I La montée vers l’autorité

1759-1793

Le 31 mai, Joseph Fouché – que nous sommes loin encore du duché d’Otrante ! – voit le jour à Nantes. Ses parents étaient marins et commerçants, ses aïeux également ; rien de plus naturel, par conséquent, que leur héritier fût, à son tour, marin, qu’il devînt capitaine de navire ou qu’il se livrât au négoce maritime. Mais de bonne heure on s’aperçoit que cet adolescent fluet, nerveux, anémique et laid manque de toute aptitude pour un métier si dur et qui, à l’époque, était encore réellement héroïque. À deux milles du rivage il a le mal de mer, un quart d’heure de marche ou de jeu suffit à le fatiguer. Que faire d’un rejeton si délicat, se demandent les parents ? Non sans souci, car la France d’alors n’a pas encore accordé la place qui lui revient à une bourgeoisie déjà éclairée et impatiente d’arriver. Au tribunal, dans l’administration, dans chaque ministère, chaque office, toutes les grasses prébendes continuent d’être réservées à la noblesse ; pour le service de la cour, il faut avoir des armoiries comtales ou une bonne baronnie ; même dans l’armée, un roturier à cheveux gris ne dépasse guère le grade de sous-officier.

Le tiers état est encore exclu de tout, dans le royaume corrompu et mal administré ; il n’est pas étonnant qu’un quart de siècle plus tard le poing exige ce qu’on a refusé trop longtemps à la main humblement suppliante.

Il ne reste que l’Église. Cette grande puissance, vieille de mille années, infiniment supérieure aux souverains dynastiques quant à la connaissance du monde, pense avec plus d’intelligence, un esprit plus démocratique, un cœur plus large. Elle trouve toujours une place pour qui est doué et elle accepte même le plus humble dans son royaume invisible. Comme le petit Joseph s’est déjà distingué par son zèle à l’étude, sur les bancs de l’école des Oratoriens, ceux-ci lui accordent volontiers, lorsqu’il a fini ses classes, un poste de professeur de mathématiques et de physique, de surveillant général et de préfet des études. À vingt ans il a, dans cet ordre, qui depuis l’expulsion des jésuites dirige partout en France l’instruction catholique, une charge, à vrai dire modeste, et sans beaucoup d’avenir, mais qui constitue pour lui cependant un moyen de s’instruire en enseignant les autres.

Il pourrait d’ailleurs monter plus haut, devenir père, peut-être même, un jour, évêque ou éminence, s’il prononçait les vœux sacerdotaux. Mais, chose typique chez Joseph Fouché, dès le premier, le plus bas échelon de sa carrière, se manifeste un trait essentiel de sa nature : sa répugnance à se lier entièrement et irrévocablement à quelqu’un ou à quelque chose. Il porte l’habit ecclésiastique et la tonsure ; il partage la vie monacale des autres religieux, les pères ; pendant ces dix années d’Oratoire, il ne se distingue en rien d’un prêtre, ni extérieurement ni intérieurement. Mais il ne prend pas les ordres majeurs ; il ne prononce pas de vœux. Comme toujours, dans chaque situation, il se ménage la liberté de la retraite, la possibilité de changer et d’aller ailleurs. À l’Église il ne se donne que temporairement et pas tout entier ; il ne se donnera pas davantage plus tard à la Révolution, au Directoire, au Consulat, à l’Empire ou à la Royauté ; même à Dieu, et encore moins à un homme, Joseph Fouché ne s’engage à être fidèle sa vie durant.

