VIII La lutte finale avec l’Empereur

1815, les Cent-Jours

Le 19 mars 1815, à minuit (la vaste place est sombre et déserte), douze voitures entrent dans la cour du palais des Tuileries. Une porte latérale, sans apparence, s’ouvre, il en sort un domestique, un flambeau à la main ; derrière lui se traîne péniblement, soutenu des deux côtés par deux fidèles gentilshommes, un homme obèse, à la respiration asthmatique, Louis XVIII. À l’aspect du roi infirme, qui, à peine rentré d’un exil de quinze ans, est de nouveau obligé de s’enfuir hors de son pays, en pleine nuit, tous les assistants sont pris de compassion. La plupart plient le genou, tandis que l’on hisse dans le carrosse ce vieil homme, à qui sa décrépitude enlève toute dignité, mais que le tragique de sa situation rend touchant. Puis les chevaux se mettent en marche, les autres voitures suivent et pendant quelques minutes retentit encore sur le dur pavé la cavalcade de la garde qui sert d’escorte. Ensuite la place gigantesque rentre dans l’ombre et le silence jusqu’à la pointe de l’aube, jusqu’au matin du 20 mars, – le premier des cent jours qui sont donnés encore à l’empereur Napoléon revenu de l’île d’Elbe.

C’est la curiosité qui d’abord s’approche. Les narines frémissantes et avides, elle erre autour du palais, flairant l’air, pour savoir si le gibier royal pourchassé a déjà pris la fuite devant l’empereur. Ce sont des commerçants, des oisifs, des promeneurs. Inquiets ou joyeux, suivant leur tempérament et leurs opinions, ils se chuchotent entre eux les nouvelles. À dix heures afflue déjà une multitude dense et pressée. Et, comme c’est toujours la masse qui donne à l’homme du courage, on entend pour la première fois distinctement des cris de : « Vive l’empereur ! » et « À bas le roi ! » Puis soudain s’avancent des cavaliers ; ce sont des officiers qui, sous la royauté, avaient été mis en demi-solde. Ils sentent venir du nouveau, avec le retour de l’empereur belliqueux, la guerre, un emploi, la solde entière, des légions d’honneur, de l’avancement ; sous le commandement d’Exelmans, ils occupent avec une tumultueuse allégresse les Tuileries sans aucun empêchement (et parce que le passage d’un régime à l’autre s’accomplit si paisiblement, sans qu’il y ait du sang versé, la rente monte aussitôt à la Bourse de quelques points). À midi le drapeau tricolore flotte sur l’antique château royal sans qu’un coup de fusil ait été tiré.

Et déjà arrivent cent profiteurs, les « fidèles » de la cour impériale, les dames du palais, des domestiques, des échansons, des officiers de bouche, les anciens conseillers d’État et maîtres des cérémonies, tous ceux qui n’ont pu servir et gagner de l’argent sous les lis du drapeau blanc, toute la nouvelle noblesse que Napoléon a fait naître des ruines de la Révolution pour en parer sa cour. Tout le monde est en tenue de gala, les généraux, les officiers, les dames : on voit briller des diamants, des épées et les décorations. Les chambres sont ouvertes et préparées pour la réception du nouveau maître ; on s’empresse d’ôter les emblèmes royaux ; sur la soie des fauteuils luit de nouveau, au lieu du lis royal, l’abeille napoléonienne. Chacun brûle de se trouver à son poste assez tôt, pour être remarqué dès la première heure, comme « fidèle ». Cependant, le soir arrive. Comme pour les bals et les grandes réceptions, les serviteurs en livrée allument tous les candélabres et tous les flambeaux ; jusqu’à l’arc de triomphe, tout là-haut, étincellent les fenêtres du palais redevenu impérial, et elles attirent d’énormes masses de curieux dans les jardins des Tuileries.

Enfin, à neuf heures du soir, arrive au grand galop une voiture protégée ou flanquée à droite, à gauche, devant et derrière, de cavaliers de tous grades et de toutes catégories, qui brandissent leurs sabres avec enthousiasme (ils en auront bientôt besoin contre les armées de l’Europe !). Le cri d’allégresse « Vive l’empereur ! » éclate, comme une explosion, du sein de cette foule compacte et se répercute dans le vaste carré des fenêtres vibrantes. Cette vague exaltée se jette, en un seul déferlement insensé, sur la voiture ; les soldats doivent protéger l’empereur, avec la pointe de leur sabre, contre ce périlleux et délirant assaut. Puis ils le saisissent eux-mêmes et ils portent respectueusement dans son ancien palais, à travers un vacarme assourdissant et en montant l’escalier, cette proie sacrée : le grand dieu de la guerre. Sur les épaules de ses soldats, les yeux fermés sous l’excès de bonheur, ayant sur les lèvres un sourire étrange, presque de somnambule, celui qui a quitté il y a vingt jours l’île d’Elbe comme proscrit reprend ainsi sa place sur le trône de l’empire français. C’est là le dernier triomphe de Napoléon Bonaparte. Pour la dernière fois, il lui est donné de vivre une ascension si extraordinaire, un pareil essor de rêve qui le porte du fond de l’obscurité jusqu’au plus haut sommet de la puissance. Pour la dernière fois retentit à ses oreilles le bruit des acclamations qui lui sont si chères. Pendant une minute, pendant dix minutes il savoure, les yeux fermés et le cœur étonné, cet élixir enivrant de la puissance. Puis il fait fermer les portes du palais, congédier les officiers et appeler les ministres : le travail commence. L’homme doit défendre ce que le destin vient de lui donner.

Les salles archicombles attendent que paraisse l’empereur revenu. Mais le premier coup d’œil lui procure déjà une déception : ceux qui lui sont restés fidèles ne sont ni les meilleurs, ni les plus intelligents, ni les plus importants. Il voit des courtisans et des personnes obligeantes, des gens avides de places et des curieux, – beaucoup d’uniformes mais peu de têtes. Presque tous les grands maréchaux sont absents, sans s’être excusés, eux qui ont été les véritables camarades de son élévation ; ils sont restés dans leurs châteaux ou bien sont avec le roi ; dans le cas le plus favorable ils sont neutres, et le plus souvent même ils sont hostiles. Le plus habile, le plus expérimenté des ministres, Talleyrand, n’est pas là ; ne sont pas là non plus, parmi les rois créés par lui, ses propres frères et sœurs, ni sa femme, ni son fils. Il voit beaucoup de solliciteurs et peu de gens de mérite dans cet essaim ; les acclamations de milliers de personnes bruissent encore sourdement dans son sang que, déjà, sa clairvoyance lui fait sentir, au milieu du triomphe, le premier frisson du danger. Voici que, soudain, dans les vestibules un murmure se fait entendre, grossissant, et exprimant à la fois la surprise et la joie ; et entre les uniformes et les fracs brodés s’ouvre, respectueusement, un passage. Une voiture vient d’arriver, un peu tard : celui qu’elle amène n’attendra pas ; il offrira ses services, mais non pas importunément, comme les petits courtisans. Et de cette voiture sort la personne mince, pâle, bien connue de tous, du duc d’Otrante. Lentement, avec indifférence, les yeux froidement masqués et impénétrables, il s’avance, sans remercier, à travers le passage qui vient de lui être fait, et précisément ce calme naturel et célèbre provoque l’enthousiasme. « Place au duc d’Otrante ! » crient les domestiques. Ceux qui le connaissent davantage répètent le cri d’une autre manière : « Fouché ! laissez entrer monsieur Fouché ; c’est l’homme qu’il importe le plus à l’empereur de voir en ce moment ! » Il est déjà élu, désigné et réclamé par l’opinion générale, avant que l’empereur ait pu prendre une décision. Ce n’est pas en solliciteur qu’il vient, mais comme une puissance, grave et majestueux ; et Napoléon effectivement ne le fait pas attendre ; aussitôt il appelle auprès de lui le plus ancien de ses ministres, le plus fidèle de ses ennemis. Ce qui fut dit dans cet entretien n’est pas plus connu que ce qui fut dit dans celui où Fouché aida le général fugitif d’Égypte à accéder au Consulat et s’unit à lui pour la première fois par les liens d’une fidélité infidèle. Mais, lorsque, au bout d’une heure, il sort de la pièce, Fouché est redevenu son ministre, ministre de la Police pour la troisième fois.

Les lettres du Moniteur annonçant que le duc d’Otrante est nommé ministre de Napoléon sont encore humides d’encre que déjà, tous deux, l’empereur et le ministre, regrettent en secret de s’être une nouvelle fois engagés l’un envers l’autre. Fouché est déçu : il avait espéré davantage. Depuis longtemps la fonction secondaire de ministre de la Police ne suffisait plus à son ambition, à la fois glaciale et brûlante. Ce poste qui, en 1796, était le salut et une distinction pour l’ex-jacobin Joseph Fouché, à demi affamé, proscrit et méprisé, ne semble, en 1815, qu’une misérable sinécure au duc d’Otrante riche à millions et considéré par tous. Ses prétentions ont grandi avec le succès ; ce qui maintenant l’intéresse, ce n’est que le grand jeu, le hasard passionnant de la diplomatie européenne, le continent comme table de jeu et le sort de pays entiers comme enjeu. Pendant dix ans Talleyrand, le seul qui ait sa valeur, lui a barré le chemin ; maintenant que ce concurrent, le plus dangereux de tous, défie Napoléon et à Vienne coalise les baïonnettes de toute l’Europe contre l’empereur, Fouché croit pouvoir prétendre, comme étant le seul capable de l’occuper, au ministère des Affaires étrangères. Mais Napoléon, méfiant, et à bon droit, refuse le plus important des portefeuilles à cette main habile, – parce qu’elle est trop habile et trop peu sûre. Il ne lui donne que le ministère de la Police et encore à contrecœur ; il sait qu’il faut jeter à cet ambitieux redoutable au moins quelques miettes de pouvoir, afin qu’il ne morde pas. Mais même dans cette sphère étroite, il place un espion derrière ce ministre, qui ne mérite aucune confiance, en nommant chef de la gendarmerie l’ennemi le plus acharné de Fouché, le duc de Rovigo. Ainsi, dès le premier jour du renouvellement de leur alliance le jeu d’autrefois recommence : Napoléon poste sa propre police derrière son ministre de la Police. Et Fouché fait une politique personnelle à côté de celle de l’empereur et derrière elle. Tous les deux cherchent à se tromper mutuellement, tous les deux en jouant à découvert ; de nouveau, la question se pose : qui, à la longue, l’emportera, le plus fort ou le plus habile, le sang chaud ou le sang froid ?

