IX Chute et fin

1815-1820

Le 28 juillet 1815 (les Cent-Jours de l’interlude napoléonien sont révolus), le roi Louis XVIII, dans un carrosse magnifique attelé de chevaux blancs, rentre à Paris. La réception est grandiose, Fouché a bien travaillé. Une multitude joyeuse entoure la voiture ; aux maisons flottent des drapeaux blancs, et là où l’on n’a pu s’en procurer, on a, au plus vite, mis aux fenêtres des serviettes et des nappes à l’extrémité de bâtons. Le soir, la ville étincelle de mille lumières ; dans l’exubérance de l’allégresse on danse même avec les officiers de la garnison anglaise et prussienne. On n’entend pas un cri hostile ; la gendarmerie qui par précaution a été mise sur pied, est inutile ; véritablement, Joseph Fouché, le nouveau ministre de la Police du roi très chrétien, a excellemment besogné pour son nouveau souverain. Aux Tuileries, dans le palais où un mois auparavant il était le plus respectueux et le plus fidèle des serviteurs de Napoléon, le duc d’Otrante attend le roi, Louis XVIII, – le frère du « tyran » que, vingt-deux ans auparavant, il a condamné à mort, ici, dans le même édifice. Maintenant il s’incline profondément et avec déférence devant le descendant de saint Louis, et dans ses lettres il signe « avec respect de Votre Majesté le plus fidèle et le plus dévoué sujet » (paroles littérales qu’on trouve sous une douzaine de rapports autographes de Fouché). De tous les tours extravagants dus à cet acrobate, celui-ci a été le plus audacieux, – mais ce sera aussi le dernier, – sur la corde politique.

Il est vrai que, pour le moment, tout semble marcher à la perfection. Tant que le roi n’est pas solide sur son trône, il ne dédaigne pas s’appuyer sur un monsieur Fouché. Et puis on a besoin encore, provisoirement, de ce Figaro qui sait si magnifiquement plonger de toutes les manières. D’abord pour les élections, car la cour tient à avoir au Parlement une majorité sûre ; pour cela le républicain et l’homme du peuple « éprouvé » sert de rabatteur sans pareil. En outre, il y a encore à exécuter toutes sortes d’affaires désagréables, d’affaires sanglantes : pourquoi ne pas se servir de ce gant usé ? On pourra ensuite s’en défaire et c’est un moyen pour Louis XVIII de ne pas salir ses royales mains.

Dès les premiers jours, il faut accomplir une de ces pénibles besognes. Le roi, quand il était en exil, a bien promis solennellement d’accorder une amnistie et de ne poursuivre personne de ceux qui, pendant les Cent-Jours, ont servi l’usurpateur à son retour. Mais une fois qu’on a pris place à table, on voit les choses autrement ; il est rare que les rois se croient obligés à tenir les promesses faites lorsqu’ils étaient prétendants à la couronne. Rancuniers, les royalistes, tirant vanité de leur propre fidélité, exigent, alors que le roi est de nouveau bien en selle, la punition de tous ceux qui pendant les Cent-Jours ont déserté le drapeau fleurdelisé. Fortement pressé par les royalistes, – qui sont toujours plus royalistes que le roi, – Louis XVIII finit par céder. Et la triste mission d’établir cette liste de proscription échoit au ministre de la Police.

Mission qui ne plaît pas au duc d’Otrante. Faut-il réellement punir des hommes pour une telle vétille, parce qu’ils ont agi raisonnablement et qu’ils sont passés du côté du plus fort, du vainqueur ? Et puis il n’ignore pas, le ministre de la Police du roi très chrétien, que le premier nom à mettre sur cette liste devrait être en toute justice celui du duc d’Otrante, ministre de la Police de Napoléon, son propre nom ; Dieu sait si cette situation est pénible ! D’abord Fouché cherche à échapper à la désagréable corvée au moyen d’une ruse. Au lieu d’une liste qui, comme on le désire, contienne trente ou quarante des principaux coupables, il apporte tout d’abord, à la surprise générale, quelques grandes feuilles in-folio qui en ont trois à quatre cents, et même, comme certains le prétendent, jusqu’à mille, et il demande que l’on punisse tous ceux-là ou personne. Il espère que le roi n’en aura pas le courage et qu’ainsi cette fâcheuse question sera réglée ; mais, malheureusement, le ministère est présidé par un renard de son espèce, Talleyrand. Celui-ci remarque aussitôt que son ami Fouché trouve la pilule amère ; il n’en insiste que davantage pour la lui faire avaler. Impitoyablement il fait réviser la liste de Fouché, jusqu’à ce qu’il n’y reste que quatre douzaines de noms, et il lui laisse la tâche accablante de signer de son nom ces condamnations à mort ou au bannissement.

Le plus habile serait maintenant, pour Fouché, de prendre son chapeau et de faire claquer derrière lui la porte du palais. Mais plusieurs fois déjà nous avons fait allusion à ce qui est chez Fouché le point faible : son ambition a toutes les habiletés, à l’exception d’une seule, celle de savoir s’en aller à temps. Fouché préférera supporter la défaveur, la haine et l’irritation plutôt que de quitter volontairement un fauteuil de ministre. C’est ainsi qu’à l’indignation générale paraît, contresignée par l’ancien Jacobin, une liste de proscription contenant les noms les plus célèbres et les plus nobles de France. Il y a là Carnot, « l’organisateur de la victoire », le créateur de la République, et le maréchal Ney, le vainqueur d’innombrables batailles, le sauveur des débris de l’armée de la campagne de Russie ; il y a là tous les camarades de Fouché au gouvernement provisoire, les derniers de ses camarades de la Convention et de la Révolution. On trouve sur cette terrible liste de mort ou de proscription les noms de tous ceux qui pendant les vingt dernières années ont illustré la France. Il n’y manque qu’un seul nom, celui de Joseph Fouché, duc d’Otrante.

