III La lutte avec Robespierre

1794

Le 3 avril, Joseph Fouché est informé que le Comité de Salut public lui ordonne de se rendre à Paris pour se justifier ; le 5, il monte en voiture. Seize coups sourds accompagnent son départ, seize déclics de la guillotine qui, pour la dernière fois, accomplit, sur son ordre, son tranchant office. Et encore, ce jour-là, deux toutes dernières condamnations sont prononcées en hâte, deux condamnations très étranges, car les deux attardés du grand massacre, qui doivent cracher leur tête dans le panier (suivant la joviale expression du temps), qui sont-ils donc ? Le bourreau de Lyon et son aide en personne. Ceux-là mêmes qui, sur les ordres de la réaction, ont guillotiné Chalier et ses amis, qui, ensuite, sur les ordres de la Révolution, ont guillotiné, avec sérénité, les réactionnaires par centaines, doivent maintenant passer, eux aussi, sous le couperet. Avec la meilleure volonté, on ne peut découvrir clairement dans les dossiers du tribunal quel crime leur est reproché ; probablement ne sont-ils sacrifiés que pour qu’ils ne puissent raconter aux successeurs de Fouché et à la postérité trop de choses sur Lyon. Les morts sont encore ceux qui gardent le mieux le silence.

Puis la voiture se met en marche. Fouché doit réfléchir à toutes sortes de choses, avant d’arriver à Paris. Du moins, il peut se dire, à titre de consolation, que rien encore n’est perdu ; il a à la Convention plus d’un ami influent, surtout le grand adversaire de Robespierre, Danton : peut-être réussira-t-on à faire échec à cet homme terrible. Mais comment pourrait-il deviner, lui, Fouché, que dans ces heures fatidiques de la Révolution les événements vont beaucoup plus vite que les roues d’une diligence sur la route de Lyon à Paris ; que déjà depuis deux jours son ami intime Chaumette est en prison, que la géante tête de lion de Danton a été la veille poussée par Robespierre sous le couperet de la guillotine, qu’aujourd’hui même Condorcet, le chef spirituel de la droite, erre affamé dans les environs de Paris, et que le lendemain, pour échapper au tribunal, il s’empoisonnera ? Tous ont été abattus par un seul homme et précisément cet homme, Robespierre, est l’ennemi politique le plus acharné de Fouché ; ce n’est qu’à son arrivée à Paris, le 8 au soir, que celui-ci apprend toute l’étendue du péril au-devant duquel il vient d’accourir. Dieu sait combien il a dû peu dormir, la première nuit de son retour à Paris, le proconsul Joseph Fouché !

Dès le lendemain, il se rend à la Convention, attendant avec impatience l’ouverture de la séance. Chose étrange, la vaste salle ne semble pas vouloir se remplir ; la moitié, oui, plus de la moitié des places restent vides. À coup sûr, il doit y avoir plusieurs députés en mission ou occupés ailleurs ; mais quel vide singulier là-bas, à droite, où siégeaient autrefois les chefs, les Girondins, ces magnifiques orateurs de la Révolution ! Où sont-ils donc ? Les vingt-deux plus hardis, Vergniaud, Brissot, Piéton, etc., ont fini sur l’échafaud, ou bien se sont réfugiés dans le suicide, ou encore ont été, dans leur fuite, dévorés par les loups. La majorité a proscrit soixante-trois de leurs amis qui avaient osé les défendre ; d’un seul coup, d’un coup terrible, Robespierre s’est débarrassé d’une centaine de ses adversaires de droite. Mais son poing n’a pas frappé avec moins d’énergie les propres rangs de la « Montagne », Danton, Desmoulins, Chabot, Hébert, Fabre d’Églantine, Chaumette et deux douzaines d’autres, – tous ceux qui s’étaient levés contre sa volonté, contre sa vanité dogmatique, il les a précipités dans la fosse à chaux.

Tous ont été supprimés par cet homme sans apparence, ce petit homme maigre – à la figure terne et bilieuse, au front bas et fuyant, aux yeux myopes couleur d’eau, – qu’avaient caché longtemps derrière elles les silhouettes géantes de ses prédécesseurs. La faux du temps lui a ouvert la voie : depuis que Mirabeau, Marat, Danton, Desmoulins, Vergniaud, Condorcet sont tombés, c’est-à-dire le tribun, l’agitateur, le guide, l’écrivain, l’orateur et le penseur de la jeune république, il est désormais tout cela à lui seul ; il est Pontifex maximus, dictator et triumphator. Fouché regarde avec inquiétude son adversaire, autour duquel maintenant tous les serviles députés se pressent avec un respect ostentatoire et qui accepte ces hommages avec une impassibilité inébranlable ; drapé dans sa « Vertu » qui lui sert de cuirasse, inaccessible, impénétrable, l’Incorruptible parcourt l’arène d’un œil de myope, avec la fière conscience que plus personne maintenant n’osera s’élever contre sa volonté.

Mais quelqu’un l’ose, cependant ; quelqu’un qui n’a plus rien à perdre, Joseph Fouché, et qui demande la parole pour justifier sa conduite à Lyon.

Cette demande de justification devant la Convention est un défi au Comité de Salut public, car ce n’est pas la Convention, mais le Comité, qui désire de lui des explications. Mais lui s’adresse à l’Assemblée des représentants de la nation, comme étant l’instance la plus haute et la seule véritable. L’audace de cette demande est indéniable ; néanmoins, le président lui donne la parole. D’ailleurs Fouché n’est pas le premier venu ; on a cité trop souvent son nom dans cette salle : ses mérites, ses rapports, ses actes ne sont pas encore oubliés. Fouché monte à la tribune et lit un long exposé. L’Assemblée écoute, sans l’interrompre, sans un signe d’applaudissement ou de désapprobation. Même à la fin du discours, pas une main ne bouge, car la Convention est devenue timorée. Une année de guillotine a ôté tout courage moral à ces hommes. Ceux qui, autrefois, s’abandonnaient librement à leur conviction comme à une passion, qui se jetaient bruyamment, hardiment et ouvertement dans la bataille des mots et des idées, n’aiment plus à présent se prononcer. Depuis que, semblable à Polyphème, le bourreau passe dans leurs rangs, tantôt à gauche, tantôt à droite, depuis que la guillotine projette son ombre bleuâtre sur chacune de leurs paroles, ils préfèrent se taire. Chacun se dissimule derrière les autres : chacun louche vers la droite et vers la gauche avant d’oser faire un mouvement ; comme un nuage épais, la peur met sa couleur grise sur leurs figures ; et rien n’avilit plus l’homme, et surtout une masse d’hommes, que la peur de l’invisible.

Aussi, cette fois encore, n’osent-ils exprimer d’opinion : tout, plutôt qu’intervenir dans le domaine du Comité de Salut public, cet invisible tribunal ! La justification de Fouché n’est ni rejetée ni approuvée, mais simplement renvoyée à l’examen du Comité, c’est-à-dire qu’elle échoue sur le rivage que Fouché voulait si soigneusement éviter. Sa première bataille est perdue.

Alors la peur s’appesantit sur sa nuque, à lui aussi. Il s’est risqué trop loin, sans connaître le terrain : mieux vaut tenter une rapide retraite. Plutôt capituler que lutter seul contre le puissant des puissants. Fouché fléchit le genou en signe de repentir ; il baisse la tête. Le soir même, il se rend dans l’appartement de Robespierre pour s’expliquer avec lui, plus précisément pour lui demander pardon.

Personne n’a assisté à cet entretien. On n’en connaît que l’issue, mais on peut le reconstituer en songeant à cette visite que Barras a décrite dans ses Mémoires avec une atroce netteté. Fouché, lui aussi, avant de monter l’escalier de bois de la petite maison bourgeoise de la rue Saint-Honoré où Robespierre affiche sa vertu et sa pauvreté, a dû sans doute subir l’examen des hôtes qui gardaient leur dieu et locataire, comme une proie sacrée. Sans doute Robespierre l’aura-t-il, tout comme Barras, à peine invité à s’asseoir dans la petite pièce étroite, qui n’est vaniteusement ornée que des portraits du dictateur ; sans doute l’aura-t-il reçu debout, froidement, avec un orgueil volontairement blessant, comme un misérable criminel. Car cet homme aimant passionnément la vertu mais épris non moins passionnément et immoralement de sa propre vertu, ne connaît ni indulgence ni pardon pour quiconque un jour a été d’une autre opinion que la sienne. Intolérant et fanatique, Savonarole de la raison et de la « Vertu », il repousse tout pacte et même toute capitulation de ses adversaires ; même là où la politique exigerait impérieusement un compromis, sa dureté haineuse et sa fierté dogmatique l’entravent. Quelles qu’aient été les paroles de Fouché et la réponse de son juge, on ne sait qu’une chose : c’est que l’accueil ne fut pas bon, que ce fut un écrasant, un implacable sermon, une menace froide et nette, « une sentence de mort en effigie ». Et celui qui maintenant descend en tremblant de colère l’escalier de la rue Saint-Honoré, humilié, repoussé, menacé, sait que désormais il n’y a pour sa tête qu’un moyen de salut : c’est que celle de l’autre, celle de Robespierre, tombe avant la sienne dans le panier. Une guerre à mort est déclarée. Le duel commence entre Robespierre et Fouché.