Fouché prend le ministère de mauvais gré, mais, malgré tout, il le prend. Ce superbe et passionné joueur de l’esprit a un défaut tragique : il ne peut pas rester à l’écart, il ne peut pas, ne fût-ce qu’une seconde, être spectateur dans le jeu de l’univers. Il faut qu’il ait les cartes en main, qu’il joue, qu’il coupe, qu’il trompe, qu’il égare les autres, qu’il fasse paroli et qu’il batte atout. Il faut qu’il ait toujours sa place à une table, peu importe laquelle, peu importe que ce soit celle du roi, de l’empereur ou de la république ; il lui suffit d’« avoir la main dans la pâte », sans se soucier de ce qu’est cette pâte ; il lui suffit d’être ministre, que ce soit de droite, de gauche, de l’empereur ou du roi ; il lui suffit de ronger l’os du pouvoir. Jamais il n’aura la force morale, jamais même il n’aura l’habileté instinctive, ni la fierté, de refuser les rogatons d’autorité qu’on lui jette. Toujours il acceptera la fonction qu’on lui donne ; l’homme, la chose ne sont rien pour lui : c’est le jeu qui est tout.

Et, de son côté, Napoléon prend Fouché à son service avec le même mécontentement. Il connaît cet homme ténébreux depuis dix ans, et il sait qu’il ne sert personne et qu’il ne suit jamais que son amour du jeu. Il sait que cet homme ne fera pas plus cas de lui que d’un chat mort, qu’il l’abandonnera au moment le plus dangereux, tout comme il a abandonné et trahi les Girondins, les Terroristes, Robespierre et les Thermidoriens, ainsi que Barras, – son sauveur, – la République, le Directoire et le Consulat. Mais il en a besoin, ou, du moins, il croit en avoir besoin : de même que Napoléon fascine Fouché par son génie, de même Fouché fascine chaque fois Napoléon par sa façon d’être bon à tout. Le repousser serait très dangereux ; Napoléon lui-même n’ose pas avoir Fouché pour ennemi, dans un moment aussi incertain. Il choisit donc le moindre mal, qui consiste à l’occuper, à lui fournir un dérivatif, au moyen de fonctions officielles, à se laisser servir par lui, même infidèlement. « Je n’ai appris la vérité que par les traîtres », dira plus tard, en songeant à Fouché, le vaincu de Sainte-Hélène. Même dans sa rancune dernière, il y a encore une lueur d’estime pour les capacités extraordinaires de cet homme méphistophélique, car le génie ne supporte rien plus impatiemment que la médiocrité ; et, bien que se sachant trompé, Napoléon se sait, du moins, toujours compris par Fouché. C’est pourquoi, comme celui qui brûle de soif étend la main vers une eau qu’il sait empoisonnée, Napoléon prend comme serviteur cet homme capable et infidèle, plutôt que des gens fidèles, mais incapables. Dix années d’inimitié acharnée lient souvent les hommes plus mystérieusement qu’une amitié médiocre.

Pendant dix ans et plus Fouché a servi Napoléon ; le ministre a servi le maître, l’esprit a servi le génie, pendant dix ans, toujours en qualité d’inférieur. En 1815, dans la lutte finale, dès le début, Napoléon est, en vérité, le plus faible. Une fois encore, la dernière, il a savouré l’ivresse de la gloire : comme sur des ailes d’aigle, le destin l’a porté d’une manière inespérée de l’île étrangère sur le trône impérial. Des régiments, envoyés contre lui avec une force numérique cent fois plus grande, jettent leurs armes au simple aspect de son manteau. Au bout de vingt jours, le proscrit, qui est arrivé avec six cents hommes marche sur Paris à la tête d’une armée et, les oreilles pleines du tonnerre des acclamations, il dort de nouveau dans le lit des rois de France. Mais quel réveil les jours suivants ! Comme le rêve fantastique pâlit vite devant l’épreuve dégrisante de la réalité ! Empereur, il l’est de nouveau, mais simplement de nom, car l’univers, autrefois asservi à ses pieds, ne le reconnaît plus pour maître. Il écrit des lettres et des proclamations, il atteste son pacifisme avec passion ; on accueille tout cela par un sourire et un haussement d’épaules sans même y répondre. Ses messagers à l’empereur, aux rois et aux princes sont arrêtés aux frontières, comme des contrebandiers, et traités sans ménagement. Une seule lettre parvient à Vienne par une voie détournée ; Metternich la jette sans l’ouvrir sur la table des négociations. Autour de Napoléon le vide se fait ; ses anciens amis et compagnons sont dispersés aux quatre vents, Berthier, Bourrienne, Murat, Eugène Beauharnais, Bernadotte, Augereau, Talleyrand. Ils sont restés tranquillement dans leurs terres, ou bien ils servent ses ennemis. C’est en vain qu’il veut se tromper et tromper les autres ; il fait préparer fastueusement les appartements de l’impératrice et du roi de Rome comme si, dès le lendemain, ils devaient revenir auprès de lui ; mais, en réalité, Marie-Louise flirte avec son sigisbée Neipperg, et son fils joue à Schœnbrunn avec des soldats de plomb autrichiens, bien surveillé, sous les yeux de l’empereur François. D’ailleurs, tout le territoire français ne reconnaît pas le drapeau tricolore. Des soulèvements se produisent dans le Midi et dans l’Ouest : les paysans qu’excèdent d’éternelles levées de recrues tirent sur les gendarmes qui veulent encore réquisitionner leurs chevaux pour l’artillerie. Dans les rues sont placardées des affiches ironiques qui décrètent au nom de Napoléon : « Article premier : Il me sera fourni trois cent mille victimes par an. – Article second : Selon les circonstances, je ferai monter ce nombre jusqu’à trois millions. – Article troisième : Toutes ces victimes seront conduites en poste à la boucherie. » Ce n’est pas douteux, le monde veut la paix et tous les gens raisonnables sont prêts à envoyer au diable l’indésirable revenant, s’il ne la garantit pas ; et (destin tragique !) maintenant que, pour la première fois, l’empereur-soldat veut véritablement le repos pour lui et pour l’univers, pourvu qu’on lui laisse sa couronne, le monde n’a plus foi en lui. Les bons bourgeois, pleins de crainte pour leurs rentes, ne partagent pas l’enthousiasme des demi-soldes et des guerriers professionnels, dont la paix gêne les affaires, et à peine Napoléon, sous le coup de la nécessité, leur accorde-t-il le droit de vote, qu’ils lui donnent un camouflet, élisant précisément ceux que depuis quinze ans il a persécutés et tenus dans l’obscurité, les révolutionnaires de 1792, La Fayette et Lanjuinais. Nulle part un allié, peu de véritables partisans en France ; à peine quelqu’un avec qui il puisse réellement conférer, dans son milieu le plus intime. L’empereur erre, farouche et sombre, dans son palais vide. Ses nerfs et sa force de tension se relâchent ; tantôt il crie sans pouvoir se maîtriser, et tantôt il tombe dans une apathie léthargique. Souvent il se couche au milieu du jour, pour dormir : une lassitude interne, venue non du corps mais de l’âme, l’abat, pour des heures, comme avec une massue de plomb. Une fois, Carnot le trouve dans ses appartements, les larmes aux yeux, regardant fixement l’image du roi de Rome, son fils ; ses familiers l’entendent se plaindre que sa bonne étoile l’ait quitté. Sa boussole intérieure sent que le zénith du succès est dépassé ; c’est pourquoi l’aiguille de sa volonté tremble, incertaine, et oscille d’un pôle à l’autre. Malgré lui, sans véritable espoir, prêt à n’importe quelle transaction, le favori de la victoire part enfin pour la guerre. Mais jamais victoire n’a plané au-dessus d’une tête plus humblement courbée.

Tel est Napoléon en 1815, maître et empereur en apparence, par une faveur précaire du destin, revêtu simplement d’une ombre de pouvoir. Mais, à ses côtés, Fouché est, précisément à cette époque-là, dans la plénitude de sa force. La raison aux ressorts durs comme l’acier, toujours cachée dans le fourreau de l’astuce, s’use moins que la passion qui ne cesse de vibrer. Et jamais Fouché ne s’est montré plus habile, plus souple, plus intrigant, plus hardi que pendant les cent jours qui s’écoulent entre le rétablissement et la chute de l’empire ; ce n’est pas vers Napoléon, mais vers lui, que tous les regards se tournent, pleins d’espérance, comme vers le Sauveur. Par un phénomène extraordinaire, tous les partis ont plus de confiance dans ce ministre de l’empereur que l’empereur n’en a lui-même. Louis XVIII, les républicains, les royalistes, Londres et Vienne, tout le monde voit dans Fouché le seul homme avec qui l’on puisse réellement traiter ; et sa raison froide et calculatrice inspire à un univers épuisé et avide de paix plus de foi que le génie de Napoléon, qui flamboie et qui vacille, toujours instable, au vent du chaos. Ceux qui refusent au « général Bonaparte » le titre d’empereur respectent tous le crédit personnel de Fouché. Les frontières, où les agents officiels de la France impériale sont arrêtés impitoyablement et jetés en prison, s’ouvrent comme avec une clé magique, aux émissaires secrets du duc d’Otrante ; Wellington, Metternich, Talleyrand, le duc d’Orléans, le tsar et les rois, tous reçoivent avec la plus grande politesse et avec empressement ses envoyés et, tout d’un coup, celui qui, jusqu’alors, a trompé tout le monde, passe pour le seul joueur digne de confiance au jeu de la politique ; il n’a qu’à lever le doigt et il est fait selon sa volonté : la Vendée se soulève, une lutte sanglante est imminente ; mais il suffit que Fouché envoie un messager, et il empêche la guerre civile par une seule négociation.