Ou plutôt il n’y manque pas. Le nom du duc d’Otrante est aussi sur cette liste. Seulement il n’y figure pas comme ministre de Napoléon mis en accusation et proscrit, mais comme ministre du roi, envoyant à la mort ou en exil tous ses camarades, – comme bourreau.

Le roi ne peut lui refuser une certaine gratitude pour le rude coup que l’ancien Jacobin a porté à sa propre conscience, par une telle humiliation de lui-même. Un honneur suprême, un dernier honneur est alors dévolu à Joseph Fouché, duc d’Otrante. Veuf depuis cinq ans, il a décidé de se remarier, et cet homme, qui autrefois s’est repu si farouchement du sang des aristocrates, veut s’unir matrimonialement à du sang bleu ; il épousera une comtesse de Castellane, une dame de la haute aristocratie, c’est-à-dire de « cette bande criminelle qui doit tomber sous le glaive de la loi », ainsi qu’il le prêchait autrefois aimablement à Nevers. Mais depuis lors (on en a eu toute espèce de preuves réjouissantes) l’ancien jacobinissime, le sanguinaire Joseph Fouché a changé radicalement d’idées ; si maintenant, le 1er août 1815, il se rend à l’église, ce n’est pas, comme en 1793, pour détruire avec le marteau les « honteux emblèmes du fanatisme », les crucifix et les autels, mais pour recevoir humblement, avec sa noble fiancée, la bénédiction d’un homme coiffé de cette mitre que, on s’en souvient, en 1793, il avait posée, par moquerie, sur les oreilles d’un âne. Selon la vieille coutume de la noblesse (un duc d’Otrante sait ce qu’il sied de faire, quand on épouse une comtesse de Castellane), le contrat de mariage est signé par les premières familles de la Cour et de la noblesse, et comme premier témoin le roi Louis XVIII met de sa propre main son nom sur ce document, qui est sans doute unique dans l’histoire universelle, – servant ainsi de témoin, à la fois le plus digne et le plus indigne, au meurtrier de son frère.

C’est beaucoup, c’est une chose sans précédent ; c’est même trop. Car précisément cette impudence suprême d’un régicide prenant pour témoin de mariage le frère du roi guillotiné suscite dans les milieux de la noblesse une formidable irritation. Ce misérable transfuge, ce royaliste de l’avant-veille, grondent-ils, se conduit comme faisant partie réellement de la cour et de la noblesse. Pourquoi a-t-on encore besoin, en vérité, de cet individu, « le plus dégoûtant reste de la Révolution », qui salit le ministère par sa présence répugnante ? Certes, il a aidé au rétablissement du roi ; il a prêté sa main vénale pour signer la proscription des meilleurs hommes de France. Mais maintenant il faut le chasser ! Les mêmes aristocrates qui, tant que le roi attendait devant les portes de Paris, avec l’impatience la plus extrême, le pressaient d’appeler au ministère, par une nécessité inéluctable, le duc d’Otrante, afin de pénétrer dans la capitale sans verser de sang, ces mêmes messieurs, tout d’un coup, ne veulent plus rien savoir ; ils ne se souviennent obstinément que d’un certain Joseph Fouché qui, à Lyon, fit massacrer à coups de canon des centaines de prêtres et de nobles, et qui a exigé la mort de Louis XVI. Soudain, le duc d’Otrante, quand il traverse l’antichambre du roi, remarque que tout un groupe de seigneurs ne le saluent plus, ou bien lui tournent le dos avec un mépris provocant. Des libelles enflammés contre le « mitrailleur de Lyon » surgissent subitement et passent de main en main ; une nouvelle société patriotique, les « Francs régénérés », – ancêtres des « camelots du roi » et des « Hongrois réveillés », – tient des réunions et demande catégoriquement que la bannière fleurdelisée soit enfin purifiée de cette honteuse salissure.

Mais Fouché ne cède pas si facilement que cela, lorsqu’il s’agit du pouvoir ; il s’y cramponne avec les dents. Dans le rapport secret d’un espion chargé en ce temps-là de le surveiller, on voit comment il cherche à s’accrocher de tous les côtés. Somme toute, les souverains ennemis sont encore dans le pays : ils peuvent le défendre contre les serviteurs trop royalistes du roi. Il va voir l’empereur de Russie ; il s’entretient chaque jour pendant des heures avec Wellington et l’ambassadeur d’Angleterre ; il joue à la fois de toutes les mines de la diplomatie, voulant, d’une part, gagner le peuple par une plainte contre les troupes de l’envahisseur et, d’autre part, faire peur au roi par des rapports exagérés. Il envoie comme intercesseur auprès du roi Louis XVIII le vainqueur de Waterloo ; il mobilise les banquiers, des femmes et ses derniers amis. Non, il ne veut pas s’en aller : sa conscience a payé trop cher le rang qu’il occupe pour qu’il ne se défende pas comme un désespéré. Et, effectivement, il réussit pendant quelques semaines à se maintenir sur l’eau, tantôt sur le côté et tantôt sur le dos, tel un nageur habile. Pendant ce temps-là, il a l’air plein de confiance, comme nous le rapporte l’espion précité, et il est probable aussi que cette confiance était réelle. Car au cours de ces vingt-cinq dernières années n’était-il pas toujours revenu à flot ? Et quand on est venu à bout d’un Napoléon et d’un Robespierre, pourquoi s’inquiéter à cause de quelques niais de la noblesse ! Le vieux contempteur des humains n’a plus peur d’eux depuis longtemps, lui qui a triomphé des plus grands personnages de l’histoire universelle, et qui a survécu.