Ce duel entre Robespierre et Fouché est un des épisodes les plus captivants, les plus émouvants, au point de vue psychologique, de l’histoire de la Révolution. Tous deux intelligents, tous deux habiles politiques, ils ont, néanmoins, tous les deux, – celui qui a reçu le défi comme celui qui l’a lancé, – commis la même erreur : ils ne s’apprécient pas à leur juste valeur, il s’en faut de beaucoup, parce qu’ils croient se connaître depuis longtemps. Pour Fouché, Robespierre est toujours l’avocat sec et étriqué qui, dans sa province d’Arras, faisait avec lui, au cercle, de petites plaisanteries, fabriquait de menus vers douceâtres dans le genre de Grécourt et qui, ensuite, a ennuyé de ses discours emphatiques l’Assemblée de 1789. Fouché n’a pas remarqué, ou que trop tard, combien Robespierre, par un travail tenace et persévérant, et grâce à l’envergure de sa mission, est devenu : de démagogue, homme d’État, d’intrigant tortueux, politique à la pensée précise, et de rhéteur, orateur. Presque toujours la responsabilité confère à l’homme de la grandeur : Robespierre a grandi par la conscience qu’il a de sa mission, car il sent qu’au milieu de profiteurs avides et de braillards bruyants le salut de la République est une tâche que le destin lui a confiée, à lui seul. Il considère, comme une mission sacrée pour l’humanité, la nécessité de réaliser précisément sa conception de la république et de la révolution, de la morale et même de la religion. Cette rigidité de Robespierre est à la fois la beauté et la faiblesse de son caractère. Enivré de sa propre incorruptibilité, hypnotisé par son inflexibilité dogmatique, il juge que toute opinion autre que la sienne est, non seulement d’une qualité différente, mais encore une trahison, et voilà pourquoi, avec le geste glacial d’un inquisiteur, il pousse comme hérétiques tous ceux qui pensent autrement que lui, sur ce bûcher d’un nouveau genre qu’est la guillotine. Il est incontestable qu’une grande idée, une idée pure, vit dans Robespierre de 1794. Mais, à proprement parler, cette idée ne vit pas, mais est figée en lui. Elle ne peut se détacher complètement de lui, et il ne peut s’en évader tout à fait (destin de toutes les âmes dogmatiques) et ce manque de chaleur communicative, d’humanité généreuse prive son action d’une force véritablement créatrice. Ce n’est que dans la rigidité qu’est sa puissance, ce n’est que dans la dureté qu’est sa force : la dictature est devenue le sens et la forme de sa vie. Aussi ne peut-il qu’imposer son moi à la Révolution, ou bien sa personnalité est-elle appelée à se briser.

Un tel homme ne supporte aucune contradiction, aucune opinion différente en matière spirituelle, aucune coexistence et encore moins aucune opposition. Il ne peut tolérer les gens que s’ils reflètent, à la façon d’un miroir, ses propres conceptions, tant qu’ils sont ses esclaves spirituels, comme Saint-Just et Couthon ; l’âpreté de son tempérament bilieux élimine inexorablement toute autre personnalité. Mais malheur à ceux qui non seulement ont différé d’opinion avec lui (ceux-là aussi il les a poursuivis), mais qui encore se sont mis en travers de sa volonté, et n’ont pas respecté son infaillibilité. Or, c’est ce qu’a fait Joseph Fouché. Il n’a jamais pris son conseil, il ne s’est jamais incliné devant son ancien ami, il s’est assis sur les bancs de ses ennemis, il a dépassé hardiment les frontières, tracées par Robespierre, d’un socialisme modéré et prudent, il a prêché le communisme et l’athéisme. Jusqu’alors, Robespierre ne s’est pas sérieusement occupé de lui ; Fouché lui paraissait trop insignifiant pour cela. À ses yeux, ce député n’est toujours que le petit professeur ecclésiastique qu’il a connu tout d’abord en soutane et puis comme prétendant à la main de sa sœur, un petit ambitieux misérable devenu infidèle à son Dieu, à sa fiancée et à toutes ses convictions. Il le méprise avec toute la haine naturelle de la rigidité pour la souplesse, de l’intransigeance pour les compromissions, avec la méfiance d’une nature religieuse à l’égard d’une nature incrédule ; mais cette haine ne s’est pas encore manifestée contre la personne de Fouché ; elle s’est manifestée simplement contre le genre dont celui-ci est l’espèce. Il l’a jusqu’alors dédaigneusement ignoré : pourquoi s’occuper d’un pareil intrigant, que l’on peut à chaque instant écraser ? C’est simplement parce qu’il l’a, pendant si longtemps, méprisé que Robespierre s’est contenté d’observer Fouché, sans le combattre sérieusement.

À présent seulement tous deux s’aperçoivent à quel point ils ont mutuellement sous-estimé leur importance. Fouché reconnaît la puissance formidable acquise par Robespierre pendant son absence : toutes les autorités lui sont soumises, l’armée, la police, le tribunal, les comités, la Convention et les Jacobins. Le combattre paraît une folie. Mais Robespierre l’a contraint à la lutte et Fouché sait qu’il est perdu s’il ne triomphe pas. Le désespoir suprême engendre toujours une suprême force et c’est ainsi que, à deux pas de l’abîme, Fouché se dresse soudain contre celui qui le poursuit, comme un cerf, réduit aux abois, sort du dernier fourré pour attaquer désespérément le chasseur.

Robespierre ouvre les premières hostilités. Il ne veut d’abord que donner à cet impertinent une leçon, un avertissement, un coup de pied. L’occasion lui en est fournie par ce célèbre discours du 6 mai où il adjure tous les hommes de pensée de la République de « reconnaître l’existence d’un Être Suprême et l’immortalité comme puissance dirigeante de l’univers ». Jamais Robespierre n’a prononcé un discours plus beau et plus élevé que celui-là, écrit, à ce qu’on prétend, dans la maison de campagne de Jean-Jacques Rousseau : ici le dogmatique devient presque poète et l’idéaliste aux idées vagues se transforme en penseur. Séparer la foi de l’incroyance et aussi de la superstition ; créer une religion qui, se tenant à la fois au-dessus du christianisme usuel adorateur d’images, du vide du matérialisme et de l’athéisme, garde le juste milieu comme Robespierre essaie toujours de le faire dans toutes les questions spirituelles, telle est l’idée fondamentale de ce discours qui, malgré sa phraséologie ampoulée, est animé d’une morale sincère et d’une volonté passionnée d’élever l’humanité. Mais même dans cette sphère supérieure, il ne peut, lui, l’idéologue, s’affranchir du politique ; et même à ces pensées qui sont au-dessus du temps, sa rancune bilieuse et chagrine mêle des attaques personnelles. Il rappelle haineusement les morts qu’il a envoyés à la guillotine, il raille les victimes de sa politique, Danton et Chaumette, comme de méprisables exemples d’immoralité et d’athéisme. Et, brusquement, d’un coup direct au cœur, il se précipite sur le seul des prêcheurs d’athéisme qui ait survécu à sa colère, sur Joseph Fouché : « Dis-nous donc, dis-nous qui t’a donné la mission d’annoncer au peuple que la divinité n’existe pas, toi qui te passionnes pour cette doctrine ? Quel avantage trouves-tu à convaincre l’homme qu’une force aveugle préside à ses destinées, frappe au hasard le crime et la vertu et que son âme n’est qu’un souffle léger qui s’éteint aux portes du tombeau ?… Malheureux sophiste, viens-tu arracher à l’innocence le sceptre de la raison pour le remettre dans les mains du crime, jeter un voile funèbre sur la nature, désespérer le malheur, prévenir le crime, attrister la vertu, dégrader l’humanité ?… Un scélérat, méprisable à ses propres yeux, horrible à ceux d’autrui, sent que la nature ne peut lui faire de plus beau présent que le néant ».

