois m’effrayait et me rendait heureux ; lentement (tandis que la voiture traînait avec nonchalance mon corps songeur à travers le monde de la société bourgeoise), je descendais degré par degré dans l’abîme d’humanité qui s’était ouvert en moi, indiciblement seul dans cette marche silencieuse et dominé seulement par le vif et haut flambeau de ma conscience soudain embrasée de lumière. Et, tandis que mille personnes me frôlaient en riant et bavardant, je me cherchais, je cherchais en moi l’être perdu, j’explorais les années dans le couloir magique du ressouvenir. Des choses tout à fait révolues surgissaient tout à coup sur le miroir poussiéreux et terni de mon existence ; je me rappelais, une fois déjà, étant écolier, avoir pris un canif à un camarade et avoir contemplé avec la même joie diabolique la façon dont il le cherchait partout en interrogeant tout le monde et en se démenant. Je compris soudain le mystère orageux de maintes heures vouées au sexe ; je compris que ma passion avait simplement dépéri, foulée aux pieds par les illusions sociales, par l’idéal impérieux des gentlemen ; pourtant, en moi aussi, mais dans les profondeurs, tout au fond, dans les puits et les canaux ensevelis, les flots ardents de la vie coulaient, comme chez tout le monde. Oh ! c’était bien vrai que j’avais vécu sans oser vivre et que je m’étais enveloppé et caché à moi-même ; mais à présent, cette force comprimée s’était fait jour et la vie, cette vie riche et puissante avait pris possession de moi. Maintenant je savais que je lui appartenais encore ; avec cette surprise heureuse de la femme qui, pour la première fois, sent l’enfant remuer en elle, je sentais la réalité (comment m’exprimer autrement ?) germer en moi, la vie authentique et sans masque ; je sentais (j’ai presque honte d’écrire ce mot-là) refleurir soudain en moi le vieil homme mort ; en mes veines roulait un sang rouge et agité, je voyais mûrir en mon être des fruits inconnus de douceur et d’amertume. Le miracle de Tannhäuser s’était renouvelé en moi dans la brillante lumière d’un champ de courses, parmi le tumulte de milliers d’oisifs : j’avais retrouvé ma sensibilité et elle reverdissait et se couvrait de bourgeons, la branche desséchée.
D’une voiture qui passait à côté, un monsieur me salua et (je n’avais sans doute pas aperçu son premier salut) m’appela par mon nom. J’eus un tressaillement de mauvaise humeur, mécontent d’être ainsi troublé dans cet état si suave d’effusion intérieure, la rêverie la plus profonde que j’eusse jamais connue. Mais en voyant la personne qui me saluait, je me trouvai comme éperdu ; c’était mon ami Alphonse, un bon camarade d’école devenu procureur impérial. Brusquement, une pensée me fit trembler : « Cet homme qui te salue comme un frère a maintenant pour la première fois pouvoir sur toi. S’il savait ton méfait, il te ferait mettre la main au collet. S’il te connaissait, toi et ton acte, son devoir serait de t’arracher de cette voiture, de t’éloigner du confort de ton existence bourgeoise et de t’envoyer passer trois ans, cinq ans derrière les fenêtres grillagées d’une geôle obscure, avec le rebut de la société, avec d’autres voleurs que seul le fouet de la nécessité a poussés dans leurs crasseuses cellules. » Mais le frisson de la peur ne fit trembler ma main qu’un instant ; il n’arrêta qu’un instant les battements de mon cœur ; puis cette pensée fit place, elle aussi, à un chaud sentiment, à une fierté insolente et fantastique qui, consciente d’elle-même et presque avec ironie, toisait les autres humains. Comme le doux sourire de camaraderie avec lequel vous me saluez en égal se glacerait vite au coin de vos lèvres, si vous vous doutiez de ce que je suis ! me disais-je. D’une main méprisante et indignée, vous repousseriez mon salut comme une sale éclaboussure. Mais, avant que vous me répudiiez, je vous ai déjà répudié moi-même. Cet après-midi, je me suis précipité hors de votre monde froid et pétrifié, où je n’étais qu’une roue, une roue fonctionnant en silence dans cette grande machine dont le mécanisme est froidement réglé et qui tourne avec vanité autour d’elle-même ; je suis descendu dans un abîme inconnu, mais dans cette heure unique je me suis senti plus vivant que derrière une vitre, parmi vous, pendant des années qui étaient semblables à la mort. Je ne suis plus des vôtres, je ne vous appartiens plus, je suis à présent quelque part, au-dehors, que ce soit dans un gouffre ou sur une hauteur, mais ce n’est plus du tout dans l’ensablement de votre bien-être bourgeois. J’ai pour la première fois éprouvé tout ce qui existe chez les hommes en fait de désirs bons ou mauvais ; mais jamais vous ne saurez où je suis allé ; plus jamais vous ne me connaîtrez. Pauvres créatures, que savez-vous de mon secret ?
Comment pourrais-je dire ce que je ressentais à cette heure, alors que gentleman à la mise élégante, je passais parmi les files de voitures, salué et saluant, le visage froidement compassé ? Car tandis que mon masque, c’est-à-dire l’homme d’autrefois, l’homme extérieur, reconnaissait et remarquait encore des figures, retentissait en moi une musique si vertigineuse que j’étais obligé de me contraindre pour ne rien laisser échapper de ce bouillonnement intérieur. J’étais tellement envahi par l’émotion que cette fermentation en moi me causait une douleur physique et que, comme quelqu’un qui étouffe, je crispais ma main sur ma poitrine où le cœur battait douloureusement. Mais, douleur, joie, effroi, horreur ou regret, je ne ressentais rien de tout cela d’une façon isolée ou séparée ; tout se confondait ; je sentais simplement que je vivais, que je respirais et que ma vie était frémissante. Et cette simplicité, ce sentiment primitif que je n’avais pas connu durant des années m’enivrait. Jamais, même pas une seconde au cours de mes trente-six ans, je n’avais ressenti en moi l’extase de la vie autant que dans les oscillations de cette heure-là.
La voiture stoppa avec une légère secousse ; le cocher qui avait arrêté les chevaux se tourna sur son siège et me demanda si je désirais rentrer. Je sortis de mon agitation et je regardai devant moi dans l’allée. Avec surprise je constatai combien avait duré mon rêve, à quel point mon ivresse m’avait fait oublier les heures : la nuit était tombée ; quelque chose de doux flottait à la cime des arbres, les marronniers commençaient à exhaler dans la fraîcheur leur parfum du soir. Et derrière le haut des branches apparaissait déjà l’éclat argenté et voilé de la lune. C’était assez, il fallait s’arrêter ! Mais maintenant, surtout ne pas rentrer chez moi, ne pas retourner dans mon monde accoutumé ! Je réglai le cocher. Lorsque je pris mon portefeuille et que je comptai les billets, je ressentis comme un léger coup électrique de la pointe à l’articulation des doigts : il devait donc y avoir encore en moi quelque chose du vieil homme qui avait honte. La conscience mourante du gentleman tressaillait encore ; mais déjà ma main feuilletait de nouveau très calmement les billets volés et ma joie me rendit généreux. Le cocher me remercia d’une manière si expansive que je fus obligé de sourire : si tu savais ! Les chevaux se mirent à tirer et la voiture démarra. Je la regardai, comme d’un navire on jette une dernière fois les yeux sur un rivage où l’on a été heureux.
Pendant un instant, je restai ainsi rêveur et indécis au milieu de la foule murmurante, riante et inondée de musique : il pouvait être à peu près sept heures ; sans y penser, j’obliquai vers le Sachergarten où j’avais l’habitude de dîner en société, chaque fois que je faisais une promenade au Prater, et le fiacre m’avait sans doute déposé là exprès. Mais à peine eus-je touché la poignée de la grille de ce restaurant élégant que quelque chose m’arrêta : non, je ne voulais pas encore revenir dans mon milieu, je ne voulais pas que disparût si vite dans une conversation insignifiante cette merveilleuse fermentation qui remplissait secrètement mon être, je ne voulais pas encore renoncer à la magie étincelante de l’aventure à laquelle je me sentais enchaîné depuis plusieurs heures.