Mais il est une chose que ce vieux condottiere, ce fin connaisseur de l’humanité n’a pas apprise et que personne ne peut apprendre : à savoir, lutter contre les spectres. Il a oublié cette seule chose qu’à la cour royale un spectre du passé subsiste, comme une Érinnye de la vengeance : la duchesse d’Angoulême, la propre fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette, la seule de la famille qui ait échappé au grand massacre. Le roi Louis XVIII pouvait encore, après tout, pardonner à Fouché ; il devait son trône à ce Jacobin et un tel héritage peut adoucir parfois (l’histoire en témoignerait !), même dans les rangs les plus élevés, la douleur d’un frère. Pour lui, le pardon a été facile, car il n’a pas personnellement souffert de la Terreur ; au contraire, la duchesse d’Angoulême, la fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette, a dans le sang les atroces visions de son enfance. Elle a des souvenirs que l’on n’oublie pas et des sentiments de haine qui ne se laissent apaiser par rien : elle a trop souffert elle-même, physiquement et moralement, pour pouvoir pardonner jamais à un de ces Jacobins, de ces hommes abominables. Elle a, étant enfant, assisté en frissonnant à cette soirée atroce du château de Saint-Cloud où des masses de sans-culottes assassinèrent les huissiers, et se présentèrent, les chaussures dégouttantes de sang, devant sa mère et devant son père. Elle a vécu cette soirée où, pressés tous les quatre dans une voiture, s’attendant à la mort à chaque instant, elle, son père, sa mère et son frère, « le boulanger, la boulangère et les mitrons », furent amenés de force à Paris, aux Tuileries, au milieu d’une foule railleuse et hurlante. Elle a assisté au 10 août, lorsque la populace brisa à coups de hache les portes des appartements de sa mère et qu’on mit par moquerie le bonnet rouge sur la tête de son père, tandis qu’une pique menaçait sa poitrine ; elle a souffert les horribles journées de la prison du Temple et les affreuses minutes où leur fut présentée par la fenêtre, au bout d’une pique, la tête ensanglantée de l’amie de sa mère, la princesse de Lamballe, les cheveux dénoués et collés par le sang. Comment pourrait-elle oublier le soir où elle prit congé de son père que l’on traînait à la guillotine, le départ de son petit frère, qu’on laissa dévorer par les poux et dépérir dans une étroite chambre ? Comment ne pas se souvenir des camarades de Fouché portant le bonnet rouge, qui pendant des journées entières la questionnèrent et la tourmentèrent pour que, dans le procès de la reine, elle témoignât de la prétendue impudicité de sa mère Marie-Antoinette avec son petit garçon ? Et comment bannir de son sang le souvenir du moment où on l’arracha des bras de sa mère, où elle entendit sur le pavé le bruit de la charrette qui la menait à la guillotine ? Non, elle, la fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette, la prisonnière du Temple, n’a pas simplement, comme Louis XVIII, connu ces atrocités par la lecture des journaux ou par les récits de tiers ; elle les porte imprimées, de façon indélébile, en lettres de feu dans son âme d’enfant épouvantée, effarouchée, tourmentée et martyrisée. Et il s’en faut de beaucoup que soit satisfaite sa haine pour les meurtriers de son père, pour les bourreaux de sa mère, pour les terribles images de son enfance, pour tous les Jacobins et révolutionnaires : elle n’a pas encore vu venir l’heure de la vengeance.

De tels souvenirs ne s’effacent pas. Aussi a-t-elle juré de ne jamais, au grand jamais, tendre la main au ministre de son oncle, au meurtrier de son père, à Fouché, et de ne jamais respirer l’air de l’endroit où il se trouve. Ouvertement et d’un air provocant, elle montre au ministre, et devant toute la cour, son mépris et sa haine, Elle n’assiste à aucune fête ou manifestation où paraît ce régicide, ce renégat de ses propres opinions, et le mépris ironique et fanatique qu’elle a pour le transfuge stimule peu à peu chez tous les autres le sentiment de l’honneur. Finalement tous les membres de la famille royale sont unanimes à demander à Louis XVIII de chasser des Tuileries, maintenant que son pouvoir est assuré, avec opprobre et ignominie, le meurtrier de son frère.

On se rappelle que c’est seulement à contrecœur et parce qu’il en avait absolument besoin que Louis XVIII s’était laissé imposer Fouché comme ministre. À présent qu’il ne lui est plus utile, il lui donne son congé volontiers et avec joie. « Dieu soit loué ! la pauvre duchesse ne sera plus exposée à rencontrer cette odieuse figure », dit-il, le sourire aux lèvres, en parlant de l’homme qui, sans se douter de rien, continue dans ses écrits à se donner pour son « plus fidèle serviteur ». Et Talleyrand, cet autre transfuge, reçoit du roi la mission de faire entendre à son camarade de la Convention et de l’époque napoléonienne que sa présence aux Tuileries est devenue indésirable.