Des applaudissements sans fin accueillent, en un bruit de tonnerre, le discours grandiose de Robespierre. Tout d’un coup la Convention se sent libérée des bassesses de la lutte quotidienne et elle décide à l’unanimité la fête proposée par Robespierre en l’honneur de l’Être Suprême. Seul Joseph Fouché reste muet et se mord les lèvres. Devant un pareil triomphe de l’adversaire on se trouve réduit au silence. Il sait qu’il est incapable de se mesurer ouvertement avec ce maître rhéteur. Muet et pâle, il reçoit ce camouflet en pleine assemblée, mais dans son for intérieur il est résolu à se venger et à rendre la pareille.

Pendant quelques jours, quelques semaines, on n’entend plus parler de lui. Robespierre pense qu’il est fini et que son coup de pied a sans doute suffi à châtier cet impudent. Mais, si l’on ne voit et n’entend Fouché, c’est parce qu’il travaille opiniâtrement, méthodiquement, souterrainement, comme une taupe. Il fait des visites aux membres des comités ; il cherche des connaissances parmi les députés ; il est aimable, obligeant et s’efforce de plaire à chacun. Il se donne surtout du mal auprès des Jacobins, là où la parole souple et habile a beaucoup de poids et où ce qu’il a fait à Lyon lui a valu de la considération. Personne ne sait nettement ce que veut, projette et vise cet homme sans apparence, si occupé, qui se promène partout et partout ourdit le fil de ses intrigues.

Et soudain, tout devient clair, grâce à un événement imprévu de tous et surtout de Robespierre, car, le 18 Prairial, Joseph Fouché est élu, à une grande majorité, président du Club des Jacobins.

Robespierre tressaille : ni lui ni personne ne s’attendait à cela. Ce n’est que maintenant qu’il reconnaît quel adversaire plein d’astuce et d’audace est Fouché. Depuis deux ans il ne lui était plus arrivé de voir un homme ouvertement attaqué par lui oser encore lui résister. Tous avaient aussitôt disparu, à peine son regard les avait-il atteints ; un Danton s’était réfugié dans sa maison de campagne ; les Girondins s’étaient sauvés en province ; les autres restaient dans leurs demeures et ne faisaient plus parler d’eux. Et celui-ci, cet impertinent, que son doigt tendu a marqué comme impur en pleine Assemblée nationale, s’insinue dans le sanctuaire, dans le saint des saints de la Révolution, au Club des Jacobins, et y obtient par ses intrigues la plus haute dignité qui puisse être conférée à un patriote ! Car il ne faut pas oublier quelle énorme puissance morale possède ce club précisément dans la dernière année de la Révolution. L’épreuve la plus décisive et la plus authentique qui garantisse la qualité de patriote, c’est d’être admis au Club des Jacobins et, si l’on en est exclu et chassé, c’est, au contraire, se faire marquer pour la guillotine. Généraux, chefs populaires, hommes politiques, tous inclinent la tête devant ce tribunal, comme devant la plus haute instance, instance presque religieuse, de l’esprit bourgeois. Ce club représente, en quelque sorte, les prétoriens de la Révolution, la garde du corps et la garde sacrée du sanctuaire. Et voilà que ces prétoriens, les plus stricts, les plus sincères et les plus inflexibles des républicains, ont choisi pour chef un Joseph Fouché ! La colère de Robespierre est sans mesure. Car, en plein jour, ce coquin s’est introduit frauduleusement dans son royaume, dans son domaine à l’endroit précis où lui-même accuse ses ennemis et trempe sa propre force dans le cercle des éprouvés ; maintenant, lorsqu’il voudra prononcer un discours, il faudra donc qu’il en demande l’autorisation à Joseph Fouché ! Lui, Maximilien Robespierre, obligé de se soumettre au caprice ou à la mauvaise humeur d’un Joseph Fouché !

Aussitôt il concentre toutes ses forces. Il faut qu’il venge dans le sang cette défaite. Il faut immédiatement chasser cet homme, non seulement de la présidence, mais même de la société des patriotes. Vite il lance à ses trousses quelques citoyens de Lyon qui le mettent en accusation. Et lorsque Fouché, surpris et toujours décontenancé dans une lutte oratoire à découvert, se défend maladroitement, Robespierre lui-même intervient et engage les Jacobins à « ne pas se laisser duper par des trompeurs ». Il réussit presque, par ce premier coup, à renverser Fouché. Mais Fouché a encore dans ses mains la présidence et par là le moyen de clore les débats prématurément. Il met fin à la discussion d’une manière peu brillante et il se réfugie dans l’obscurité pour préparer une nouvelle attaque contre Robespierre.

Mais, maintenant, celui-ci est averti. Il a reconnu la tactique de Fouché ; il sait que cet homme n’accepte pas de combat singulier, mais qu’il bat toujours en retraite afin de méditer secrètement dans l’ombre ses coups perfides. Il ne suffit pas de fustiger cet intrigant opiniâtre et de le vaincre ; il faut le poursuivre jusque dans ses derniers retranchements, l’écraser du pied, l’obliger à exhaler son dernier souffle ; il faut, une fois pour toutes, le rendre inoffensif.

C’est pourquoi Robespierre l’attaque de nouveau. Il renouvelle, aux Jacobins, son accusation publique et demande que Fouché vienne à la prochaine séance pour se justifier. Naturellement, Fouché s’en garde bien. Il connaît sa force et sa faiblesse ; il ne veut pas donner à Robespierre l’occasion d’un triomphe public, il ne veut pas être humilié par lui, face à face, sous les yeux de trois mille hommes. Mieux vaut rester dans l’ombre, mieux vaut se laisser vaincre et gagner du temps, un temps précieux ! C’est pourquoi il écrit avec politesse aux Jacobins que, malheureusement, il est obligé de refuser de présenter sa défense en public ; avant que les deux comités se soient prononcés au sujet de sa conduite, il prie les Jacobins d’ajourner leur jugement sur son compte.

Robespierre bondit sur cette lettre comme sur une proie. Maintenant c’est le moment de le saisir, c’est le moment de l’écraser définitivement. Le discours qu’il prononce alors, le 23 Messidor (11 juillet), contre Joseph Fouché est l’attaque la plus acharnée, la plus violente et la plus bilieuse que Robespierre ait jamais dirigée contre un adversaire.

Dès le premier mot on sent déjà qu’il veut non seulement frapper son ennemi, mais bien l’atteindre mortellement, non seulement l’humilier, mais encore l’exterminer. Il commence avec un calme hypocrite. Il y a encore une vague impartialité lorsqu’il déclare que l’« individu » Fouché ne l’intéresse pas du tout : « J’ai pu être lié avec lui, parce que je l’ai cru patriote. Quand je l’ai dénoncé, c’était moins à cause de ses crimes que parce qu’il se cachait pour en commettre d’autres, et parce que je le regarde comme chef de la conspiration que nous avons à déjouer. J’examine la lettre qui vient d’être lue, et je vois qu’elle est écrite par un homme qui, étant accusé pour ses crimes, refuse de se justifier devant ses concitoyens. C’est le début d’un système de tyrannie : celui qui refuse de répondre à une Société populaire est un homme qui en attaque l’institution. Il est étonnant que celui qui, à l’époque dont je parle, briguait l’approbation de la Société, la néglige lorsqu’il est dénoncé, et semble implorer, pour ainsi dire, les secours de la Convention contre les Jacobins. Craint-il les yeux et les oreilles du peuple ? Craint-il que sa triste figure ne montre que trop visiblement le crime, que trois mille regards fixés sur lui ne découvrent dans ses yeux son âme tout entière, et qu’en dépit de la nature qui les y a cachées on y lise ses pensées ? Craint-il que son langage ne décèle l’embarras et les contradictions d’un coupable ? Un homme sensé doit juger que la crainte est le seul motif de la conduite de Fouché. Or, l’homme qui craint les regards de ses concitoyens est un coupable. J’appelle ici Fouché en jugement ; qu’il réponde et qu’il dise qui, de lui ou de nous, a soutenu plus dignement les droits des représentants du peuple et foudroyé avec plus de courage toutes les factions. » Il continue en le nommant encore un « imposteur vil et méprisable », dont la conduite est l’aveu du crime, et il parle avec de perfides allusions « des hommes dont les mains sont pleines de rapines et de crimes ». Il conclut par ces paroles menaçantes : « Fouché s’est assez caractérisé lui-même. Je ne veux rien ajouter, afin que les conspirateurs sachent une fois pour toutes qu’ils n’échapperont pas à la défiance du peuple. »

Bien que ces paroles annoncent nettement une condamnation à mort, l’assemblée obéit à Robespierre. Et, sans hésiter, elle exclut, comme indigne, son ancien président du Club des Jacobins.

