Conte drolatique
Quelque part dans une ville du Midi, que je préfère ne pas nommer, je fus surpris un jour, en débouchant d’une rue étroite, de me trouver en face d’un vieil et majestueux édifice surmonté de deux tours si identiques qu’à la lueur du crépuscule, l’une paraissait être l’ombre de l’autre. Ce n’était pas une église ; ce n’était pas non plus un palais d’une époque lointaine. Ce bâtiment avait quelque chose de monastique, bien qu’avec ses vastes et lourdes murailles il fît penser aussi à une construction profane, mais d’une espèce indéfinissable. Curieux, je m’approchai d’un citoyen aux joues rubicondes qui dégustait un verre de vin couleur paille à la terrasse d’un petit café, et levant poliment mon chapeau, je lui demandai quelle était cette bâtisse imposante qui se dressait au-dessus des toits bas à lucarnes. Le bonhomme me regarda étonné, puis il sourit longuement, savoureusement, avant de me répondre. « Je ne peux pas vous renseigner avec certitude, car il est possible qu’on la désigne autrement sur le cadastre ; en ce qui nous concerne, nous la nommons toujours, comme au temps jadis, la « maison des sœurs », peut-être en raison de la similitude des deux tours, peut-être à cause de… » Il se tut et réprima un nouveau sourire, comme s’il voulait d’abord être sûr d’avoir excité ma curiosité. Je ne pouvais me contenter d’une réponse incomplète ; nous liâmes donc conversation et j’acceptai volontiers son offre de goûter à ce vin sec et doré. Devant nous l’immatérielle dentelure des tours brillait à la clarté grandissante de la lune, je trouvai le vin excellent et l’histoire des deux jumelles, semblables et dissemblables à la fois, qu’il me raconta au cours de cette tiède soirée me parut amusante. Je la rapporte donc ici fidèlement, sans en garantir toutefois l’authenticité.
Cela se passait à l’époque où l’armée du roi Théodose hivernait dans la capitale de l’Aquitaine. Tandis qu’une grasse oisiveté redonnait aux chevaux fourbus leur robe soyeuse et que les hommes s’ennuyaient, il arriva que le chef de la cavalerie, un Lombard nommé Hérilunt, s’éprit d’une belle marchande qui vendait des condiments et des aromates dans le fond d’un faubourg tortueux. La violence de sa passion fut telle que, nonobstant la basse condition de l’aimée, il s’empressa de l’épouser afin de la posséder plus tôt, et avec elle, il s’installa dans un palais de la place du Marché. Durant de longues semaines ils y vécurent cachés, uniquement occupés d’eux-mêmes et oubliant les hommes, le roi et la guerre. Pendant qu’ils étaient ainsi tout à l’amour et passaient leurs nuits dans les bras l’un de l’autre, le temps poursuivait sa course. Le tiède vent du sud se mit soudain à souffler, brisant sur son passage la glace des rivières et faisant éclore crocus et violettes dans les prés. En une nuit les arbres se couvrirent de pousses vertes, d’humides guirlandes de bourgeons jaillirent des branches encore raides de gelée ; le printemps montait de la terre fumante, ramenant la guerre avec lui. Un beau matin, les deux amants furent réveillés par un coup de marteau impérieux qui ébranlait leur porte : c’était un émissaire du roi qui apportait au général l’ordre de se préparer à partir. Les tambours battirent le rappel dans le quartier, les étendards claquèrent joyeusement au vent et bientôt la place du Marché retentit sous le sabot des chevaux sellés et équipés. Hérilunt s’arracha aux tendres embrassements de son épouse d’un hiver ; quelque ardent en effet que fût son amour, l’ambition et la mâle passion des combats parlaient plus fort en lui. Insensible aux larmes de sa femme qui le suppliait de la laisser l’accompagner, il l’abandonna dans la vaste maison et partit à la tête de troupes innombrables pour la Mauritanie. Là, il vainquit l’ennemi dans sept batailles, balaya et réduisit en cendres les repaires des Sarrasins, rasa leurs villes et poussa ses razzias jusqu’à la côte ; il dut affréter des voiliers et des galères pour expédier le butin dans son pays, tant il était considérable. Jamais victoire ne fut plus rapidement acquise, campagne plus promptement menée. Il était naturel que le roi, pour récompenser un soldat aussi brave, lui donnât en fief, et moyennant une modique redevance, tout le pays conquis, du nord au sud. Hérilunt qui n’avait guère eu jusque-là d’autre demeure que les camps, aurait pu goûter au repos et jouir d’un opulent bien-être. Cependant, ce rapide succès aiguillonna son ambition plus qu’il ne la modéra. Le général ne voulait plus être vassal ni tributaire de personne, pas même de son souverain. Seule une couronne royale lui semblait digne d’orner le front blanc de son épouse. Il excita donc sourdement ses propres troupes contre le roi et fomenta une rébellion. Mais, vite dévoilé, le complot échoua. Battu avant d’avoir pu livrer bataille, excommunié par l’Église, abandonné de ses cavaliers, Hérilunt dut se réfugier dans la montagne où, tentés par une forte prime, des paysans assommèrent le fugitif pendant son sommeil.
À l’heure où les archers du roi découvraient sur la paille d’une grange le cadavre sanglant du rebelle et le dépouillaient de ses bijoux et de ses vêtements, pour le jeter à la voirie, sa femme, ignorant son désastre, accouchait dans leur lit somptueux de deux jumelles que l’évêque de sa propre main baptisait Hélène et Sophie en présence d’une affluence considérable. Les cloches de l’église résonnaient encore et les convives trinquaient joyeusement, lorsque parvint la nouvelle de la révolte et de la défaite d’Hérilunt, bientôt suivie d’une seconde : le roi, selon la coutume, confisquait la maison et les biens du rebelle. À peine relevée de couches, la belle boutiquière dut donc regagner la triste ruelle de son faubourg, vêtue à nouveau d’une robe de pauvre laine, mais de surcroît elle retournait à sa misère avec deux mioches et une amère déception au cœur. Du matin au soir, on la revit sur son petit escabeau de bois vendant ses condiments et sucreries, pour encaisser bien souvent moins de sous que de railleries et de sarcasmes. Le chagrin ternit rapidement l’éclat de ses yeux, ses cheveux grisonnèrent de bonne heure. Cependant la vivacité et la grâce singulière de ses filles la dédommagèrent vite de ses peines et de son infortune : toutes deux avaient hérité de la beauté rayonnante de leur mère et se ressemblaient tellement, au physique comme au moral, que l’une paraissait être le gracieux portrait de l’autre. Non seulement les étrangers ne pouvaient les distinguer, mais leur mère elle-même prenait tantôt Hélène pour Sophie, tantôt celle-ci pour l’autre, tant leur ressemblance était grande. Elle faisait porter à Sophie un bout de ruban autour du bras pour ne pas la confondre avec sa sœur. Elle était incapable de nommer celle dont elle voyait seulement le visage ou entendait la voix.