Talleyrand se charge aisément de cette mission. Du reste, il a déjà de la peine à orienter ses voiles au souffle d’un royalisme violent. Il espère pouvoir plus facilement maintenir à flot son navire, en jetant du lest. Et le lest le plus lourd qu’il y ait dans son ministère, c’est ce régicide, son ancien complice Fouché : le faire passer par-dessus bord, cette besogne, en apparence pénible, il l’accomplit avec une adresse d’homme du monde vraiment admirable. Il ne lui annonce pas brutalement ou solennellement son renvoi ; non, en sa qualité de maître éprouvé de la forme, de gentilhomme d’une noblesse souveraine, il choisit une façon charmante de faire comprendre à Fouché que pour lui enfin la cloche a sonné midi. Ce dernier aristocrate du XVIIIe siècle place toujours ses scènes de comédie et ses intrigues dans les coulisses d’un salon et cette fois encore, il revêt un brutal congédiement des formes les plus fines.

Le 14 décembre, Talleyrand et Fouché se rencontrent dans une soirée. On dîne, on parle, on cause nonchalamment et Talleyrand particulièrement paraît être d’excellente humeur. Un grand cercle se forme autour de lui ; belles dames, dignitaires, jeunes gens, tout le monde se presse avec curiosité à ses côtés pour écouter ce maître de la conversation qui, en vérité, raconte d’une façon plus charmante que jamais. Il parle des jours depuis longtemps révolus où il fut obligé de s’enfuir en Amérique pour échapper à l’ordre d’arrestation décerné contre lui par la Convention et il célèbre avec enthousiasme ce pays grandiose. Ah ! quelle magnificence il y a là-bas : des forêts impénétrables habitées par la race primitive des Peaux-Rouges, des fleuves puissants et inexplorés, le majestueux Potomac, le gigantesque lac Érié et, au milieu de ce monde héroïque et romantique, une race nouvelle, d’acier, capable et forte, éprouvée dans les combats, éprise de liberté, exemplaire par ses lois, possédant d’immenses possibilités. Oui, dans ce pays, il y a beaucoup à apprendre ; on y sent un avenir nouveau et meilleur, mille fois plus vivant que dans notre Europe épuisée. C’est là qu’il faudrait habiter, c’est là qu’il faudrait agir, dit-il, avec enthousiasme. Et aucun poste ne lui paraît plus séduisant que celui d’ambassadeur aux États-Unis…

Et soudain il s’interrompt dans son enthousiasme, qui ne semble cacher aucune arrière-pensée, et il dit en se tournant vers Fouché : « Duc d’Otrante, cette situation est belle, comme vous le voyez ; eh bien ! je peux vous la donner si vous le désirez. »

Fouché pâlit, il a compris. En lui-même il tremble de fureur, songeant avec quelle astuce et quelle adresse le vieux renard lui a, devant tout le monde, devant toute la cour, ôté son fauteuil ministériel. Il ne répond rien. Mais quelques minutes après il se retire, il rentre chez lui et rédige sa lettre de démission. Talleyrand, lui, reste tout joyeux, et, en s’en allant, il confie à ses amis avec un sourire oblique : « Cette fois-ci je lui ai définitivement tordu le cou. »

Pour envelopper aux yeux du public ce brutal renvoi de Fouché, on offre pour la forme au ministre congédié un petit emploi. C’est pourquoi le Moniteur ne dit pas que le régicide Joseph Fouché a été révoqué de son poste de ministre de la Police, mais que Sa Majesté le roi Louis XVIII a daigné nommer Son Excellence le duc d’Otrante ambassadeur à la cour de Dresde. Naturellement, on compte qu’il refusera cette position tout à fait secondaire, qui ne correspond ni à son rang ni à sa situation historique et mondiale. Mais il s’en faut de beaucoup. Avec un minimum de bon sens, Fouché devrait comprendre que, régicide, il est définitivement et irrémédiablement impropre au service d’un roi réactionnaire et qu’au bout de quelques mois on lui arrachera encore des dents cet os misérable. Mais la soif brûlante du pouvoir a rendu servile comme un chien cette âme de loup autrefois si hardie. Tout comme Napoléon s’est jusqu’au dernier moment accroché, non seulement à sa position, mais même à la simple fiction, purement nominale, de sa dignité impériale, son serviteur Fouché s’attache, avec bien moins de noblesse encore, au dernier titre, tout à fait minuscule, de « semblant de ministre ». Avec la viscosité de la glu, il se cramponne au pouvoir et, éternel serviteur, il obéit encore une fois à son maître, mais avec rage. « J’accepte, Sire, avec reconnaissance, l’ambassade que Votre majesté a daigné me faire offrir comme une retraite », écrit humblement cet homme de cinquante-six ans, qui est vingt fois millionnaire, à celui qui, il y a six mois, est redevenu roi par la propre grâce de Fouché. Il fait ses malles et se rend avec toute sa famille à cette petite cour de Dresde, s’installe princièrement et agit comme s’il voulait y finir sa vie en qualité d’ambassadeur du roi.