Maintenant Joseph Fouché est marqué pour la guillotine, comme un arbre pour la hache. L’exclusion du Club des Jacobins équivaut à une marque d’infamie, et une accusation de la part de Robespierre, surtout quand elle est aussi acharnée que celle-ci, est, le plus souvent, le signe d’une condamnation certaine. Fouché porte désormais en plein jour sa chemise mortuaire. Chacun attend à tout instant son arrestation, et lui-même plus que les autres. Il y a longtemps qu’il ne couche plus chez lui, par crainte que, la nuit, les gendarmes ne viennent le saisir dans son lit, comme Danton et Desmoulins. Il se cache chez quelques amis courageux, car il faut du courage pour héberger quelqu’un si ouvertement frappé de proscription ; il faut même du courage pour s’entretenir publiquement avec lui. La police du comité de sûreté générale, dirigée par Robespierre, s’attache à chacun des pas de Fouché et rapporte quelles sont ses fréquentations et ses visites. Il est invisiblement cerné, lié dans chacun de ses mouvements et déjà livré au couteau.

En fait, des sept cents députés, Fouché est alors le plus exposé et on ne voit pour lui aucune possibilité d’échapper. Il a encore une fois essayé de se raccrocher quelque part, aux Jacobins, mais le poing féroce de Robespierre l’en a arraché et maintenant sa tête ne tient plus à ses épaules que par un fil. Car que peut-il attendre de la Convention, de ce troupeau de moutons lâches et intimidés, qui bêlent servilement leur « oui », dès que le Comité réclame l’un des leurs pour la guillotine ? Ils ont tous livré sans résistance leurs anciens chefs au Tribunal révolutionnaire, Danton, Desmoulins, Vergniaud, simplement pour ne pas attirer l’attention sur eux par leur résistance ; pourquoi ne livreraient-ils pas Fouché ? Muets, anxieux, consternés, ils sont assis sur leurs bancs, eux qui autrefois étaient si courageux et si passionnés. L’odieux poison de la peur, qui use les nerfs et écrase les âmes, paralyse leur volonté.

Mais le poison possède toujours cette vertu secrète de renfermer son antidote lorsqu’on le distille avec art et qu’on en exprime les forces cachées. C’est ainsi qu’ici aussi, chose paradoxale, la peur qu’inspire Robespierre peut justement devenir le moyen de se débarrasser de sa personne. On ne pardonne pas à un homme qui, pendant des semaines et des mois, vous inspire une crainte permanente et qui, par l’incertitude où il vous tient, ronge l’âme et paralyse la volonté : jamais l’humanité, ou un groupe quelconque, ne peut supporter longtemps la dictature d’un seul sans le haïr. Et cette haine des asservis fermente souterrainement dans tous les milieux. Cinquante, soixante députés qui, comme Fouché, n’osent plus dormir chez eux, se mordent les lèvres lorsque Robespierre passe à côté d’eux ; beaucoup crispent les poings derrière le dos, bien qu’ils acclament ses discours. Plus est longue et sévère la domination de l’Incorruptible et plus augmente l’hostilité que provoque sa volonté puissante avec excès. Peu à peu, il a froissé et offensé tout le monde : la droite, en envoyant les Girondins à l’échafaud, la gauche, en jetant dans le panier de la guillotine les têtes des extrémistes, le Comité de Salut public, en lui imposant sa volonté, les profiteurs, en les menaçant dans leurs affaires, les ambitieux, en leur barrant le chemin, les envieux, par le fait qu’il détient le pouvoir, et les accommodants parce qu’il ne se lie pas avec eux. Si l’on réussissait à concentrer en une seule volonté, en un trait dont la pointe percerait le cœur de Robespierre, cette haine aux cent têtes, cette immense lâcheté éparse, tous seraient sauvés, Fouché, Barras, Tallien, Carnot, tous ses ennemis secrets. Mais pour cela il faudrait d’abord convaincre un grand nombre de ces caractères faibles qu’ils sont menacés par Robespierre ; il faudrait élargir encore la sphère de la crainte et de la méfiance et accroître artificiellement la tension dont il est la cause. Il faudrait faire peser encore davantage sur les nerfs de chacun cette lourdeur de plomb, cette inquiétante incertitude qui se dégage des sombres discours de Robespierre ; il faudrait rendre la terreur plus terrible et l’anxiété plus alarmante ; alors peut-être la masse serait assez courageuse pour attaquer cet homme seul.

C’est ici qu’entre en jeu la véritable activité de Fouché. Depuis la première heure du matin jusqu’à la dernière heure du soir, il va furtivement d’un député à l’autre et parle de nouvelles listes de proscriptions que Robespierre prépare secrètement. Et il murmure à chacun : « Tu es sur la liste », ou bien : « Tu seras de la prochaine charrette. » Et, effectivement, une terreur panique se répand ainsi peu à peu, car devant ce Caton, cet homme d’une incorruptibilité aussi absolue, très rares sont les députés qui ont la conscience complètement pure. L’un a peut-être agi un peu trop librement en matière financière ; l’autre a un jour contredit Robespierre ; le troisième a trop fréquenté les femmes (ce qui est un crime aux yeux de ce républicain puritain) ; le quatrième a peut-être une fois lié amitié avec Danton ou quelque autre des cent cinquante condamnés ; le cinquième a recueilli chez lui un suspect ; le sixième a reçu une lettre d’un émigré. Bref, chacun tremble, chacun considère comme possible une attaque contre soi-même ; aucun ne se sent assez pur pour satisfaire complètement aux exigences exagérées que Robespierre impose à la vertu des citoyens. Et Fouché court toujours d’un homme à l’autre, semblable à la navette d’un métier à tisser, toujours tissant de nouveaux fils, toujours nouant de nouvelles mailles, toujours élargissant le champ d’action de cette toile d’araignée faite de méfiance et de soupçon. Mais c’est un jeu dangereux qu’il joue là, car la toile qu’il tisse est fragile, et un seul mouvement brusque de Robespierre, une parole de trahison peuvent la déchirer.

Ce rôle secret, désespéré, périlleux et souterrain joué par Fouché dans la conjuration contre Robespierre n’a pas été suffisamment mis en relief par la plupart des historiens et souvent même son nom n’est pas cité. L’histoire n’est presque toujours écrite que d’après les apparences, et c’est ainsi que les historiens de ces derniers jours émouvants se bornent d’ordinaire à parler du geste pathétique de Tallien qui brandit à la tribune le poignard dont il veut se percer le cœur, de la brusque énergie de Barras qui convoque les troupes, et du discours accusateur de Bourdon ; bref, ils parlent des comédiens, des acteurs du grand drame qui se déroule le 9 Thermidor et ils oublient Fouché. En fait, pendant ces jours-là, on ne l’a pas vu sur la scène de la Convention. Son travail se faisait dans la coulisse ; c’était la besogne plus difficile du régisseur, du directeur de ce jeu d’une dangereuse témérité. Il a tracé les scènes et marqué le rôle des acteurs ; invisible dans l’ombre, il a fait procéder à la répétition et il a donné les répliques, – dans l’ombre, qui forme toujours sa véritable sphère. Mais, si les historiens ultérieurs ont oublié son rôle, quelqu’un a, dès cette époque, senti clairement son active présence ; c’est Robespierre qui, en plein jour, a sciemment donné à Fouché le nom de « chef de la conspiration ».

