II Le mitrailleur de Lyon

1793

L’un des feuillets les plus sanglants du livre de la Révolution française, la révolte de Lyon, est justement l’un de ceux dont on parle le moins souvent. Et cependant, il n’y avait guère de ville, sans en excepter même Paris, où le contraste social fût aussi tranchant que dans cette capitale industrielle de la France, – alors pays de petite bourgeoisie et de cultivateurs, – que dans cette patrie de la soie. Les ouvriers y forment nettement pour la première fois, au milieu de la Révolution encore bourgeoise de 1792, une masse prolétarienne radicalement opposée à l’esprit royaliste et capitaliste des industriels. Il n’est pas étonnant que sur ce sol fiévreux le conflit prenne les formes les plus sanglantes et les plus fanatiques, aussi bien du côté de la réaction que du côté de la révolution.

Les membres du parti jacobin, la masse des ouvriers et des sans-travail, se groupent autour d’un de ces hommes singuliers que chaque bouleversement historique fait surgir brusquement, d’un de ces esprits absolument purs et chimériques, mais qui font toujours plus de mal avec leur foi et font couler plus de sang avec leur idéalisme que les politiciens réalistes les plus brutaux et les terroristes les plus farouches. C’est toujours, précisément, le croyant pur, l’être religieux et extatique, le réformateur brûlant d’améliorer le monde, qui, avec les desseins les plus nobles, donne l’impulsion aux meurtres et aux maux que lui-même abomine. À Lyon cet homme-là s’appelait Chalier : c’était un ancien prêtre et un ex-commerçant, pour qui la Révolution était devenue un nouveau christianisme, l’authentique, le véritable, et qui s’était attaché à elle avec un amour mystique, prêt à tous les sacrifices. L’avènement de l’humanité à la raison et à l’égalité est déjà, pour ce lecteur passionné de Jean-Jacques Rousseau, l’accomplissement du millénaire du Christ ; son amour ardent et fanatique des hommes voit dans l’incendie universel l’aurore d’une humanité nouvelle et impérissable. Folie touchante : lorsque la Bastille tombe, il porte, dans ses mains nues, une pierre de la forteresse pendant les six jours et les six nuits que dure son retour à pied de Paris à Lyon et il en fait un autel. Il révère comme un dieu, comme une nouvelle pythie, Marat, ce pamphlétaire fumant et ivre de sang. Il apprend par cœur ses discours et ses écrits et, avec ses harangues mystiques et enfantines, il enflamme comme nul autre les ouvriers de Lyon. Instinctivement le peuple devine en lui un amour des hommes ardent et compatissant, et les réactionnaires de Lyon comprennent qu’un tel individu tout de pureté, que guide l’esprit et que rend presque possédé son furieux attachement à l’humanité, est encore plus dangereux que les plus bruyants des fauteurs d’agitations jacobines. C’est à lui que va tout amour, mais c’est contre lui que se concentre toute haine. Aussi, à la première émeute qui se produit dans la ville, incarcère-t-on comme meneur ce fantasque neurasthénique et un tantinet ridicule. Puis, au moyen d’une lettre falsifiée, on échafaude péniblement contre lui une machination et on le condamne à mort, pour servir d’avertissement aux autres extrémistes et pour tenir tête à la Convention de Paris.

Celle-ci, indignée, envoie en vain à Lyon messager après messager, afin de sauver Chalier. Elle met en garde, elle adjure, elle menace la municipalité rebelle. Mais, d’autant plus résolu maintenant à montrer enfin les dents aux terroristes parisiens, le conseil de Lyon écarte souverainement toute intervention. C’est malgré eux qu’on leur a envoyé autrefois l’instrument de la terreur, la guillotine, qu’ils ont laissée se rouiller dans un grenier ; ils veulent donner maintenant une leçon aux défenseurs du système terroriste, en essayant, pour la première fois sur un révolutionnaire, cet outil prétendu humain, de la Révolution. Et justement, parce que la machine n’a pas encore fonctionné, l’exécution de Chalier, par suite de la maladresse du bourreau, devient un supplice cruel et infâme. Trois fois la lame émoussée tombe sans détacher la tête du condamné. Avec horreur le peuple voit le corps de son chef enchaîné et inondé de sang se recroqueviller, encore vivant, sous cette torture abominable, jusqu’à ce qu’enfin le bourreau, d’un coup de sabre compatissant, sépare du tronc la tête du malheureux. Mais cette tête torturée, trois fois déchirée par la hache, deviendra bientôt pour la Révolution un palladium de vengeance et une tête de Méduse pour ses meurtriers.

À la nouvelle de ce crime, la Convention tressaille. Comment ? Une ville française ose braver ouvertement l’Assemblée nationale ? Un défi aussi insolent doit être aussitôt étouffé dans le sang. Mais les autorités lyonnaises savent aussi maintenant à quoi elles doivent s’attendre. Elles passent ouvertement à l’égard de l’Assemblée nationale de l’indocilité à la rébellion ; elles lèvent des troupes, mettent en état les ouvrages de défense contre des citoyens français, et elles se dressent contre l’armée républicaine. Ce sont à présent les armes qui décideront entre Lyon et Paris, entre la réaction et la révolution.