Mais ce qu’il a si longtemps redouté s’accomplit bientôt. Pendant près de vingt-cinq ans Fouché a combattu, comme un désespéré, le retour des Bourbons, par le juste instinct qui lui faisait deviner que, finalement, ils demanderaient des comptes pour les deux mots, « la mort », par lesquels Fouché avait poussé Louis XVI sous le couperet de la guillotine. Il avait espéré follement leur faire illusion en se glissant dans leurs rangs et en se déguisant en brave et fidèle serviteur du roi. Or, cette fois-ci, ce ne sont pas les autres qu’il a dupés, c’est lui-même. Car à peine a-t-il fait poser de nouvelles tapisseries dans ses appartements de Dresde, à peine a-t-il dressé sa table et monté son lit, que déjà le tonnerre éclate au Parlement français. Personne ne parle plus du duc d’Otrante ; tous ont oublié qu’un dignitaire de ce nom a introduit triomphalement dans Paris leur nouveau roi Louis XVIII ; tous ne parlent plus que d’un M. Fouché, le régicide Joseph Fouché de Nantes qui, en 1793, a condamné le roi, le « mitrailleur de Lyon », et par une foudroyante majorité de trois cent trente-quatre voix contre trente-deux seulement, l’homme « qui a mis la main sur l’oint du Seigneur » est exclu de toute amnistie et banni de France sa vie durant. Il va de soi que cela comporte en même temps la révocation ignominieuse de son poste d’ambassadeur. Impitoyablement, carrément, ironiquement et dédaigneusement, « monsieur Fouché », qui n’est plus ni Excellence ni commandeur de la Légion d’honneur, ni sénateur, ni ministre, ni grand dignitaire, est maintenant d’un coup de pied jeté dans la rue, et il est en même temps officiellement fait savoir au roi de Saxe que le séjour à Dresde du sieur Fouché ne serait pas bien vu. Celui qui a envoyé en exil des milliers de Français, après vingt ans le dernier des lutteurs de la Convention, voit venir son tour d’être sans patrie, maudit et banni. Et, comme il est désormais sans puissance et hors la loi, la haine de tous les partis se porte sur l’homme déchu, comme auparavant la sympathie de tous les partis avait fait la cour au puissant qu’il était. Les ruses, les protestations, les conjurations, tout cela ne sert à rien : un puissant de ce monde qui n’a plus de puissance, un politicien qui est fini, un intrigant au bout de son rouleau sont toujours la plus lamentable chose qu’il y ait sur terre. Tardivement, mais avec usure, Fouché paiera la faute qu’il a commise en ne servant jamais une idée, une passion morale de l’humanité, mais toujours uniquement la faveur précaire du moment et des individus.

Où ira-t-il ? Le duc d’Otrante banni de France n’a d’abord aucune inquiétude. N’est-il donc pas le favori du Tsar, le familier de Wellington, vainqueur de Waterloo, l’ami du tout-puissant ministre autrichien Metternich ? Les Bernadotte ne lui doivent-ils pas une certaine reconnaissance, eux qu’il a aidés à monter sur le trône de Suède, ainsi que les princes de Bavière ? Ne connaît-il pas à présent depuis des années tous les diplomates ? Tous les princes et rois de l’Europe n’ont-ils pas ardemment sollicité sa faveur ? Il n’a donc besoin, pense-t-il dans sa disgrâce, que de faire une discrète allusion, et chaque pays se disputera le privilège d’hospitaliser Aristide exilé. Mais comme le monde agit envers un homme déchu autrement qu’envers un puissant ! De la cour du Tsar, malgré plusieurs allusions, ne vient aucune invitation, pas plus que de la part de Wellington ; la Belgique refuse, il y a déjà chez elle suffisamment d’anciens Jacobins ; la Bavière esquive prudemment la réponse désirée, et même ce vieil ami, le prince Metternich, se montre d’une froideur singulière. Eh bien ! soit, puisqu’il le désire et le veut absolument, le duc d’Otrante peut se rendre en territoire autrichien ; on est assez magnanime pour ne point s’y opposer. Mais en aucun cas il ne doit aller à Vienne ; non, dans cette ville sa présence serait indésirable et il ne peut aller non plus en Italie sous aucun prétexte. Il peut séjourner (à la condition qu’il se conduise bien !) dans une petite ville de province et encore il ne faut pas que ce soit dans la Basse-Autriche, c’est-à-dire à proximité de Vienne. Vraiment, ce vieil ami Metternich ne se montre pas très empressé ; même quand l’archimillionnaire qu’est le duc d’Otrante offre de placer toute sa fortune en biens fonciers autrichiens ou en titres de l’État, même quand il propose de faire prendre à son fils du service dans l’armée impériale, le ministre ne sort pas de son attitude réservée. Et quand le duc d’Otrante lui annonce une visite à Vienne, il refuse poliment, en lui conseillant d’aller sans bruit à Prague, comme un simple particulier.

Ainsi, sans qu’on lui rende des honneurs et sans qu’on ait daigné le traiter en invité, beaucoup plus toléré que sollicité, Joseph Fouché passe discrètement de Dresde à Prague, pour y établir sa résidence : son quatrième exil, le dernier et le plus cruel, vient de commencer.