Malheureusement, si elles avaient hérité de la troublante beauté de la mère, le père leur avait aussi légué son indomptable et tyrannique orgueil ; de sorte que chacune cherchait à l’emporter sur l’autre dans tous les domaines et même sur toutes leurs compagnes. Dès l’âge où les enfants se livrent d’ordinaire au jeu sans arrière-pensée, tout leur était déjà prétexte à rivalités et à jalousies. Qu’un étranger, séduit par la gentillesse des fillettes, glissât une jolie bague au doigt de l’une d’elles, sans offrir le même présent à sa sœur, que la toupie d’Hélène tournât plus longtemps que celle de Sophie, la mère pouvait être assurée de trouver celle qui se croyait désavantagée allongée par terre, se mordant les poings et frappant rageusement le sol des pieds. Elles ne se passaient pas la moindre tendresse, le moindre compliment, le plus infime succès. Leur mère cherchait inutilement à contrarier cette jalousie de tous les instants ; mais elle dut bientôt constater que le funeste héritage paternel ne faisait que croître chez les adolescentes. Une faible consolation vint pourtant compenser ses soucis : grâce précisément à cette rivalité incessante, elles devinrent les plus habiles et les plus instruites de toutes les filles de leur âge. Ce que l’une commençait à apprendre, l’autre l’étudiait aussitôt, impatiente de dépasser sa sœur. Souples d’esprit comme de corps, les jumelles assimilèrent rapidement les arts les plus utiles et les plus attrayants de la femme, à savoir : filer le lin, teindre les étoffes, dessiner, danser avec grâce, composer des chansons et les chanter en s’accompagnant sur le luth. Elles s’adonnèrent même à l’étude du latin, de la géométrie et des plus hautes connaissances philosophiques, qu’un vieux prêtre leur enseigna bénévolement. Il n’y eut bientôt plus en Aquitaine une demoiselle dont la grâce, l’éducation ou l’agilité d’esprit fussent comparables à celles des deux filles de la boutiquière. On eût été toutefois fort embarrassé pour décerner la palme à Hélène ou à Sophie, tant les deux sœurs s’identifiaient aussi bien dans leur intelligence et leur langage que dans leur personne.
Mais en même temps que grandissaient leur amour des beaux-arts et leur connaissance des choses douces et aimables qui confèrent à l’âme comme au corps une extrême sensibilité, le mécontentement cuisant que leur inspirait la basse condition de leur mère s’accroissait chez les deux jeunes filles. Quand au sortir des discussions de l’Académie, où elles rivalisaient d’éloquence avec les docteurs comme au jeu de la balle, ou bien quand toutes baignées encore de musique, elles quittaient le cercle des danseurs pour regagner la rue enfumée où leur mère mal peignée veillait derrière son comptoir, jusqu’à une heure tardive, pour gagner quelques sous à vendre une poignée de noisettes, elles rougissaient de leur indéfectible misère. Et sur la dure paillasse qui écorchait leur corps virginal dévoré par un feu intérieur, elles passaient sans dormir une partie de la nuit à maudire le sort qu’elles subissaient. Quoi ! elles qui surpassaient en grâce et en esprit les femmes de la noblesse, elles qui eussent dû porter d’amples et souples étoffes cousues de pierreries, elles croupissaient dans un taudis obscur ! Elles qui pourtant étaient les filles d’un grand capitaine, des princesses même, par le sang et le caractère altier, qui pouvaient-elles espérer épouser ? Un tonnelier ou un armurier tout au plus… Elles rêvaient d’appartements somptueux et d’équipages, de richesses et de pouvoir. Et quand par hasard elles voyaient passer dans le doux balancement de sa litière, au milieu de ses pages et de ses fauconniers, une dame noble couverte de riches fourrures, leurs joues devenaient aussi blanches de colère que leurs dents. Le farouche orgueil du père bouillait dans leur sang, et elles ne pensaient nuit et jour qu’au moyen de s’affranchir de cette existence indigne d’elles.