Pendant dix ans, de la vingtième à la trentième année, ce demi-prêtre, pâle et fermé, passe dans les cloîtres et les réfectoires silencieux. Il enseigne à Niort, Saumur, Vendôme, Paris, mais il sent à peine le changement de lieu, car la vie d’un professeur de séminaire se déroule aussi calme, modeste et insignifiante dans telle ville que dans telle autre, toujours derrière des murs taciturnes, toujours à l’écart de la vie. Vingt, trente, quarante élèves à qui on inculque du latin, des mathématiques et de la physique, des garçons pâles, vêtus de noir, qu’il faut conduire à la messe, surveiller au dortoir, la lecture solitaire de livres de sciences, de maigres repas, une rétribution médiocre, un habit noir tout râpé, une existence claustrale, dénuée de désir. Elles semblent figées, irréelles et au-delà du temps et de l’espace, infécondes et sans ambition, ces dix années muettes et obscures.

Mais, pourtant, dans cette atmosphère d’école conventuelle, Joseph Fouché apprend beaucoup de choses, qui serviront infiniment au futur diplomate ; avant tout, la technique du silence, le grand art de la dissimulation, la maîtrise dans l’observation et la connaissance des âmes. Si cet homme, pendant toute sa vie, domine chaque nerf de sa figure, même dans la passion, si l’on ne peut jamais découvrir un signe visible de colère, d’irritation, d’émotion, sur son visage immobile et comme muré dans le silence, s’il parle tranquillement, avec la même voix sans expression, des choses les plus courantes et des choses les plus terribles, s’il sait marcher d’un même pas furtif dans les appartements de l’Empereur et dans le tumulte d’une réunion populaire, c’est parce qu’il a appris pendant ses années de réfectoire l’incomparable discipline de la domination de soi-même, c’est parce qu’il a longtemps dompté sa volonté par les exercices de Loyola et appris à parler dans les discussions de l’art séculaire des prêtres, avant de prendre place sur le podium de la scène du monde. Ce n’est peut-être pas un hasard qui a fait que les trois grands diplomates de la Révolution française, Talleyrand, Sieyès et Fouché, sont sortis de l’école de l’Église, maîtres en la science des hommes, longtemps avant d’affronter la tribune. L’antique tradition d’une communauté qui les dépasse de beaucoup imprime, dans les minutes décisives, une certaine ressemblance à leurs caractères, qui sont, par ailleurs, opposés. À cela s’ajoutent, chez Fouché, une discipline de fer, presque spartiate, une résistance intérieure au luxe et à l’ostentation, la faculté de cacher sa vie privée et ses sentiments personnels. Non, ces années passées dans l’ombre des séminaires n’ont pas été perdues pour Fouché ; il a infiniment appris lui-même tout en professant.

Derrière les murs du cloître, dans l’isolement le plus strict, cet esprit singulièrement souple et inquiet acquiert et mûrit sa maîtrise psychologique. Pendant des années il ne lui est permis d’agir qu’invisiblement, dans le cercle religieux le plus étroit ; mais dès 1778 a commencé en France cette tempête sociale qui vient battre jusqu’aux murs des couvents. Dans les cellules des oratoriens, on discute sur les droits de l’homme, aussi bien que dans les loges de francs-maçons ; une curiosité d’une espèce nouvelle pousse les jeunes prêtres vers les laïcs, et c’est la curiosité qui attire aussi le professeur de physique et de mathématiques vers les découvertes étonnantes de l’époque, comme celles de Montgolfier et des premiers aérostats, ou vers les inventions grandioses du domaine de l’électricité et de la médecine. Messieurs les ecclésiastiques cherchent à entrer en relations avec les milieux intellectuels et, à Arras, le moyen leur en est fourni par une société très singulière, appelée les Rosati, sorte de cercle idéaliste qui réunit en une sereine compagnie les beaux esprits de la ville. Cela ne fait pas beaucoup de bruit ; de petits bourgeois sans importance déclament de menus poèmes ou lisent des conférences littéraires ; les militaires se mêlent aux civils, et représentant l’élément ecclésiastique le professeur Joseph Fouché, lui aussi, est bien accueilli, parce qu’il sait parler avec abondance des nouvelles conquêtes de la physique. Souvent, il vient s’asseoir là, dans un cercle amical, et il écoute, par exemple, un capitaine du génie, nommé Lazare Carnot, dire des vers moqueurs, qu’il a composés lui-même, ou bien un pâle avocat aux lèvres minces Maximilien de Robespierre (à cette époque, il n’a pas cessé d’attacher de l’importance à sa noblesse) débiter un discours bleu de ciel en l’honneur des Rosati. Car la province respire avec bonheur les derniers zéphyrs du siècle philosophe ; avec bonhomie, M. de Robespierre compose encore, – en attendant les jugements sanguinaires, – des petits vers maniérés ; le médecin suisse Marat écrit toujours, – en attendant les féroces manifestes communistes, – un douceâtre roman sentimental, et le petit lieutenant Bonaparte continue à peiner quelque part en province sur un fade récit imité de Werther : les orages futurs sont invisibles derrière l’horizon.