À Prague on n’est pas très enchanté de la présence de cet hôte de qualité qui du sommet de la puissance a été précipité à terre ; l’aristocratie particulièrement est pleine de froideur avec cet intrus arrivé d’une manière aussi soudaine. Car les nobles de Bohême lisent toujours les journaux français, qui à cette époque précisément sont pleins des attaques les plus vindicatives et les plus enragées contre ce « monsieur Fouché » ; ils parlent souvent et très en détail de la façon dont ce Jacobin a, en 1793, pillé les églises de Lyon et vidé les caisses de Nevers. Tous les petits plumitifs qui autrefois tremblaient devant le rude poing du ministre de la Police et qui étaient obligés de serrer les dents pour contenir leur colère, crachent à présent leur bile, en toute liberté, sur cet homme sans défense. La roue se met à tourner avec une vitesse folle. Celui qui autrefois surveillait la moitié de l’univers est à son tour surveillé ; ses élèves et ses anciens subalternes emploient à présent à l’égard de leur ancien maître les méthodes policières découvertes par son esprit inventif. Toute lettre adressée au duc d’Otrante, ou émanant de lui, passe par le cabinet noir, est décachetée et copiée. Des agents de police épient chacune de ses conversations et en rendent compte ; on espionne ses fréquentations, on contrôle chacun de ses pas ; partout il se sent épié, guetté et entouré de délateurs ; son art, sa science se tournent avec la plus cruelle habileté contre l’homme habile entre tous qui les a inventés. C’est en vain qu’il cherche assistance contre ces humiliations. Il écrit au roi Louis XVIII, mais celui-ci ne répond pas plus au ministre déchu que Fouché n’a répondu autrefois à Napoléon au lendemain de son abdication. Il écrit au prince de Metternich qui lui fait tout au plus adresser par des employés subalternes un oui ou un non maussade. Il faut qu’il se tienne tranquille sous les coups que chacun lui porte ; il faut qu’enfin il cesse de faire du bruit et de se plaindre. Celui qui n’était en faveur auprès de tous que parce qu’on le craignait est méprisé de tous, depuis qu’on ne le craint plus : le plus grand des joueurs politiques a perdu la partie.

Pendant vingt-cinq ans, cet homme souple et insaisissable a toujours échappé au destin qui si souvent le menaça. Maintenant qu’il est définitivement par terre, les coups pleuvent impitoyablement sur lui. À Prague, non seulement l’homme politique, mais encore le particulier qu’il y a en Joseph Fouché, subit le plus douloureux des Canossa. Aucun romancier ne pourrait imaginer un symbole plus spirituel de son humiliation morale que le petit épisode qui s’y passe en 1817. Car au tragique s’allie maintenant la plus affreuse caricature de toute infortune : le ridicule. En même temps que l’homme politique, c’est aussi l’époux qui est humilié. Il est bien permis de supposer que naguère ce n’est pas l’amour qui a rapproché cette aristocrate de vingt-six ans, admirable de beauté, de ce veuf plus que quinquagénaire, chauve et livide comme une tête de mort. Mais ce prétendant peu séduisant était, en 1815, par la richesse, la seconde personne de France ; il était vingt fois millionnaire, il avait les titres d’Excellence et de duc et il était ministre en vue de Sa Majesté très chrétienne ; ainsi la gentille mais peu fortunée comtesse de province nourrissait à bon droit l’espoir de briller dans toutes les fêtes de la cour et au faubourg Saint-Germain comme une des dames les plus distinguées de France ; et, effectivement, les débuts avaient été prometteurs. Sa Majesté daigna en personne signer son contrat de mariage ; la noblesse et la cour se pressaient pour la féliciter ; un magnifique palais à Paris, deux domaines à la campagne et un château princier en Provence se disputaient l’honneur de recevoir en souveraine la duchesse d’Otrante. Pour une telle magnificence et pour vingt millions, une ambitieuse accepte fort bien un époux de cinquante-six ans, froid, chauve et la peau jaunie comme un parchemin.

Mais la comtesse trop pressée a vendu sa belle jeunesse pour l’or du diable, car peu après la lune de miel, elle constate qu’elle n’est plus l’épouse d’un ministre respecté, mais la femme de l’homme de France le plus raillé et le plus haï, de « monsieur Fouché » qu’on a mis à la porte, banni du pays et qui est méprisé de tout le monde : il ne reste plus rien du duc et de toutes ses splendeurs, et elle n’a plus devant elle qu’un vieillard décrépit, aigri et bilieux. Il n’est donc pas surprenant que s’ourdisse à Prague entre cette femme de vingt-six ans et le jeune Thibaudeau, le fils d’un vieux républicain également exilé, une « amitié amoureuse » dont on ne sait pas exactement dans quelle mesure elle n’a été qu’« amitié » et dans quelle autre elle a été « amoureuse ». Mais cela provoque des scènes très violentes ; Fouché interdit sa maison au jeune Thibaudeau et, chose fâcheuse, ce conflit conjugal ne reste pas secret. Les journaux royalistes, à l’affût de toute occasion leur permettant de fustiger sans crainte l’homme devant qui ils ont tremblé pendant des années, publient de méchantes informations sur ses déceptions matrimoniales ; ils répandent, à la grande joie de leurs lecteurs, le mensonge grossier que la jeune duchesse d’Otrante, à Prague, a brûlé la politesse au vieux cocu, en filant avec son amoureux. Bientôt le duc d’Otrante remarque, quand il est en société, que les dames retiennent avec peine un petit sourire et comparent d’un regard ironique la jeune femme éblouissante avec la personne peu attrayante du mari. C’est alors que l’ancien semeur de bruits ténébreux, l’éternel guetteur de papotages et de scandales, éprouve pour son propre compte combien il est pénible d’être la victime de ces allégations qui tuent la réputation, qu’on ne peut jamais combattre de telles calomnies, et que le plus habile est de fuir. Ce n’est que maintenant, dans le malheur, qu’il reconnaît toute la profondeur de sa chute, et son exil à Prague devient pour lui un enfer. Il sollicite du prince de Metternich l’autorisation de quitter cette ville insupportable et d’en choisir une autre. On le fait attendre, mais enfin Metternich daigne lui permettre de se rendre à Linz : c’est là que se réfugie cet homme déçu, fatigué et humilié, devant la haine et les railleries d’un monde qui, autrefois, lui fut soumis.