Aussi un événement facilement explicable, quoique imprévu, ne tarda pas à se produire. Un beau matin, Sophie en s’éveillant trouva vide à côté d’elle le lit de sa sœur. Hélène avait mystérieusement disparu pendant la nuit. La mère affolée craignit qu’elle n’eût été enlevée de force par quelque gentilhomme, – la beauté extraordinaire de ses deux filles ayant déjà tourné la tête à bon nombre de jeunes gens de la ville. Les vêtements en désordre, elle courut en toute hâte chez le préfet qui gouvernait la ville au nom du roi, et le conjura d’arrêter le criminel. Il le promit. Mais dès le lendemain, à la grande confusion de la mère, la rumeur publique accusait de façon péremptoire l’indomptable adolescente de s’être enfuie avec un jeune noble qui avait dévalisé les coffres et les armoires de son père, par amour pour elle. La semaine suivante, un bruit plus fâcheux encore succédait au premier : des voyageurs venant de la ville où s’était réfugiée la jeune belle, racontaient dans quel faste elle vivait auprès de son amant, entourée de serviteurs, de faucons et d’animaux exotiques, couverte de manteaux et de brocarts éclatants, au grand scandale de toutes les honnêtes femmes de l’endroit. Et cette triste nouvelle continuait à faire le sujet de toutes les conversations lorsqu’il en parvint une, plus désastreuse encore : fatiguée de ce blanc-bec qu’elle avait mis complètement à sec, Hélène avait vendu son jeune corps au trésorier de la ville, vieillard d’âge patriarcal, contre un luxe nouveau, et elle dépouillait impitoyablement cet homme connu jusque-là pour son avarice. Quelques semaines plus tard, après l’avoir plumé comme un poulet, elle changeait cet amant décati contre un nouveau et quittait ensuite ce dernier pour un plus riche encore. Ce ne fut bientôt plus un secret pour personne qu’Hélène faisait de ses charmes un commerce, comme sa mère de ses épices. En vain la pauvre veuve envoya-t-elle billet sur billet à sa fille égarée, pour la supplier de ne pas déshonorer de la sorte la mémoire de son père. Un événement vint mettre le comble à la honte de la malheureuse mère : un jour, un cortège pompeux entra dans la ville. Précédée de courriers vêtus d’écarlate et suivie de cavaliers comme une princesse, entourée de chiens persans et de singes bizarres, s’avançait la précoce hétaïre, égalant en grâce son antique homonyme, cette Hélène qui bouleversait les empires, et parée comme la Reine de Saba quand elle fit son entrée dans Jérusalem. Cela se répandit aussitôt ; les artisans quittèrent leurs ateliers, les scribes leurs écritoires, une foule grouillante se pressa autour du cortège. La troupe fringante des cavaliers et des serviteurs s’arrêta sur la place du Marché et se rangea respectueusement pour recevoir la jeune courtisane. Le rideau de sa litière s’ouvrit et elle s’avança fièrement vers la porte de ce même palais qui avait jadis appartenu à son père et qu’un amant magnifique, en échange de trois nuits d’amour, avait racheté pour elle au trésor royal. Comme d’un fief, elle prit possession de cette chambre au lit somptueux où sa mère l’avait mise au monde dans l’honneur. Bientôt toutes les pièces abandonnées depuis longtemps se remplirent de précieuses statues païennes. Des escaliers de marbre remplacèrent ceux de bois, et le sol se couvrit de dalles et de mosaïques élégantes, les murs se tapissèrent, tel d’un lierre multicolore, de chaudes tentures représentant une foule d’images et d’histoires. La vaisselle d’or tinta au milieu de la musique de continuels festins, car Hélène, versée dans tous les arts et séduisante par sa fraîcheur et son esprit, devint très vite experte à tous les jeux de l’amour, et une riche courtisane. Chrétiens, païens ou hérétiques accouraient des villes voisines, de l’étranger même, pour jouir ne fût-ce qu’une fois des faveurs de la charmante hétaïre ; et comme son goût de l’autorité n’était pas moins démesuré que l’orgueil de son père, elle serrait la vis à tous ses amants et tenait impitoyablement en haleine leur passion jusqu’à les avoir entièrement dépouillés. Le fils du roi lui-même dut faire appel aux âpres prêteurs, lorsque, après une semaine d’orgie, il quitta les bras et la demeure d’Hélène, cruellement dégrisé et pourtant encore amoureux.
Il n’était guère étonnant qu’un pareil cynisme irritât les honnêtes femmes de la ville, les vieilles surtout. Dans les églises, les prêtres tonnaient contre la jeune débauchée ; sur la place du Marché les commères lui tendaient le poing avec colère, et plus d’une fois la nuit, des pierres volèrent en direction de ses fenêtres. Mais quelle que fût la colère des gens de bien, des épouses délaissées et des veuves solitaires, quelles que fussent les plaintes et les récriminations des autres femmes de mauvaise vie, chevronnées et plus âgées, contre cette lionne insolente venue chasser sur leurs terres, il n’en était pas dont le dépit égalât en violence celui de sa sœur Sophie. Ce n’était pas la vie dissolue que menait Hélène qui lui déchirait le cœur, mais le regret d’être restée sourde aux propositions de ce gentilhomme qu’avait suivi sa sœur, d’avoir laissé échapper tout ce que tenait Hélène et qu’elle lui enviait secrètement : son pouvoir sur les hommes et son existence fastueuse. Car elle continuait d’habiter une chambre glaciale où, la nuit, les plaintes du vent venaient rejoindre celles de sa mère. Certes sa sœur, dans un sentiment de vanité, lui avait envoyé de riches vêtements ; mais la fierté de Sophie se refusait à accepter l’aumône. Marcher dans le sillage d’Hélène, sa sœur plus hardie, et lui disputer les amants, comme naguère les bouts de pain d’épice, ne pouvait satisfaire son orgueil. Sa victoire, elle le sentait, devait être plus complète. Et à force de réfléchir nuit et jour au moyen d’effacer la renommée et le prestige de sa sœur, Sophie s’aperçut aux sollicitations de plus en plus pressantes dont elle était l’objet de la part des hommes, que son seul bien, sa virginité, son honneur, était un précieux appât et en même temps un gage qu’une femme intelligente pouvait faire valoir. Elle résolut donc de préserver justement cela que sa sœur avait galvaudé et de faire étalage de sa vertu, tout comme la courtisane le faisait de son jeune corps. Si celle-ci était célèbre par son faste, elle le serait, elle, par son humilité et sa pauvreté. Un matin une nouvelle stupéfiante fut servie en pâture à la curiosité publique : Sophie, honteuse de la conduite scandaleuse d’Hélène, sa sœur jumelle, et par pénitence pour elle, s’était retirée du monde et faisait son noviciat dans cet ordre pieux qui soignait avec un dévouement infatigable les malades et les incurables de l’hospice. Les amoureux pris de court s’arrachèrent les cheveux de désespoir, en voyant ce pur joyau leur échapper. Les dévots, par contre, saisissant avec empressement cette occasion exceptionnelle d’opposer à la luxure une si belle image de la piété, se hâtèrent de répandre la chose à cent lieues à la ronde, si bien qu’il ne fut plus question dans toute l’Aquitaine que de Sophie, cette fille charitable qui veillait nuit et jour sur les ulcéreux et les poitrinaires, et qui ne craignait pas d’assister les lépreux. Les femmes se signaient et pliaient le genou quand elle passait dans la rue, les yeux baissés sous sa coiffe blanche ; l’évêque ne tarissait pas d’éloges à son égard et la citait comme le plus bel exemple de vertu féminine ; les enfants l’admiraient comme une étoile merveilleuse. À sa grande colère – on s’en doute un peu ! – Hélène cessa brusquement d’être le point de mire de toute la ville, qui n’eut plus d’yeux que pour la blanche victime expiatoire se consacrant à Dieu par horreur du péché, telle une colombe lâchée dans le ciel de l’humilité.