« Pourquoi, dit-il, en calculant ouvertement, sacrifier encore du sang français ? Dans quelques mois l’empereur aura triomphé, ou il sera perdu ; pourquoi donc combattre encore pour quelque chose que, probablement, vous obtiendrez sans lutte ? Déposez les armes et attendez. »

Et aussitôt les généraux royalistes, convaincus par ces explications positives et dépourvues de sentimentalité, concluent le pacte désiré. Tout le monde, à l’étranger, tout le monde dans le pays, s’adresse d’abord à Fouché ; aucune décision au parlement n’est prise sans lui. Napoléon voit, impuissant, comment son serviteur le paralyse partout où il veut frapper, comment il dirige contre lui les élections dans le pays et avec l’aide d’un parlement aux opinions républicaines constitue un frein à sa volonté despotique. En vain il voudrait maintenant se débarrasser de lui ; le temps de l’autocratie est passé, celui où l’on mettait en disponibilité le duc d’Otrante, comme un serviteur incommode, en lui donnant quelques millions ; aujourd’hui, le ministre pourrait plus facilement chasser l’empereur de son trône, que l’empereur le duc d’Otrante de son poste de ministre.

Ces semaines de politique obstinée et pourtant réfléchie, équivoque et pourtant claire, comptent parmi les plus parfaites qu’il y ait dans la diplomatie de l’histoire universelle. Un adversaire même, l’idéaliste Lamartine, ne peut refuser son tribut au génie machiavélique de Fouché lorsqu’il écrit : « Il montrait, il faut le reconnaître, une rare audace et une énergique intrépidité dans son rôle. Sa tête répondait tous les jours de ses intrigues. Elle pouvait tomber au premier mouvement de honte et de colère de Napoléon… De tous les survivants de cette époque, lui seul ne se montrait ni usé ni lassé de témérité. Jeté par sa manœuvre hardie, d’une part entre la tyrannie qui voulait renaître, et la liberté qui voulait ressusciter, d’autre part entre Napoléon qui désirait sacrifier la patrie à son intérêt et la France qui ne voulait pas s’immoler tout entière à un homme, Fouché intimidait l’empereur, flattait les républicains, rassurait la France, faisait signe à l’Europe, souriait à Louis XVIII, négociait avec les cours, correspondait par gestes avec M. de Talleyrand et tenait tout en suspens par son attitude. Rôle centuple, difficile, à la fois bas et élevé, mais immense, auquel on n’a pas prêté jusqu’ici assez d’attention ; rôle sans noblesse, mais non sans patriotisme et sans courage d’esprit, où un sujet se plaçait au niveau de son maître, un ministre au-dessus de son souverain… arbitre de l’Empire, de la Restauration ou de la liberté, mais arbitre par la duplicité… L’histoire, en condamnant Fouché, ne pourra lui refuser pendant cette période des Cent-Jours une hardiesse d’attitude, une supériorité dans le maniement des partis et une grandeur dans l’intrigue qui le placeraient au premier rang des hommes d’État du siècle, s’il pouvait y avoir de véritables hommes d’État sans dignité de caractère et sans vertu. »

C’est avec une telle lucidité que juge Lamartine, poète, homme d’État et contemporain de Fouché, d’après l’écho des événements qui vibre encore dans l’atmosphère. La légende napoléonienne forgée cinquante ans plus tard, lorsque les dix millions de morts ne sont plus déjà que poussière, lorsque les mutilés sont déjà enterrés et que les dévastations de l’Europe sont depuis longtemps réparées, est, naturellement, plus sévère et plus injuste pour Fouché. Une légende héroïque est toujours une sorte d’hinterland spirituel de l’histoire ; elle exalte avec facilité, comme toujours dans un cas analogue, toutes les vertus dont elle n’a pas elle-même à souffrir : sacrifice illimité de l’individu, dévouement absolu même à la folie héroïque, mort héroïque d’autrui et fidélité irréfléchie d’autrui. La légende napoléonienne, avec sa technique obligée en noir et blanc, ne connaît que des « fidèles » ou des « traîtres » envers son héros : elle ne fait aucune différence entre le premier Napoléon, le Consul, qui a redonné à la France la paix et l’ordre, par son intelligence et son énergie, et le Napoléon ultérieur, César insensé, pour qui la guerre était devenue une manie, qui continuellement, par amour particulier de la puissance, entraînait sans scrupule l’univers dans des aventures meurtrières et qui disait à Metternich ces mots dignes de Tamerlan : « Un homme comme moi se moque de la vie d’un million d’hommes. » Tous les esprits raisonnables de France, désireux d’opposer la modération à l’ambition folle de ce possédé qui courait en aveugle vers sa propre chute, tous ceux qui ne s’enchaînaient pas servilement et comme des chiens, à travers tous les obstacles, à son char de Djaggernat, Talleyrand, Bourrienne, Murat, tous ceux-là sont jetés par la légende dans son enfer, avec une implacabilité dantesque, et Fouché surtout passe à ses yeux pour le traître des traîtres, pour l’avocat du diable. D’après elle, en 1815, Fouché vendu à l’avance à Louis XVIII et à l’Europe, serait uniquement revenu au ministère pour être derrière l’empereur et pouvoir, au bon moment, le poignarder dans le dos. Il aurait, paraît-il, fait dire aux monarchistes, le 20 mars, lors du départ du roi : « Sauvez le roi, je me charge de sauver la monarchie. » Et, le jour où il prit possession de son portefeuille, il aurait confié à son Sancho Pança : « Mon premier devoir est de contrarier tous les projets de l’empereur. Avant trois mois, je serai plus puissant que lui, et s’il ne m’a pas fait fusiller, il sera à mes genoux. » (Prédiction qui, malheureusement, présente des dates trop exactes pour n’avoir pas été inventée a posteriori).

Croire que Fouché est entré dans le ministère de Napoléon en étant déjà partisan de Louis XVIII et en qualité d’espion payé par le roi, c’est l’avoir en trop piètre estime, c’est surtout méconnaître la magnifique complication psychologique et le mystère démoniaque de son caractère. Ce n’est pas que Fouché, amoraliste absolu et machiavéliste, ne fût pas, le cas échéant, capable de cette trahison ou de toute autre ; mais une telle vilenie était beaucoup trop simple, trop peu excitante pour cet esprit téméraire et maniaque du jeu. Son genre n’est pas de tromper tout uniment un homme déterminé, – cet homme fût-il même Napoléon, – son unique plaisir est toujours de tromper tout le monde, de ne se lier à personne avec certitude et d’allécher chacun, de jouer simultanément avec tous les partis et contre tous les partis, de n’agir jamais d’après des plans préétablis, mais d’après ses nerfs, d’être Protée, dieu des métamorphoses ; il n’est pas un Franz Moor, un Richard III, un simple intrigant ; seul un rôle changeant, un rôle qui le surprenne lui-même, enthousiasme sa nature de diplomate passionné. Il aime la difficulté pour la difficulté ; il l’élève artificiellement à la deuxième, à la quatrième puissance, ne se contentant pas d’être traître simplement, mais l’étant par essence de façon multiple et envers tous. Celui qui l’a le mieux connu, Napoléon, a dit de lui à Sainte-Hélène ce mot profond : « Je n’ai connu qu’un traître véritable, un traître consommé : Fouché. » Traître consommé, et non pas occasionnel, nature ayant le génie de la trahison, voilà bien ce qu’il était, car la trahison est moins son intention, sa tactique, que sa nature fondamentale. Et peut-être la meilleure façon de le comprendre est-elle de le comparer à ces espions, si connus en temps de guerre, qui jouent un double jeu, en livrant à l’étranger des secrets, pour lui en ravir de plus importants et qui, dans ce rôle de va-et-vient, finissent eux-mêmes par ne plus savoir quelle puissance ils servent véritablement, – ces espions qui sont payés par les deux partis et qui ne sont fidèles à aucun, attachés seulement au jeu, au jeu ambigu des allées et venues et des détours, dominés par une passion qui peut-être est déjà immatérielle, mais qui, à coup sûr, est mortelle et diabolique. Ce n’est que lorsque la balance penche définitivement d’un côté, qu’après la passion du jeu la raison reparaît, pour encaisser le bénéfice ; ce n’est que lorsque la victoire est acquise que Fouché se décide ; ainsi à la Convention, ainsi sous le Directoire, sous le Consulat et sous l’Empire. Pendant le combat il n’est avec personne, mais à l’issue de la bataille il est toujours du côté du vainqueur. Si Grouchy était arrivé assez tôt, Fouché (au moins pour quelque temps) aurait été ministre convaincu de Napoléon. Mais, comme celui-ci perd la bataille, il le laisse tomber et il abandonne sa cause. Sans chercher à se défendre, avec son cynisme habituel, il a prononcé le mot définitif au sujet de son attitude pendant les Cent-Jours :

« Ce n’est pas moi qui ai trahi Napoléon, mais Waterloo. »