Linz, – on sourit toujours, en Autriche, quand quelqu’un prononce ce nom qui, si involontairement, rime avec Provinz (province en allemand). Une population de petits bourgeois, d’origine rurale, des bateliers, des artisans, pour la plupart de pauvres gens, avec seulement quelques maisons de la vieille noblesse autrichienne. Il n’y a pas, comme à Prague, une grande et glorieuse tradition, pas d’opéra, pas de bibliothèque, pas de théâtre, pas de bals merveilleux donnés par la noblesse, pas de fêtes : une véritable ville de province, sans vie et somnolente, un asile pour vétérans. C’est là que s’établit le vieux Fouché, avec les deux jeunes femmes, presque du même âge, qui sont l’une son épouse et l’autre sa fille. Il loue une superbe maison, la fait magnifiquement mettre en état, au grand plaisir des fournisseurs et des marchands de Linz, qui jusqu’alors n’avaient pas l’habitude d’avoir dans leurs murs de pareils millionnaires. Quelques familles s’efforcent d’entrer en relations avec cet intéressant étranger qui, grâce à son argent, ne manque pas, malgré tout, de distinction ; mais la noblesse préfère, d’une façon très marquée, celle qui est née comtesse de Castellane au fils d’un « épicier », à ce « monsieur Fouché », à qui il a fallu un Napoléon (qui n’est lui-même, à ses yeux, qu’un aventurier) pour jeter sur ses maigres épaules un manteau ducal. D’autre part, les fonctionnaires ont été secrètement invités par Vienne à le fréquenter aussi peu que possible ; ainsi cet homme qui autrefois était d’une activité passionnée vit complètement isolé et presque en quarantaine. Un contemporain le décrit alors, dans ses mémoires, pendant un bal public :

« On était frappé par la façon dont la duchesse était fêtée, tandis que Fouché lui-même était négligé. Il était de taille moyenne, fort, sans être épais, et avait un affreux visage. Il paraissait aux lieux où l’on dansait toujours en habit bleu avec boutons d’or, en culottes blanches et en bas blancs. Il portait le grand ordre autrichien de Léopold. D’ordinaire, il se tenait seul, près du poêle, et il regardait danser. Lorsque je considérais celui qui fut autrefois le tout-puissant ministre de l’empire français, qui maintenant était là si isolé, si délaissé et qui paraissait heureux lorsqu’un fonctionnaire quelconque engageait avec lui une conversation ou lui offrait de jouer aux échecs, je pensais involontairement à l’instabilité de toute puissance et de toute grandeur terrestres. »

Un seul sentiment maintient debout jusqu’au dernier moment cet esprit passionné : l’espoir de jouer un jour encore un rôle politique. Fatigué, usé, devenu un peu lourd et même légèrement ventru, il ne peut pas renoncer à l’illusion qu’on lui redonnera encore une fois ses fonctions, où il s’est tant distingué et qu’une fois de plus, comme si souvent, le destin le tirera de l’obscurité et lui permettra de participer au jeu divin de la politique. Il correspond continuellement, en secret, avec ses amis de France ; toujours la vieille araignée tisse ses fils secrets, mais ils restent inaperçus dans le grenier de Linz. Il publie sous un faux nom « Notice sur le duc d’Otrante », apologie qui décrit son talent et son caractère sous les couleurs les plus vives, d’une manière presque lyrique ; en même temps, pour mettre la puce à l’oreille de ses ennemis, il prend soin de dire dans ses lettres privées que le duc d’Otrante travaille à ses Mémoires, qu’ils doivent même paraître prochainement chez Brockhaus et qu’ils seront dédiés au roi Louis XVIII : par là il veut rappeler aux gens trop téméraires que Fouché, l’ancien ministre de la Police, a encore quelques flèches dans son carquois, des flèches au poison mortel. Mais, chose étrange, personne n’a plus peur de lui ; personne ne vient le chercher, personne ne pense à l’appeler, à lui donner un poste, personne ne veut de ses conseils ni de son concours. Et, lorsque à la Chambre française, un jour, la question du rappel des proscrits est discutée, on parle de lui sans haine et sans intérêt. Les trois années qui se sont écoulées depuis qu’il a quitté la scène mondiale ont suffi à faire entrer dans l’oubli le grand acteur qui excellait dans tous les rôles, et le silence se tend sur lui, comme un catafalque de verre. Il n’y a plus, pour le monde, de duc d’Otrante ; il n’y a plus qu’un vieil homme, las, mécontent, solitaire et étranger, qui va tristement se promener dans les rues de Linz où règne l’ennui. Çà et là un fournisseur, un marchand, lève poliment son chapeau devant cet homme maladif et courbé ; autrement, plus personne au monde ne le connaît, plus personne ne pense à lui. L’histoire – cet avocat de l’éternité – s’est vengée de la manière la plus cruelle de cet homme qui n’a toujours pensé qu’au momentané : elle l’a enterré tout vivant.