Deux étoiles, étranges Dioscures, brillèrent sur le pays étonné pendant les mois qui suivirent, à l’égale satisfaction des dévots et des pécheurs. Car si Hélène dispensait en tout temps à ceux-ci la volupté, les autres pouvaient façonner leur âme sur le modèle éclatant de vertu que leur offrait Sophie. C’était, dans cette ville en Aquitaine, peut-être la première fois depuis que le monde existait qu’on pouvait, grâce à ce conflit bizarre, différencier si nettement le royaume de Dieu sur la terre et celui de son antagoniste. Qui aimait la pureté se rangeait aux côtés de la sainte, et qui s’abandonnait aux plaisirs de la chair se jetait dans les bras de son indigne sœur. Mais il y a dans le cœur de tout homme, certains mystérieux sentiers de traverse, qui relient le bien et le mal, la chair et l’esprit : il s’avéra vite que cette dissension d’une espèce imprévue menaçait la paix des âmes. En effet, les deux jumelles continuant de se ressembler comme deux gouttes d’eau en dépit de la différence de leur conduite – mêmes yeux, même taille, même sourire et même charme –, il était naturel que cette similitude mît le trouble et la passion dans le cœur des hommes. Celui qui, après des heures enflammées passées dans les bras d’Hélène, sortait de chez elle au petit jour d’un pas rapide, pour aller au bain purifier son âme, se frottait soudain les yeux avec stupeur comme en présence d’une apparition. Ne croyait-il pas voir en la belle novice à la modeste robe grise, qui poussait dans le jardin de l’hospice la voiture d’un vieillard paralysé, dont elle essuyait sans dégoût la bouche baveuse d’un geste doux et affectueux, celle qu’il venait de quitter, ardente et nue sur son lit de débauche ? Il la fixait, ébahi : oui, c’étaient bien les mêmes lèvres, aussi les mêmes gestes gracieux et tendres, quoiqu’ils n’offrissent plus alors aux hommes un amour charnel et qu’il s’en dégageât un sentiment de pureté et de grandeur. À force de regarder, les yeux de l’homme s’allumaient comme s’ils eussent voulu percer le sévère vêtement gris derrière lequel semblait leur faire signe le corps bien connu de l’hétaïre. Et les gens qui venaient de rendre visite à la novice et qui au coin d’une rue croisaient Hélène en grande toilette, outrageusement décolletée et se rendant à un souper au milieu d’amants et de serviteurs, étaient victimes d’une illusion du même genre. Ils avaient beau se dire que c’était Hélène la courtisane et non pas Sophie subitement et étrangement métamorphosée, cela ne les empêchait pas de penser à la nudité de la novice et de pécher au milieu de leurs prières. C’est ainsi que l’esprit des uns et des autres voyageait avec incertitude d’Hélène à Sophie et s’égarait au point que leurs sens allaient à rebours de leurs désirs, qu’ils rêvaient de la vierge auprès de la prostituée et regardaient d’un œil concupiscent la pieuse Samaritaine. Le Créateur a en effet doué les hommes d’un naturel contrariant : ils demandent toujours aux femmes le contraire de ce qu’elles leur offrent. Si elles se donnent facilement, ils leur en savent peu de gré et affectent de ne priser que la vertu. Par contre, ils brûlent de ravir son innocence à celle qui l’a conservée. L’éternel conflit en l’homme, du désir qui oppose la chair et l’esprit, ne s’apaise jamais. Cette fois un démon facétieux avait encore compliqué les choses. Car Hélène et Sophie, la courtisane et la sainte, se ressemblaient si fort que personne ne savait plus au juste pour laquelle des deux il brûlait. Il arriva ainsi qu’on vit plus souvent les mauvais garçons de la ville aux abords de l’hospice que dans les cabarets, et les riches débauchés voulurent que dans l’intimité la courtisane revêtît des habits de nonne, pour avoir l’illusion qu’ils avaient possédé l’inaccessible Sophie. La ville, le pays tout entier prirent bientôt part à ce jeu insensé et captivant à la fois, et ni la voix de l’évêque ni les objurgations du bailli ne purent faire cesser un scandale qui se renouvelait tous les jours.
De leur côté, loin de se contenter d’être l’une la plus riche, l’autre la plus vertueuse de la ville, toutes deux admirées, toutes deux révérées, les orgueilleuses sœurs se tourmentaient en se demandant quel tort elles pourraient bien se causer l’une à l’autre. Sophie se mordait les lèvres de rage en apprenant la parodie obscène par laquelle Hélène ridiculisait son dévouement. Celle-ci passait sa colère en fouettant ses domestiques lorsqu’ils venaient lui raconter que les pèlerins étrangers se prosternaient devant sa sœur et que des femmes baisaient la trace de ses pas. Plus ces deux violentes créatures se voulaient du mal et plus elles se haïssaient férocement, plus elles feignaient de compassion l’une pour l’autre. À table, Hélène plaignait sa sœur d’une voix attendrie de sacrifier sa belle jeunesse pour des vieillards catarrheux et paralysés, voués malgré ses soins à une mort inévitable. Sophie, de son côté, terminait tous les soirs sa prière en récitant une oraison spéciale pour les pauvres pécheresses, assez folles pour préférer des plaisirs vains et éphémères à la suprême satisfaction de faire de leur vie une œuvre pieuse et charitable. Mais voyant toutes deux qu’en dépit des messages et des invitations à changer de vie qu’elles s’adressaient, elles persistaient dans la même voie, Hélène et Sophie commencèrent à se rapprocher peu à peu l’une de l’autre comme deux lutteurs qui, sans avoir l’air de rien, préparent du geste et du regard la prise qui expédiera l’adversaire au tapis. Elles se rendaient visite de plus en plus souvent et simulaient l’une pour l’autre une tendre sollicitude, alors qu’elles se seraient damnées pour pouvoir se faire le plus de mal possible.