Quoi qu’il en soit, on comprend que cette attitude ambiguë de son ministre rende furieux Napoléon. Car Fouché le sait, cette fois-ci il y va de sa tête. Chaque matin, comme depuis plus de dix ans, cet homme maigre et sec, dont le visage livide et exsangue sort de la couleur sombre de l’habit brodé de palmes, pénètre dans son cabinet et lui fait son rapport sur la situation, un rapport admirable, clair, irréprochable. Personne ne domine mieux les événements, personne n’expose plus nettement l’état général des choses, personne ne pénètre et ne comprend tout aussi bien (Napoléon s’en rend parfaitement compte) que cet esprit réfléchi. Et, pourtant, Napoléon sent, en même temps, que Fouché ne lui dit pas tout ce qu’il sait. Napoléon n’ignore pas que les puissances étrangères envoient des émissaires au duc d’Otrante ; le matin, à midi et le soir, son propre ministre reçoit à huis clos des agents royalistes suspects ; il a des entretiens et des relations dont il ne lui dit pas un mot, à lui, l’empereur. Mais cela n’a-t-il réellement pour objet, comme Fouché veut le lui faire croire, que d’obtenir des informations, ou bien se trame-t-il là des intrigues secrètes ? C’est une atroce incertitude pour un homme traqué, que menacent cent ennemis. C’est en vain que tantôt il l’interroge amicalement, que tantôt il le presse avec insistance et que tantôt il l’accable de grossières suspicions : cette bouche mince reste inéluctablement fermée et ces yeux sont aussi insensibles que du verre. On ne peut pénétrer l’âme de Fouché ; on ne peut lui arracher son secret, Napoléon en a la fièvre : comment le prendre sur le fait ? Comment savoir enfin si l’homme à qui il laisse voir toutes ses cartes le trahit ou bien trahit ses ennemis ? Comment saisir cet insaisissable, comment pénétrer cet impénétrable ?

Enfin (délivrance !) une trace, une piste, presque une preuve. Au mois d’avril la police secrète, – c’est-à-dire cette police créée uniquement par l’empereur pour surveiller son propre ministre de la Police – découvre qu’un prétendu employé d’une banque viennoise est arrivé à Paris et est allé tout droit trouver le duc d’Otrante. Aussitôt cet émissaire est recherché, arrêté et (naturellement sans que Fouché soit au courant) conduit dans un pavillon de l’Élysée, devant Napoléon. Là on le menace de le fusiller immédiatement et on l’intimide tant et si bien qu’il avoue enfin avoir apporté à Fouché une lettre de Metternich écrite d’une encre sympathique et destinée à préparer une entrevue d’hommes de confiance à Bâle. Napoléon écume de rage : des lettres de ce genre adressées par le ministre de ses ennemis à son propre ministre, c’est là une haute trahison. Et sa première pensée est toute naturelle : arrêter aussitôt le serviteur infidèle et faire saisir ses papiers. Mais ses confidents l’en dissuadent, en lui disant qu’on n’a encore aucune preuve et que, sans nul doute, étant donné la prudence souvent éprouvée du duc d’Otrante, on ne trouvera jamais dans ses tiroirs la moindre trace de ses machinations. Aussi l’empereur décide-t-il d’abord de mettre à l’épreuve le dévouement de Fouché. Il le fait appeler et il lui parle, avec une dissimulation qui ne lui est pas coutumière et qu’il a apprise de son propre ministre, en l’interrogeant sur la situation et en lui demandant s’il ne serait pas possible d’entrer en pourparlers avec l’Autriche. Fouché, sans se douter que le messager a depuis longtemps vendu la mèche, ne parle nullement du billet de Metternich, et l’empereur le congédie avec impassibilité, une impassibilité jouée, – maintenant tout à fait convaincu de la coquinerie de son ministre. Mais, pour le bien prendre, il met en scène (malgré toute son irritation) une comédie raffinée où se retrouvent tous les quiproquos d’une pièce de Molière. Par l’agent on a appris quel était le mot de passe pour l’entrevue avec le représentant de Metternich. L’empereur envoie un de ses hommes, qui doit se faire passer pour celui de Fouché ; il est certain que l’agent autrichien s’ouvrira entièrement à lui, et enfin l’empereur saura non seulement que Fouché l’a trahi, mais encore dans quelle mesure. Le soir même part l’émissaire de Napoléon : dans deux jours Fouché sera démasqué et pris à son propre piège.

Mais aussi prompte qu’elle soit, la main ne suffit pas pour capturer une anguille ou un serpent, vrais animaux à sang froid. La comédie montée par l’empereur a également, comme toute pièce parfaite, une contrepartie, et, pour ainsi dire, une double intrigue. De même que Napoléon a, derrière Fouché, une police secrète, celui-ci, à son tour, possède scribes et mouchards secrets parmi les gens de Napoléon ; ses informateurs ne travaillent pas moins prestement que ceux de l’empereur. Le jour même où l’agent de Napoléon part pour cette mascarade qui doit avoir lieu à l’hôtel des Trois-Rois, à Bâle, Fouché a déjà éventé la mèche ; un des « confidents » de Napoléon lui a découvert la comédie. Et celui qui allait être surpris surprend à son tour son maître, dès le lendemain, lors de son rapport quotidien. Au milieu de l’entretien, il porte soudain le doigt à son front, avec la nonchalance d’un homme à qui a échappé une petite bagatelle tout à fait sans importance :

« Ah ! Sire, j’avais oublié de vous dire que j’ai reçu un billet de M. de Metternich ; j’ai tant de choses importantes qui me préoccupent ! Puis, son envoyé ne m’avait pas remis la poudre pour rendre l’écriture visible et je croyais à une mystification. Enfin je vous l’apporte. »

Alors l’empereur ne peut plus se contenir. « Vous êtes un traître, Fouché, s’écrie-t-il, et je devrais vous faire pendre. »

« Je ne suis pas de l’avis de Votre Majesté », répond froidement le ministre inébranlable et impassible.

Napoléon tremble de rage. De nouveau le Fra Diavolo lui a échappé, par cet aveu qui arrive malheureusement trop tôt. Et l’agent qui, deux jours plus tard, lui rend compte de l’entrevue qui a eu lieu à Bâle n’apporte que peu de choses décisives et beaucoup de nouvelles désagréables. Peu de choses décisives : car il résulte de la conduite de l’agent autrichien que le prudent Fouché a été trop fin pour s’engager d’une manière nette et qu’il s’est borné à jouer à l’insu de son maître son jeu favori, à savoir : tenir dans sa main toutes les possibilités. Mais le messager apporte aussi beaucoup de nouvelles désagréables : les puissances acceptent n’importe quel gouvernement pour la France, sauf celui de Napoléon Bonaparte. L’empereur se mord les lèvres avec colère. Sa force offensive est paralysée. Il a voulu frapper par-derrière le ténébreux Fouché et, au cours de ce duel dans l’ombre, il a reçu lui-même une blessure mortelle.

Le moment opportun est perdu par suite de la parade de Fouché. Napoléon le sait bien : « Je suis persuadé qu’il me trahit, dit-il à ses conseillers, je regrette de ne l’avoir point chassé avant qu’il ne soit venu me découvrir l’intrigue de Metternich ; à présent l’occasion me manque ; il crierait partout que je suis un tyran soupçonneux et que je le suspecte sans motif. » Avec une entière lucidité l’empereur reconnaît son impuissance, mais il continue de lutter jusqu’à la dernière minute pour voir si, malgré tout, il ne pourrait pas attacher à sa cause cet homme à double face, ou bien, une fois, le surprendre.

Il a recours à tous les moyens. Il use de la confiance, de l’amabilité, de l’indulgence et de la discrétion, mais sa forte volonté se heurte inutilement à cette pierre dont toutes les facettes sont aussi froides qu’éblouissantes. On peut briser des diamants ou les jeter, mais jamais les pénétrer. Finalement les nerfs de Napoléon que torture le soupçon se rompent ; Carnot raconte la scène où l’impuissance de l’empereur contre son bourreau se révèle dramatiquement. « Vous me trahissez monsieur le duc d’Otrante, et j’en ai les preuves », s’écrie un jour Napoléon au milieu du Conseil des ministres, en s’adressant à cet homme impassible. Et, saisissant sur la table un couteau d’ivoire, il lui dit : « Prenez plutôt ce couteau et enfoncez-le-moi dans la poitrine, ce sera plus loyal que de faire ce que vous faites. Il ne tiendrait qu’à moi de vous faire fusiller et tout le monde applaudirait à un tel acte de justice. Vous me demandez peut-être pourquoi je ne le fais pas : c’est que je vous méprise, c’est que vous ne pesez pas une once dans mes balances. » On le voit, sa méfiance est devenue de la fureur, ses tourments sont devenus de la haine. Jamais il ne pardonnera à cet homme de l’avoir défié de la sorte, et Fouché le sait. Mais il calcule avec exactitude les maigres possibilités de puissance qui restent à l’empereur. « Dans quatre semaines nous serons débarrassés de ce furieux », dit-il avec clairvoyance et mépris à un ami. C’est pourquoi il ne pense pas du tout à pactiser ; après la bataille décisive, l’un d’eux devra disparaître : Napoléon ou lui. Il sait que Napoléon a annoncé que le premier messager qu’il expédiera après la victoire apportera à Paris la révocation de Fouché et peut-être aussi son arrestation. Et brusquement l’horloge recule de vingt ans, jusqu’en 1793, époque où l’homme également le plus puissant de son temps, Robespierre, disait avec la même résolution que dans quinze jours une tête tomberait, celle de Fouché ou la sienne. Mais depuis lors le duc d’Otrante a pris conscience de sa valeur et, d’un an supérieur, il rappelle à un de ses amis qui le met en garde contre la colère de Napoléon cette menace d’autrefois et il ajoute en souriant : « Mais c’est la sienne qui est tombée. »

Le 18 juin le canon placé devant le dôme des Invalides se met à tonner. La population de Paris tressaille d’enthousiasme : il y a quinze ans qu’elle connaît cette voix d’airain. C’est le signe d’une victoire, d’une bataille victorieuse. Le Moniteur annonce une complète défaite de Blücher et de Wellington. Toutes joyeuses les multitudes déferlent sur les boulevards, aussi animés que le dimanche. L’opinion publique qui, il y a encore quelques jours, était hésitante, manifeste subitement son enthousiasme et sa fidélité à l’empereur. Il n’y a que le thermomètre le plus sensible de tous, la rente, qui ait baissé de quatre points, car chaque victoire de Napoléon signifie la prolongation de la guerre ; il n’y a qu’un homme qui ait peut-être tremblé au fond de lui-même en entendant le son du canon : c’est Fouché. La victoire du despote peut lui coûter la tête.