Logiquement, une guerre civile semble, à ce moment-là, un suicide pour la jeune République. Car jamais sa situation n’a été plus en danger, plus compromise, plus désespérée. Les Anglais ont pris Toulon, se sont emparés de la flotte et de l’arsenal ; ils menacent Dunkerque. Les Prussiens et les Autrichiens avancent sur le Rhin et dans les Ardennes ; toute la Vendée est en feu. La lutte et la révolte ébranlent la République, d’une frontière à l’autre. Mais ce sont là aussi les jours véritablement héroïques de la Convention. Guidés par un instinct fatidique et mystérieux qui leur suggère que la meilleure façon de combattre le danger est de se porter au-devant de lui, les chefs de la République, après la mort de Chalier, repoussent tout pacte avec ses bourreaux. Potius mori quam fœdari, plutôt succomber que trahir, plutôt une guerre de plus venant s’ajouter à sept autres qu’une paix révélatrice de faiblesse. Et c’est cet irrésistible élan du désespoir, cette passion illogique et farouche qui a sauvé, au moment du plus grand péril, la Révolution française, comme le sera plus tard la révolution russe (également menacée simultanément à l’ouest, à l’est, au nord et au sud, par les Anglais et les mercenaires du monde entier, et à l’intérieur par les légions de Wrangel, de Denikine et de Koltchak). Il ne sert à rien que la bourgeoisie de Lyon, épouvantée, se jette maintenant ouvertement dans les bras des royalistes et qu’elle confie ses troupes à un général du roi : des fermes et des faubourgs accourent en foule des volontaires et le 9 octobre la deuxième ville de France, rebelle, est emportée d’assaut par les troupes républicaines. Ce jour-là est peut-être le plus fier de la Révolution française. Lorsque, à la Convention, le président se lève solennellement et annonce la capitulation définitive de Lyon, les députés s’élancent de leurs sièges, poussent des acclamations et s’embrassent : pour un instant, toute discorde semble passée. La République est sauvée ; c’est là un magnifique exemple, donné à tout le pays et au monde entier, de la force irrésistible, de la puissance que l’indignation et l’énergie donnent à l’armée populaire et républicaine. Mais la fatalité veut alors que leur courage même inspire aux vainqueurs un désir orgueilleux et tragique de transformer aussitôt ce triomphe en terreur. Il faut que la vengeance soit maintenant terrible, comme l’élan de la victoire. « Il faut donner un exemple montrant que la République française, que la jeune Révolution punit le plus durement ceux qui se sont soulevés contre le drapeau tricolore. » Et ainsi la Convention, apôtre de l’humanité, se déshonore devant le monde entier par un décret d’une folie qui n’a comme exemples que celle des Califes et de Barberousse détruisant Milan tel un vandale. Le 12 octobre, le président de la Convention déroule cette feuille atroce qui renferme tout simplement la proposition de détruire la deuxième ville de France. Ce décret très peu connu, dit littéralement :

« Art. I er . – Il sera nommé par la Convention nationale, sur la présentation du Comité de Salut public, une commission extraordinaire, composée de cinq membres, pour faire punir militairement, et sans délai, les contre-révolutionnaires de Lyon.

Art. II. Tous les habitants de Lyon seront désarmés : Leurs armes seront distribuées sur-le-champ aux défenseurs de la République.

Une partie sera remise aux patriotes de Lyon qui ont été opprimés par les riches et les contre-révolutionnaires.

Art. III. La ville de Lyon sera détruite ; tout ce qui fut habité par les riches sera démoli ; il ne restera que la maison du pauvre, les habitations des patriotes égorgés, ou proscrits, les édifices spécialement affectés à l’industrie, et les monuments consacrés à l’humanité et à l’instruction publique.

Art. IV. Le nom de Lyon sera effacé du tableau des villes de la République. La réunion des maisons conservées portera désormais le nom de « Ville-Affranchie ».

Art. V. – Il sera élevé sur les ruines de Lyon une colonne qui attestera à la postérité les crimes et la punition des royalistes de cette ville, avec cette inscription :

« Lyon fit la guerre à la liberté. Lyon n’est plus. »

Personne n’ose combattre cette proposition insensée, tendant à faire de la deuxième ville de France un amas de décombres. Le courage a depuis longtemps disparu au sein de la Convention, depuis que la guillotine luit, redoutable, sur la tête de tous ceux qui essaient seulement de murmurer les mots de clémence ou de pitié. Intimidée par sa propre crainte, la Convention approuve unanimement ce vandalisme, et Couthon, l’ami de Robespierre, est chargé de l’exécution.

Couthon, le prédécesseur de Fouché, reconnaît aussitôt que c’est une folie et presque un suicide de vouloir détruire la plus grande ville industrielle de France, et ses monuments artistiques, uniquement pour donner aux autres un avertissement. Et, dès le premier moment, il est, quant à lui, bien décidé à saboter sa mission. Pour cela il faut dissimuler habilement. C’est pourquoi Couthon masque son intention secrète d’épargner Lyon sous l’artifice dilatoire consistant à louer d’abord sans mesure le décret insensé ordonnant la destruction complète.