Ce soir-là, Sophie l’orgueilleuse dévote s’était rendue chez sa sœur après les vêpres, comme à l’ordinaire, pour la sermonner de nouveau. Une fois de plus, avec des périphrases, elle représentait à la courtisane, qui commençait à s’impatienter, combien elle avait tort de faire un vase de perdition du corps que Dieu lui avait donné. Hélène, qui livrait justement ce corps aux soins de ses parfumeuses en vue de son criminel commerce, écoutait mi-fâchée, mi-souriante, se demandant si elle n’allait pas décocher à cette raseuse de moraliste quelque sarcasme blessant ou même appeler deux ou trois jeunes gens pour offenser ses regards. À ce moment une idée originale, véritablement diabolique, lui effleura l’esprit comme une mouche bourdonnante, une idée si bouffonne et risquée qu’elle eut de la peine à retenir un éclat de rire. Aussitôt l’impertinente changea d’attitude, renvoya servantes et masseurs, et à peine seule avec Sophie, prit une mine contrite pour voiler l’expression de malice de ses yeux. Elle ne pouvait, hélas ! savoir, lui dit-elle avec une habileté consommée dans la feinte, quel remords lui causait parfois la folle vie de débauche dans laquelle elle était plongée ! Combien de fois déjà l’avait écœurée la sensualité bestiale des hommes ! Elle s’était promis de lui résister désormais et de mener une existence simple et honnête ! Mais elle sentait bien que toute défense était inutile ! Elle félicitait sa sœur d’avoir l’âme forte et de n’avoir pas succombé, comme elle, aux tentations de la chair ! Heureusement qu’elle ignorait le pouvoir de séduction des hommes, auquel aucune femme initiée ne saurait résister ! Elle ne soupçonnait pas, cette bienheureuse Sophie, la violence de leur attrait ! Il y avait dans cette violence même une douceur à laquelle il fallait se rendre malgré soi !
Sophie, stupéfaite d’un aveu inespéré et auquel elle n’osait croire dans la bouche de sa sœur avide de lucre et de plaisir, appela toute son éloquence à la rescousse. Un rayon de la grâce divine avait donc enfin touché Hélène – ainsi commença le sermon de Sophie – car l’horreur du péché était le commencement du repentir. Cependant l’erreur et le doute habitaient encore son âme, puisqu’elle niait qu’une ferme volonté pût vaincre les assauts de la chair ; le désir de bien faire, solidement ancré dans un cœur, triomphait de toutes les tentations et l’histoire en fournissait des exemples sans nombre, chez les païens comme chez les chrétiens. Mais Hélène secouait douloureusement la tête. Hélas, gémit-elle, elle aussi avait lu d’admirables récits de cette lutte héroïque contre le démon de la sensualité ! Mais des hommes en étaient les héros : Dieu ne les avait pas seulement doués d’une force physique plus grande, il les avait dotés en outre d’une âme mieux trempée et les avait choisis pour être les vainqueurs dans le bon combat. Jamais une faible femme – et elle soupirait très haut en prononçant ces paroles – ne pourrait déjouer les ruses et les séductions masculines. Elle ne connaissait pas d’exemple qu’une femme vivement sollicitée eût résisté à la pression amoureuse d’un homme.
– Comment peux-tu parler ainsi ! s’écria Sophie, blessée dans son incommensurable orgueil. Ne suis-je pas moi-même la preuve qu’une volonté résolue peut faire échec aux appétits bestiaux des hommes ? Leur meute m’assaille du matin au soir et me poursuit jusque dans l’hospice. En me couchant, je trouve sur mon lit des lettres contenant les plus infâmes propositions. Personne cependant ne m’a jamais vue accorder un regard à l’un d’eux, car ma volonté me protège contre la tentation. Ce que tu dis est donc faux : lorsqu’une femme le veut vraiment, elle peut se défendre. J’en suis moi-même un exemple.
– Je le sais bien qu’en vérité, tu n’as jamais encore succombé, soupira hypocritement Hélène en jetant sur sa sœur un regard plein de fausse humilité. Mais tu n’y as réussi que parce que tu as la chance d’être garantie par ton habit et la rigoureuse mission que tu assumes. Tu es entourée de pieuses religieuses, et recluse à l’abri derrière les murs de ton couvent. Tu n’es pas seule et sans défense comme moi. Aussi, ne crois pas que tu doives ta pureté à ta seule fermeté, car je suis sûre que toi aussi, Sophie, si tu te trouvais un jour en face d’un jeune homme, tu n’aurais ni la force ni le désir de te défendre. Tu lui céderais comme nous toutes !
– Jamais ! Pas moi ! répliqua l’orgueilleuse. Je me fais fort de triompher de toutes les épreuves, et sans le secours de mon habit, grâce à ma seule volonté.
C’était précisément ce qu’Hélène voulait faire dire à Sophie. Attirant peu à peu la présomptueuse dans le piège qu’elle lui tendait, elle ne manqua pas de mettre encore en doute la possibilité d’une telle résistance, jusqu’à ce que Sophie elle-même insistât pour subir une épreuve décisive. Elle la désirait, elle l’exigeait même, pour prouver à sa trop pusillanime sœur qu’elle devait sa vertu à sa seule force d’âme et non pas à une protection quelconque. Hélène alors fit semblant de réfléchir un moment tandis qu’une impatience mauvaise faisait battre son cœur ; enfin elle répondit :
– Écoute, Sophie, je crois avoir trouvé ! J’attends demain soir Sylvandre, le plus beau jeune homme du pays, auquel nulle femme n’a encore jamais pu refuser ce qu’il attendait d’elle et qui pourtant me désire par-dessus toutes. Il va faire vingt-quatre lieues à cheval par amour pour moi et doit m’apporter sept livres d’or pur, entre autres présents, à seule fin de pouvoir être mon partenaire d’une nuit. Cependant s’il venait les mains vides, je ne le renverrais pas, et s’il le fallait je payerais la même somme pour l’avoir à moi, tant il est beau et distingué. Dieu nous a faites de visage, de taille et de discours si semblables que si tu portais mes vêtements, tu passerais aisément pour être moi-même. Attends donc demain Sylvandre à ma place et dîne avec lui. Si, croyant que c’est moi qui suis là, il essayait de te prendre, use de tous les prétextes pour te refuser. Je me cacherai dans une pièce voisine et verrai si tu es capable de lui résister jusqu’à minuit. Mais encore une fois, ma sœur, fais bien attention, sa séduction est grande, et plus grande encore est la faiblesse de notre cœur. Je crains que du fait de ton inexpérience tu ne succombes à une tentation inattendue : aussi je crois que tu ferais mieux de renoncer à un jeu aussi dangereux !
En poussant et dissuadant ainsi en même temps sa sœur, la rusée jetait de l’huile sur le feu de son orgueil. Sophie se vanta qu’elle triompherait facilement d’une épreuve aussi bénigne et qu’elle demeurerait maîtresse de ses sens non pas jusqu’à minuit, mais jusqu’à l’aube. Toutefois elle demandait l’autorisation d’apporter un poignard pour le cas où son compagnon s’enhardirait jusqu’à vouloir la violenter.