Une musique sourde et confuse venait de quelque part ; sans réfléchir, j’allai dans sa direction, car ce jour-là tout m’attirait ; c’était une volupté de m’abandonner au hasard et cette façon indolente de me laisser porter par une foule aux molles ondulations avait pour moi un charme fantastique. Mon sang bouillonnait au milieu de l’agitation chaude et bruyante de cette épaisse masse humaine : j’étais stimulé et excité, tous mes sens étaient rendus plus vivants par cette odeur âcre et lourde d’haleine, de poussière, de sueur et de tabac. Car ce qui, naguère et même hier encore, me répugnait comme étant trivial, commun et plébéien, tout ce que le gentleman raffiné qui était en moi avait évité avec orgueil sa vie durant, attirait magiquement mon nouvel instinct comme si, pour la première fois, je rencontrais dans cette humanité, dans l’existence impulsive et vulgaire, une affinité avec moi-même. Ici, avec le rebut de la ville, au milieu des soldats, des bonnes, des rôdeurs, je me sentais à mon aise, d’une manière qui m’était tout à fait inexplicable ; j’aspirais avec avidité l’âcreté de l’atmosphère ; il m’était agréable d’être ainsi poussé et pressé au milieu d’une masse compacte et j’attendais avec une curiosité voluptueuse de savoir où, dans mon absence de volonté, j’allais être transporté. Les sons et le fracas des cinelle et des flonflons du Wurstel-Prater étaient de plus en plus rapprochés ; les orchestrions dévidaient d’une façon fanatiquement monotone de rudes polkas et des valses bruyantes. Dans l’intervalle claquaient des coups sourds venant des baraques, fusaient des éclats de rire, retentissaient des cris d’ivresse et maintenant je voyais déjà tourner entre les arbres les manèges de mon enfance avec leurs folles lumières. Je restai là au milieu de la place, me laissant envahir par tout ce tumulte qui inondait à la fois mes yeux et mes oreilles : ces cascades de bruit, ce pêle-mêle infernal me faisaient du bien, car dans ce tourbillonnement il y avait quelque chose qui engourdissait ma fermentation intérieure. Je regardais les bonnes, aux robes soulevées, se faire lancer vers le ciel par les balançoires, en poussant des roucoulements aigus de plaisir qui paraissaient s’échapper de leur sexe ; des garçons-bouchers assener, en riant, de lourds coups de marteau sur les dynamomètres ; des crieurs aux voix rauques et aux mines simiesques voguer, en lançant des appels au-dessus du bruit des orchestrions ; toute cette agitation se mêler aux mille rumeurs de la foule, toujours en mouvement, qu’enivraient le tord-boyau des fanfares, le papillotement de la lumière et la chaude joie de ce rassemblement. Depuis que j’étais moi-même réveillé, je sentais tout à coup la vie des autres ; je sentais l’ardeur brûlante de cette ville aux millions d’habitants qui, contenue jusque-là, explosait dans ces quelques heures du dimanche, qui trouvait une jouissance sourde et animale, mais somme toute saine et instinctive dans les excitations issues de sa propre plénitude. Et peu à peu, en me frottant ainsi à la multitude, au contact incessant de ces corps agglutinés et brûlants de passion, je sentais leur ardeur sauvage me pénétrer ; mes nerfs se tendaient, mordus par leurs fortes odeurs, pour sortir de moi-même ; mes sens troublés jouaient avec tout ce vacarme, éprouvaient cet étourdissement confus qui se mêle à toute volupté intense. Pour la première fois depuis des années, peut-être même de ma vie, je sentais la masse, je sentais les gens comme une force d’où émanait un plaisir qui passait en moi, dans ma propre personne : une sorte de digue était rompue et le flot sortait de mes veines pour se répandre dans ce monde et revenir rythmiquement en arrière ; un désir tout nouveau s’emparait de moi, celui de voir fondre la dernière croûte existant entre moi et les autres, une envie folle d’accouplement avec cette humanité étrangère, brûlante et passionnée. Avec la volupté du mâle, je brûlais de me répandre dans le sein gonflé de ce gigantesque corps plein d’ardeurs et avec la volupté de la femme j’étais accessible à tout contact, à tout appel, à toute séduction, à toute étreinte ; maintenant, je le savais, l’amour était en moi, et le besoin de l’amour, comme ce n’avait été le cas qu’aux jours troubles de mon adolescence. Oh ! pouvoir entrer, entrer dans cette vie, communier avec cette foule dans sa passion frémissante, haletante et joyeuse, pouvoir me répandre en elle et mêler mes effusions aux siennes ! Devenir tout petit, tout à fait anonyme dans ce tourbillon, n’être qu’une infusoire dans la vase du monde, un être tremblant et brûlant de volupté dans la mare grouillante de myriades d’autres infusoires – pourvu que je puisse m’absorber dans cette plénitude, participer à cette ronde et m’élancer, comme une flèche, loin de ma propre individualité, dans l’inconnu, dans je ne sais quel ciel fait d’unanimité !
Je m’en rends compte aujourd’hui : à ce moment-là j’étais ivre. Dans mon sang tout vibrait à l’unisson – les battements des cloches et le bruit des manèges, le rire tendre et voluptueux des femmes jaillissant sous l’étreinte des hommes, la musique chaotique, les costumes papillotants. Chaque bruit isolé pénétrait en moi avec acuité et revenait frôler mes tempes en jetant une lueur rouge et palpitante ; je sentais chaque contact, chaque regard, avec une excitation fantastique de mes nerfs (comme lorsqu’on a le mal de mer), mais cependant tout cela se confondait dans une unité vertigineuse. Il m’est impossible de trouver des mots capables d’exprimer la complexité de mon état ; peut-être y réussirai-je plutôt au moyen d’une comparaison, en disant que j’étais sursaturé de bruits, de sons et de sentiments, surchauffé comme une machine qui court follement pour échapper à la pression formidable qui, dans un instant, va faire éclater la chaudière. Mon sang, tout embrasé, frémissait jusqu’au bout de mes doigts, battait à mes tempes, me serrait à la gorge et menaçait de m’étouffer. Après des années de tiédeur, j’étais brusquement précipité dans une fièvre qui me consumait. Je sentais qu’il me fallait m’ouvrir, sortir de moi-même, me communiquer aux autres par un mot ou un regard, me répandre, me donner à quelqu’un, m’abandonner, échapper à mon individualité pour participer à quelque communauté – bref, me libérer en quelque sorte de cette dure carapace de silence qui m’isolait de tout élément vivant, chaud et expansif. Depuis des heures, je n’avais pas dit un mot, je n’avais serré la main de personne, je n’avais senti en face du mien, interrogateur ou sympathique, le regard de personne, et à présent, sous l’afflux des événements, mon émotion croissante voulait rompre ce silence. Jamais, jamais je n’avais ressenti le besoin de me communiquer à quelqu’un et d’avoir près de moi un être humain autant que maintenant, maintenant où je voguais au milieu de milliers et de dizaines de milliers de gens, baigné de tous côtés par des flots de chaleur et de paroles, et pourtant n’ayant aucune part à l’expansion tourbillonnante de cette multitude. J’étais comme quelqu’un qui, en pleine mer, meurt de soif. Et en même temps, chose qui augmentait mon tourment, je voyais à tout instant, à droite et à gauche de moi, ces étrangers s’effleurer et se rejoindre, ces petites boules de mercure se réunir comme en se jouant. L’envie s’emparait de moi, lorsque je voyais de jeunes garçons interpeller en passant de jeunes inconnues, dès les premiers mots leur prendre le bras, et tout cela se trouver et se lier ; un salut au manège, un regard en passant suffisaient pour amener une conversation entre des inconnus, laquelle peut-être s’arrêtait au bout de quelques minutes, mais malgré tout, il y avait là des rapports, une union, une communication, il y avait là ce à quoi aspirait toute l’ardeur de mes nerfs. Et moi qui étais un causeur qu’on aimait entendre en société et initié à toutes les formes de la conversation, je tremblais de peur, j’avais honte d’aborder une de ces bonnes aux larges hanches, par crainte qu’elle rît de moi ; je baissais même les yeux quand quelqu’un me regardait par hasard et alors que je mourais d’envie de parler. Je ne savais pas clairement moi-même ce que je désirais de ces êtres humains ; je savais seulement qu’il m’était impossible de supporter plus longtemps d’être seul et de me laisser brûler par ma fièvre. Mais tout le monde allait et venait sans se soucier de moi ; chaque regard m’effaçait, personne ne voulait remarquer ma présence. À un moment, un petit garçon d’une douzaine d’années, les vêtements en haillons, passa près de moi : son regard brillait au reflet des lumières, tellement était grand le désir avec lequel il regardait le tournoiement des chevaux de bois. Sa bouche étroite était ouverte avec avidité ; sans doute qu’il n’avait plus d’argent et il se contentait de trouver du plaisir dans les cris et les rires des autres. Je le rattrapai en bousculant mes voisins, et je lui demandai (mais pourquoi ma voix tremblait-elle à ce point et avait-elle un son criard ?) : « Vous ne voulez pas aussi faire un tour ? » Il me dévisagea fixement, s’effraya (pourquoi, mais pourquoi ? devint tout rouge et s’enfuit sans dire un mot. Même un petit va-nu-pieds-ne voulait pas me devoir un plaisir : il y avait sans doute en moi, je le sentais, quelque chose de terriblement étranger pour m’empêcher ainsi de me lier avec quelqu’un, de sorte que dans cette masse compacte, je continuais à flotter, isolé comme une goutte d’huile sur l’eau agitée.