Joseph Fouché est si oublié que, sauf quelques policiers autrichiens, personne ne remarque qu’enfin, en 1819, Metternich permet au duc d’Otrante de s’établir à Trieste et cela parce qu’il sait de source sûre que cette petite faveur est faite à un mourant. L’inactivité a plus fatigué cet homme agité, qui était un bourreau de travail, elle lui a été plus nuisible que trente ans d’un dur labeur. Ses poumons commencent à ne plus bien fonctionner ; il ne peut plus supporter le rude climat de Linz ; c’est pourquoi Metternich lui accorde, pour mourir, un endroit plus ensoleillé, Trieste. Dans cette ville on voit parfois alors un homme brisé, marcher d’un pas lourd, aller à la messe et s’agenouiller devant les bancs en croisant les mains : le Joseph Fouché d’autrefois qui, il y a un quart de siècle, brisait de sa propre main les crucifix sur les autels, s’agenouille aujourd’hui, en inclinant sa tête blanche, devant les « ridicules emblèmes de la superstition », et peut-être alors ressent-il la nostalgie des couloirs silencieux de ses anciens couvents. Il y a en lui quelque chose de complètement changé ; lui, le vieux lutteur, le vieil ambitieux, ne demande plus maintenant que la paix avec tous ses ennemis. Les sœurs et les frères de son grand adversaire Napoléon, qui sont eux aussi depuis longtemps déchus et oubliés par le monde, viennent le voir ; ils parlent avec lui intimement des temps passés : tous ces visiteurs sont étonnés de constater combien la lassitude a donné à cet homme de véritable douceur. Plus rien dans cette pauvre ombre ne rappelle le personnage redouté et dangereux qui, pendant vingt ans, a troublé le monde et a fait plier devant lui les hommes les plus puissants de son temps. Il ne veut que la paix, – la paix, et une bonne mort. Et, effectivement, dans ses heures dernières, il fait la paix avec son Dieu et avec les hommes. Sa paix avec Dieu : car l’ancien athée militant, le persécuteur du christianisme, le destructeur des autels, fait appeler, dans les derniers jours de décembre, un de ces « infâmes imposteurs » (comme il les nommait aux premiers jours de son jacobinisme) et il reçoit, les mains pieusement croisées, l’extrême-onction. Sa paix avec les hommes : car peu de jours avant sa mort il ordonne à son fils d’ouvrir un secrétaire et d’en sortir tous les papiers. On allume un grand feu, des centaines et des milliers de lettres y sont jetées et probablement aussi ces Mémoires si inquiétants, qui ont fait trembler tant de gens. Était-ce là faiblesse de mourant ou suprême et tardive bonté ? Était-ce là crainte de la postérité ou lourde indifférence ? Quoi qu’il en soit, à son lit de mort, par un acte de bienveillance, toute nouvelle chez lui et ressemblant presque à de la piété il a anéanti tout ce qui pouvait compromettre autrui et le venger de ses ennemis ; pour la première fois, fatigué des hommes et de l’existence, il a cherché ainsi, au lieu de la gloire et de la puissance, un autre bonheur : l’oubli.

Le 26 décembre 1820, se termine à Trieste, dans un port de mer méridional, cette vie singulière, cette si riche destinée, commencée dans un port septentrional. Et le 28 décembre on ensevelit dans le repos suprême le corps de cet homme voué à l’inquiétude, au changement et à l’exil. La nouvelle de la mort du célèbre duc d’Otrante ne suscite d’abord que peu de curiosité. Seule une mince et pâle fumée de souvenir flotte légèrement sur son nom éteint, et se dissipe, presque sans laisser de trace, dans le ciel apaisé de l’époque.

Mais quatre années plus tard voici qu’une fois encore la crainte se ranime. On dit que les Mémoires de cet homme si redouté vont paraître et, plus d’un parmi les puissants, parmi ceux qui se sont trop hâtés de frapper témérairement le ministre déchu, se sent traversé d’un frisson glacial : ces lèvres dangereuses vont-elles réellement sortir du tombeau et parler encore une fois ? Les documents qui ont été soustraits aux ténèbres des tiroirs de la police, les lettres trop confidentielles et les preuves compromettantes, tout cela va-t-il être publié et assassiner les réputations ? Mais Fouché reste fidèle à lui-même au-delà de la mort. Car les Mémoires qu’un habile libraire fait paraître à Paris, en 1824, sont aussi peu sûrs que Fouché lui-même. Jusque dans la tombe cet homme obstinément muet ne révèle pas toute la vérité ; il a emporté avec lui, jalousement, dans la froide terre, ses secrets, pour rester lui-même un secret, quelque chose de crépusculaire qui oscille entre la lumière et l’ombre, – un visage qui ne se dévoile jamais entièrement. Mais c’est précisément pour cela qu’il suscite toujours et sans cesse le jeu de la recherche – ce jeu qu’il a si magistralement pratiqué ; c’est pour cela que l’on essaie de découvrir, d’après des traces légères et fugaces toute la vie tortueuse et, d’après son destin changeant, l’essence spirituelle de celui qui fut le plus remarquable de tous les hommes politiques.

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