À ces fières paroles, Hélène tomba aux genoux de sa sœur comme sous l’effet de l’admiration, en réalité pour cacher la joie mauvaise qui brillait dans ses yeux. Elles convinrent donc que Sophie la dévote recevrait Sylvandre, le lendemain soir. Hélène jura de son côté de changer d’existence si sa sœur l’emportait. Sophie courut rejoindre ses compagnes pour retremper sa force au contact de la vertu éprouvée depuis des années, de ces admirables recluses qui ne vivaient que pour soulager la misère et les maux des autres. Elle soigna avec un dévouement redoublé les malades les plus gravement atteints, pour mieux se persuader à la vue de ces corps ruinés et infirmes de la fragilité des choses de ce monde. Ces créatures caduques et finies n’avaient-elles pas aimé autrefois, elles aussi, prononcé des serments d’amour passionné ? Qu’étaient-elles, à présent ? Des loques humaines, une pourriture vivante !
Cependant Hélène ne restait pas non plus inactive. Experte dans l’art d’appeler et de retenir Éros, le dieu capricieux, elle fit d’abord préparer traîtreusement par son chef calabrais des plats assaisonnés de toutes sortes d’aphrodisiaques. Elle fit mettre du musc, des huiles excitantes et des piments cantharidés dans les pâtés ; elle alourdit les vins avec de la jusquiame et des herbes malignes qui alanguissent rapidement les sens. Elle n’oublia pas non plus la musique, cette reine des entremetteuses, qui se glisse comme un vent tiède dans l’âme assoiffée de désir. Elle fit placer dans la pièce voisine de douces flûtes et de vibrantes cymbales, invisibles aux regards et d’autant plus dangereuses pour un cœur sans méfiance. Après avoir ainsi à l’avance chauffé le four du diable, elle attendit avec impatience l’heure du combat. Le soir, lorsque Sophie l’orgueilleuse dévote apparut, pâle d’insomnie et énervée par l’approche d’un danger qu’elle avait elle-même suscité, une troupe de jeunes servantes s’emparèrent d’elle dès le seuil et à son étonnement la conduisirent vers un bain d’aromates. Elles dépouillèrent de sa grossière cotte grise la novice rougissante et lui frottèrent les bras, les cuisses et le dos avec des fleurs pilées et des onguents parfumés, si délicatement et si rudement à la fois que son sang la picotait. Soudain une eau tantôt froide, tantôt bouillante ruissela sur son épiderme frémissant ; puis des mains véloces oignirent son corps brûlant avec une douce huile de narcisse, le massèrent et frictionnèrent sa chair éblouissante avec une peau de chat, si activement que des étincelles bleuâtres jaillissaient des poils de la fourrure ; bref les servantes prodiguèrent à la dévote, qui n’osait protester, les mêmes soins de beauté qu’elles appliquaient tous les soirs à Hélène avant les jeux amoureux. Pendant ce temps les flûtes soupiraient tendrement, un parfum de santal brûlé et de cire fondue s’exhalait des torches appendues aux murs. Lorsque Sophie, troublée par ce traitement nouveau pour elle, s’étendit enfin sur un sofa et qu’elle aperçut son visage réfléchi dans les miroirs métalliques, elle eut peine à se reconnaître et se trouva plus belle que jamais. Elle se sentait légère, heureuse de vivre et s’en voulait en même temps de ressentir ce bien-être avec trop de satisfaction. Mais sa sœur ne lui laissa pas le temps de résoudre ce conflit de sentiments. S’approchant d’elle avec des câlineries de chatte, elle lui fit sur sa beauté des éloges enflammés que Sophie bouleversée repoussa avec rudesse. Les deux hypocrites s’embrassèrent encore une fois, l’une en tremblant d’inquiétude et d’angoisse, l’autre agitée par l’impatience et un mauvais désir. Puis Hélène fit allumer les flambeaux et disparut comme une ombre dans la pièce voisine pour assister à la scène qu’elle avait si audacieusement imaginée.
Or la courtisane avait eu le temps d’informer Sylvandre de l’étrange aventure qui l’attendait et lui avait conseillé de traiter tout d’abord l’orgueilleuse avec beaucoup de décence, afin de la rassurer et de la mettre hors de ses gardes. Flatté et désireux de triompher dans un combat aussi original, le jeune homme se présenta devant Sophie ; celle-ci porta involontairement la main gauche à son poignard qui devait la protéger. Mais à sa grande surprise, cet amant qu’elle s’imaginait insolent s’avança vers elle avec la plus déférente courtoisie. Soigneusement instruit par Hélène, il se garda bien d’attirer dans ses bras la jeune fille haletante ou de la saluer en termes familiers. Il commença par plier respectueusement le genou devant elle, puis il prit une pesante chaîne d’or ainsi qu’un surtout pourpre, en soie provençale, des mains de son écuyer qui se retira aussitôt, et il demanda à Sophie la permission de la revêtir de la tunique et de lui passer le collier autour du cou. Elle ne pouvait que se rendre à tant de correction, et se laissa mettre la chaîne et le somptueux vêtement sans résistance, mais non sans sentir glisser sur sa nuque la douce caresse des doigts brûlants du jeune homme, en même temps que le froid métal. Cependant comme Sylvandre ne sortait toujours pas de sa réserve, Sophie n’eut pas sujet de se fâcher. Au lieu de se faire pressant, le rusé s’inclina encore une fois devant elle en lui déclarant d’un air confus qu’il se sentait indigne de s’asseoir à sa table dans cet état, car ses habits étaient couverts de poussière : il lui demandait donc la permission d’aller faire tout d’abord un brin de toilette. Embarrassée, Sophie appela les servantes et leur ordonna de conduire Sylvandre à la salle de bains. Celles-ci, obéissant à un ordre secret de leur maîtresse et feignant de se méprendre sur le sens des paroles de Sophie, déshabillèrent prestement le jeune homme qui fut bientôt nu devant elle, beau comme cette statue d’Apollon le païen, qui se dressait jadis sur la place du Marché et que l’évêque avait fait briser. Ensuite elles le parfumèrent et lui lavèrent les pieds à l’eau chaude ; puis, sans se hâter, elles lui tressèrent en souriant une couronne de roses dans les cheveux et le revêtirent finalement d’un vêtement éclatant. Lorsqu’il s’avança vers Sophie dans ses nouveaux habits, elle le trouva encore plus beau que précédemment. Mais s’étant aperçue qu’elle était sensible au charme singulier du jeune homme, elle fronça le sourcil et s’assura que le poignard protecteur était bien à portée de sa main. Elle n’eut pas cependant à s’en servir, car l’aimable garçon l’entretenait de sujets sans conséquence, à la même distance respectueuse que les savants docteurs de l’hospice, et l’occasion de donner à sa sœur cachée à côté un exemple de fermeté féminine – elle en était déjà plus fâchée que satisfaite – ne se présentait toujours pas. Sans doute pour défendre sa vertu est-il nécessaire qu’elle soit d’abord menacée. Mais la passion de Sylvandre se refusait à livrer assaut : à peine si une brise d’affabilité venait corriger la froideur de ses propos, et les flûtes qui dans la pièce voisine élevaient peu à peu le ton, tenaient un langage plus tendre que les lèvres vermeilles et pourtant sensuelles de ce garçon. Il parlait sans arrêt combats et expéditions militaires, ni plus ni moins que s’il se fût trouvé à table avec des hommes, et son indifférence était si bien jouée qu’elle ôta toute méfiance à Sophie. Elle goûta sans hésiter aux mets fortement épicés et aux vins sournoisement narcotisés. Impatiente, dépitée même à la longue par cette froideur qui l’empêchait de prouver la solidité de sa vertu et de laisser paraître devant sa sœur une noble indignation, elle finit par provoquer elle-même le danger. Elle trouva par hasard au fond de sa gorge un rire qui l’étonna elle-même, et se fit un malin plaisir de manifester la plus folle gaieté, donnant libre cours à son exubérance, car d’ailleurs minuit approchait, son poignard était à portée de main et le jeune homme réputé si dangereux semblait plus froid que le fer de cette lame. Elle se rapprochait de plus en plus de lui, puis se renversait en arrière, dans l’espoir de fournir à sa vertu un glorieux motif de résistance, et agissant ainsi, l’orgueilleuse avait recours sans le savoir aux mêmes moyens de séduction dont usait, par amour de l’argent et du plaisir, sa courtisane de sœur.