« Citoyens collègues, s’écrie-t-il, la lecture du décret de la Convention nationale du 21 du premier mois (12 octobre) nous a pénétrés d’admiration. Oui, il faut que cette ville soit détruite, et qu’elle serve de grand exemple à toutes les cités qui, comme elle, oseraient tenter de se révolter contre la patrie. De toutes les mesures larges et vigoureuses que la Convention nationale vient de prendre, une seule nous avait échappé : c’est celle de la destruction totale. Mais soyez tranquilles, citoyens collègues ; rassurez la Convention nationale : ses principes sont les nôtres ; sa vigueur est dans nos armes ; son décret sera exécuté à la lettre. »

Cependant, celui qui célèbre ainsi sa mission en paroles lyriques ne songe pas réellement à l’exécuter ; il se contente de mesures théâtrales. De bonne heure paralysé des deux jambes, mais intellectuellement d’une fermeté impitoyable, il se fait porter en litière sur la place publique de Lyon, désigne symboliquement, en les frappant d’un marteau d’argent, les maisons vouées à la destruction et annonce la constitution de tribunaux chargés d’exercer une terrible vengeance. Les esprits les plus échauffés sont ainsi apaisés. Mais en réalité, sous prétexte que les ouvriers manquent, on se borne à envoyer des femmes et des enfants, qui, pour la forme, donnent aux maisons une douzaine de nonchalants coups de pioche et on ne procède qu’à quelques rares exécutions.

Déjà la ville respire, surprise avec bonheur d’une telle douceur inattendue après des proclamations si fulminantes. Mais les terroristes sont vigilants ; ils découvrent peu à peu l’état d’esprit de Couthon, qui est partisan de la clémence, et ils invitent véhémentement la Convention à la violence. Le crâne sanglant et brisé de Chalier est porté à Paris comme une relique ; il est présenté à la Convention avec une pompe solennelle, exposé à Notre-Dame pour exciter la population ; toujours avec plus d’impatience se multiplient contre Couthon le Cunctator de nouvelles protestations prétendant qu’il est trop négligent, trop paresseux, trop lâche, bref qu’il manque d’énergie pour accomplir cette vengeance exemplaire. On veut un véritable révolutionnaire, digne de toute confiance, incapable de ménagements, n’ayant pas peur du sang et osant aller jusqu’au bout, un homme de fer et d’acier. Finalement la Convention cède devant ces bruyantes réclamations ; elle envoie dans la ville infortunée, comme bourreaux, pour remplacer le trop bénin Couthon, les plus résolus de ses tribuns, le fougueux Collot d’Herbois (dont une légende raconte qu’il a été sifflé à Lyon, comme acteur, et qui, par conséquent, est l’homme qu’il faut pour châtier ces bourgeois) et, avec lui, le plus extrémiste de tous les proconsuls, le fameux jacobin et ultra-terroriste Joseph Fouché.

Ce Joseph Fouché, qui est ainsi choisi du jour au lendemain pour cette œuvre de mort, est-il réellement un bourreau, un « buveur de sang », comme on appelait alors les champions de la terreur ? D’après ses paroles, certes, oui. On ne voit guère un proconsul qui se soit comporté dans sa province d’une manière plus active, plus énergique, plus révolutionnaire, plus extrême que Joseph Fouché ; il a réquisitionné sans ménagement, il a pillé les églises, rançonné les riches et étouffé toute résistance. Mais (ce qui le caractérise très bien !) il n’a pratiqué la terreur qu’en paroles, par des ordres et des intimidations, car durant le temps de sa toute-puissance à Nevers et à Clamecy pas une goutte de sang n’a coulé. Tandis qu’à Paris la guillotine cliquette comme une machine à coudre, tandis que Carrier, à Nantes, noie dans la Loire des centaines de suspects, tandis que tout le pays retentit de fusillades, de meurtres et de chasses à l’homme, Fouché dans son district n’a sur la conscience aucune exécution politique. Il connaît (c’est là le leitmotiv de sa psychologie) la lâcheté de la plupart des hommes ; il sait qu’un geste farouche et vigoureux de terreur dispense le plus souvent d’avoir recours à la terreur elle-même, et lorsque plus tard, dans l’épanouissement de la réaction, toutes les provinces se lèveront pour accuser leurs anciens maîtres, les gens de son ressort ne pourront dire qu’une chose : il les a toujours menacés de mort, mais personne n’aura à lui reprocher une exécution effective. On voit ainsi que Fouché, choisi pour être le bourreau de Lyon, n’aime pas le sang. Cet homme froid, sans sensualité, ce calculateur, ce joueur cérébral, moins tigre que renard, n’a pas besoin de l’odeur du charnier pour exciter ses nerfs. Il tempête (tout en restant au fond de lui-même plein de froideur) avec des mots et des menaces, mais jamais il ne réclame réellement des exécutions, par amour du meurtre, sous l’effet du vertige de la puissance. D’instinct et par habileté (non pas par humanité) il respecte la vie humaine, tant que la sienne n’est pas en péril ; il ne menacera jamais les jours ou le destin d’un homme, tant que lui-même ne sera pas menacé dans son existence ou dans ses intérêts.