Mais je ne me décourageai pas : j’étais incapable de rester plus longtemps seul. Les pieds me brûlaient dans mes chaussures vernies couvertes de poussière et mon gosier était comme rouillé par les lourdes odeurs. Je regardais autour de moi ; à droite et à gauche des courants dessinés par les flots humains, il y avait de petites îles de verdure, des guinguettes avec des nappes rouges sur les tables et de simples bancs de bois sur lesquels étaient assis les petites gens, buvant leur verre de bière et fumant leur Virginia du dimanche. Ce tableau m’attira : là des personnes qui ne se connaissaient pas étaient installées l’une contre l’autre, engageaient des conversations ; là il y avait un peu de repos au milieu de cette fièvre enragée. J’entrai dans l’un d’eux, j’examinai les tables, et enfin j’en découvris une où se trouvait déjà une famille composée d’un gros ouvrier, trapu, avec sa femme, deux joyeuses fillettes et un petit garçon. Ils balançaient leurs têtes en mesure, se disaient des plaisanteries et leurs regards satisfaits, exprimant la joie de vivre, me faisaient du bien. Je saluai, mis la main sur un siège et demandai si la place était libre. Aussitôt leur sourire se figea ; ils se turent pendant un instant (comme si chacun attendait que l’autre donnât son consentement), puis la femme dit, comme un peu gênée : « Je vous en prie, faites donc » Je m’assis et j’eus aussitôt l’impression que mon arrivée rabattait leur humeur enjouée, car un silence contraint se mit à régner autour de la table. Sans oser lever les yeux de la nappe à carreaux rouges, sur laquelle du sel et du poivre étaient renversés, je sentais que tous ces gens-là m’observaient, interdits ; je compris (un peu tard) que j’étais trop chic pour cette guinguette fréquentée par des gens de maison, avec mon costume de turfiste, mon haut-de-forme à la mode parisienne et la perle sur ma cravate couleur gorge de pigeon. Mon élégance, ce parfum de luxe qu’il y avait en moi, m’entouraient aussitôt, ici aussi, d’un fossé de gêne et d’hostilité. Et le silence de ces cinq personnes me portait à baisser de plus en plus les yeux sur cette table, dont je comptais et recomptais les carreaux rouges avec un sourd désespoir, cloué sur place par la gêne que j’éprouvais de me lever tout de suite pour partir, et cependant trop lâche pour diriger ailleurs mon regard tourmenté. Ce fut pour moi une délivrance quand enfin le garçon se montra et mit devant moi un verre de bière énorme. Alors, je pus enfin remuer la main et, en buvant, regarder avec timidité par-dessus le bord du verre : en vérité, ils m’observaient tous les cinq sans haine, mais néanmoins avec une stupéfaction muette. Ils reconnaissaient en moi un intrus dans leur monde étriqué ; ils devinaient, avec le naïf instinct de leur classe, que je poursuivais et cherchais ici quelque chose qui n’appartenait pas à la mienne, que ce n’était ni l’amour, ni la sympathie, ni la joie simple produite par les valses, par la bière ou par cette paisible sortie du dimanche, que j’étais mû par quelque désir qu’ils ne comprenaient pas et dont ils se méfiaient – de même que le gosse devant le manège s’était méfié de mon offre et comme les milliers de personnes anonymes là présentes dans la foule s’étaient détournées de mon élégance, de mon air d’homme du monde par une sorte d’hostilité inconsciente. Et cependant, je le sentais, si maintenant je trouvais pour-leur parler un mot simple, cordial, un mot véritablement humain, le père ou la mère me répondrait, les filles me souriraient d’un air flatté et je pourrais, avec le petit garçon, aller là-bas, dans un tir, me livrer avec lui à des amusements d’enfant. Au bout de cinq ou dix minutes, je serais délivré de moi-même, enveloppé dans l’innocente atmosphère de la conversation de petites gens, qui admettraient sans peine ma familiarité et même en seraient flattés. Mais ce simple mot, cette entrée en matière je ne la trouvai pas ; une fausse honte, folle, mais toute-puissante, m’étreignait le gosier et j’étais assis, les yeux baissés comme un criminel à la table de ces braves gens, éprouvant le chagrin de leur avoir gâté par ma présence crispée cette fin de dimanche. J’étais là comme cloué sur place, expiant toutes les années d’orgueil ou d’indifférence pendant lesquelles j’étais passé sans un regard devant des centaines et des centaines de tables pareilles, devant des milliers et des milliers d’êtres humains, mes frères, uniquement préoccupé de récolter des faveurs ou des succès dans le cercle étroit des élégances où j’étais confiné ; je sentais qu’en ce moment où j’étais exclu, où j’avais besoin de ces gens-là, le chemin qui conduisait vers eux était muré pour moi.
J’étais donc assis, moi qui toujours avais été libre de tout lien, profondément tourmenté, recomptant les carreaux de la nappe. Enfin le garçon passa. Je l’appelai, le payai, me levai sans avoir pour ainsi dire touché à mon verre de bière et saluai avec politesse. On me rendit aimablement mon salut, un peu surpris : je n’avais pas besoin de me retourner pour savoir que maintenant, derrière moi, la gaieté et la vie allaient revenir parmi eux, que le cercle chaleureux de la conversation allait se reformer aussitôt après l’expulsion du corps étranger.
Je me rejetai dans le tourbillon humain, mais cette fois d’une manière encore plus avide, plus ardente et plus désespérée. La foule était devenue moins dense sous les arbres dont les branches noires émergeaient dans le ciel ; le mouvement et le bruit étaient moins actifs et moins intenses dans le cercle lumineux des chevaux de bois et il n’y avait plus qu’une petite agitation sombre à la limite extrême de la place. De même la rumeur des gens, retentissante, profonde et respirant la joie, s’éparpillait en de nombreux murmures qui, chaque fois, étaient emportés lorsque quelque part la musique reprenait puissante et enragée, comme si elle eût voulu ramener à elle les fugitifs. Des figures d’un autre genre faisaient leur apparition ; les enfants avec leurs ballons et leurs serpentins étaient partis, les familles de promeneurs endimanchés s’étaient retirées. On commençait à voir des ivrognes qui criaillaient, des garçons débraillés, à la démarche traînante et pourtant aux aguets, qui sortaient des allées contiguës ; durant l’heure que j’avais passée à la table de ces inconnus, ce monde étrange avait basculé dans la vulgarité. Mais cette atmosphère phosphorescente d’insolence et de danger me plaisait un peu mieux que l’autre, bourgeoisement dominicale, de tout à l’heure. L’instinct éveillé en moi flairait ici une égale tension du désir ; je trouvais en quelque sorte le reflet de moi-même dans la démarche rôdeuse de ces êtres douteux, de ces parias de la société ; eux, comme moi, cherchaient ici avec impatience et nervosité quelque aventure trouble, quelque émotion rapide et je les enviais même, ces drôles en haillons, pour la manière libre et hardie dont ils déambulaient ; car moi, j’étais debout contre le pilier d’un manège, le souffle haletant, impatient de chasser l’oppression du silence, le tourment de ma solitude, et cependant incapable d’un cri, d’une parole, d’un mouvement. J’étais là, à regarder fixement vers la place éclairée par le reflet des lumières clignotantes et tournantes ; j’étais là à regarder dans l’obscurité, depuis mon îlot de lumière, dévisageant avec une folle attente tout être humain qui, attiré par ce vif éclat, se dirigeait un instant de mon côté. Mais tous les yeux glissaient froidement sur moi ; personne ne voulait de moi, personne ne me délivrait.
Il serait fou, je le sais, de vouloir faire comprendre ou même expliquer à quelqu’un que moi, un homme cultivé, un élégant de la bonne société, riche, indépendant, fréquentant les hautes classes d’une ville comptant plus d’un million d’habitants, je restais là debout pendant toute une heure, cette nuit-là contre le pilier d’un manège du Prater poursuivant sa ronde monotone avec son orchestre aux sonorités fausses, – que j’entendis vingt fois, quarante fois, cent fois la même polka désaccordée, la même valse traînante, debout immobile devant le tournoiement des mêmes têtes idiotes des chevaux de bois peints – et ce, par une sorte de sourd défi jeté au destin, avec le désir d’asservir le sort à mon caprice. Je sais que pendant cette heure-là je me conduisis comme un insensé, mais dans ma folle obstination il y avait une intensité de sentiments, une crispation aiguë de tous les muscles comme les hommes n’en éprouvent sans doute que lors d’une chute dans un abîme, juste avant de mourir ; toute ma vie qui jusqu’alors marchait à vide, avait soudain reflué en moi et me remontait à la gorge. Et autant j’étais tourmenté par mon désir fou de rester là opiniâtrement jusqu’à ce que la parole ou le regard d’un être humain vînt me délivrer, autant ce tourment était pour moi une jouissance. Dans cette station, à cette sorte de pilori, j’expiais moins mon vol que la tiédeur, le vide et l’apathie de ma vie passée ; et je m’étais juré de ne pas m’en aller avant qu’un signe ne m’avertît que le sort m’avait gracié.