Mais il ne faut pas tenter le diable, conseille un sage proverbe, sans quoi il vous saute à la gorge… C’est ce que fit pourtant la présomptueuse championne. Peu habituée à boire du vin dont elle ne soupçonnait pas l’influence lascive, enivrée par l’exhalaison de plus en plus lourde qui montait des brûle-parfums, délicieusement alanguie par la grisante musique des flûtes, ses sens se troublèrent peu à peu. Son rire devint un balbutiement, son exubérance, du désir. Nul docteur de l’une ou l’autre faculté n’eût pu affirmer devant un tribunal qu’elle était éveillée ou sommeillait déjà, qu’elle était à jeun ou ivre, ni que ce fût à son corps défendant ou de bon gré – mais longtemps avant le coup de minuit, ce que Dieu ou son antagoniste veut qu’il arrive entre une femme et un homme se produisit. Tout à coup, de la robe défaite le poignard tomba en tintant sur les dalles de marbre ; chose étrange, la dévote défaillante ne le ramassa pas pour le brandir, telle une nouvelle Lucrèce, contre l’impudent, et on ne perçut dans la chambre voisine ni sanglots ni bruit de lutte. Lorsqu’à minuit la courtisane triomphante suivie de ses servantes fit irruption dans la pièce devenue chambre nuptiale et tint avec curiosité une torche au-dessus de la couche de la vaincue, celle-ci ne manifesta ni accablement ni remords. Selon l’usage des païens, les impertinentes servantes jonchèrent son lit de roses, plus rouges que les joues empourprées de la jeune fille qui s’apercevait, mais trop tard, de son infortune féminine. Cependant Hélène serra avec chaleur sa sœur dans ses bras, les flûtes et les cymbales résonnèrent joyeusement comme si Pan était ressuscité dans le monde chrétien ; effrontément nues, les servantes se mirent à danser et à chanter les louanges d’Éros, le dieu méprisé. Puis, la troupe tourbillonnante des bacchantes alluma un feu de bois odoriférant dont les flammes gourmandes consumèrent le pieux vêtement ridiculisé à plaisir. Elles couvrirent d’une même pluie de roses l’ancienne et la nouvelle hétaïre, qui refusait d’avouer sa défaite et riait jaune, comme si elle s’était donnée librement à ce beau garçon. À les voir ainsi côte à côte, toutes deux rougissantes, l’une de honte, l’autre d’orgueil, personne n’aurait pu distinguer Sophie d’Hélène, la fausse dévote de la courtisane, et le regard du jeune homme allait avec incertitude de l’une à l’autre, rallumé par un désir doublement impérieux.
Pendant ce temps l’insolente valetaille avait à grand bruit ouvert les portes et les fenêtres du palais. Les noctambules s’approchèrent et éclatèrent de rire en apprenant ce qui s’était passé. La nouvelle se propagea comme une traînée de poudre, et à l’aurore tout le monde connut l’éclatante victoire remportée par Hélène sur Sophie la novice, par la luxure sur la chasteté. Ce n’est pas tout. Car dès que les hommes de la ville eurent connaissance de la chute de cette vertu si longtemps farouche, ils accoururent déjà tout enflammés et, avouons-le à la honte de Sophie, ils furent bien accueillis. Car celle-ci avait changé de caractère en même temps que de costume et, restée auprès de sa sœur, elle cherchait à l’égaler en ardeur et en zèle amoureux. Leurs querelles et leur rivalité avaient à présent pris fin ; depuis qu’elles s’adonnaient toutes deux à leur honteux commerce, les jumelles malignes vivaient désormais ensemble dans la plus parfaite intelligence. Elles avaient la même coiffure, portaient les mêmes bijoux, les mêmes toilettes. Et maintenant que leur rire était le même, qu’elles disaient les mêmes mots d’amour, un jeu voluptueux sans cesse renouvelé commença pour les débauchés, qui consistait à deviner d’après leurs regards, leurs baisers et leurs caresses si c’était Hélène la courtisane ou Sophie l’ancienne dévote qu’ils tenaient dans leurs bras. Et la ressemblance était si complète qu’ils parvenaient bien rarement à savoir pour laquelle des deux ils se ruinaient ; en outre les sœurs espiègles se faisaient un plaisir de mystifier les curieux.