Voici l’un des mystères de presque toutes les révolutions, le sort tragique de leurs chefs ; aucun d’eux n’aime le sang, et pourtant, la fatalité les oblige à le faire couler. Desmoulins réclame en écumant, à sa table de travail, le tribunal pour les Girondins ; mais, lorsque ensuite, assis dans la salle d’audience, il entend le mot « mort » prononcé contre les vingt-deux hommes qu’il a lui-même traînés devant les juges, il se lève brusquement, blême comme un cadavre, et il se précipite tremblant de désespoir hors de la salle : non, il n’a pas voulu cela ! Robespierre, dont la signature se trouve au bas de milliers de décrets redoutables, a, deux ans plus tôt, à l’Assemblée législative, combattu la peine de mort et stigmatisé la guerre comme un crime ; Danton, bien que créateur du Tribunal révolutionnaire, a laissé son âme pleine de terreur exhaler ce mot désespéré : « Plutôt être guillotiné que guillotineur. » Et Marat lui-même, qui, dans son journal, réclame publiquement trois cent mille têtes, cherche à sauver chaque condamné dès qu’il doit passer sous le couperet. Tous ceux-là, qu’on a représentés plus tard comme des bêtes sanguinaires, comme des meurtriers passionnés s’enivrant de l’odeur des cadavres, tous ceux-là exècrent dans leur for intérieur les exécutions, exactement comme Lénine et les chefs de la Révolution russe ; ils ne veulent d’abord que tenir en échec leurs adversaires politiques par la menace : mais l’approbation théorique du meurtre engendre forcément le meurtre. Le crime des révolutionnaires français n’est donc pas de s’être grisés de sang, mais simplement de paroles violentes : uniquement pour stimuler le peuple et se prouver à eux-mêmes leur propre extrémisme, ils ont commis la folie de créer un jargon sanguinaire et de parler sans cesse à la légère de traîtres et d’échafaud. Ensuite, lorsque le peuple, enivré, saoulé et comme possédé par ces paroles sauvages et furieuses, exige réellement les « mesures énergiques » qu’on lui a représentées comme nécessaires, les chefs n’ont plus le courage de résister : ils deviennent inévitablement guillotineurs, afin de ne pas démentir leurs menaces de guillotine. Ils en arrivent toujours à mettre leurs actes à l’unisson de leurs folles paroles et une terrible course commence, parce que personne n’ose rester en arrière, dans cette chasse à la faveur populaire. Selon la loi inflexible de la pesanteur, une exécution en entraîne une autre : ce qui n’est d’abord qu’un jeu de paroles sanglantes devient une surenchère toujours plus effrénée de têtes humaines ; ce n’est pas par plaisir, pas même par passion et encore moins par une résolution farouche, que des milliers de gens sont sacrifiés, mais, au contraire, par manque de fermeté de la part des politiciens, des hommes de parti qui n’ont pas le courage de s’opposer au peuple : en dernière analyse, c’est par lâcheté. Hélas ! l’histoire universelle n’est pas seulement, comme on la montre le plus souvent, une histoire du courage humain ; elle est aussi une histoire de la lâcheté humaine ; et la politique n’est pas, comme on veut absolument le faire croire, l’art de conduire l’opinion publique, mais bien la façon dont les chefs s’inclinent en esclaves devant les courants qu’eux-mêmes ont créés et orientés. C’est ainsi que naissent toujours les guerres : en jouant avec des paroles dangereuses, en surexcitant les passions nationales ; c’est ainsi que naissent les crimes politiques ; aucun vice, aucune brutalité sur la terre n’a fait verser autant de sang que la lâcheté humaine. Si donc Joseph Fouché, à Lyon, pratique en série le massacre, ce n’est pas par passion républicaine (il ne connaît pas de passion), mais uniquement par crainte de déplaire comme modéré. Toutefois les idées, dans l’histoire, ne sont pas décisives ; ce sont les actes, et il aura beau mille fois se défendre contre l’appellation de cette époque, celle de « mitrailleur de Lyon », elle ne lui en restera pas moins et malgré tout. Et plus tard même le manteau ducal ne pourra pas dissimuler les traces de sang que portent ses mains.

Le 7 novembre, Collot d’Herbois arrive à Lyon et Joseph Fouché le 10. Ils se mettent aussitôt au travail. Mais le comédien sifflé et l’ancien prêtre devenu son assistant font précéder la tragédie véritable d’une courte pièce satirique, qui est peut-être la plus provocante et la plus impudente de toute la Révolution française : une sorte de messe noire célébrée au grand jour. La fête funèbre en l’honneur du martyr de la liberté Chalier est le prétexte de ce débordement d’athéisme. Comme prélude, à huit heures du matin, toutes les églises sont dépouillées de leurs derniers emblèmes religieux ; les crucifix sont arrachés des autels, les nappes et les chasubles sont enlevées ; puis un cortège immense traverse toute la ville, pour se rendre à la place des Terreaux. Quatre Jacobins venus de Paris portent sur une litière recouverte de tapis tricolores le buste de Chalier, complètement submergé de fleurs ; à côté repose une urne, qui contient ses cendres, et, dans une petite cage, une colombe, qui, dit-on, consolait le martyr dans sa prison. Solennels et graves, les trois proconsuls marchent derrière le brancard, dans ce service religieux d’un nouveau genre destiné à attester pompeusement au peuple de Lyon la divinité du martyr de la liberté, de Chalier, le « dieu sauveur mort pour eux ». Mais cette cérémonie fanatique, déjà assez déplaisante par elle-même, une aberration de goût stupide et particulièrement pénible l’avilit encore : une bande bruyante traîne en triomphe, dansant une sorte de danse du scalp, les vases sacrés, les calices, ciboires et images saintes volés dans les églises : derrière trotte un âne, sur les oreilles duquel on a réussi à faire tenir une mitre d’évêque, également dérobée. À la queue du pauvre grison on a attaché un crucifix et la Bible ; ainsi, à la pleine lumière du jour, pour l’ébaudissement d’une populace hurlante, l’évangile se balance à la queue d’un âne et traîne dans la boue du ruisseau.