Mais, ironie tragique ! à la même heure, où à Paris le canon français tire des salves de victoire, le canon anglais écrase à Waterloo les colonnes de l’infanterie et de la Garde et, tandis que la capitale illumine sans se douter de rien, les chevaux de la cavalerie prussienne chassent devant eux, parmi des tourbillons de poussière, tels des brins de paille hachée, les derniers restes de l’armée française en fuite.

Dans son ignorance des événements Paris a encore un deuxième jour plein de confiance. Ce n’est que le 20 juin que filtrent des nouvelles fâcheuses. Pâle, les lèvres crispées, on se passe tout bas de l’un à l’autre des bruits inquiétants. Au Parlement, dans la rue, à la Bourse, dans les casernes partout les gens chuchotent et parlent d’une catastrophe, bien que les journaux se taisent, comme paralysés. Dans la capitale soudain épouvantée tout parle, tremble, grogne, se plaint ou espère.

Il n’y a qu’un homme qui agisse : Fouché. À peine a-t-il appris (naturellement, avant tous les autres) la nouvelle de Waterloo, qu’il ne considère plus Napoléon que comme un cadavre gênant, dont il s’agit de se débarrasser au plus vite ; et aussitôt il prend la bêche pour creuser son tombeau. Il écrit immédiatement au duc de Wellington pour entrer dès la première heure en contact avec le vainqueur. En même temps, avec une prévision psychologique sans pareille, il avertit les députés que le premier acte de Napoléon sera d’essayer de les renvoyer tous chez eux. « Il reviendra plus furieux que jamais et voudra la dictature. » Il faut donc au plus tôt lui mettre des bâtons dans les roues. Le soir même, le Parlement est déjà à l’œuvre. Le Conseil des ministres est gagné, hostile à l’empereur. La dernière possibilité de reprendre le pouvoir est enlevée à Napoléon, et tout cela avant même qu’il ait mis les pieds à Paris. Le maître de l’heure n’est plus Napoléon Bonaparte, mais enfin, enfin, Joseph Fouché.

Tout juste avant l’aube, enveloppé dans le manteau noir de la nuit comme dans un drap mortuaire, un mauvais carrosse (celui de l’empereur a été capturé par Blücher, ainsi que le trésor, l’épée et les papiers de Napoléon) traverse les portes de Paris et se dirige vers l’Élysée. Celui qui, six jours auparavant, écrivait pathétiquement dans la proclamation adressée à son armée : « Pour tout Français qui a du cœur, le moment est arrivé de vaincre ou de périr », n’a pas plus vaincu qu’il n’est mort ; mais à Waterloo et à Ligny soixante mille hommes sont encore tombés pour lui. Maintenant il s’est hâté de rentrer, comme autrefois après l’Égypte et après la Russie, afin de sauver le pouvoir : avec intention il a fait ralentir la marche du carrosse, afin de rentrer dans sa capitale secrètement, sous la protection des ténèbres. Et, au lieu de se rendre tout droit aux Tuileries auprès des représentants du peuple français, dans son palais impérial, il cache ses nerfs brisés dans la demeure plus petite et plus écartée de l’Élysée.

C’est un homme abattu et brisé qui descend de voiture, balbutiant des paroles confuses et incohérentes, cherchant après coup des explications et des excuses à ce qui était inévitable. Un bain chaud détend ses nerfs, puis il appelle son conseil. Inquiets, oscillant entre la colère et la pitié, sous des dehors respectueux ses conseillers écoutent les discours troubles et fiévreux du vaincu, qui parle de nouveau, dans ses divagations, de 100 000 hommes qu’il peut lever, de la réquisition des chevaux de luxe, et qui calcule devant eux (eux qui savent exactement qu’on ne peut plus tirer 100 000 hommes du pays saigné à blanc) que dans quinze jours il pourra opposer de nouveau aux alliés 200 000 hommes. Les ministres et, parmi eux, Fouché, ont le front baissé. Ils savent que de tels discours pleins de fièvre ne sont plus que les dernières secousses d’une monstrueuse volonté de puissance qui, chez ce géant, ne veut pas encore mourir. Exactement comme Fouché l’a prédit, il réclame la dictature, la réunion de tous les pouvoirs militaires et politiques dans une seule main : la sienne, et peut-être qu’il ne demande plus cela que pour que les ministres le lui refusent, afin de leur imputer plus tard, devant l’histoire, la faute d’avoir négligé une dernière possibilité de victoire (le présent connaît des analogies en vue de telles déformations !).

Mais tous les ministres s’expriment avec prudence, chacun d’eux ayant peur de faire du mal, par une dure parole, à cet homme qui souffre et que la fièvre fait presque délirer. Seul Fouché n’a pas besoin de parler, car il a agi d’avance et pris toutes les mesures qu’il faut pour empêcher cette dernière tentative de Napoléon. Avec une curiosité objective, celle du médecin qui observe avec une froideur clinique les dernières et violentes convulsions d’un mourant et qui calcule l’instant où le pouls s’arrêtera et où la résistance se brisera, Fouché écoute sans compassion ces vains discours : pas un mot ne sort de ses lèvres minces et exsangues. Quel poids ont encore ces paroles désespérées d’un homme perdu et abandonné, d’un moribond ? Il sait que, tandis que l’empereur s’enivre ici lui-même, afin d’enivrer aussi les autres de ses véhémentes imaginations, à mille pas de là, aux Tuileries, le Parlement accomplit déjà un acte décisif, avec une logique impitoyable selon la volonté et les ordres de Fouché, qui, enfin, ne connaissent plus d’obstacle.

À vrai dire, lui-même, en cette journée du 21 juin, ne paraît pas à la Chambre des députés, – pas plus qu’au 9 Thermidor. Il a (et cela suffit) dressé dans l’ombre ses batteries, établi les plans de la bataille, choisi pour l’attaque l’homme qu’il faut et la minute opportune, nommé l’adversaire tragique et presque grotesque de Napoléon : La Fayette. Revenu en héros de l’indépendance américaine, plus d’un quart de siècle auparavant, tout jeune et déjà couvert de gloire dans les deux mondes, porte-drapeau de la Révolution, favori de son peuple, La Fayette avait de bonne heure, de trop bonne heure, connu toutes les extases de la puissance. Et puis soudain était venu du néant, de la chambre à coucher de Barras, un petit Corse, un quelconque sous-lieutenant au manteau à demi déchiré et aux souliers éculés, qui en deux ans s’était emparé de tout ce que l’autre avait entrepris et construit, en lui volant sa place et sa gloire ; et ces choses-là ne s’oublient pas. Le gentilhomme blessé rumina sa rancune dans ses terres pendant que l’usurpateur, revêtu du manteau brodé d’empereur, recevait à ses pieds les princes de l’Europe et substituait au despotisme de la noblesse un despotisme nouveau, celui (plus dur encore) du génie. Ce soleil montant toujours plus haut ne projeta aucun rayon, aucune faveur sur la campagne reculée de La Fayette ; et lorsque le marquis vint à Paris avec son costume très simple, le parvenu fit à peine attention à lui : les habits brodés d’or des généraux, les uniformes des maréchaux taillés dans le sang des batailles éclipsèrent sa gloire déjà poussiéreuse. La Fayette était oublié : pendant vingt ans, personne n’avait prononcé son nom. Ses cheveux grisonnèrent : sa taille élancée maigrit et se dessécha et personne ne l’appela ni à l’armée ni au Sénat ; on le laissa dédaigneusement planter des roses et des choux à La Grange. Non, un ambitieux n’oublie pas cela. Et comme, en 1815, le peuple, se rappelant la Révolution, élit de nouveau son représentant, son ancien favori, Napoléon est obligé de lui adresser la parole. La Fayette ne répond que froidement et avec réserve, trop fier, trop honnête, trop sincère pour cacher son inimitié.

Mais maintenant, poussé par Fouché, il s’avance au premier plan et la haine refoulée en lui produit presque l’effet de l’intelligence et de la vigueur. Et l’on entend de nouveau à la tribune la voix du vieux porte-drapeau :

« Lorsque pour la première fois depuis des années j’élève une voix que les vieux amis de la liberté reconnaîtront encore, je me sens appelé à vous parler des dangers de la patrie que vous seuls à présent avez le pouvoir de sauver. »

Pour la première fois depuis longtemps le mot de liberté est prononcé et, à ce moment-là, cela signifie : libération du joug de Napoléon. La proposition de La Fayette écarte d’avance toute tentative faite pour dissoudre la Chambre et pour accomplir encore une fois un coup d’État ; il est décidé avec enthousiasme que la représentation populaire siégera en permanence et considérera comme traître à la patrie celui qui essaierait de la dissoudre.