En effet, cet esprit méfiant et ombrageux sent qu’en secret quelque chose se prépare contre lui. Il le sent à la résistance qui se produit soudain dans les comités et peut-être encore plus nettement à la politesse et à la servilité exagérées de plus d’un député qu’il sait être de ses ennemis. Robespierre saisit que dans l’ombre on projette quelque coup ; il connaît aussi la main qui guidera ce coup ; il connaît le « chef de la conspiration » et il est sur ses gardes. Ses antennes tâtent prudemment le terrain : une police spéciale, des espions particuliers rapportent à Robespierre, à tout instant, chaque mouvement, chaque rencontre, chaque conversation de Tallien, de Fouché et des autres conjurés ; des lettres anonymes l’avertissent ou l’engagent à se saisir immédiatement de la dictature et à abattre ses ennemis avant qu’ils ne soient rassemblés. Et voici que, pour embrouiller leurs fils et pour leur donner le change, Robespierre revêt soudain le masque de l’indifférence à l’égard de la puissance politique. Il ne vient plus à la Convention ni au Comité de Salut public. Accompagné de son grand terre-neuve, on le voit seul, un livre à la main, se promener les lèvres closes dans les rues ou dans les bois voisins, en apparence simplement occupé de ses chers philosophes et indifférent au pouvoir. Mais le soir, lorsqu’il revient dans sa chambre, il travaille pendant des heures à son grand discours. Il y travaille sans fin et le manuscrit présente d’innombrables modifications et additions, car cet important et décisif discours, par lequel il veut écraser tous ses ennemis à la fois, doit être prononcé à l’improviste et être aussi tranchant qu’une hache, plein d’élans de rhétorique, étincelant d’esprit et aiguisé par la haine. Avec cette arme il veut s’élancer soudain sur ses ennemis surpris, avant qu’ils ne puissent se grouper et s’entendre. Il emploie toutes ses forces pour en affiler le tranchant et pour l’enduire d’un poison mortel : il consacre des jours longs et précieux à ce redoutable travail.

Mais il n’y a plus de temps à perdre, car les rapports des espions annoncent, d’une manière toujours plus pressante, des conciliabules secrets. Le 5 Thermidor une lettre de Fouché tombe entre les mains de Robespierre, lettre adressée à sa sœur et où il est dit mystérieusement :

« Je n’ai rien à redouter des calomnies de Maximilien Robespierre… Dans peu, vous apprendrez l’issue de cet événement qui, j’espère, tournera au profit de la République. »

Donc la chose va éclater « dans peu » : Robespierre est averti. Il fait venir son ami Saint-Just et s’enferme avec lui dans son étroite mansarde de la rue Saint-Honoré. C’est là que sont fixés le jour et la méthode de l’attaque. Le 8 Thermidor, il surprendra et paralysera la Convention par son discours. Et, ensuite, le 9, Saint-Just demandera au Comité de Salut public les têtes de ses ennemis, les têtes des factieux et surtout celle de Joseph Fouché.

La tension n’est plus supportable ; les conjurés sentent aussi qu’il y a des éclairs dans les nues. Mais ils hésitent encore à attaquer l’homme le plus puissant de France, et qui a dans ses mains tous les pouvoirs, la municipalité parisienne et l’armée, les Jacobins et le peuple, ainsi que la gloire et la force d’un nom sans tache. Ils ne se jugent pas encore assez sûrs d’eux-mêmes, assez nombreux, assez résolus, assez hardis, pour affronter à découvert ce géant de la Révolution, et déjà plus d’un esquisse un prudent mouvement de recul, parle de retraite et de réconciliation. La conjuration péniblement échafaudée menace de s’écrouler.

À ce moment, le destin, plus génial que tous les poètes, lance un poids décisif dans l’oscillante balance. C’est justement Fouché qui est choisi pour mettre le feu aux poudres. En ces jours où le traque la meute du désespoir, où le menace à chaque instant le tranchant fulgurant de la hache, il éprouve, en effet, à côté de ses malheurs politiques, une dernière infortune, une infortune suprême dans sa vie privée. Cet homme étrange, qui en public et dans la politique est dur, froid, intrigant et renfermé, est, chez lui, le plus touchant des époux, le plus tendre des pères de famille. Il aime passionnément sa femme, qui est d’une laideur épouvantable, et surtout cette petite fille qu’elle lui a donnée aux jours de son proconsulat et que, de sa propre main, sur la place du marché de Nevers, il a baptisée du nom de « Nièvre ». Ce petit enfant délicat et pâle, qu’il chérit tendrement, tombe soudain gravement malade pendant ces journées de Thermidor ; aux soucis qu’il a pour sa propre vie s’ajoute maintenant l’atroce tourment que lui cause la santé de sa fille. Épreuve cruelle entre toutes : il sait que cet être faible, atteint de la poitrine et qu’il aime tant, se meurt auprès de sa femme, et lui, chassé par Robespierre, il ne peut le veiller puisqu’il est obligé, la nuit, de se cacher chez des étrangers jusque sous les combles. Au lieu de s’occuper de sa fille et de surveiller son souffle déclinant, il faut qu’il coure d’un député à l’autre, les semelles brûlantes ; il est obligé de mentir, de mendier, de conspirer, de défendre sa propre vie. L’esprit troublé, le cœur déchiré, l’infortuné erre ainsi par ces jours torrides de juillet (les plus chauds qu’il y ait eu depuis des années), inlassablement, de gauche à droite, dans les coulisses politiques, et il ne peut assister aux derniers moments de son enfant chérie.

Les 5 et 6 Thermidor, cette épreuve est terminée. Fouché accompagne un petit cercueil au cimetière : l’enfant est morte. De tels malheurs endurcissent. Ayant devant les yeux la mort de son enfant, Fouché ne craint plus la sienne. Une intrépidité nouvelle, celle du désespoir, trempe sa volonté. Et comme maintenant les conjurés hésitent et veulent encore ajourner la lutte, Fouché, qui n’a plus rien à perdre sur terre que sa vie, prononce enfin le mot décisif : « C’est demain qu’il faut frapper. » Et ce mot est dit le 7 Thermidor.

Le matin du 8 Thermidor se lève, journée historique. Dès la première heure, une chaleur de juillet, sans aucun nuage, pèse sur la ville qui ne se doute de rien. Et c’est seulement à la Convention que règne, de bonne heure, une singulière excitation : dans les coins, des députés se groupent et murmurent entre eux ; jamais on n’a vu autant d’étrangers et de curieux dans les couloirs et les tribunes. Il semble qu’un esprit mystérieux anime ces lieux, car le bruit s’est répandu, d’une manière inexplicable, qu’aujourd’hui Robespierre va régler leur compte à ses ennemis. Peut-être quelqu’un a-t-il épié et surpris Saint-Just au moment où il sortait, le soir, de la fameuse chambre close, et l’on connaît trop bien, à la Convention, l’effet de ces consultations secrètes. Ou bien Robespierre de son côté a-t-il été informé des plans belliqueux de ses adversaires ?

Tous les conjurés, tous ceux qui se savent menacés, examinent anxieusement les visages de leurs collègues : l’un d’eux, et lequel, a laissé échapper le dangereux secret. Robespierre va-t-il les devancer, ou bien pourront-ils l’étouffer avant qu’il ne prenne la parole ? Et la masse lâche et incertaine de la majorité, le « Marais », va-t-il les sacrifier ou les protéger ? Chacun est en proie au frisson de l’incertitude. Semblable à la lourdeur du ciel d’un gris de plomb, une inquiétude morale pèse menaçante sur l’assemblée.

Effectivement, la séance à peine ouverte, Robespierre demande la parole. Il est vêtu solennellement, comme pour la fête de l’Être Suprême ; il porte l’habit bleu ciel déjà historique, avec les bas de soie blancs, et lentement, avec une gravité voulue, il monte à la tribune. Mais, cette fois-ci, il n’a plus, comme alors, un flambeau dans les mains ; il a seulement quelque chose de rond, qui ressemble au manche de la hache des licteurs, un gros rouleau de papier : son discours. Savoir que son nom est dans ces feuillets roulés équivaut à la mort ; c’est pourquoi soudain, comme tranchés, les propos et les chuchotements s’arrêtent sur les bancs. Du jardin et des tribunes les députés accourent occuper leurs sièges. Chacun étudie avec angoisse l’expression de cette étroite figure, trop connue. Mais, glacial, renfermé en lui-même, impénétrable à toute curiosité, Robespierre déroule maintenant, avec lenteur, son discours. Avant de commencer sa lecture, de ses yeux de myope, il regarde la salle, afin d’accroître la tension, et son regard, allant de droite à gauche et de gauche à droite, de bas en haut et de haut en bas, enveloppe lentement, froidement, comme une menace, l’assemblée qui a l’air hypnotisée. Ils sont là tous assis : ses quelques amis, le grand nombre des incertains et ces lâches conjurés qui guettent sa perte. Il les regarde les yeux dans les yeux. Il n’y en a qu’un qui échappe à son examen. Un seul de ses ennemis manque en cette heure décisive : Joseph Fouché.