Mais, caprice du destin, c’est justement avec cet avocat pâle, nerveux, et d’une ambition sans frein, avec M. de Robespierre que se lie intimement le professeur tonsuré ; il s’en faut même de peu qu’ils ne deviennent beaux-frères, car Charlotte de Robespierre, la sœur de Maximilien, veut arracher le professeur à l’état ecclésiastique et déjà, à toutes les tables, on chuchote qu’ils sont fiancés. L’intrigue n’aboutit pas. Pourquoi ? C’est un secret. Là peut-être est la racine de cette haine terrible, inscrite dans l’histoire, qui des deux amis fera des ennemis mortels. Pourtant à l’époque il n’est pas plus question entre eux de haine que de jacobinisme. Au contraire, même, lorsque Maximilien de Robespierre est envoyé à Versailles, comme député aux États généraux, afin de travailler à la nouvelle Constitution de la France, c’est Joseph Fouché qui prête à l’avocat besogneux les quelques louis d’or nécessaires au voyage et à l’achat d’un habit neuf. On peut voir là un symbole : Fouché tient, comme il le fera plus tard si souvent, les étriers à un autre, pour que celui-ci entre dans l’histoire, mais ce sera lui qui, au moment décisif, trahira son ancien ami et, d’un coup frappé par-derrière, l’abattra.

Quelque temps après le départ de Robespierre pour l’assemblée des États généraux qui va ébranler la France dans tous ses fondements, les oratoriens d’Arras font, eux aussi, leur petite révolution. La politique a pénétré jusque dans leurs réfectoires et, habile à saisir le vent, Joseph Fouché dispose ses voiles. Sur sa proposition, une députation est envoyée à l’Assemblée nationale pour exprimer au tiers état les sympathies des prêtres. Mais cette fois-ci, lui d’habitude si prudent, il s’est mis en avant une heure trop tôt. Ses supérieurs l’envoient par punition, sans parvenir pourtant à ce qu’elle soit véritable, dans l’établissement que leur ordre possède à Nantes, dans cette maison même où, enfant, il apprit les rudiments de la science et de la connaissance des âmes. Trop tard. C’est maintenant un homme mûr, expérimenté ; enseigner la table de multiplication, la géométrie et la physique à des jeunes gens à demi formés ne l’intéresse plus. En flairant le vent, il a senti qu’une tempête sociale va souffler sur le pays et que la politique gouverne le monde : entrons donc dans la politique ! se dit-il. Immédiatement il quitte la soutane, laisse à la nature le soin de recouvrir sa tonsure et fait des discours politiques, non plus à des adolescents, mais aux braves bourgeois de Nantes. Un club est fondé ; c’est toujours d’une tribune de ce genre, où ils essaient leur éloquence, que part la carrière des politiciens. Il suffira de quelques semaines pour que Fouché soit le président des « Amis de la Constitution » de Nantes. Il célèbre le progrès, mais très prudemment, avec beaucoup de réserve, car le baromètre politique de ces honnêtes commerçants est à la modération ; à Nantes, où l’on craint pour son crédit et où, avant tout, on désire faire de bonnes affaires, on ne veut pas des extrêmes. On ne veut pas non plus, parce que l’on tire des colonies de gras profits, donner dans des projets aussi fantaisistes que l’affranchissement des esclaves : c’est pourquoi Joseph Fouché rédige bientôt à l’adresse de la Convention un document pathétique contre la suppression de la traite des esclaves. Cela lui vaut, il est vrai, une grossière semonce de la part de Brissot, mais ne diminue pas son prestige dans le cercle plus étroit de ses concitoyens. Afin de fortifier à temps sa position politique parmi les bourgeois (les électeurs futurs !) il s’empresse d’épouser la fille d’un riche marchand, jeune personne sans beauté mais bien pourvue, car il veut être vite et complètement, lui aussi, un bourgeois, à une époque où, il le comprend déjà, le tiers état va prendre la première place, celle d’où l’on gouverne.