Il est facile de saisir contre qui est dirigé ce dur message ; à peine lui est-il parvenu que Napoléon sent déjà le coup de poing qui le frappe en plein visage : « J’aurais dû renvoyer ces gens-là avant mon départ, dit-il furieux. Maintenant il n’est plus temps. » En vérité, il est temps encore, il n’est pas trop tard. D’un trait de plume, en abdiquant assez tôt Il pourrait encore conserver à son fils la couronne impériale, et, en ce qui le concerne, la liberté ; il pourrait encore parcourir les mille pas qui séparent l’Élysée de la salle des séances et, dans cette dernière, imposer par sa présence sa volonté à ce troupeau de moutons bêlants ; mais toujours l’histoire universelle présente le même phénomène étonnant, qui veut que précisément les individualités les plus énergiques soient saisies, au moment critique de la décision, d’une étrange indécision, comme d’une paralysie de l’âme. Wallenstein, avant sa chute, Robespierre dans la nuit du 9 Thermidor, – et autant que quiconque les chefs de la dernière guerre, – alors que même la précipitation serait une erreur moindre, firent preuve d’une irrésolution fatale. Napoléon parlemente ; il discute devant ses quelques ministres qui l’écoutent avec indifférence ; justement à l’heure qui doit décider de son avenir, il examine stérilement toutes les fautes du passé ; il accuse, il s’égare ; il recourt à un pathos sincère et théâtral, mais il ne montre aucun courage. Il parle, mais n’agit pas. Et, comme si l’histoire se répétait deux fois au cours d’une même vie, comme si les analogies n’étaient pas toujours les fautes de raisonnement les plus dangereuses en politique, il envoie au Parlement, comme au 18 Brumaire, son frère Lucien pour qu’il le remplace et qu’il essaie de gagner par ses paroles les députés. Mais autrefois Lucien avait à son côté, comme éloquent avocat, la victoire de son frère et des grenadiers aux mains puissantes, des généraux résolus, comme complices. En outre, Napoléon a oublié une chose fatale : c’est qu’entre ces quinze années il y a des millions de morts. Et, quand Lucien monte à la tribune et accuse le peuple français d’abandonner ingratement la cause de son frère, soudain la colère retenue de la nation déçue à l’égard de son bourreau éclate chez La Fayette ; des paroles inoubliables, qui tombent comme des étincelles sur un baril de poudre, brisent d’un coup le dernier espoir de Napoléon :

« Comment ? tonne-t-il en s’adressant à Lucien, vous nous accusez de manquer à nos devoirs envers l’honneur, envers Napoléon ? Avez-vous oublié tout ce que nous avons fait pour lui ? Avez-vous oublié que les ossements de nos enfants, de nos frères, attestent partout notre fidélité, dans les sables d’Afrique, sur les bords du Guadalquivir et du Tage, sur les rives de la Vistule et dans les déserts glacés de la Moscovie ? Depuis plus de dix ans, trois millions de Français ont péri pour un homme qui veut lutter encore aujourd’hui contre l’Europe ! Nous avons assez fait pour lui ; maintenant notre devoir est de sauver la patrie. »

Il semble que le tonnerre des applaudissements unanimes pourrait montrer à Napoléon qu’il est grand temps d’abdiquer volontairement. Mais rien n’est plus difficile sur terre que renoncer au pouvoir. Napoléon hésite et cette hésitation coûte à son fils l’empire et à lui-même la liberté.

Mais voici que Fouché perd patience. Si le gênant personnage ne s’en va pas de son propre mouvement, on l’y contraindra ; il n’y a qu’à placer le levier au bon endroit et son auréole, si colossale soit-elle, s’écroulera. Pendant la nuit il travaille les députés qui lui sont dévoués et, dès le lendemain matin, la Chambre demande avec autorité l’abdication. Cela même pourtant ne paraît pas assez net à celui qui sent bruire dans ses veines les ondes du pouvoir. Napoléon continue de parlementer à droite et à gauche, jusqu’à ce que, sur un signe de Fouché, La Fayette prononce le mot décisif :

« Si l’abdication tarde encore à venir, je proposerai la déchéance ! »

Il n’est donné au maître de l’univers qu’une heure, une seule, pour s’en aller honorablement, une heure à ce puissant de la terre pour renoncer définitivement à la puissance ; mais Napoléon ne l’emploie, tout comme en 1814, à Fontainebleau, que de façon théâtrale, non politique. « Comment ? s’écrie-t-il indigné, de la violence ? Puisque c’est ainsi, je n’abdiquerai pas. La Chambre n’est composée que de Jacobins, d’ambitieux, que j’aurais dû dénoncer à la nation et chasser ! Mais le temps perdu peut se réparer. » En réalité, il veut se faire prier, d’une manière plus pressante encore, pour rendre plus grand son sacrifice et, effectivement, – comme les généraux de 1814, – ses ministres lui parlent maintenant d’une manière pleine d’égards. Seul Fouché se tait. Les nouvelles ne cessent d’arriver ; l’horloge marche, impitoyable. Enfin Napoléon jette un regard vers Fouché, un regard qui, comme les témoins le rapportent, est à la fois ironique et plein de haine brûlante. « Écrivez à ces messieurs, dit-il avec mépris, de se tenir tranquilles, ils vont être satisfaits. » Aussitôt Fouché jette au crayon quelques lignes sur un bout de papier, qu’il envoie à ses meneurs de la Chambre, pour leur dire que le coup de pied de l’âne n’est plus nécessaire, et Napoléon se rend dans une pièce écartée, pour dicter à son frère l’abdication.

Au bout de quelques minutes il revient dans la grande pièce. À qui donner cette feuille, lourde de contenu ? Affreuse ironie : précisément à celui qui a contraint sa plume et qui est là à attendre, immobile comme Hermès, l’implacable messager. Sans une parole, l’empereur lui tend le papier. Sans une parole Fouché prend le document si difficilement obtenu et s’incline.

C’est là sa dernière révérence à Napoléon.

Fouché, duc d’Otrante, n’a pas assisté à la séance de la Chambre : maintenant que l’affaire est décidée, il entre, et gravit lentement les degrés de la tribune, tenant dans sa main la feuille historique. Sans doute, à cette minute a-t-elle tremblé d’orgueil, sa main d’intrigant, fine, mais dure, car il a triomphé, pour la seconde fois, du plus puissant homme de France, et ce 22 juin est pour lui un nouveau 9 Thermidor. Au milieu d’un silence ému, il prononce, tout en restant lui-même froid et impassible, quelques paroles d’adieu à l’adresse de son ancien maître, – fleurs artificielles sur une tombe fraîchement creusée. Mais ensuite plus de sentimentalité ! Si l’on a ôté de force le pouvoir à ce géant, ce n’est pas pour le laisser tomber par terre, à la merci de tout homme habile. Il s’agit à présent de s’en emparer soi-même, il s’agit de profiter de cette minute, attendue depuis des années. C’est pourquoi il propose d’élire un gouvernement provisoire, un Directoire de cinq membres, certain d’avance d’être aujourd’hui, enfin, celui qu’on choisira.

Cette autorité indépendante qu’il a depuis si longtemps désirée menace pourtant encore une fois de lui échapper ; il réussit bien, lors de l’élection, à donner perfidement un croc-en-jambe à son concurrent le plus dangereux, La Fayette, qui, avec sa droiture et ses convictions républicaines, vient précisément de lui rendre le service insigne d’attaquer Napoléon ; mais au premier tour Carnot obtient 324 voix et Fouché 293 seulement, de sorte que la présidence du nouveau gouvernement provisoire revient, incontestablement à Carnot. Dans ce moment décisif, à un pouce à peine du but, Fouché, madré joueur, exécute encore une fois le plus extraordinaire et le plus infâme de ses tours. D’après les chiffres de l’élection la présidence appartient tout naturellement à Carnot ; et lui, Fouché, même dans ce gouvernement, ne serait, comme toujours, que le deuxième, alors qu’enfin il veut être le premier, le chef absolu. Aussi a-t-il recours à une ruse raffinée : à peine le Conseil des Cinq s’est-il réuni, et alors que Carnot veut prendre possession du fauteuil de la présidence auquel il a droit, Fouché propose à ses collègues, comme une chose qui va de soi, de se constituer. « Qu’appelez-vous nous constituer ? » demande Carnot tout étonné. « Mais, répond naïvement Fouché, élire notre président et notre secrétaire. » Et il ajoute aussitôt avec une fausse modestie : « Je vous donne ma voix pour la présidence. » Carnot se laisse duper et répond poliment : « Je vous donne la mienne. » Or deux des membres sont déjà secrètement acquis à Fouché ; ainsi il a trois voix contre deux et avant même que Carnot puisse comprendre comment il a été « roulé », Fouché est installé au fauteuil présidentiel. Après Napoléon et La Fayette, Carnot, lui aussi, a été heureusement éliminé, bien qu’il soit l’homme le plus populaire de France, et à sa place c’est le plus roué de tous, Joseph Fouché, qui se trouve maître des destinées du pays. En cinq jours, du 13 au 18 juin, l’empereur a perdu le pouvoir ; en cinq jours, du 17 au 22 juin, Joseph Fouché s’en est emparé, cessant enfin d’être serviteur, pour la première fois maître tout-puissant de la France, libre, divinement libre, au jeu chéri et troublant de la politique universelle.