Enfin des fanfares guerrières annoncent qu’on est arrivé. Sur la grande place où est dressé un autel de gazon, le buste de Chalier et l’urne sont solennellement exposés, et les trois représentants du peuple s’inclinent avec respect devant le nouveau saint. Le comédien de profession qu’est Collot d’Herbois pérore le premier ; puis Fouché parle. Lui qui, à la Convention, a su se taire avec tant de constance, a soudain retrouvé sa voix et, dans une apostrophe emphatique, il élève vers le ciel le buste en plâtre de Chalier : « Chalier, tu n’es plus ! Martyr de la liberté, les scélérats t’ont immolé. Le sang des scélérats est la seule eau lustrale qui puisse apaiser tes mânes, justement irrités ! Chalier, Chalier, nous jurons sur ton image sacrée de venger ton supplice ! Oui, le sang des aristos te servira d’encens. » Le troisième délégué populaire est moins éloquent que le futur aristocrate, le futur duc d’Otrante. Il se borne à baiser humblement le front du buste et à faire retentir à travers la place un sonore « À mort les aristocrates ! »

Après ces trois actes solennels d’adoration, un grand bûcher est allumé. Joseph Fouché, qui il y a peu de temps encore portait la tonsure, regarde gravement, avec ses deux collègues, l’évangile qu’on détache de la queue de l’âne et qu’on jette au feu, où il devient fumée au milieu des flammes qu’alimentent des habits ecclésiastiques, des livres de messe, des hosties et des statues de saints. Ensuite, on fait boire le quadrupède à robe grise dans un calice sacré, pour le récompenser de son concours blasphématoire et, après ces manifestations de mauvais goût, les quatre Jacobins reprennent sur leurs épaules le buste de Chalier et le portent à l’église, où il est posé solennellement sur l’autel, à la place du Christ, qui a été mis en pièces.

Pour perpétuer le souvenir de cette fameuse fête, on frappa les jours suivants une médaille spéciale, aujourd’hui introuvable ; sans doute le duc d’Otrante en racheta-t-il plus tard tous les exemplaires et les fit-il disparaître, ainsi que les livres qui décrivaient trop exactement ces grossières prouesses de la période ultra-jacobine et athée. Lui-même avait une bonne mémoire, mais il eût été par trop incommode et désagréable à Son Excellence Monseigneur le sénateur et ministre du Roi très chrétien que les autres aussi se rappelassent, ou qu’on pût leur rappeler, la messe noire de Lyon.

Si antipathique que soit cette première journée de Joseph Fouché à Lyon, ce n’est toutefois là que du théâtre et une sotte mascarade : il n’y a pas encore de sang versé. Mais, dès le lendemain, les consuls deviennent inaccessibles ; ils s’enferment dans une maison écartée, dont des factionnaires armés interdisent l’entrée à tous ceux qui n’ont pas d’autorisation : la porte est ainsi, symboliquement, barricadée à toute clémence, tout prière, toute indulgence. Un tribunal révolutionnaire est créé, et la lettre de Fouché et de Collot à la Convention annonce, en paroles redoutables, quelle terrible Saint-Barthélemy projettent ces souverains populaires :

« Nous poursuivons, écrivent-ils, notre mission avec l’énergie de républicains qui ont le sentiment profond de leur caractère : nous ne le déposerons point ; nous ne descendrons pas de la hauteur où le peuple nous a placés, pour nous occuper des misérables intérêts de quelques hommes plus ou moins coupables envers la patrie. Nous avons éloigné de nous tous les individus, parce que nous n’avons point de temps à perdre, point de faveur à accorder ; nous ne devons voir et nous ne voyons que la République, que vos décrets qui nous commandent de donner un grand exemple, une leçon éclatante ; nous n’écoutons que le cri du peuple, qui veut que tout le sang des patriotes soit vengé une fois d’une manière prompte et terrible, afin que de nouvelles effusions en soient épargnées à l’humanité. Convaincus qu’il n’y a d’innocent dans cette infâme cité que celui qui fut opprimé et chargé de fers par les assassins du peuple, nous nous défions des larmes du repentir ; rien ne peut désarmer notre sévérité. Nous devons vous le dire, citoyens collègues, l’indulgence est une faiblesse dangereuse, propre à ranimer les espérances criminelles, au moment où il faut les détruire. On l’a provoquée en faveur d’un individu, on l’a provoquée en faveur de tous ceux de son espèce, afin de rendre illusoire l’effet de votre justice… Les démolitions sont trop lentes, il faut des moyens plus rapides à l’impatience républicaine. L’explosion de la mine et l’activité dévorante de la flamme peuvent seules exprimer la toute-puissance du peuple ; sa volonté ne peut être arrêtée comme celle des tyrans : elle doit avoir les effets du tonnerre. »