Ainsi – et ce n’était pas la première fois en ce monde décevant – Hélène avait triomphé sur Sophie, la beauté sur la sagesse, le vice sur la vertu, la chair trop prompte sur l’esprit défaillant et présomptueux. Ce que Job déplorait déjà dans ses mémorables lamentations s’avérait une fois de plus exact : le méchant avait ici-bas la vie belle, tandis que le juste était honni et ridiculisé. Jamais douanier ni gabelou, jamais coupeur de bourse ni larron d’église, jamais boulanger ni orfèvre, marchand ni usurier n’avaient drainé autant d’or dans un pays que ces deux sœurs avec le commerce de leur corps. Les fidèles associées mirent à sec les bourses les mieux garnies, vidèrent les coffres les plus pleins ; chaque nuit l’or et les bijoux affluaient chez elles comme l’eau va à la rivière. Et comme elles n’avaient pas seulement hérité de la beauté de leur mère, mais aussi de son esprit d’économie, les jumelles ne gaspillèrent point ces richesses en futilités, comme font ordinairement leurs pareilles. Elles furent plus avisées, elles le prêtèrent à des taux usuraires, le confièrent à des chrétiens, des païens, des juifs pour le faire fructifier. Elles se débrouillèrent si bien que jamais nulle part on n’amassa capital aussi élevé en espèces, pierreries, reconnaissances de dettes et bons divers qu’en cette maison mal famée. Il n’était pas étonnant qu’avec un tel exemple sous les yeux, les jeunes filles de la localité ne voulussent plus faire le ménage ni se gercer les doigts au lavoir ; et bientôt, du fait de la funeste présence en ses murs des deux sœurs réconciliées, cette ville eut auprès des autres cités la réputation d’une nouvelle Gomorrhe.
Mais comme le dit bien un autre ancien proverbe, tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se brise. Ce scandale devait, lui aussi, se terminer de façon édifiante. À la longue et les années passant, les hommes finirent par se lasser de ce jeu d’énigme qui ne se renouvelait plus. Les visiteurs se firent plus rares, les torches s’éteignirent plus tôt ; tous surent bien avant les deux sœurs ce que les miroirs racontaient tout bas aux flambeaux vacillants : de petits plis se creusaient sous leurs yeux railleurs et la nacre de leur peau, qui se détendait peu à peu, commençait à se ternir. En vain usèrent-elles d’artifices pour réparer les outrages journaliers de l’impitoyable nature, en vain teignirent-elles les mèches grisonnantes de leurs tempes, passèrent-elles sur leurs rides des couteaux d’ivoire et mirent-elles du rouge sur leurs lèvres fatiguées : impossible de dissimuler plus longtemps les années trépidantes qu’elles avaient vécues. Une fois leur jeunesse envolée, les amants en eurent assez des deux sœurs. Car pendant qu’elles se fanaient, une nouvelle génération de jeunes filles grandissait tous les ans dans les rues voisines, d’exquises créatures aux seins fermes, aux boucles friponnes et dont la virginité excitait la curiosité des hommes. La maison de la place du Marché devint silencieuse, les gonds de la porte rouillèrent. Les parfums brûlèrent en pure perte, la cheminée ne chauffait plus personne et les jumelles paraient inutilement leur corps. Délaissant leur art charmeur, les musiciens qu’on ne venait plus écouter se livraient, pour tuer le temps, à d’interminables parties de dés et le portier, dont les visiteurs ne troublaient plus le sommeil, engraissait à force de dormir. Assises devant la longue table qu’ébranlaient naguère les rires des convives et privées de la compagnie d’un amant, les deux sœurs esseulées avaient tout loisir de penser au passé. Sophie surtout songeait avec mélancolie au temps où, loin des plaisirs du monde, elle menait une vie sage et agréable à Dieu. Parfois elle rouvrait ses livres de piété couverts de poussière, car souvent la sagesse vient aux femmes quand la beauté les quitte. Peu à peu un revirement surprenant s’accomplit ainsi dans l’esprit des deux jumelles, car si au temps de leur jeunesse c’était Hélène la courtisane qui avait triomphé de Sophie la dévote, cette fois ce fut Sophie – tard il est vrai et après avoir copieusement péché – qui fut écoutée de sa sœur Hélène, lorsqu’elle lui prêcha le renoncement. On les vit se livrer un jour à de mystérieuses allées et venues. Tout d’abord, ce fut Sophie qui se glissa seule dans l’hospice pour aller demander pardon de sa conduite indigne. Puis elle revint, accompagnée d’Hélène. Et quand elles déclarèrent toutes deux qu’elles voulaient faire don à cette maison de la totalité de leurs biens, les plus incrédules eux-mêmes ne doutèrent plus de la sincérité de leur repentir.
Un beau matin donc, tandis que le portier dormait encore, deux femmes simplement vêtues et la figure voilée sortirent comme deux ombres de la somptueuse demeure, rappelant assez par leur allure humble et craintive cette autre femme, leur mère, qui cinquante ans plus tôt regagnait sa misérable rue après l’écroulement de son éphémère fortune. Elles se faufilèrent discrètement par une porte entrebâillée, et celles dont l’orgueilleuse rivalité avait accaparé si longtemps l’attention de tout un pays se cachèrent alors le visage pour n’être reconnues de personne et mieux couper les ponts derrière elles. Dans un couvent à l’étranger, personne ne sait lequel – après des années de retraite silencieuse où nul ne connaissait leur origine, elles ont dû mourir, oubliées. Mais les trésors qu’elles léguèrent au pieux asile étaient si considérables, on retira tant d’argent de la vente des médailles, des colliers, des pierreries et des reconnaissances de dettes, qu’on décida de bâtir pour l’embellissement et la gloire de la ville un nouvel et superbe hospice, qui surpassât en beauté et en dimensions tous ceux qu’on eût jamais vus en Aquitaine. Un architecte du Nord en traça le plan, des équipes d’ouvriers travaillèrent sans relâche pendant vingt ans à sa construction ; et finalement, lorsqu’on enleva les échafaudages, la foule contempla avec étonnement le gigantesque édifice. En effet, l’usage du pays voulait qu’une seule tour massive et rectangulaire dominât le corps du bâtiment ; or ici se dressaient deux tours dentelées, d’une sveltesse si féminine et si semblables dans leurs proportions et la grâce de leurs ciselures que dès le premier jour, les gens les appelèrent les « sœurs » – peut-être simplement pour leur similitude d’aspect, mais peut-être aussi parce que le peuple, qui a toujours aimé garder à travers les siècles le souvenir des faits mémorables, ne voulait pas oublier l’histoire peu commune des deux jumelles que ce brave citadin, peut-être un peu emporté par le vin, me raconta vers la minuit, au clair de lune.