Sa première mesure, bien entendu, sera de se débarrasser de l’empereur. Même l’ombre d’un Napoléon oppresse un Fouché et, tout comme Napoléon empereur ne se sentait pas à l’aise tant qu’il savait à Paris cet impénétrable Fouché, celui-ci ne respire pas librement tant qu’il n’y a pas entre lui et le manteau gris quelques milliers de lieues. Il évite de lui parler personnellement : à quoi bon des sentimentalités ? Il se borne à lui dicter par écrit ses ordres, qui sont encore enveloppés d’un mince papier rose de bienveillance. Mais il déchire bientôt cette enveloppe de menue politesse, et il montre impitoyablement au César déchu son impuissance. Il jette carrément au panier une pathétique proclamation que Napoléon adresse à son armée en guise d’adieu, et le lendemain, tout surpris, Napoléon cherche en vain dans le Moniteur ses impériales paroles. Fouché a défendu leur publication. Fouché use d’interdictions frappant l’empereur ! Celui-ci ne peut pas croire à l’audace sans limites avec laquelle son ancien serviteur le traite par-dessous la jambe ; mais, d’heure en heure, avec une impérieuse insistance, il est poussé par ce rude poing, jusqu’à ce qu’enfin il se réfugie à la Malmaison. Cependant, il s’y installe, comme s’il ne devait pas en partir. Il ne veut pas s’en aller, bien que déjà les dragons de l’armée de Blücher s’approchent, bien que Fouché ne cesse de le faire avertir toujours plus brutalement qu’il faut enfin qu’il se résigne et qu’il disparaisse. Mais plus il se sent près de la chute et plus Napoléon s’accroche convulsivement au pouvoir. Finalement, tandis que la voiture qui doit l’emporter est déjà prête dans la cour, il a encore un geste grandiose ; il s’offre, lui, l’empereur, à se mettre à la tête des troupes en qualité de simple général, pour vaincre ou mourir. Mais Fouché, esprit positif, ne prend pas au sérieux ces offres romantiques :

« Cet homme se moque-t-il de nous ? s’écrie-t-il avec colère. Sa présence à la tête de l’armée ne serait qu’un nouveau défi à l’Europe, et le caractère de Napoléon ne permet pas de lui attribuer en aucune façon de l’indifférence pour le pouvoir. »

Il rudoie le général qu’il a placé auprès de Napoléon, en lui demandant comment il peut avoir l’audace de transmettre de tels messages, au lieu de faire filer l’empereur, et il lui ordonne de prendre ses dispositions pour que parte aussitôt ce gênant personnage. Quant à Napoléon, Fouché ne daigne même pas lui répondre. Les vaincus ne valent pas pour lui une once d’encre.

Maintenant il est libre, maintenant il est au but : après la chute de Napoléon, dans sa cinquante-sixième année, Joseph Fouché, duc d’Otrante, est enfin seul et sans frein au sommet de la puissance. Quels détours infinis à travers le labyrinthe d’un quart de siècle ! Ce fils de commerçants, à la figure pâle, est d’abord un pauvre professeur ecclésiastique, portant la tonsure ; puis il s’élève jusqu’à être tribun du peuple et proconsul ; ensuite duc d’Otrante, serviteur d’un empereur, et maintenant enfin il n’est plus serviteur de personne ; il est devenu le seul maître de la France ! L’intrigue a triomphé de l’idée, l’habileté, du génie. Une génération d’immortels autour de lui est descendue dans les ténèbres : Mirabeau est mort. Marat a été assassiné, Robespierre, Desmoulins, Danton ont été guillotinés, son collègue de proconsulat, Collot, a été envoyé aux îles fiévreuses de la Guyane, La Fayette est fini ; tous ses camarades de la Révolution ne sont plus. Tandis que lui maintenant décide du sort de la France librement choisi par la confiance de tous les partis, Napoléon, le maître du monde, sous un pauvre déguisement, se réfugie sur le littoral, avec un faux passeport, qui fait de lui le secrétaire d’un petit général ; Murat et Ney attendent d’être fusillés et les petits rois, faits par la grâce de Napoléon et qui appartiennent à la famille des Bonaparte, errent, les poches vides et sans territoire, de refuge en refuge. Toute la glorieuse génération de ce tournant de l’histoire, qui n’a pas de précédent, est tombée ; Fouché seul s’est élevé, grâce à sa patience tenace, travaillant dans l’obscurité et manœuvrant souterrainement. Maintenant, le ministère, le sénat et la représentation populaire sont malléables comme de la cire dans sa main de maître ; les généraux, d’habitude si autoritaires, tremblant pour leurs pensions, obéissent comme des agneaux au nouveau chef ; la bourgeoisie et le peuple de tout un pays attendent sa décision ; Louis XVIII lui envoie des émissaires, Talleyrand ses compliments ; Wellington, le vainqueur de Waterloo, lui adresse des communications confidentielles ; pour la première fois les fils du destin de l’univers courent librement et délicieusement entre ses doigts.

Il a devant lui une tâche immense : défendre un pays vaincu et brisé contre les ennemis qui approchent, empêcher une résistance pathétique mais inutile, obtenir des conditions acceptables, trouver une juste forme de gouvernement, le souverain approprié, faire sortir du chaos une norme nouvelle, un ordre durable. Il faut pour cela de la maîtrise, une extrême promptitude d’esprit ; et, en vérité, durant ces heures où tout le monde perd son sang-froid, les mesures de Fouché témoignent de la plus grande énergie, et ses plans, qui suivent à la fois des voies doubles et quadruples, sont d’une sûreté étonnante. Il est l’ami de tous, pour duper tout le monde et faire uniquement ce qui lui paraît personnellement opportun et utile. Bien qu’il ait l’air de favoriser, devant le Parlement, le fils de Napoléon, devant Carnot, la république et devant les alliés, le duc d’Orléans, il manœuvre tout doucement dans la direction de l’ancien roi, de Louis XVIII. Insensiblement, par des détours secrets et adroits, et sans que ses plus proches camarades se rendent compte du but où il tend, il navigue, à travers un marais de corruptions, du côté des royalistes et négocie avec les Bourbons pour leur céder le gouvernement qu’on lui a confié, tandis qu’au Conseil des ministres et à la Chambre il continue à jouer au bonapartiste et au républicain. Du point de vue psychologique, sa solution était la seule bonne. Seule une rapide capitulation devant le roi pouvait assurer à la France saignée à blanc, ruinée et inondée de troupes étrangères, des ménagements et une transition s’effectuant sans trop de frictions. Et Fouché est le seul à qui son sens de la réalité permette de comprendre aussitôt cette nécessité. Il réalise son idée, malgré la résistance du Conseil, du peuple, de l’armée, de la Chambre et du Sénat, par sa propre volonté et par ses propres moyens.

Mais, à ce moment-là, Fouché possède toutes les habiletés, sauf (et c’est là son drame !) l’habileté suprême, la plus haute, la plus pure, qui consisterait à s’oublier lui-même et ses intérêts ; cette dernière habileté qui voudrait qu’après ce coup de maître il se retirât, à son âge et dans sa situation : cinquante-six ans, au sommet du succès, dix ou vingt fois millionnaire, estimé et honoré par son temps et par l’histoire. Mais celui qui pendant vingt ans a aspiré au pouvoir, qui pendant vingt ans en a vécu sans en être rassasié, est incapable de se retirer ; tout comme Napoléon, Fouché ne sait pas abdiquer une minute avant qu’on lui donne le coup fatal. Et comme maintenant il n’a plus de maître à trahir, il ne lui reste qu’à se trahir lui-même, qu’à trahir son propre passé. Rendre la France vaincue à son ancien souverain fut à ce moment-là une véritable prouesse, une politique bonne et hardie ; se faire payer cette décision par le pourboire d’un portefeuille de ministre du roi fut une action basse, et plus qu’un crime, une sottise. Or, cet ambitieux, égaré par son ambition, commet cette sottise, simplement pour avoir encore une heure de plus la « main à la pâte » ; c’est pour cette piètre satisfaction qu’il commet sa première gaffe, la plus grande de toutes, le geste irrémissible qui l’avilit pour toujours devant l’histoire. Par sa patience, son adresse, sa souplesse il a monté mille échelons et voici qu’en ployant maladroitement le genou sans aucun motif, une seule fois, il dégringole de cette hauteur.

Pour savoir comment s’effectue la vente du pouvoir à Louis XVIII en échange d’un poste de ministre, nous avons la bonne fortune de posséder un document caractéristique, un des rares qui enregistrent littéralement un entretien diplomatique de Fouché, d’habitude plus prudent. Pendant les Cent-Jours un partisan résolu du roi, le baron de Vitrolles, à Toulouse, avait réuni une armée et combattu Napoléon. Fait prisonnier et amené à Paris, l’empereur avait voulu qu’on le fusillât immédiatement, mais Fouché était intervenu ; il était toujours pour les ménagements, surtout envers des ennemis dont éventuellement on pouvait encore avoir besoin. Aussi s’était-on contenté d’enfermer le baron de Vitrolles dans la prison militaire, en attendant son passage devant le Conseil de guerre. Mais le 23 juin, à peine la femme du prisonnier en danger a-t-elle appris que Fouché est devenu le maître de la France, qu’elle accourt lui demander la libération de Vitrolles. Fouché l’accorde aussitôt, car il tient beaucoup à être dans les bonnes grâces des Bourbons. Dès le lendemain le baron de Vitrolles, le chef royaliste délivré, vient remercier le duc d’Otrante. Alors a lieu l’amical entretien politique suivant entre le chef du gouvernement élu par les républicains et le royaliste juré. Fouché lui dit : « Eh bien ! que comptez-vous faire ? – Je vais me rendre à Gand, ma chaise de poste est à la porte. – C’est ce que vous pouvez faire de mieux. Vous ne seriez pas en sûreté ici. – N’avez-vous rien à me donner pour le roi ? – Oh ! mon Dieu, non ; rien. Dites seulement à Sa Majesté qu’elle peut compter sur mon dévouement, et qu’il ne dépendra pas de moi qu’elle revienne promptement aux Tuileries. – Mais il dépend de vous, ce me semble, que ce soit bientôt. – Moins que vous ne pensez. Les embarras sont grands. Cependant, la Chambre a simplifié la situation. Vous savez, ajouta-t-il en souriant, qu’elle a proclamé Napoléon II ? – Comment, Napoléon II ! – Mais sans doute ; il fallait d’abord passer par là. – Cela, je présume, n’a rien de sérieux. – Vous ne dites pas assez. Plus je réfléchis, et plus je suis persuadé que cela n’a pas le sens commun. Mais vous ne sauriez croire combien il existe de gens qui tiennent à ce nom-là. Plusieurs de mes collègues, Carnot surtout, sont convaincus qu’avec Napoléon II tout est sauvé. – Et combien durera cette plaisanterie ? – Probablement le temps nécessaire de nous débarrasser de Napoléon Ier. – Que ferez-vous ensuite ? – Je ne sais trop… Dans des moments comme ceux-ci, il est difficile de prévoir le lendemain. – Mais si M. Carnot, votre collègue, tient si fort à Napoléon II, il vous sera peut-être moins facile que vous ne le supposez d’échapper à cette combinaison. – Bah ! Vous ne connaissez pas Carnot ! Il suffira, pour le faire changer d’opinion, de proclamer “le peuple français”. Le peuple français, songez donc !…

Et là-dessus tous deux se mettent à rire, le duc d’Otrante, l’élu des républicains, qui se moque de son collègue, et l’émissaire royaliste. Ils commencent déjà à se comprendre.