Ce tonnerre, suivant le programme tracé, tombe le 4 décembre et son écho terrible roule bientôt à travers toute la France. De bon matin soixante-neuf jeunes gens sont tirés des prisons et liés deux par deux. Mais on ne les conduit pas à la guillotine, qui, suivant les paroles de Fouché, travaille « trop lentement » ; on les conduit dans la plaine des Brotteaux, au-delà du Rhône. Deux tranchées parallèles, creusées en hâte, permettent déjà aux victimes de deviner leur sort, et les canons, placés à dix pieds d’eux, indiquent la méthode de massacre en masse qui va être employée. On groupe, on attache ces gens sans défense en un bloc de désespoir humain, qui crie, frémit, hurle et se démène, en opposant une vaine résistance. Un commandement et, des bouches toutes proches des canons, la mitraille crache son plomb haché sur ces grappes humaines tordues par l’angoisse. À vrai dire, cette première salve ne tue pas tout le monde ; quelques-uns n’ont qu’une jambe ou qu’un bras fracassé ; d’autres n’ont que les entrailles à nu ; le hasard a même voulu que certains ne soient pas touchés. Mais, tandis que le sang ruisselle déjà largement dans les fosses, à un deuxième commandement, les cavaliers s’élancent, sabres et pistolets levés, sur les victimes épargnées ; ils tirent et frappent dans ce tas humain qui crie, gémit et tremble, et qui ne peut fuir, jusqu’à ce que le râle de la dernière voix soit étouffé. Pour les récompenser de cette boucherie, on permet ensuite aux bourreaux d’enlever les habits et les chaussures des soixante-neuf suppliciés, dont les corps sont encore chauds, avant qu’on n’enfouisse dans les tranchées leurs cadavres nus et déchiquetés.

Telle est la première des célèbres mitraillades de Joseph Fouché, le futur ministre du roi très chrétien, et le lendemain une proclamation enflammée s’en vante fièrement : « Les représentants du peuple resteront impassibles dans l’accomplissement de la mission qui leur est confiée ; le peuple leur a mis entre les mains le tonnerre de la vengeance, ils ne l’abandonneront que lorsque tous ses ennemis seront foudroyés. Ils auront le courage de traverser les immenses tombeaux des conspirateurs et de marcher sur des ruines, pour arriver au bonheur de la nation et à la régénération du monde. » Le même jour, ce triste « courage » est confirmé d’une façon sanglante par les canons des Brotteaux et sur un troupeau encore plus nombreux. Cette fois-ci, c’est deux cent dix têtes de bétail humain que l’on envoie là-bas, et qui, en quelques minutes, sont abattues par la mitraille et par les salves de l’infanterie. La procédure reste la même ; on décharge seulement, cette fois, les bouchers d’une besogne désagréable ; on les dispense, après un massacre si absorbant, d’être les fossoyeurs de leurs victimes. À quoi bon creuser des fosses pour ces brigands ? On ôte les chaussures sanglantes des pieds crispés, puis on jette simplement les corps, nus et souvent encore palpitants, dans la tombe que sont les flots du Rhône.

Et Joseph Fouché enveloppe du manteau apaisant de paroles lyriques cette horreur épouvantable que ressentent écœurés tout le pays et l’univers entier ! Il célèbre comme une prouesse politique l’infection du Rhône par ces cadavres nus, parce qu’en flottant vers Toulon ils y apportent un témoignage concret de l’implacable et terrible vengeance républicaine : « Il faut, écrit-il, que les cadavres ensanglantés, précipités dans le Rhône, offrent l’impression de l’épouvante et l’image de la toute-puissance du peuple, sur les deux rives, à l’embouchure du fleuve, sous les murailles de l’infâme Toulon, aux yeux des lâches et féroces Anglais. » À vrai dire, à Lyon un tel symbolisme n’est plus nécessaire, car les exécutions suivent les exécutions et les hécatombes les hécatombes. Il salue « avec des larmes de joie » la conquête de Toulon et, en outre, pour célébrer ce jour, il « envoie deux cents rebelles devant la bouche des fusils ». Tout appel à la clémence reste vain. Deux femmes, qui avaient insisté avec trop de passion auprès de ce tribunal de sang pour la libération de leurs maris, sont jetées sous la guillotine ; personne même n’est admis à s’approcher de la maison des commissaires du peuple, pour implorer des adoucissements. Plus les fusils crépitent sauvagement et plus sont énergiques les paroles des proconsuls : « Oui, nous osons l’avouer, nous faisons répandre beaucoup de sang impur, mais c’est par humanité, par devoir… Nous ne trahirons point sa volonté (la volonté du peuple), nous devons partager tous ses sentiments et ne déposer la foudre qu’il a mise entre nos mains que lorsqu’il nous l’aura ordonné par votre organe. Jusqu’à cette époque nous continuerons sans interruption à frapper ses ennemis de la manière la plus éclatante, la plus terrible et la plus prompte. »

Et mille six cents exécutions en quelques semaines prouvent que, cette fois, par exception, Joseph Fouché a dit la vérité.