Et plus l’heure tournait, plus la nuit s’épaississait. Dans les baraques les lumières s’éteignaient l’une après l’autre ; tel un flot qui monte, l’ombre ne cessait de croître, avalait les taches claires du gazon ; l’îlot lumineux où je me trouvais, devenait de plus en plus solitaire et déjà je regardais ma montre en frémissant. Encore un quart d’heure et puis les chevaux de bois bariolés s’arrêteraient, les lampes incandescentes, rouges et vertes, qui surmontaient leurs fronts hébétés s’éteindraient et l’orchestrion cesserait de marteler ses accords ampoulés. Alors je serais plongé tout à fait dans l’obscurité, je serais tout seul, ici, dans la nuit aux légères rumeurs, complètement repoussé, abandonné. Je regardais de plus en plus inquiet la place crépusculaire, sur laquelle, très rarement à présent, passait un couple pressé de rentrer, ou bien titubaient des ivrognes ; mais dans l’ombre voisine frémissait encore une vie cachée, agitée et excitante. Parfois on entendait un léger sifflement ou un claquement de langue lorsque quelques hommes venaient à passer ; si, attirés par cet appel, ils se dirigeaient vers l’obscurité, des voix de femmes chuchotaient alors dans les ténèbres et le vent m’apportait quelques lambeaux d’un rire bruyant. Peu à peu ces créatures s’enhardissaient jusqu’à la limite extrême de l’obscurité, vers le cône de lumière de la place, mais pour se replonger aussitôt dans le noir, dès que le casque à pointe d’un agent de police qui passait, brillait à la lueur d’un réverbère. Cependant à peine avait-il poussé sa ronde plus loin, que ces ombres fantomales étaient revenues et maintenant elles s’approchaient si près de la lumière qu’il m’était possible d’apercevoir distinctement ce rebut du monde nocturne, ce limon qu’avait laissé derrière lui en s’écoulant le flot des humains : quelques prostituées parmi les plus pauvres et les plus abjectes qui n’ont pas de lit à elles, qui le jour dorment sur quelque matelas et la nuit rôdent sans repos, donnant à quiconque ici, n’importe où, dans l’obscurité, leur corps maigre, souillé et usé, pour une piécette d’argent, guettées par la police, harcelées par la faim ou par quelque drôle, rôdant sans arrêt dans l’obscurité, à la fois chassées et chassant elles-mêmes. Comme des chiens affamés, elles s’avançaient peu à peu, semblant flairer le vent, vers la place éclairée, à la recherche d’un mâle, d’un traînard égaré à qui elles pourraient, en échange du plaisir procuré, arracher une couronne ou deux pour se payer un vin chaud dans un pauvre bistro et entretenir la flamme trouble de leur bout d’existence, appelée de toute façon à s’éteindre bientôt dans un hôpital ou dans une prison. Ce rebut, cette lie du flot de sensualité de la foule dominicale – ces silhouettes faméliques, je les voyais, fantomatiques, surgir de l’obscurité avec une horreur infinie. Mais dans cette horreur il y avait encore une joie magique, car même dans ce vil miroir je reconnaissais des choses depuis longtemps oubliées et sourdement ressenties : c’était là un monde trouble et marécageux que j’avais traversé bien des années plus tôt et qui maintenant faisait de nouveau briller dans ma sensualité ses phosphorescences. Quel étrange phénomène que les choses remuées en moi par cette nuit fantastique, étrange la façon dont soudain elle mettait à nu les profondeurs de mon être et me découvrait ce qu’il y avait de plus obscur dans mon passé, de plus secret dans mes instincts ! Je retrouvais ce sourd sentiment de mes années d’adolescence, depuis longtemps ensevelies, où mon regard timide s’était fixé sur de telles créatures, attiré par la curiosité, mais troublé aussi, apeuré ; le souvenir de cette heure où pour la première fois, en montant un escalier grinçant et humide, j’en avais suivi une jusque dans son lit. Soudain, comme si un coup de foudre venait de fendre le ciel nocturne, je revis nettement chaque détail de cette heure oubliée, l’auréole graisseuse au-dessus du lit, l’amulette que la femme portait au cou ; je ressentais toutes les émotions d’alors, cette lourdeur incertaine, ce dégoût et cette première fierté de jeune homme. Tout me repassa à travers le corps. Une netteté de vision sans pareille afflua soudain en moi et (comment exprimer cet infini !) je compris tout à coup que si j’étais animé d’une compassion si ardente pour ces créatures, c’est parce qu’elles étaient le dernier refuge de la vie ; mon instinct, une fois excité par le mal, comprenait de l’intérieur cette attente affamée qui ressemblait tant à la mienne, dans cette nuit fantastique, cette façon coupable de s’abandonner à chaque contact, à chaque volupté étrangère allumée par hasard. J’étais attiré par quelque chose de magnétique ; mon portefeuille, contenant l’argent volé, brûlait soudain ma poitrine, tandis que je sentais enfin là-bas la présence d’êtres au souffle chaud, d’humains, respirant et parlant, jetant un appel à d’autres êtres et peut-être aussi à moi-même, à moi qui n’attendais que l’occasion de me donner, qu’embrasait un désir fou de communion avec les vivants. Je compris tout à coup ce qui pousse les hommes vers ces créatures ; je compris qu’il est rare que ce ne soit que la chaleur du sang ou une ruée du désir, mais que c’est aussi la plupart du temps la simple peur de la solitude, de cet affreux isolement qui nous sépare d’ordinaire, que ma sensibilité en émoi éprouvait aujourd’hui pour la première fois. Je me rappelai le jour où j’avais ressenti sourdement la même chose ; c’était en Angleterre, à Manchester, une de ces villes d’acier qui, sous un ciel sans lumière, sont bruyantes comme le métro et qui cependant dégagent un frisson de solitude qui vous pénètre jusqu’au sang. J’y avais vécu pendant trois semaines chez des parents, errant seul le soir dans les bars et les clubs, et sans cesse revenant au music-hall étincelant rien que pour sentir un peu de chaleur humaine. Et un jour que j’avais rencontré une femme de ce genre, dont je comprenais à peine l’anglais des rues, je me retrouvai soudain dans sa chambre, buvant le rire d’une bouche étrangère, avec tout à côté de moi un corps chaud, accessible et tendre. La ville froide et noire, l’espace sombre et tumultueux, rempli de solitude, avait tout à coup disparu et un être que je ne connaissais pas, habitué à attendre tous ceux qui venaient, me délivrait et faisait fondre toute la glace en moi : je respirais librement, je sentais la vie dans sa douce clarté, au milieu de la geôle d’acier ! Quelle chose merveilleuse pour les solitaires, ceux qui sont murés en eux-mêmes, que de savoir cela, que de découvrir qu’il y a malgré tout quelque part, un appui pour leur anxiété, un soutien qu’ils peuvent étreindre, bien qu’il ait été souillé par de nombreux contacts, marqué par l’âge et rongé par une sale rouille ! Et voilà ce que j’avais oublié en cette heure d’isolement douloureux qui m’avait fait errer la nuit en délirant ; je ne m’étais pas rappelé que toujours, dans quelque recoin, il y a encore ces derniers refuges, ces créatures qui attendent, prêtes à recevoir tout épanchement, à laisser reposer dans l’orbe de leur souffle toute solitude, à rafraîchir toutes les ardeurs, pour une petite pièce d’argent, qui est toujours trop mesquine pour le don inouï que constitue leur éternelle disponibilité et pour le grand bienfait de leur présence humaine.
À côté de moi, l’orchestrion du manège se remit en marche. C’était le dernier tour, la dernière fanfare de cette lumière tournant dans l’obscurité, avant que le dimanche fît place aux mornes jours de la semaine, mais plus personne ne vint ; les chevaux couraient à vide dans leur cercle insensé. Déjà à la caisse la femme excédée de fatigue palpait et comptait la recette du jour ; un commis vint, avec sa perche à crochet, prêt à baisser bruyamment, après ce dernier tour, les rideaux du manège. Il n’y avait plus que moi, rien que moi, à être encore là, appuyé au pilier, et je regardais la place déserte où seules passaient ces créatures, semblables à des chauves-souris, aux aguets comme moi, attendant comme moi, et cependant séparées de moi par un intervalle d’étrangeté infranchissable. Mais l’une d’elles venait sans doute de me remarquer car elle s’avança lentement, je la voyais très bien, en baissant les yeux ; c’était un petit être rachitique, sans chapeau, avec une sorte de robe portée sans aucun goût, sous laquelle apparaissaient des chaussures de bal usées, le tout acheté sans doute bribe par bribe chez des brocanteuses ou en vrac chez un chiffonnier, et maintenant irrémédiablement fripé et délavé par la pluie ou quelque sale aventure dans l’herbe. Elle s’approcha doucement, s’arrêta à côté de moi, me jeta un regard pointu comme un hameçon, suivi d’un sourire d’invitation qui découvrit ses dents gâtées. La respiration me manqua. Je ne pouvais pas bouger, ni la regarder, ni m’arracher de ma place : comme hypnotisé je sentais qu’il y avait là près de moi un être plein de désirs, quelqu’un qui me sollicitait et qu’enfin je pourrais d’un mot, d’un simple geste chasser loin de moi l’atroce solitude, le tourment d’être exclu. Mais j’étais incapable de remuer, pareil au pilier de bois auquel je m’adossais ; dans une espèce d’évanouissement voluptueux (tandis que la mélodie du manège s’apprêtait à mourir) je ne faisais que sentir cette présence proche, cette volonté qui me sollicitait et je fermai les yeux pendant un instant, pour me laisser entièrement envahir par l’attraction magnétique qu’exerçait sur moi cette incarnation quelconque d’humanité surgie de l’obscurité de l’univers.