« – Voilà qui est bien, reprend M. le baron de Vitrolles ; mais j’espère qu’après Napoléon II et le peuple français, vous songerez enfin aux Bourbons ? – Sans doute, répond Fouché ; ce sera alors le tour du duc d’Orléans. – Comment, le duc d’Orléans ! s’écrie M. de Vitrolles au comble de la surprise. Le duc d’Orléans ! mais croyez-vous donc que le roi consente jamais à accepter une couronne ainsi promenée, ainsi descendue ? »

Fouché se contente de se taire et de sourire.

Mais le baron de Vitrolles a déjà compris. Par cet entretien astucieusement ironique et en apparence sans importance Fouché lui a montré ses intentions. Il lui a fait nettement sentir que, s’il le veut, il y aura des difficultés, qu’au lieu du roi Louis XVIII on pourrait proclamer Napoléon II, ou le peuple français, ou le duc d’Orléans, mais que personnellement il ne tient d’une manière spéciale à aucune de ces possibilités et est disposé à les éliminer toutes les trois, au profit de Louis XVIII, si… Ce « si » n’est pas prononcé, mais le baron de Vitrolles a bien deviné la chose, peut-être à un sourire de Fouché, peut-être à un geste. En tout cas, il décide soudain de renoncer à son voyage et de rester à Paris auprès de Fouché, pourvu qu’il puisse correspondre librement avec le roi. Il pose ses conditions : d’abord vingt-cinq passeports pour ses agents à destination de Gand, le quartier général du roi. « Vous en aurez cinquante, cent, autant que vous voudrez », répond avec enjouement le ministre de la Police républicaine au représentant des ennemis de la république. « Enfin, je veux vous voir une fois par jour. – Une fois, ce n’est pas assez ; deux fois, le matin et le soir. »

Alors le baron de Vitrolles peut rester tranquillement à Paris et, sous la protection du duc d’Otrante, négocier avec le roi et lui annoncer que les portes de Paris lui sont ouvertes, si… (voilà le hic) si Louis XVIII consent à prendre en compensation le duc d’Otrante comme ministre dans le nouveau gouvernement royal.

Lorsqu’on propose à Louis XVIII de se faire ouvrir commodément les portes de Paris par Fouché, en lui accordant comme pourboire un poste de ministre, le Bourbon, qui d’habitude a le sang épais, se met à écumer. « Jamais ! », crie-t-il aux premiers qui veulent mettre sur la liste ce nom exécré. Et effectivement, quelle absurde prétention que de lui demander d’accepter dans sa maison un régicide, un de ceux qui ont signé la condamnation à mort de son frère, un prêtre défroqué, un athée farouche et un serviteur de Napoléon ! « Jamais ! », s’écrie-t-il indigné. Mais on connaît par l’histoire ces « jamais » des rois, des politiciens et des généraux : ils sont presque toujours le prélude d’une capitulation. Paris ne vaut-il pas une messe ? Depuis Henri IV, les rois n’ont-ils pas fait de semblables sacrifici dell’inteletto, de tels sacrifices d’esprit et de conscience, pour le pouvoir ? Pressé de tous les côtés, par les courtisans, par les généraux, par Wellington, et surtout par Talleyrand (qui, en sa qualité d’évêque marié, a besoin qu’il y ait à cette cour un épouvantail encore plus noir que lui), Louis XVIII devient peu à peu hésitant. Tous lui assurent qu’il n’y a qu’un homme qui puisse lui ouvrir sans résistance les portes de Paris : Fouché. Il est le seul qui soit capable d’éviter une effusion de sang, car il est l’homme de tous les partis et de toutes les opinions, celui qui a éternellement tenu et de la façon la plus parfaite l’étrier à tous les prétendants à la couronne. Et puis le vieux Jacobin est depuis longtemps devenu un brave conservateur ; il s’est repenti et il a magnifiquement trahi Napoléon. Enfin, pour soulager sa conscience (« Malheureux frère, si vous me voyez, vous m’avez pardonné ! » s’écria-t-il, à ce qu’on raconte), le roi se confesse et se déclare prêt à recevoir secrètement Fouché – secrètement, car à Paris personne ne doit se douter qu’un chef élu du peuple vend son pays pour un poste de ministre et un prétendant au trône son honneur pour une couronne de roi : dans l’ombre, avec comme seul témoin l’évêque renégat, cette affaire, la plus éhontée de l’histoire moderne, est menée à bien entre l’ex-jacobin et celui qui n’est pas encore roi.

C’est à Neuilly que se passe cette scène extraordinaire et fantastique, digne d’un Shakespeare ou d’un Arétin : le roi Louis XVIII, descendant de saint Louis, reçoit l’un des meurtriers de son frère, – Fouché, sept fois parjure, ministre de la République, de la Convention et de l’empereur – pour lui faire prêter serment, son huitième serment de fidélité. Et Talleyrand, ancien évêque devenu républicain, puis serviteur de l’empereur, conduit son camarade. Le boiteux, pour mieux marcher, pose son bras sur l’épaule de Fouché (« le vice appuyé sur le crime », comme Chateaubriand le dit ironiquement), et ainsi les deux athées, les deux opportunistes s’approchent fraternellement de l’héritier de saint Louis. D’abord une profonde révérence. Puis Talleyrand se charge du pénible devoir de proposer au roi comme ministre le meurtrier de son frère. Le sec Fouché est encore plus pâle que d’habitude, lorsqu’il s’agenouille devant le « tyran », devant le « despote », pour prêter serment, baiser la main dans laquelle coule le sang qu’il a aidé à répandre, et jurer au nom du même Dieu dont, à Lyon, il a pillé et profané avec ses hordes les églises. Malgré tout, c’est une chose un peu forte, même pour un Fouché !

C’est pourquoi il est fort pâle, le duc d’Otrante, lorsqu’il quitte la salle d’audience du roi, et c’est au tour de Talleyrand, boiteux, de le soutenir. Il ne dit pas un mot. Même les remarques ironiques de ce cynique évêque en rupture de mitre, – qui disait une messe comme aujourd’hui il joue aux cartes, – ne peuvent l’arracher à son silence pathétique. Dans l’ombre de la nuit, ayant dans sa poche sa nomination de ministre, il rentre à Paris, aux Tuileries, auprès de ses collègues qui ne se doutent de rien, que demain il mettra à la porte et qu’après-demain il bannira (sans doute n’a-t-il pas dû se sentir très à son aise au milieu d’eux). Une fois donc, ce serviteur, le plus infidèle de tous, s’est trouvé libre, mais (merveilleuse réaction du destin !) jamais les âmes subalternes ne peuvent supporter la liberté ; elles se sentent sans cesse poussées à la fuir, pour se réfugier dans une nouvelle servitude. Et ainsi Fouché, qui la veille encore était puissant et indépendant, s’abaisse de nouveau devant un maître ; de nouveau il enchaîne ses mains libres à la galère du pouvoir (en pensant que c’est le gouvernail du Destin). Mais bientôt il portera le signe des galères, la marque du fer rouge.

Le lendemain matin, les troupes coalisées entrent dans Paris. Suivant la convention secrète, elles occupent les Tuileries et enferment carrément les députés. Cela fournit à Fouché, en apparence tout surpris, un prétexte admirable pour proposer à ses collègues de se démettre de leurs fonctions gouvernementales, en manière de protestation contre les baïonnettes. Ils tombent dans le piège de ce geste pathétique et, comme c’est convenu, le trône est soudain vacant ; pendant toute une journée il n’y a pas de gouvernement à Paris. Louis XVIII n’a plus qu’à s’approcher des portes aux acclamations d’un public payé par son nouveau ministre de la Police et il est accueilli avec enthousiasme comme un sauveur : la France est redevenue un royaume.

C’est alors seulement que les collègues de Fouché comprennent avec quelle astuce il les a « roulés ». C’est alors que, par le Moniteur, ils apprennent aussi quel en est son salaire. À ce moment-là, la fureur éclate dans le cœur de l’honnête Carnot, modèle de probité et d’intégrité, mais un peu borné. « Traître, où veux-tu que j’aille ? » demande-t-il avec un mépris hautain au ministre de la Police royaliste fraîchement nommé.

Mais avec le même mépris Fouché lui répond : « Imbécile, où tu voudras. »

Et c’est par ce dialogue typique et laconique des deux anciens Jacobins, derniers survivants du 9 Thermidor, que s’achève le drame le plus étonnant des temps modernes, la Révolution, et son éblouissante fantasmagorie : le passage de Napoléon à travers l’histoire universelle. La période des aventures héroïques est terminée, l’ère de la bourgeoisie commence.

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