L’organisation de ces boucheries et les rapports où ils expriment l’enthousiasme qu’ils s’inspirent à eux-mêmes ne font pas oublier à Joseph Fouché et à son collègue l’autre mission, également pénible, que leur a confiée la Convention. Dès le premier jour, ils se plaignent à Paris que la destruction de la ville se soit sous leur prédécesseur accomplie « trop lentement » : « La mine va accélérer la démolition, les mineurs ont commencé à travailler aujourd’hui : sous deux jours les bâtiments de Bellecour sauteront. » Ces façades célèbres, commencées sous Louis XIV et édifiées par un élève de Mansart sont, parce que les plus belles, destinées à tomber les premières. Avec brutalité les habitants de ces maisons sont expulsés et des centaines de sans-travail, hommes et femmes, abattent, en quelques semaines de destruction insensée, ces magnifiques œuvres d’art. La malheureuse ville retentit à la fois de soupirs et de gémissements, de coups de canon et d’écroulements de maçonneries ; pendant que le « Comité de justice » abat les hommes et le « Comité de démolition » les maisons, le « Comité des subsistances » opère sans ménagements la réquisition des vivres, des étoffes et des objets de valeur. Chaque demeure est fouillée de la cave au grenier, pour y chercher les hommes qui s’y cachent et les choses précieuses peut-être dissimulées ; partout règne la crainte de ces deux hommes, qui restent invisibles et inaccessibles, dans leur maison gardée par des sentinelles : Fouché et Collot. Déjà les plus beaux palais sont détruits, les prisons, bien que sans cesse remplies de nouveau, à moitié vides, les magasins dépouillés de tout et la plaine des Brotteaux abreuvée du sang de mille êtres humains, lorsque enfin quelques citoyens intrépides (ils risquent leurs têtes !) se décident à courir à Paris et à remettre à la Convention une supplique demandant qu’elle veuille bien ne pas faire raser toute la ville.

Il va de soi que le texte de cette supplique est très prudent et même flagorneur ; eux aussi commencent lâchement par une révérence, et ils célèbrent ce décret d’Érostrate comme une chose « que semble avoir dictée le génie du sénat romain ». Ce n’est qu’ensuite qu’ils demandent « grâce pour le repentir sincère, pour la faiblesse égarée ; grâce même, nous l’osons dire, pour l’innocence méconnue ».

Mais les consuls ont été informés de cette accusation masquée, et Collot d’Herbois, le plus éloquent, file en poste à Paris, afin de parer le coup à temps. Le lendemain il a l’audace de célébrer encore, à la Convention et aux Jacobins, les exécutions en masse, au lieu de les excuser, comme une forme de « charité ». « C’est que, dit-il, pour délivrer l’humanité du spectacle déplorable de tant d’exécutions difficiles, vos commissaires avaient cru possible de détruire en un seul jour tous les conspirateurs jugés. Ce vœu, provoqué par la véritable sensibilité, jaillira naturellement du cœur de tous ceux qui auront une pareille mission à remplir. » Et aux Jacobins, il manifeste un enthousiasme encore plus ardent pour le nouveau système « humanitaire ». « Nous en avons fait foudroyer deux cents d’un coup ; et on nous en fait un crime ! Ne sait-on pas que c’est encore là une marque de sensibilité ? Lorsque l’on guillotine vingt coupables, le dernier exécuté meurt vingt fois, tandis que ces deux cents conspirateurs périrent ensemble. » Et, effectivement, ces phrases usées, puisées hâtivement dans le répertoire sanglant du jargon révolutionnaire, font impression ; la Convention et les Jacobins approuvent les explications de Collot, et donnent par là aux proconsuls carte blanche pour continuer les exécutions. Le même jour Paris célèbre l’admission des restes de Chalier au Panthéon, honneur qui jusqu’alors n’avait été accordé qu’à Jean-Jacques Rousseau et à Marat ; et sa concubine reçoit, comme celle de Marat, une pension. Ainsi le martyr est érigé publiquement en saint national, et tout acte de violence de Fouché et de Collot approuvé comme une juste vengeance.

Néanmoins, une certaine incertitude s’est emparée des deux commissaires, car la situation périlleuse qui règne à la Convention, l’oscillation entre Danton et Robespierre, entre la modération et la terreur, exigent un redoublement de prudence. Aussi décident-ils de se partager les rôles : Collot d’Herbois restera à Paris, pour surveiller l’état des esprits dans les comités et à la Convention et pour étouffer par avance, grâce à la brutalité de sa véhémence oratoire, toute attaque possible, tandis que la continuation des massacres restera confiée à l’« énergie » de Fouché. C’est là un fait important à constater : dès lors Joseph Fouché a été seul à commander, disposant d’une autorité sans limites ; car il a plus tard essayé adroitement de mettre toutes les violences sur le compte de son collègue plus franc, mais les faits montrent que, même à l’époque où il était seul, la faux n’a pas été moins meurtrière. Cinquante-quatre, soixante, cent hommes par journée sont massacrés ; même en l’absence de Collot, des murs sont abattus, des maisons sont rançonnées, les prisons sont vidées par les exécutions, et toujours Joseph Fouché vante hautement ses propres actes en paroles d’un enthousiasme sanglant : « Les jugements de ce tribunal peuvent effrayer le crime ; mais ils rassurent et consolent le peuple qui les entend et qui les applaudit. C’est à tort qu’on pense nous faire les honneurs d’un sursis : nous n’en avons point accordé. »