Le manège s’arrêta, la valse expira dans un dernier gémissement. J’ouvris les yeux juste pour voir la créature s’en aller. Évidemment, elle s’ennuyait de rester là à attendre à côté d’un être de bois. Je fus effrayé, j’étais soudain comme glacé. Pourquoi l’avais-je laissé partir, l’unique humain qui, dans cette nuit fantastique, m’avait fait des avances et s’était soucié de moi ? Derrière moi les lumières s’éteignaient, les rideaux grinçaient et craquaient en retombant. C’était la fin.
Et soudain (ah ! comment me décrire à moi-même ce subit et ardent bouillonnement ?), soudain (ce fut aussi violent, aussi brûlant, aussi rouge que si une veine eût éclaté dans ma poitrine), soudain jaillit de moi – l’homme orgueilleux retranché dans la dignité et la froideur du mondain –, comme une sorte de convulsion et de cri, comme une prière, le désir enfantin, et pourtant si immense, de voir encore une fois cette petite prostituée rachitique et sale se retourner pour que je pusse lui parler. Car pour la suivre, j’étais, non pas trop fier (ma fierté avait été foulée aux pieds, brisée et emportée par des sentiments tout nouveaux), mais trop faible, trop indécis. Et ainsi je me tenais là debout, tremblant et bouleversé, seul, à ce pilier de martyr dans l’obscurité, attendant comme jamais je n’avais attendu depuis mon adolescence, depuis qu’un soir je m’étais posté à la fenêtre pour regarder une femme inconnue qui se déshabillait lentement, n’en finissant jamais, et restait dévêtue, sans se douter de rien. J’étais là, implorant d’une voix que je ne connaissais pas demandant à Dieu le miracle que cet être maladif, ce rebut de l’humanité, voulût bien faire une nouvelle tentative et tourner une fois encore son regard vers moi.
Et… elle se retourna. Une fois encore, machinalement, elle regarda derrière elle. Mais le frémissement de mon regard et le sursaut de toute ma sensibilité tendue durent être si forts qu’elle s’arrêta et me dévisagea. Elle fit encore un quart de tour, me sourit et me scruta dans l’obscurité, puis me fit un signe de la tête pour m’inviter à aller de l’autre côté de la place qui était plongé dans l’ombre. Et enfin je sentis fléchir l’horrible malédiction, la rigidité qu’il y avait en moi. Je pus à nouveau me remuer et j’acquiesçai de la tête.
Le pacte invisible était conclu. Alors, elle me précéda à travers la place crépusculaire, se retournant de temps en temps pour voir si je la suivais. Et je la suivis : le plomb qui pesait sur mes genoux était tombé, je pouvais de nouveau mettre un pied devant l’autre. Une force magnétique m’attirait. Ma marche était inconsciente, c’était comme si j’eusse suivi une puissance mystérieuse. Dans l’obscurité de l’allée, entre les baraques, la femme ralentit son pas et je me trouvai à côté d’elle.
Elle porta sur moi pendant quelques secondes un regard inquisiteur et méfiant : quelque chose lui ôtait de son assurance. Sans doute mon étrange timidité, le contraste de l’endroit avec mon élégance lui étaient suspects. Elle regarda plusieurs fois autour d’elle et hésita. Puis elle dit, en me montrant le fond de l’allée qui était noir comme une galerie de mine : « Allons là-bas. Derrière le cirque il fait tout à fait sombre. »
Je fus incapable de répondre. L’effroyable vulgarité de cette rencontre m’étourdissait. J’aurais préféré me libérer n’importe comment, me racheter avec une pièce d’argent ou m’éloigner sous un prétexte quelconque, mais ma volonté n’avait plus de pouvoir sur moi. J’étais comme sur une luge, lorsque, fonçant dans une courbe, on descend avec une vitesse folle une abrupte pente neigeuse et que la peur de la mort se mêle avec une sorte de volupté à l’enivrement, quand au lieu de freiner on s’abandonne sans volonté, et pourtant avec la conscience de sa faiblesse, au vertige de la chute. Je ne pouvais plus reculer, peut-être ne le voulais-je pas d’ailleurs, et à présent qu’elle se serrait gentiment contre moi, je pris involontairement son bras. Il était d’une maigreur extrême, ce n’était pas le bras d’une femme, mais celui d’une enfant scrofuleuse et mal nourrie ; à peine l’eus-je senti à travers le mince mantelet, qu’au milieu de ma tension nerveuse je fus pris d’une compassion large et profonde pour ce misérable bout d’existence, pour cette épave que cette nuit avait poussée vers moi et, sans le vouloir, mes doigts caressèrent ses articulations faibles et maladives avec plus de pureté et de respect que je n’en avais encore jamais manifesté au contact d’une femme.
Nous traversâmes une voie peu éclairée et nous entrâmes dans un petit bosquet où de puissantes couronnes d’arbres étreignaient fermement une obscurité sourde et nauséabonde. À ce moment-là, bien qu’on pût à peine distinguer quelque chose, je remarquai que tout en me tenant le bras, elle se retournait avec précaution, ce qu’elle fit encore un ou deux pas plus loin. Fait étrange, tandis que, comme plongé dans un engourdissement, je me laissais glisser dans cette aventure abjecte, mes sens étaient d’une acuité et d’une lucidité atroces. Avec une clairvoyance à laquelle rien n’échappait, qui enregistrait sciemment chaque mouvement de mon être, je remarquai que derrière nous, à la lisière du sentier que nous avions traversé, une espèce d’ombre nous suivait et il me sembla entendre un pas furtif. Soudain, à la façon d’un éclair qui traverse le paysage d’une blancheur fulgurante, je devinai, je compris tout : j’étais attiré dans un piège, les complices de cette prostituée étaient aux aguets derrière nous et elle m’entraînait dans l’obscurité vers un endroit convenu d’avance, où je deviendrais leur proie. Avec une clarté surhumaine, comme il n’en existe que dans les quelques secondes qui vibrent entre la vie et la mort, je vis tout, j’envisageai toutes les éventualités. Il était encore temps de fuir ; la grand’rue était sans doute tout près, car j’entendais le tramway électrique grincer sur les rails, et un appel, un cri pouvait donner l’éveil aux gens : tous les moyens d’échapper au danger m’apparaissaient clairs et précis.
Mais par un phénomène bizarre, cette constatation effrayante, loin de me refroidir, ne faisait que m’exciter. Aujourd’hui, en plein sang-froid, à la lumière d’un beau jour d’automne, je ne puis pas très bien m’expliquer à moi-même l’absurdité de ma conduite : je sus, je sus aussitôt par chaque fibre de mon être que j’allais sans nécessité vers un péril, mais son avant-goût faisait tressaillir mes nerfs, comme un délire. Je prévoyais une scène répugnante, mortelle peut-être. Je tremblais de dégoût à l’idée que d’une manière ou d’une autre j’allais me trouver mêlé à un crime, à une affaire vulgaire et sale ; mais justement devant cette ivresse de vie que je n’avais jamais connue, jamais pressentie, et qui affluait en moi jusqu’à m’étourdir, la mort même était aussi une curiosité sinistre. Quelque chose (était-ce la honte de paraître avoir peur ou bien de la faiblesse ?) me poussait en avant. Cela m’excitait de descendre jusqu’au dernier cloaque de l’existence, de compromettre et de salir en un seul jour tout mon passé, et une audacieuse volupté intellectuelle se mêlait à la jouissance grossière de cette aventure. Bien que je flairasse le danger par tous mes nerfs, que je le comprisse profondément grâce à mes sens et à ma raison, malgré tout je continuai de marcher vers le bosquet, au bras de cette crasseuse prostituée du Prater, qui physiquement me répugnait plus qu’elle ne m’attirait et dont je savais qu’elle ne faisait que me rabattre vers ses complices. Mais j’étais incapable de reculer. Le poids de l’acte délictueux que j’avais commis l’après-midi au champ de courses, m’entraînait toujours plus bas. Et je n’attendais plus que l’étourdissement, l’ivresse de la chute dans de nouveaux abîmes et peut-être dans le dernier de tous : la mort.