Mais, chose étrange, le nom de cet absent, le nom de Joseph Fouché est le seul qui soit cité dans le débat. C’est précisément à propos de ce nom que s’allume la lutte dernière et suprême.

Robespierre parle longuement avec emphase et d’une manière fatigante ; selon sa vieille habitude, il fait, à plusieurs reprises, tournoyer la hache sur des gens qu’il ne nomme pas ; il parle de conjurations et de conspirations, d’infâmes et de criminels, de traîtres et de machinations, mais il ne cite personne. Il lui suffit de magnétiser l’assemblée : demain Saint-Just portera le coup mortel aux victimes paralysées. Pendant trois heures d’horloge il laisse son discours, vague et souvent creux, se prolonger dans le vide et, lorsqu’il termine enfin, l’assemblée est plus énervée qu’effrayée.

D’abord pas une main ne bouge. Tout le monde est en proie à l’incertitude. Personne ne peut dire si ce silence est une défaite ou une victoire : ce n’est que le débat qui l’indiquera.

Enfin un des satellites de Robespierre demande à la Convention de voter l’impression du discours et, par conséquent, de l’approuver. Personne ne s’y oppose. Lâchement, servilement, et en quelque sorte soulagée en voyant qu’aujourd’hui on ne lui réclame plus de nouvelles têtes, de nouvelles arrestations, la majorité donne son acquiescement. Voici qu’à la dernière minute un des conjurés (son nom appartient à l’histoire), Bourdon (de l’Oise), se dresse et parle contre l’impression du discours. Et cette seule voix délivre toutes les autres. La lâcheté se concentre peu à peu et se solidifie en un courage désespéré ; l’un après l’autre, ils accusent Robespierre de formuler trop peu nettement ses déclarations et ses menaces ; qu’il indique enfin avec précision qui il accuse. Au bout d’un quart d’heure la scène a changé de face ; Robespierre, l’assaillant, en est réduit à se défendre ; il atténue son discours, au lieu de le renforcer, et il déclare qu’il n’a accusé ni visé personne.

À ce moment-là s’élève soudain une voix, celle d’un petit député sans importance, qui lui crie : « Et Fouché ? » Le nom est enfin prononcé, le nom de celui qu’il a déjà flétri une fois comme chef de la conspiration, comme traître à la Révolution. C’est maintenant que Robespierre pourrait et devrait frapper. Mais, chose singulière, tout à fait incompréhensible, il recule : « Je ne veux pas m’en occuper actuellement : je n’écoute que mon devoir… »

Cette réponse évasive fait partie des secrets que Robespierre a emportés avec lui dans la tombe. Pourquoi ménage-t-il son ennemi le plus acharné, alors qu’il sent déjà que c’est là une question de vie ou de mort ? Pourquoi ne l’écrase-t-il pas, pourquoi n’attaque-t-il pas l’absent, le seul absent ? Pourquoi ne libère-t-il pas ainsi tous les autres, qui se sentent inquiets et qui incontestablement sacrifieraient Fouché pour se sauver eux-mêmes ? Ce soir-là, à ce que prétend Saint-Just, Fouché aurait encore une fois essayé de se rapprocher de Robespierre. Était-ce feint ou sincère ? Différents témoins déclarent l’avoir vu, alors, assis sur un banc avec Charlotte Robespierre, son ancienne fiancée : a-t-il réellement cherché à persuader encore une fois cette vieille fille d’intercéder pour lui auprès de son frère ? Avait-il vraiment l’intention, dans son désespoir, pour sauver sa propre tête, de trahir les conjurés ? Ou bien voulait-il, pour donner le change à Robespierre et masquer la conjuration, feindre, auprès de lui, le repentir et le dévouement ? Cet homme à deux faces a-t-il joué, en cet instant, comme il le fera mille fois, un double jeu ? Et l’incorruptible Robespierre, également menacé, était-il disposé à épargner, à cette heure, le plus exécré de ses ennemis pour maintenir simplement son pouvoir ? Ce refus d’accuser Fouché était-il le signe d’une convention secrète, ou bien une échappatoire ?

On ne le sait pas. Autour de la figure de Robespierre plane aujourd’hui encore, après tant d’années, l’ombre d’un secret ; jamais l’histoire ne sondera le fond de cet homme impénétrable. Jamais on ne connaîtra ses dernières pensées ; voulait-il véritablement la dictature pour lui, ou bien la République pour tous ? Voulait-il sauver la révolution, ou en recueillir l’héritage, comme Napoléon ? Personne n’a jamais connu ses pensées les plus secrètes, celles de sa dernière nuit du 8 au 9 Thermidor.

Car c’est sa dernière nuit ; c’est cette nuit-là que tout se décide. Au clair de lune de cette étouffante nuit de juillet luit le spectre de la guillotine. Demain son froid tranchant va-t-il couper la tête de Robespierre ou bien celles du trio Tallien, Barras, Fouché ? Aucun des six cents députés ne va dormir, cette nuit ; les deux partis s’arment pour la lutte finale. Robespierre, au sortir de la Convention, court aux Jacobins ; à la lumière vacillante des flambeaux, il leur lit, tremblant d’émotion, son discours, qui n’a pas eu l’approbation des députés. Des applaudissements insensés l’acclament encore une fois, pour la dernière fois ; mais lui, plein d’un amer pressentiment, ne s’illusionne pas parce que trois mille assistants se pressent autour de lui en criant, et il appelle ce discours son testament. Cependant, son séide, Saint-Just, lutte au Comité, comme un désespéré, jusqu’à l’aube, contre Collot, Carnot et les autres conjurés ; en même temps, dans les couloirs de la Convention se tresse le filet qui le lendemain doit étouffer Robespierre. Deux fois, trois fois, comme la navette sur le métier, les fils vont de droite à gauche, du parti de la Montagne à l’ancienne réaction, jusqu’à ce qu’enfin, à la lumière du matin, ils soient bien tendus pour le pacte solide et indéchirable. C’est ici que, soudain, Fouché reparaît, car la nuit est son élément, l’intrigue sa véritable sphère. Son visage couleur de plomb, que l’anxiété rend encore plus terne, passe comme un spectre dans les salles à demi éclairées. Il murmure, flatte, promet, inquiète, effraie et menace l’un après l’autre et il n’a de cesse que le pacte ne soit conclu. À deux heures du matin, tous les adversaires de Robespierre sont, enfin, décidés à abattre l’ennemi commun. Alors seulement Fouché peut aller se reposer.

Joseph Fouché n’assiste pas non plus à la séance du 9 Thermidor. Mais il peut être tranquille, car son œuvre est achevée, le filet est bien noué, et enfin, la majorité est résolue à ne plus laisser échapper vivant cet homme trop dangereux et trop puissant. À peine Saint-Just, le porte-glaive de Robespierre, commence-t-il le discours mortel qu’il a préparé contre les conjurés, que Tallien l’interrompt, car la veille ils ont pris la décision de ne pas laisser parler ces puissants orateurs que sont Saint-Just et Robespierre. Tous deux doivent être étranglés avant de pouvoir prononcer de discours et lancer des accusations ; et c’est ainsi que maintenant, habilement guidés par le président complaisant, les orateurs s’élancent, l’un après l’autre, à la tribune et, lorsque Robespierre veut se défendre, on étouffe sa voix sous les cris, les hurlements et les trépignements. La lâcheté contenue de six cents âmes inquiètes, la haine et l’envie accumulées depuis des semaines et des mois se jettent maintenant sur l’homme devant qui chacun a tremblé. À six heures du soir tout est décidé, Robespierre est mis hors la loi et conduit en prison ; c’est en vain que ses amis, que les véritables révolutionnaires, qui admirent en lui l’âme dure et passionnée de la République, le délivrent et l’amènent, pour le sauver, à l’hôtel de ville : pendant la nuit, les troupes de la Convention emportent d’assaut cette citadelle de la Révolution et, à deux heures du matin, vingt-quatre heures après la conclusion par Fouché et les siens du pacte destiné à l’abattre, Maximilien Robespierre, – l’ennemi de Fouché et la veille encore l’homme le plus puissant de France, – est étendu, couvert de sang et la mâchoire fracassée, en travers de deux sièges, dans le vestibule de la Convention. Le grand fauve est capturé, Fouché est sauvé. Le lendemain, dans l’après-midi, la charrette se dirige en grinçant vers le lieu de l’exécution. – La Terreur est finie, mais aussi l’esprit enflammé de la Révolution est éteint ; l’ère héroïque est terminée. Maintenant arrive l’heure des héritiers, des chevaliers d’industrie et des profiteurs, des faiseurs de butin et des âmes à double visage, des généraux et des financiers, l’heure de la guilde nouvelle. Maintenant, pouvait-on penser, vient l’heure de Joseph Fouché.