Tout cela n’est que préparatifs pour la fin qu’il vise. À peine la période des élections à la Convention est-elle ouverte que l’ancien professeur ecclésiastique se présente comme candidat. Et que fait un candidat ? Il promet d’abord à ses bons électeurs tout ce qu’ils désirent. Ainsi Fouché jure de protéger le commerce, de défendre la propriété, de respecter les lois ; il tonne (car à Nantes le vent souffle plus à droite qu’à gauche) avec beaucoup plus de véhémence contre les fauteurs de désordre que contre l’ancien régime. Effectivement, en cette année 1792, il est élu député à la Convention et la cocarde tricolore de représentant du peuple remplace désormais pour longtemps la tonsure tenue cachée et secrète.

Joseph Fouché, à l’époque de son élection, a trente-deux ans. Ce n’est pas un bel homme, il s’en faut de beaucoup. Un corps maigre, d’une sécheresse presque spectrale ; un visage étroit, osseux et anguleux, d’une laideur désagréable ; le nez est incisif ; incisive et effilée la bouche, toujours fermée ; les yeux sont d’une froideur de poisson, sous des paupières lourdes et quasi engourdies ; les pupilles sont grises comme celles de certains chats, semblables à des boules vitrifiées. Tout, dans ce visage, tout dans cet homme reflète, pour ainsi dire, une vitalité très limitée : on dirait quelqu’un aperçu à la lumière du gaz, livide et blafard. Aucun éclat dans les yeux, aucune sensualité dans les mouvements, aucun ressort dans la voix. Les cheveux sont minces et répartis par mèches, les sourcils roussâtres et à peine visibles ; les joues sont d’un gris terne. Il semble qu’il n’y ait pas dans cet organisme un colorant suffisant pour donner au visage l’aspect de la santé ; cet homme tenace et d’une puissance de travail inouïe a toujours l’air fatigué, malade, convalescent.

Tous ceux qui le voient ont l’impression que dans ses veines ne circule pas un sang chaud et rouge. Et en vérité, même moralement, il appartient à la race des êtres à sang froid. Il ne connaît pas de passions brutales et entraînantes ; il n’est porté ni vers les femmes ni vers le jeu ; il ne boit pas de vin ; il n’éprouve aucun plaisir à se dépenser physiquement ; il ne fait pas jouer ses muscles ; il passe sa vie dans son cabinet de travail, au milieu de dossiers et de papiers. Il ne se met jamais visiblement en colère ; jamais un nerf ne tremble sur sa figure. Seules ses lèvres minces et exsangues se plissent parfois en un petit sourire, tantôt de politesse et tantôt d’ironie : jamais on ne découvre sous ce masque gris d’argile et qui semble affaissé, une véritable excitation ; jamais sous les paupières lourdes et bordées de rouge l’œil ne trahit son intention, ni un mouvement ses pensées.