Au bout de quelques pas la femme s’arrêta. De nouveau ses yeux furetèrent autour d’elle d’un air incertain, puis elle me regarda, l’air d’attendre quelque chose :
« Eh bien ! que vas-tu me donner ? »
Ah, oui ! J’avais oublié cela. Mais la question ne me dégrisa pas. Au contraire. J’étais si heureux de donner, d’être généreux, de pouvoir dépenser. Vivement, je fouillai dans ma poche et je versai dans la main ouverte toute ma monnaie, ainsi que quelques billets de banque froissés. Et alors il arriva un événement si merveilleux qu’aujourd’hui encore mon sang s’enflamme rien que d’y penser : ou bien l’importance de la somme surprenait cette pauvresse, habituée à ne recevoir que très peu pour ses services abjects, ou bien dans la manière dont je donnais, dans cette façon joyeuse, rapide et presque enchantée de donner, il devait y avoir quelque chose à quoi elle n’était pas accoutumée, quelque chose de nouveau, car elle recula, et je sentis à travers l’obscurité épaisse et louche que son regard me dévisageait avec un grand étonnement. J’éprouvais enfin ce que j’avais cherché pendant toute cette soirée : il y avait là quelqu’un qui se souciait de moi, quelqu’un qui voulait me connaître, qui me cherchait ; pour la première fois, j’existais pour quelqu’un en ce monde. Et que cet être, parmi les plus réprouvés, qui portait comme une marchandise, à travers les ténèbres, son pauvre corps usé, qui sans même regarder l’acheteur, s’était pressé contre moi, ouvrît ses yeux vers mes yeux en cherchant à découvrir l’être humain qu’il y avait en moi, ne faisait qu’accentuer encore mon ivresse singulière, à la fois clairvoyante et trouble, consciente et plongée dans un engourdissement magique. Cette créature inconnue appuyait de plus en plus son corps contre le mien, non point dans l’accomplissement professionnel d’un devoir salarié ; au contraire, je croyais découvrir dans son geste une sorte de gratitude inconsciente, un désir féminin de rapprochement. Je saisis son bras, ce bras d’enfant maigre et rachitique ; je me pénétrai de ce qu’était son corps chétif et, par-dessus cela, j’aperçus soudain toute son existence : le lit crasseux loué dans un hôtel de faubourg où elle dormait du matin jusqu’à midi, au milieu du tumulte d’enfants étrangers ; je voyais son souteneur, qui la rossait ; les ivrognes rotant qui se jetaient sur elle dans l’obscurité ; la division spéciale, à l’hôpital, où comme sujet d’étude, l’on exhiberait son corps recru de misère aux yeux de jeunes étudiants effrontés, et puis le trépas quelque part dans la commune où elle était née, où on la débarquerait d’autorité, en la laissant crever comme une bête. Une compassion infinie pour elle et pour tous les humains s’empara de moi, quelque chose de chaleureux qui était fait de tendresse et où il n’y avait aucune sensualité. Je caressais sans cesse son petit bras maigre. Et puis je m’inclinai et je l’embrassai, à sa grande surprise.
Au même instant il y eut derrière moi un léger bruit. Une branche craqua. Je fis un saut en arrière et j’entendis une voix masculine, forte et vulgaire, me dire avec un rire sarcastique : « Ah ! nous y sommes. Je l’avais tout de suite pensé ! »
Avant de regarder, je savais à qui j’avais affaire. Je n’avais pas oublié une seconde, au milieu de mon engourdissement, que j’étais épié, et même ma curiosité aiguë et inexplicable avait attendu ce moment-là. Alors une silhouette sortit du fourré, suivie d’une autre : c’étaient des voyous à l’allure insolente. De nouveau retentit le rire grossier. « Quel culot de venir faire ici des cochonneries comme ça ! Bien entendu, c’est un type de la haute. Mais nous allons lui apprendre à vivre. » J’étais là immobile. Le sang battait à mes tempes. Je n’avais pas peur, j’attendais simplement la suite. À présent, j’étais dans l’abîme, dans la profondeur suprême de l’abjection. À présent, le coup de grâce allait venir, l’effondrement, la fin au-devant de laquelle je m’étais laissé conduire à demi conscient.
La fille s’était un peu écartée de moi, mais sans se placer de leur côté. Elle se tenait pour ainsi dire entre nous. Apparemment le guet-apens qu’elle avait contribué à préparer ne lui plaisait pas beaucoup. D’autre part, les drôles étaient fâchés de voir que je ne bougeais pas. Ils se regardaient l’un l’autre ; il était clair qu’ils attendaient de moi une protestation, une prière, un signe de peur. « Ah ! Ah ! il la ferme ! » finit par s’écrier l’un d’eux d’une voix menaçante. Et l’autre, s’avançant sur moi, dit impérieusement : « Tu vas nous suivre au commissariat. »
Je ne répondis pas davantage. L’un d’eux me mit la main sur l’épaule et me poussa légèrement devant lui. « En avant ! » dit-il.
J’obéis ; je ne me défendis pas, parce que je ne voulais pas me défendre : ce que la situation avait d’inouï, de bas, de dangereux m’étourdissait. Néanmoins, mon cerveau restait lucide ; je savais que les coquins craignaient la police plus que moi et que je pouvais me rendre libre avec quelques couronnes, mais je voulais savourer jusqu’au fond toute cette horreur. Je jouissais de tout ce que la scène avait d’affreux et d’humiliant pour moi, comme dans une sorte d’évanouissement conscient. Sans hâte, machinalement, je suivais la direction dans laquelle ils m’avaient poussé.
Mais justement parce que je marchais ainsi, sans mot dire, avec tant de docilité vers la lumière, les drôles étaient décontenancés. Ils chuchotaient. Puis ils se remirent à parler entre eux à haute voix, intentionnellement : « Laisse-le foutre le camp », dit l’un (un petit bonhomme portant des traces de variole) ; mais l’autre riposta, avec une sévérité affectée : « Non, pas de ça ! Si un pauvre type comme nous, qui n’a rien à bouffer, faisait la même chose, on le ficherait au trou. Mais un monsieur… Non, il faut qu’il paie. » Et j’entendais chaque parole, j’y saisissais l’invitation maladroite à me mettre à négocier avec eux ; le malfaiteur qu’il y avait en moi comprenait le malfaiteur chez eux ; je savais qu’ils voulaient me faire peur, et moi, je les tourmentais par ma docilité. Il y avait là un combat muet (oh ! quelle richesse dans cette nuit !) au milieu d’un péril mortel, dans ce coin puant de la Praterwiese, entre des rôdeurs et une prostituée, qui me faisait éprouver pour la seconde fois depuis douze heures la magie enivrante du jeu, mais ici le prix était mon existence bourgeoise, ma vie même. Et je m’abandonnais à ce jeu inouï, à l’enchantement éblouissant du hasard avec toute la force de mes nerfs frémissants et tendus, tendus à se briser.
« Ah ! voilà un flic, dit l’une des voix derrière moi, il ne va pas être à la noce, le beau monsieur, il va être bouclé pendant une semaine. » Le ton s’efforçait d’être méchant et menaçant, mais je sentais les hésitations et le manque d’assurance. Avec tranquillité je marchai vers la zone de lumière, où en effet brillait le casque à pointe d’un sergent de ville. Vingt pas encore et je serais devant lui. Les drôles avaient cessé de parler ; je remarquai qu’ils ralentissaient ; dans un instant, je le savais, ils rentreraient lâchement dans l’obscurité, dans leur élément, irrités d’avoir manqué leur coup, et ils déchargeraient leur colère sur la malheureuse. Le jeu était fini : pour la seconde fois aujourd’hui j’avais gagné ; j’avais empêché des individus que je ne connaissais pas de satisfaire leur mauvaise envie. Déjà flamboyait devant moi le cercle blême des réverbères ; me retournant alors, je dévisageai pour la première fois les deux gaillards : il y avait dans leurs yeux mal assurés de l’irritation et une honte cachée. Ils s’arrêtèrent, inquiets, déçus, prêts à rentrer précipitamment dans les ténèbres. Car leur puissance était à bout, maintenant c’était moi qui leur faisais peur.
À ce moment-là, ce fut plus fort que moi – comme si la fermentation de mon corps eût soudain fait sauter toutes les douves de ma poitrine et comme si l’ardeur de ma sensibilité se fût épanchée dans mon sang : une compassion fraternelle et infinie pour ces deux êtres s’empara de moi. Qu’avaient-ils donc désiré de moi ces pauvres bougres affamés et dépenaillés, de moi qui étais rassasié de tout, qui n’étais qu’un parasite ? Quelques couronnes, quelques misérables couronnes. Ils auraient pu me sauter à la gorge là-bas dans les ténèbres, me détrousser, me tuer, et ils ne l’avaient pas fait ; ils avaient simplement cherché, d’une manière inexperte et maladroite, à me faire peur, pour que je leur donnasse un peu de l’argent que j’avais en poche. Comment moi qui avais volé par caprice, par insolence, moi qui avais commis un délit pour détendre mes nerfs, pouvais-je les tourmenter, eux, ces pauvres diables ? Et à ma compassion se joignit une immense honte d’avoir joué avec leur impatience, avec leur anxiété, pour mon simple plaisir. Je rassemblai mon énergie : maintenant que j’étais en sûreté et déjà protégé par la lumière de la rue toute proche, il me fallait leur être agréable et éteindre la déception qui se lisait dans ces regards amers et pleins de faim.