Tandis que la charrette emporte lentement vers la guillotine Maximilien Robespierre et les siens, par la rue Saint-Honoré, en suivant le chemin tragique de Louis XVI, de Danton, de Desmoulins et de six mille autres victimes, les acclamations des curieux retentissent avec enthousiasme. L’exécution est encore une fois devenue une fête populaire ; des drapeaux et des oriflammes flottent aux toits des maisons ; des cris d’allégresse jaillissent de toutes les fenêtres et une vague de joie déferle sur Paris. Lorsque la tête de Robespierre tombe dans le panier, l’immense place fait entendre, tel un coup de tonnerre, un unique son d’allégresse extatique. Les conjurés s’étonnent : Pourquoi le peuple applaudit-il si passionnément à l’exécution de cet homme que, la veille encore, Paris et la France révéraient comme un dieu ? Et Tallien et Barras s’étonnent encore davantage de voir maintenant, à l’entrée de la Convention, une foule tumultueuse les accueillir avec des cris d’admiration, pour avoir tué le tyran et lutté contre la Terreur. Ils s’étonnent. Car, en supprimant cet homme supérieur, ils ont voulu simplement se débarrasser d’un incommode fanfaron de vertus qui surveillait trop étroitement leurs agissements douteux ; mais aucun d’eux n’a songé à laisser la guillotine se rouiller et à mettre fin à la Terreur. Or, ils s’aperçoivent maintenant combien sont devenues impopulaires les exécutions en masse et combien ils peuvent se faire aimer en substituant, après coup, à leur vengeance personnelle, des motifs d’humanité ; c’est pourquoi ils décident, rapidement, de profiter de ce malentendu. Ils prétendront donc désormais que seul Robespierre (car il ne pourra pas leur répondre de sa fosse) a sur la conscience toutes les violences de la Révolution, tandis qu’eux ont toujours été des apôtres de la douceur et opposés à toutes les rigueurs et à toutes les exagérations.

Ce n’est pas l’exécution de Robespierre, mais bien uniquement cette lâche et mensongère position prise par ses successeurs, qui donne au 9 Thermidor son sens historique. Car jusqu’alors la Révolution avait revendiqué pour elle tous les droits et assumé tranquillement toutes les responsabilités ; mais, depuis ce jour-là, elle avoue anxieusement avoir, elle aussi, commis des injustices et ses chefs commencent à la renier. Or, toute foi spirituelle, toute conception de l’univers, dès qu’elle renie son droit inconditionnel, son infaillibilité, est déjà brisée dans sa force la plus intime. Et tandis que les tristes vainqueurs, Tallien et Barras, insultent les cadavres de leurs grands prédécesseurs, Danton et Robespierre, en les qualifiant d’assassins, et s’asseyent avec anxiété sur les bancs de la droite, à côté des modérés, des ennemis secrets de la République, ils trahissent non seulement ainsi l’histoire et l’esprit de la Révolution, mais encore ils se trahissent eux-mêmes.

Chacun s’attend à voir auprès d’eux Fouché, le principal conjuré, l’ennemi le plus acharné de Robespierre. Il a été le plus menacé, le « chef de la conspiration », et aurait pourtant bien droit à la principale part du butin. Mais, chose singulière, Fouché ne s’assied pas avec les autres sur les bancs de la droite, il s’assied à son ancienne place de « la Montagne », auprès des extrémistes et il se renferme dans le silence. Pour la première fois (et l’on s’en étonne), il ne se met pas avec la majorité.

Pourquoi Fouché agit-il d’une manière si indépendante, s’est-on demandé alors et plus tard ? La réponse est simple : c’est parce qu’il pense avec plus d’intelligence et de clairvoyance que les autres, parce que, avec son sens politique supérieur, il juge la situation plus sérieusement que ces faibles têtes de Tallien et de Barras, à qui le danger seul a donné une énergie poussive. L’ancien professeur de physique connaît la loi des forces en mouvement, d’après laquelle une onde ne peut rester immobile dans l’air. Il sait qu’il faut qu’elle avance ou qu’elle recule. Si donc la marche en arrière commence, si maintenant une réaction se produit, elle ne s’arrêtera pas davantage que la Révolution ; elle se déroulera, exactement comme l’autre, jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême, jusqu’à la violence. Mais alors cette alliance hâtivement nouée se rompra forcément et, si la réaction triomphe, tous les pionniers de la Révolution seront perdus. Car, avec les idées nouvelles, changeront aussi, non sans danger, les étalons qui servaient à juger les actions de la veille. Ce qui la veille était considéré comme un devoir républicain et comme une vertu (par exemple, mitrailler mille six cents hommes et piller les églises) passera nécessairement pour un crime et les accusateurs d’hier seront les accusés de demain. Fouché, qui a toutes sortes de choses sur la conscience, ne partage pas l’immense erreur des autres Thermidoriens (ainsi se nomment maintenant les vainqueurs de Robespierre), qui s’accrochent anxieusement à la roue de la réaction ; il sait que cela ne leur servira à rien : une fois que la réaction sera en marche, elle les écrasera tous. Ce n’est que par prudence et par prévoyance que Fouché reste fidèle à la gauche et aux extrémistes, car, il le sent, ce seront précisément les plus hardis qui seront bientôt pris à la gorge.

Et Fouché a raison. Pour se rendre populaires, pour confirmer en eux une humanité qui n’y a jamais existé, les Thermidoriens sacrifient les plus énergiques des proconsuls, ils laissent exécuter Carrier qui a fait noyer six mille hommes dans la Loire, Joseph Lebon, le tribun d’Arras, ainsi que Fouquier-Tinville. Ils rappellent, pour faire plaisir à la droite, les soixante-treize membres de la Gironde qui ont été expulsés, et ils s’aperçoivent trop tard qu’en renforçant ainsi la réaction ils se sont mis eux-mêmes sous sa dépendance. Ils sont obligés maintenant d’accuser docilement leurs propres auxiliaires dans la lutte contre Robespierre, c’est-à-dire Billaud-Varenne et Collot d’Herbois, le collègue de Fouché à Lyon. La réaction menace Fouché toujours de plus près. Cette fois-ci il se sauve encore, en reniant lâchement le rôle qu’il a joué à Lyon (bien qu’il ait signé tous les actes, conjointement avec Collot) et en prétendant non moins faussement qu’il n’a été poursuivi par le tyran Robespierre qu’à cause de sa trop grande modération. Effectivement, cette astuce trompe pour un moment la Convention. Il lui est permis de rester librement sur son siège, tandis que Collot est envoyé à la « guillotine sèche », c’est-à-dire aux îles fiévreuses des Indes occidentales, où il périt au bout de quelques mois. Mais Fouché est trop intelligent pour se sentir en sûreté, après cette première attaque repoussée ; il connaît l’implacabilité des passions politiques ; il sait que la réaction, comme la Révolution, tant qu’on ne lui brise pas les dents, a toujours besoin pour se rassasier de nouvelles victimes ; elle ne s’arrêtera dans sa soif de vengeance que lorsque le dernier des Jacobins aura été jugé et la République anéantie. Ainsi il ne voit qu’un salut pour la Révolution à laquelle il est indissolublement lié par le sang qu’il a répandu : c’est de la renouveler. Et il ne voit qu’un salut pour lui : la chute du gouvernement. De nouveau le plus menacé de tous, exactement comme six mois auparavant, il engage seul contre des forces supérieures une lutte désespérée où sa vie est en jeu.