Mais soudain (que s’est-il passé ?) Fouché change de ton. Avec son flair subtil il sent de loin que, à la Convention, le vent a dû subitement souffler d’un autre côté, car, depuis quelque temps, ses bruyantes fanfares d’exécutions ne trouvent que peu d’écho. Ses amis jacobins, ses compagnons d’athéisme, les Hébert, les Chaumette, les Ronsin sont brusquement devenus muets, – tout à fait muets et pour toujours, car, à l’improviste, l’implacable main de Robespierre les a saisis à la gorge. Balançant toujours adroitement entre les extrémistes de la violence et ceux de la douceur, prenant ses coudées franches tantôt à droite, tantôt à gauche, ce tigre moral, sortant soudain de l’obscurité, s’est jeté sur les ultra-révolutionnaires ; il a fait décider que Carrier, qui avait organisé à Nantes des noyades aussi radicales que les fusillades de Fouché à Lyon, serait appelé à rendre des comptes devant l’Assemblée. À Strasbourg, il a fait expédier à la guillotine, par son âme damnée Saint-Just, le féroce Euloge Schneider ; il a publiquement traité de sottises et interdit à Paris les spectacles populaires d’athéisme, pareils à ceux que Fouché a donnés en province et à Lyon. Et, comme toujours, les députés inquiets suivent craintivement et docilement ses ordres.

La peur que Fouché a éprouvée autrefois le saisit de nouveau ; ne plus être du côté de la majorité. Les terroristes sont abattus ; pourquoi donc rester encore terroriste ? Vite, il faut se rallier aux modérés, à Danton et à Desmoulins, qui, maintenant, réclament un « tribunal de clémence » ; il faut vite changer son manteau d’épaule suivant la nouvelle direction du vent. Soudain, le 6 février, il ordonne d’arrêter les mitraillades et ce n’est qu’en hésitant que la guillotine (dont il a prétendu dans ses factums qu’elle travaille trop lentement) exerce son office : tout au plus deux ou trois misérables têtes par jour, ce qui est véritablement une bagatelle, en comparaison des précédentes fêtes nationales de la plaine des Brotteaux. Par contre, il dirige brusquement toute son énergie contre les extrémistes, contre les organisateurs de ses propres fêtes et les exécuteurs de ses propres commandements : le Saül révolutionnaire devient soudain un saint Paul humanitaire. Il se dresse carrément contre le parti opposé, il voit dans les amis de Chalier une « arène d’anarchistes et de révoltés » ; il dissout brusquement une ou deux douzaines de comités révolutionnaires. Et il se produit alors quelque chose de très remarquable : la population de Lyon angoissée et mortellement effrayée voit, tout à coup, son sauveur dans Fouché, le héros des mitraillades. Et les révolutionnaires de Lyon, à leur tour, écrivent une série de lettres furieuses, l’accusent de tiédeur, de trahison et d’« oppression des patriotes ».

Ces volte-face hardies, ces façons sans pudeur de passer en plein jour dans le camp adverse, cette manière de se réfugier auprès du vainqueur sont le secret de Fouché, dans les luttes de la Révolution. Elles seules lui ont sauvé la vie. Il a misé sur les deux tableaux. Si, maintenant, il est accusé à Paris de clémence excessive, il peut se prévaloir du millier de tombes et des façades détruites de Lyon. Si, au contraire, on l’accuse d’être un massacreur, il peut mettre en avant les accusations des Jacobins qui lui reprochent son « modérantisme », sa modération trop grande. Il peut, suivant le côté d’où vient le vent, sortir de sa poche droite une preuve de son inexorabilité, et de sa poche gauche une preuve de son humanité ; il peut désormais se présenter aussi bien comme le bourreau que comme le sauveur de Lyon. Et, en fait, grâce à ce tour d’habile prestidigitation, il réussira plus tard à faire peser toute la responsabilité des massacres sur son collègue, plus ouvert et plus droit, Collot d’Herbois. Mais il ne réussira à tromper que la postérité : à Paris, veille implacablement Robespierre, son ennemi, qui ne peut pas lui pardonner d’avoir supplanté à Lyon son homme de confiance, Couthon. Il connaît, depuis la Convention, cet être de duplicité ; il poursuit, l’Incorruptible, tous les changements de front et toutes les manœuvres de Fouché, qui maintenant s’empresse de s’abriter contre l’ouragan. Or, la méfiance de Robespierre a des griffes de fer, auxquelles on n’échappe pas. Le 12 Germinal, il arrache au Comité de Salut public un décret menaçant, qui ordonne à Fouché de se rendre aussitôt à Paris, pour justifier sa conduite à Lyon. Celui qui, pendant trois mois, a cruellement présidé un tribunal est obligé maintenant de comparaître lui-même devant un tribunal.

Devant un tribunal, et pourquoi donc ? Parce qu’il a fait massacrer en trois mois deux mille Français ? On pourrait supposer que c’est comme collègue de Carrier et des autres bourreaux en série. Mais ce n’est qu’alors qu’on reconnaît le génie politique de la volte-face de Fouché, d’une impudeur stupéfiante : non ; il a à se disculper d’avoir opprimé l’extrémiste « Société populaire », d’avoir persécuté les patriotes jacobins. Le « mitrailleur de Lyon », l’exécuteur de deux mille victimes, est accusé (inoubliable farce de l’histoire !) du plus noble délit que connaisse le genre humain, – d’un excès d’humanité.

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