Me retournant brusquement, je m’approchai de l’un d’eux. « Pourquoi voulez-vous me dénoncer ? » dis-je, en m’efforçant de donner à ma voix l’accent de quelqu’un dont la crainte suspend la respiration. « Quel profit en aurez-vous ? Il est possible qu’on m’envoie en prison, mais ce n’est pas sûr non plus. Et à vous, à quoi cela vous servira-t-il ? Pourquoi voulez-vous ruiner ma vie ? »
Tous deux avaient un regard embarrassé. Ils s’étaient à présent attendus à tout, à un cri d’appel, à une menace qui les aurait fait fuir en grognant comme des chiens, à tout sauf à ce compromis. Enfin l’un d’eux déclara, non pas sur un ton menaçant, mais comme en s’excusant : « Il faut une justice. Nous ne faisons que notre devoir. »
C’était là, visiblement, une formule apprise d’avance pour des cas pareils. Et cependant, cela sonnait un peu faux. Aucun des deux hommes n’osait me regarder. Ils attendaient. Et je savais quoi. Ils attendaient que j’implorasse leur indulgence et que je leur offrisse de l’argent.
Je me rappelle encore précisément ces quelques secondes. Je me souviens de l’agitation de chacun de mes nerfs, de chaque pensée qui vibrait derrière ma tempe. Et je sais ce qu’alors ma méchanceté voulut tout d’abord : les faire attendre, les tourmenter encore plus longtemps savourer la volupté de l’attente imposée. Mais je me contraignis vite et je fis le suppliant, parce que je savais qu’il me fallait enfin délivrer ces deux êtres de leur anxiété. Je me mis à jouer la comédie de la peur, j’implorai leur pitié, je leur demandai de se taire et de ne pas faire mon malheur. Je remarquai comme ils étaient embarrassés, ces pauvres amateurs de l’extorsion, et comme le silence qui régnait entre nous avait l’air de s’attendrir.
Alors je prononçai enfin, enfin, les mots après lesquels ils soupiraient depuis si longtemps. « Je… je vous donne… cent couronnes. »
Tous les trois eurent un sursaut et se regardèrent. Ils ne s’attendaient plus à une pareille chose, maintenant qu’en somme tout était perdu pour eux. Puis l’un d’eux, le grêlé au regard inquiet, se ressaisit. Il s’y prit à deux fois. Les paroles ne pouvaient pas lui sortir de la gorge. Il finit par dire, et je sentais quelle gêne il éprouvait : « Deux cents couronnes. »
« Mais finissez donc, intervint soudain la femme. Vous pouvez être contents qu’il vous donne quelque chose. Il n’a absolument rien fait, il m’a à peine touchée. C’est vraiment trop fort ! »
Elle leur criait cela avec une irritation véritable. Mon cœur battait. Quelqu’un avait pitié de moi, quelqu’un intercédait pour moi ; la bonté sortait de la vilenie et un obscur désir de justice émanait d’une extorsion. Comme cela me faisait du bien ! Comme cela répondait tout à fait à la dilatation de mon être ! Non, je n’avais pas le droit de jouer plus longtemps avec ces gens-là, de continuer à les tourmenter, à les inquiéter, à jouir de leur malaise : c’était assez.
« Bien, alors deux cents couronnes. »
Tous trois se taisaient. Je sortis mon portefeuille. Je le dépliai très lentement et je l’étalai dans ma main. D’un bond ils auraient pu me l’arracher et s’enfuir dans l’obscurité. Mais ils n’osaient même pas le regarder. Il y avait entre eux et moi comme un pacte secret, non plus une lutte ni un jeu, mais bien un état de droit, de confiance, un rapport humain. Je pris les deux billets de banque dans le paquet volé et je les tendis à l’un d’eux.
« Merci bien », dit-il sans le vouloir. Et aussitôt il se détourna. Il sentait lui-même le ridicule qu’il y avait à remercier pour de l’argent escroqué. Il avait honte (oh ! cette nuit-là je sentais la moindre chose, je pénétrais le sens de chaque geste) et cette honte m’oppressait. Je ne voulais pas qu’un homme se sentît honteux devant moi, qui étais pareil à lui, voleur comme lui, faible, lâche et sans volonté comme lui. Son humiliation me tourmentait et je voulus la faire cesser. Je l’interrompis donc.
« C’est moi qui dois vous remercier », dis-je en m’étonnant du ton de cordialité sincère qu’exprimait ma voix. « Si vous m’aviez dénoncé, c’était ma mort. J’aurais été obligé de me loger une balle dans la tête et cela ne vous aurait servi à rien. C’est mieux ainsi. Maintenant, je m’en vais de ce côté-ci, à droite, et vous, vous allez partir de l’autre, n’est-ce pas ? Bonne nuit. »
De nouveau, ils restèrent un instant muets. Puis l’un d’eux me dit : « Bonne nuit » ; l’autre fit de même, ensuite la prostituée, qui était restée tout à fait dans l’obscurité. Leur voix avait un accent chaleureux, cordial, comme un véritable souhait. Je devinais que quelque part, dans la profondeur obscure de leur être, ils m’aimaient bien et qu’ils n’oublieraient pas cette seconde singulière. Que ce fût à l’hôpital ou en prison, ils s’en souviendraient sans doute un jour : quelque chose de moi vivait en eux maintenant que je leur avais donné cet argent. Et la joie de ce don remplissait mon être comme jamais aucun sentiment jusque-là ne l’avait fait.
Je me dirigeai seul à travers la nuit, vers la sortie du Prater. En moi toute oppression avait disparu ; je sentais que je m’épanchais avec une plénitude jamais éprouvée dans l’infini de l’univers, moi qui jusqu’alors étais comme absent. Il me semblait que tout ne vivait que pour moi seul et que j’étais en communion avec toutes choses. Les arbres m’enveloppaient de leurs ombres noires, c’était à moi que s’adressaient leurs rumeurs et je les aimais. Les étoiles tout là-haut brillaient, je respirais leur salut argenté. Des voix venaient en chantant de je ne savais où et il me semblait que leur chant m’était destiné. Tout m’appartenait à présent, depuis que j’avais brisé l’écorce qui entourait ma poitrine, le bonheur de me donner et de me prodiguer m’inclinait vers tout. Oh ! qu’il est facile, sentais-je, de créer de la joie et de s’en réjouir : on n’a qu’à ouvrir son être et le flot de la vie se répand entre les hommes, se précipite des cimes vers les profondeurs pour rejaillir ensuite dans l’infini.
À la sortie du Prater, à côté d’une station de voitures, j’aperçus une marchande lasse, courbée sur son petit étalage. Elle vendait de la pâtisserie toute saupoudrée de poussière, et des fruits ; elle était sans doute là depuis le matin, pliée sur ses quelques sous et la fatigue la coupait en deux. Pourquoi ne te réjouirais-tu pas, toi aussi, pensai-je, puisque moi je me réjouis ? Je pris un petit pain au sucre et posai devant elle un billet de banque. Elle s’apprêtait à me rendre aussitôt la monnaie, mais déjà j’étais parti et je vis seulement la stupéfaction faite de bonheur qui s’empara d’elle, sa silhouette recroquevillée se redresser soudain, sa bouche figée de surprise essayer de m’envoyer mille bénédictions. Le petit pain entre les doigts, je m’approchai d’un cheval appuyé avec lassitude contre son brancard ; il tourna la tête de mon côté, souffla amicalement vers moi. Dans son regard apathique je vis qu’il me remerciait lui aussi de caresser ses naseaux roses et de lui tendre la friandise. À peine avais-je fini que je désirai faire davantage : je désirai créer encore plus de joie, sentir encore mieux comment, avec quelques pièces d’argent, quelques bouts de papier colorié, on pouvait éteindre l’anxiété, tuer le souci, allumer la gaieté. Pourquoi n’y avait-il pas là des mendiants ? Pourquoi ne voyais-je pas d’enfants voulant de ces ballons attachés à des fils en épais faisceaux qu’un estropié aux cheveux blancs et à l’air mécontent rapportait chez lui, clopin-clopant, marchand déçu par les mauvaises affaires de cette longue et brûlante journée. J’allai à lui. « Donnez-moi vos ballons. » – « Deux sous pièce », dit-il avec méfiance, se demandant ce que voulait faire de ses ballons, à minuit, cet élégant oisif. « Je les prends tous », dis-je, en lui offrant un billet de dix couronnes. Il eut un mouvement de surprise, me regarda comme ébloui, puis me tendit en tremblant la corde qui retenait le stock. Je sentis une traction au doigt : ils voulaient s’en aller, être libres et s’élancer dans les airs, ces captifs ! Eh bien ! envolez-vous là où vous le voulez ! Soyez libres ! Je lâchai la corde et, brusquement, ils s’envolèrent, comme une multitude de lunes de diverses couleurs. De plusieurs côtés, les gens attardés s’approchaient en riant, les amoureux sortaient de l’ombre, les cochers faisaient claquer leur fouet et se montraient du doigt, tout en s’appelant, les ballons libérés qui, dépassant les arbres, se dirigeaient vers les toits des maisons. Tout le monde se regardait gaiement, s’amusait de mon acte de douce folie.