Chaque fois qu’il s’agit du pouvoir et de sa propre existence, Fouché déploie des efforts étonnants. Il s’aperçoit que par la voie légale on ne peut plus empêcher la Convention de poursuivre les anciens terroristes ; il ne reste aucun autre moyen que celui qui a si souvent été mis à l’épreuve pendant la Révolution : la terreur. Déjà autrefois, lors de la condamnation des Girondins, lors de celle du roi, on avait intimidé les députés lâches et prudents (parmi lesquels Joseph Fouché, qui était alors encore conservateur), en mobilisant la rue contre le parlement, en allant chercher dans les faubourgs les bataillons d’ouvriers avec leur force prolétarienne, avec leur élan irrésistible, et en hissant à l’Hôtel de Ville le drapeau rouge de la révolte. Pourquoi ne pas lancer encore cette vieille garde de la Révolution, les assaillants de la Bastille et les hommes du 10 Août, sur la Convention devenue lâche et, avec l’aide de leurs poings, briser la puissance de celle-ci ? Seul l’effroi de la révolte, de l’irritation prolétarienne pourrait intimider les Thermidoriens : aussi Fouché décide-t-il d’agiter le peuple de Paris, les masses profondes, et de les lancer sur ses ennemis, ses accusateurs.

À vrai dire, Fouché est trop prudent pour aller dans les faubourgs y tenir des discours révolutionnaires et enflammés, ou bien pour distribuer au peuple, comme Marat au péril de sa vie, des pamphlets séditieux. Il n’aime pas à se démasquer ; il recule volontiers devant les responsabilités : son art magistral n’est pas celui du discours bruyant et entraînant, mais celui qui consiste à chuchoter aux oreilles des gens et à se cacher derrière quelqu’un. Et, cette fois encore, il trouve un homme approprié qui, se mettant lui-même en avant avec hardiesse et résolution, le couvrira de son ombre.

À Paris erre alors, proscrit et opprimé, un républicain sincère et passionné, François Babeuf, lequel se fait appeler Gracchus Babeuf. Cœur débordant, mais intelligence médiocre. De basse extraction, cet homme, ancien géomètre et imprimeur, n’a que peu d’idées, des idées primitives, mais qu’il nourrit d’une passion virile et qu’il réchauffe à la flamme d’une conviction véritablement républicaine et socialiste. Avec prudence les républicains bourgeois, et même Robespierre, ont écarté les idées socialistes et parfois communistes de Marat sur la répartition égale de la fortune ; ils ont préféré parler beaucoup, beaucoup, de liberté, beaucoup aussi de fraternité, mais très peu d’égalité, en ce qui concerne l’argent et la propriété. Babeuf reprend les idées de Marat, à demi foulées au pied ; ils les anime de son souffle et les porte, comme un flambeau, à travers les quartiers ouvriers de Paris. Et voici que cette flamme peut soudain jaillir, consumer en quelques heures tout Paris, tout le pays, car, peu à peu, le peuple comprend la trahison que les Thermidoriens, pour leur propre avantage, ont commise à l’égard de sa révolution, la révolution prolétarienne. Or Fouché se cache derrière ce Gracchus Babeuf. Il ne se montre pas publiquement avec lui, bras dessus, bras dessous, mais en secret il lui suggère d’exciter le peuple. Il le décide à écrire des brochures séditieuses et il en corrige lui-même les épreuves. Car, pense-t-il, ce n’est que si les ouvriers se lèvent et si de nouveau les faubourgs s’avancent avec leurs tambours et leurs piques, que cette lâche Convention se ressaisira. Ce n’est que par la terreur, par la crainte et l’intimidation que la République pourra être sauvée ; ce n’est que par une énergique impulsion venue de gauche que cette dangereuse inclination vers la droite pourra être arrêtée. Et cet homme honnête, loyal, et de bonne foi, lui paraît une admirable tête de file pour ce mouvement téméraire, où vraiment il y va de la vie : derrière son large dos de prolétaire on peut se cacher. Quant à Babeuf, qui se pare fièrement des noms de Gracchus et de tribun du peuple, il se sent très honoré d’être conseillé par le célèbre député Fouché. « Oui, se dit-il, il y a encore un républicain honnête, demeuré sur les bancs de la Montagne, et n’ayant pas fait cause commune avec la Jeunesse dorée et les fournisseurs des armées. » Il se laisse conseiller avec plaisir et, secrètement poussé par la main habile de Fouché, se dresse contre Tallien, les Thermidoriens et le gouvernement.

Mais ce bonhomme franc du collier qu’est Babeuf est le seul à qui Fouché fasse illusion. Le gouvernement reconnaît bientôt la main qui charge l’arme contre lui, et en séance publique Tallien accuse Fouché d’être l’inspirateur de Babeuf. Comme toujours, Fouché renie aussitôt son allié (tout comme il l’a fait pour Chaumette, aux Jacobins, et pour Collot, à Lyon) ; non, il ne connaît Babeuf que superficiellement ; il condamne ses exagérations ; bref, il bat en retraite avec la plus grande rapidité. Et de nouveau le contrecoup atteint le chef de file : sans tarder Babeuf sera arrêté et fusillé dans une cour de caserne (c’est toujours un autre qui paie de son sang les paroles et la politique de Fouché).

Cette offensive hardie de Fouché échoue ; il ne fait qu’attirer de nouveau l’attention sur lui, ce qui est mauvais. Car voici qu’on se souvient une fois de plus de Lyon et de la plaine des Brotteaux abreuvée de sang. Sans cesse, avec une énergie redoublée, la réaction suscite des accusateurs, dans les provinces où Fouché a exercé son autorité. À peine a-t-il repoussé péniblement les attaques venues de Lyon que déjà Nevers et Clamecy entrent en lice. Joseph Fouché est accusé à la barre de la Convention toujours plus haut, toujours plus bruyamment, de terrorisme. Il se défend avec astuce, énergiquement et non sans bonheur ; Tallien, son adversaire, s’efforce même maintenant de le protéger, car lui aussi a peur devant la puissance de la réaction et commence à songer à sa propre tête. Mais il est déjà trop tard : le 22 Thermidor 1795, un an et douze jours après la chute de Robespierre, Joseph Fouché, après un long débat, est mis en accusation, pour ses actes de terrorisme. Et le 23 Thermidor son arrestation est décidée. Comme l’ombre de Danton entraîna Robespierre, c’est maintenant l’ombre de Robespierre qui entraîne Fouché.

Mais (et l’habile politique a compté là-dessus avec raison) Thermidor fait partie de la quatrième année de la République, et non plus de la troisième. En 1793, la mise en accusation équivalait à l’ordre d’arrestation et l’arrestation équivalait à la mort : amené la veille au soir à la Conciergerie, on était interrogé dès le lendemain et l’après-midi on se trouvait dans la charrette. En 1794, la main d’acier de l’Incorruptible ne tient plus les rênes du tribunal ; les lois se sont relâchées : on peut se glisser entre elles, si l’on a de la souplesse. Et Fouché ne serait pas Fouché si, ayant déjà été si souvent dangereusement cerné, il ne réussissait à échapper à des filets aussi peu serrés. Par des intrigues et des ruses, il obtient de n’être pas arrêté immédiatement, et qu’on lui laisse le temps d’une riposte, d’une réponse, d’une justification : à cette époque-là, le temps c’était tout. On n’avait qu’à se plonger dans l’obscurité, et l’on était oublié ; on n’avait qu’à rester muet pendant que les autres criaient, et nul ne vous inquiétait. Suivant la célèbre recette de Sieyès, qui pendant toutes les années de la Terreur avait siégé à la Convention sans ouvrir la bouche et qui, lorsqu’on lui demanda ensuite ce qu’il avait fait durant tout ce temps-là, donna en souriant cette réponse géniale : « J’ai vécu », Fouché maintenant, à l’exemple de plus d’un animal, fait le mort, – précisément pour éviter la mort. Pourvu qu’on échappe pendant la courte période de transition, on peut se considérer comme sauvé. Cet homme perspicace a deviné, senti, que toute la magnificence et la puissance de la Convention ne vont durer que quelques mois, quelques semaines.

Joseph Fouché s’en tire ainsi, et, en ce temps-là, c’était beaucoup. À vrai dire, il ne sauve que sa vie, mais ni son titre ni sa situation, car il n’est plus élu à la nouvelle assemblée. Ses prodigieux efforts ont été vains, et c’est inutilement qu’il a dépensé une somme énorme de passion et de ruse, d’audace et de trahison : il ne parvient à sauver que sa vie. Il n’est plus Joseph Fouché de Nantes, représentant du peuple ; il n’est plus professeur à l’Oratoire ; il n’est plus qu’un individu oublié et méprisé, sans titre, sans fortune, sans importance, une ombre misérable qui a besoin de l’ombre pour se protéger.

Et, pendant trois ans, personne en France ne prononcera son nom.

Share on Twitter Share on Facebook