Ce sang-froid inébranlable, voilà la véritable puissance de Fouché. Les nerfs ne le dominent pas ; les sens ne l’induisent pas en tentations ; c’est derrière la paroi impénétrable de son front que toutes ses passions s’accumulent et se détendent. Il donne libre jeu à ses forces et, en même temps, il épie avec attention les fautes des autres ; il laisse s’user leur ardeur et il attend avec patience qu’ils soient épuisés ou bien que, perdant la maîtrise d’eux-mêmes, ils découvrent un point faible : c’est alors seulement qu’il frappe implacablement. Cette supériorité de la patience jamais à bout est terrible : celui qui peut attendre et dissimuler de la sorte peut également tromper le plus expérimenté. Fouché se soumettra tranquillement ; sans sourciller, il avalera les injures les plus grossières et, avec un froid sourire, les humiliations les plus pénibles ; aucune menace, aucune fureur n’ébranlera cet homme au sang de poisson. Robespierre et Napoléon se briseront tous deux contre cette impassibilité de pierre, – comme l’eau contre les rochers. Trois générations s’épuiseront dans le flux et le reflux des passions, alors que lui restera debout, froid et fier, lui seul qui est sans passions.

Cette froideur du sang, c’est le véritable génie de Fouché. Son corps ne l’entrave ni ne l’entraîne : c’est comme s’il n’existait pas, au milieu de ces téméraires jeux de l’esprit. Le sang, les sens, l’âme, ces éléments troubles de sensibilité, qui existent chez tout homme normal, n’ont réellement aucun rôle chez ce mystérieux joueur, dont toute la passion est refoulée dans le cerveau. L’aventure est le vice de ce sec bureaucrate, et sa passion est l’intrigue. Mais il ne peut l’épuiser et en jouir que par l’esprit. Et rien ne dissimule mieux et plus adroitement la formidable joie qu’il prend à l’imbroglio et aux cabales secrètes que l’attitude banale de l’honnête fonctionnaire, fidèle à ses devoirs, dont il portera le masque toute sa vie. Du fond d’un bureau ourdir sa trame, retranché derrière des papiers et des registres, frapper mortellement, sans qu’on s’en aperçoive ni s’y attende, telle est sa tactique. Il faut profondément sonder l’histoire pour remarquer, dans le feu de la Révolution et dans la lumière légendaire de Napoléon, la simple présence de cet homme, d’apparence modeste, mais qui, en réalité, met la main à tout et dirige l’époque. Pendant toute sa vie il restera dans l’ombre – mais il enjambera les corps de trois générations ; Patrocle est depuis longtemps tombé, et Hector, et Achille, qu’Ulysse vit encore, Ulysse fécond en artifices. Son talent triomphe du génie, son sang-froid l’emporte sur toutes les passions.

Le 21 septembre, au matin, la Convention, nouvellement élue, fait son entrée dans la salle des séances. La cérémonie de l’installation n’est plus aussi solennelle, aussi pompeuse que celle de l’Assemblée constituante, il y a trois ans. Alors il y avait encore, au milieu, un précieux fauteuil de damas, brodé de lis blancs, la place du roi. Et, lorsque celui-ci était entré, l’Assemblée, respectueusement levée, avait acclamé l’oint du Seigneur. Mais à présent ses forteresses, la Bastille, et les Tuileries, sont sans force ; il n’y a plus de roi en France ; seul un gros monsieur, appelé Louis Capet par les gardiens grossiers de sa prison et par ses juges, s’ennuie à l’intérieur du Temple, – simple citoyen sans aucune puissance et qui attend d’être mis en jugement. À sa place les sept cent cinquante représentants du peuple gouvernent et ils se sont établis dans sa propre demeure. Derrière le bureau du président s’élèvent, en lettres gigantesques, les tables de la loi nouvelle – le texte de la Constitution ; et les murs de la salle sont ornés (redoutable symbole !) du faisceau des licteurs et de la hache meurtrière.