Pourquoi n’avais-je jamais su auparavant combien il est facile, et bon de faire plaisir ! Brusquement, les billets de banque que j’avais dans mon portefeuille se mirent à me brûler, à me tirer, comme la ficelle des ballons : eux aussi voulaient s’envoler loin de moi, dans l’inconnu. Je les pris entre les doigts, ceux que j’avais dérobés à Lajos et les miens (car je ne voyais plus entre eux aucune différence, ni aucune culpabilité), prêt à les distribuer à tous ceux qui en voudraient. Je m’avançai vers un balayeur qui nettoyait sans entrain la Praterstrasse déserte. Il crut que je voulais lui demander le nom d’une rue et il me regarda de mauvaise humeur : je lui souris en lui tendant un billet de vingt couronnes. Il me dévisagea sans comprendre, puis enfin il le prit, attendant ce que je lui réclamerais. Mais, tout en continuant de sourire, je lui dis : « Tu boiras un verre à ma santé », et je m’en allai. Je regardai de tous côtés s’il n’y avait pas quelqu’un qui désirât quelque chose de moi et comme personne ne se présentait, je pris les devants : je donnai un billet à une prostituée qui m’adressa la parole, j’en donnai deux à un allumeur de réverbères ; j’en jetai un autre par le soupirail d’un fournil de boulangerie, et je continuai ainsi de marcher en laissant derrière moi un sillage d’étonnement, de gratitude et de joie. Finalement je les jetai un à un et tout froissés dans le vide de la rue, sur les marches d’une église, en me réjouissant à la pensée de la bonne vieille ratatinée qui, en allant faire sa prière matinale, trouverait les cent couronnes et bénirait le Seigneur, à la pensée du pauvre étudiant, de la jeune fille ou de l’ouvrier qui découvrirait sur son chemin cet argent avec surprise et aussi avec bonheur – tout comme cette nuit-là je m’étais découvert moi-même avec surprise et bonheur.
Il me serait aujourd’hui impossible de dire où et comment je les disséminai tous, ces billets de banque, et pour finir aussi mes quelques pièces d’argent. Il y avait en moi une sorte de vertige, une effusion semblable à celle avec laquelle on étreint une femme et, lorsque les derniers papiers se furent envolés, je me sentis aussi léger que si j’eusse eu des ailes et plus libre que je ne l’avais jamais été. La rue, les maisons, le ciel, tout se confondait à mes yeux dans un sentiment tout à fait nouveau d’intimité, de possession : jamais, même dans les moments les plus ardents de mon existence, je n’avais eu avec autant de force l’impression que toutes ces choses-là existaient réellement, qu’elles vivaient et que je vivais moi aussi, que leur vie et la mienne étaient pareilles, même la vie grandiose et puissante dont on ne sent jamais assez le bonheur, que l’amour est seul à comprendre, et que seul celui qui se donne est capable d’étreindre.
Ensuite il y eut encore un dernier moment pénible : ce fut lorsque, rentrant chez moi, euphorique, j’eus introduit la clé dans ma porte et que le couloir conduisant à mon appartement s’ouvrit tout noir devant moi. Alors je fus soudain assailli par la crainte de revenir dans mon existence d’autrefois, en pénétrant dans le logis de l’homme que j’avais été jusqu’à cette heure-là, en me couchant dans son lit, en reprenant contact avec tout ce que cette nuit avait si bellement anéanti. Non, tout plutôt que de redevenir l’homme d’hier, le gentleman correct, impassible et isolé de l’univers, celui que j’étais la veille, que j’étais jadis ! Mieux valait me précipiter dans tous les abîmes du crime et de l’horreur, qui du moins, eux, faisaient partie de la réalité de l’existence ! J’étais fatigué, indiciblement fatigué et pourtant, je redoutais que le sommeil ne s’abattît sur moi, en recouvrant sous son noir limon toute cette ardeur, cette passion, cette vie que la nuit venait d’allumer en moi, et que toute cette expérience ne laissât pas plus de trace qu’un rêve fantastique.
Mais le lendemain je me réveillai avec une alacrité à laquelle je n’étais pas habitué, dans un matin tout nouveau pour moi, et rien n’était tari de mes sentiments débordants de gratitude. Depuis lors, quatre mois se sont écoulés et l’impassibilité d’autrefois n’est plus revenue ; je m’épanouis toujours avec chaleur au sein des heures. À vrai dire, cette ivresse magique que j’avais éprouvée lorsque soudain mes pieds ne trouvèrent plus sous eux mon univers familier, lorsque je me précipitai dans l’inconnu et qu’en roulant ainsi dans mon propre abîme je savourai éperdument le vertige de la vitesse, en même temps que la profondeur de toute la vie – en vérité cette ardeur et ces élans n’existent plus, mais depuis ce moment-là je sens dans chaque souffle de ma respiration la chaleur de mon propre sang, et cela avec une volupté de vivre qui chaque jour se renouvelle. Je sais que je suis devenu un autre homme, avec d’autres sens, une autre émotivité, une conscience plus aiguë. Évidemment, je n’ose pas prétendre que je suis devenu un homme meilleur ; je sais seulement que je suis plus heureux, parce que j’ai donné, en quelque sorte, un sens à ma vie qui autrefois était froide et inerte, un sens que je ne puis désigner autrement que par le mot même de « vie ». Depuis lors, je ne m’interdis plus rien, parce que je considère comme vaines les normes et les formes de ma société et je n’éprouve de honte ni devant les autres ni devant moi-même. Des mots comme « honneur », « crime », « vice », ont soudain pris la pauvre résonance du fer-blanc, et je ne peux plus les prononcer sans horreur. Je vis en laissant conduire ma vie par la puissance que j’ai alors pour la première fois si magiquement éprouvée. Je ne demande pas où elle me mène : peut-être est-ce vers un nouvel abîme, dans ce que les autres appellent vice, ou peut-être vers quelque chose de tout à fait sublime. Je l’ignore et ne veux pas le savoir. Car je crois que seul vit véritablement celui qui vit son destin comme un mystère.
Mais, j’en suis bien certain, je n’ai jamais aimé la vie avec plus de passion et je sais à présent que tout homme commet un crime (le seul qui existe !) en se montrant indifférent devant n’importe laquelle de ses formes et de ses incarnations. Depuis que j’ai commencé à me comprendre moi-même, je comprends aussi une infinité d’autres choses : le regard d’un être plein de désir devant un étalage peut me bouleverser, les cabrioles d’un chien m’enthousiasmer. Désormais, je fais attention à tout, rien ne m’est indifférent. Je lis dans le journal (qu’autrefois je ne feuilletais que pour y chercher des distractions et des ventes aux enchères) mille faits quotidiens qui m’émeuvent ; des livres qui m’ennuyaient me révèlent soudain leur intérêt. Le plus remarquable, c’est que je peux à présent parler aux gens, même en dehors de ce qu’on appelle la conversation. Mon valet de chambre, que j’ai depuis sept années, m’intéresse ; je m’entretiens souvent avec lui ; le concierge devant qui autrefois je passais sans faire attention, comme devant une sorte de pilier mobile, m’a raconté ces jours derniers la mort de sa petite fille et j’en ai été plus ému que par les tragédies de Shakespeare. Et cette métamorphose (bien que, pour ne pas me trahir, je continue extérieurement à vivre dans les milieux où règne un ennui de bon ton) semble peu à peu transparaître. Nombre d’êtres humains sont tout à coup devenus cordiaux avec moi ; pour la troisième fois cette semaine des chiens inconnus sont venus vers moi dans la rue. Des amis me disent, avec une certaine joie, comme à quelqu’un qui a triomphé d’une maladie, qu’ils me trouvent rajeuni.
Rajeuni ? Moi seul, je sais en effet, que c’est maintenant seulement que je commence à vivre. Sans doute que c’est là une illusion générale, chacun pensant que tout ce qui est passé a toujours été erreur ou simple préparation de l’avenir ; et je comprends très bien la vanité qui me pousse à prendre dans ma main chaude et vivante une plume froide pour écrire sur un papier sec que l’on vit réellement. Mais cela aussi fût-il une illusion, c’est la première qui me rende heureux, la première qui ait réchauffé mon sang, qui ait parlé à ma sensibilité. Et si je note ici le miracle de mon éveil à la vie, je ne le fais que pour moi seul, moi qui sais tout cela plus profondément que mes propres paroles ne peuvent me le dire. Je n’en ai parlé à aucun ami ; ils n’ont jamais su que l’insensibilité régnait jadis en moi, ils ne sauront jamais quel épanouissement s’y affirme désormais. Si la mort devait passer brusquement dans ma vie si vivante, si ces lignes devaient jamais tomber dans les mains d’un autre, cette éventualité ne m’effraie ni ne me tourmente. Celui qui n’a jamais eu conscience de la magie d’une heure pareille comprendra aussi peu que j’aurais pu moi-même le comprendre, il y a de cela six mois, que quelques épisodes, éphémères et en apparence sans aucune liaison entre eux, fussent capables de rallumer si magiquement, en une seule nuit, une destinée pour ainsi dire déjà éteinte. Devant lui je n’ai aucune honte, il ne me comprendra pas. Mais celui qui connaît l’enchaînement des choses se garde bien de juger et n’a point d’orgueil. Devant lui non plus je n’ai pas de honte, il me comprend. Une fois que quelqu’un s’est trouvé lui-même, il ne peut plus rien perdre dans ce monde. Et dès que quelqu’un a compris l’être humain qu’il y a en lui, il comprend tous les humains.