Dans les galeries le peuple se rassemble ; il contemple avec curiosité ses représentants. Sept cent cinquante Conventionnels entrent lentement dans la demeure royale, mélange singulier de tous les états et de toutes les professions : avocats sans cause à côté de philosophes illustres, prêtres défroqués à côté de militaires de valeur, aventuriers ratés à côté de mathématiciens célèbres et de poètes galants ; comme dans un verre violemment agité le dessous a été mis dessus par la Révolution française. Cependant le temps est venu de clarifier cette situation anarchique.

La disposition des sièges indique déjà un premier essai d’ordre. Dans la salle en amphithéâtre, si étroite que les discours des adversaires se heurtent front contre front et souffle contre souffle, sont assis, en bas, les gens paisibles, éclairés, prudents, le « Marais », comme on appelle ironiquement ceux qui restent impassibles au moment de toutes les décisions. Les extrémistes, les impatients, les révolutionnaires prennent place là-haut, sur les bancs les plus élevés, sur la « Montagne » ; leurs dernières rangées de sièges touchent déjà les galeries, comme pour signifier symboliquement qu’ils ont derrière eux la masse, le peuple, la plèbe.

Ces deux puissances se font équilibre. Entre elles passent le flux et le reflux de la Révolution. Pour les « bourgeois », pour les « modérés », la République est déjà achevée avec la conquête de la Constitution, avec la défaite du roi et de la noblesse, avec le transfert de leurs droits au tiers état : ils voudraient bien à présent pouvoir endiguer et retenir le flot qui monte, en se bornant à défendre les résultats acquis. Condorcet, Roland, les Girondins, sont leurs chefs, représentants des intellectuels et de la classe moyenne. Mais ceux de la « Montagne » veulent pousser encore plus loin la puissante vague révolutionnaire, jusqu’à ce qu’elle entraîne tout avec elle, tout ce qui subsiste encore du passé, tout ce qui retarde ; ils veulent, les Marat, les Danton, les Robespierre, en tant que chefs du prolétariat, « la révolution intégrale », la révolution absolue et entière, jusqu’à l’athéisme et jusqu’au communisme. Ils veulent renverser encore, après le roi, les autres vieilles puissances de l’État, l’argent et la divinité. La balance oscille, incertaine, entre les deux partis. Si les Girondins et les modérés triomphent, la Révolution s’enlisera peu à peu dans les sables d’une réaction d’abord libérale et puis conservatrice. Si ce sont les extrémistes qui l’emportent, on ira vers tous les abîmes et toutes les tempêtes de l’anarchie. Aussi l’harmonie officielle de la première heure ne fait-elle allusion à aucun de ceux qui sont présents dans cette salle fatidique ; chacun sait que bientôt va commencer une lutte à mort, pour s’emparer des esprits et de la force matérielle. Et l’endroit où le député s’assied, soit en bas dans la Plaine, soit en haut sur la Montagne, indique déjà par avance sa décision.

Parmi les sept cent cinquante qui pénètrent avec solennité dans la salle du roi détrôné s’avance, silencieusement, la poitrine barrée de l’écharpe aux trois couleurs des représentants du peuple, Joseph Fouché, le député de Nantes. Sa tonsure ne se voit déjà plus ; depuis longtemps il ne porte plus l’habit de prêtre : il a, comme tous, un vêtement civil dépourvu d’ornements.

Où va-t-il prendre place, Joseph Fouché ? Avec les extrémistes de la Montagne ou avec les modérés du Marais ? Joseph Fouché n’hésite pas longtemps. Il ne connaît qu’un parti, auquel il a été et restera fidèle jusqu’à la fin : le parti le plus fort, la majorité. Cette fois encore, il pèse et compte en lui-même les voix ; à l’heure actuelle, il le constate, la puissance appartient toujours aux Girondins, les modérés. C’est pourquoi il s’assied sur leurs bancs, près de Condorcet, de Roland, de Servan, des hommes qui tiennent dans leurs mains les ministères, qui influent sur toutes les nominations et qui distribuent les prébendes. Au milieu d’eux il se sent sûr, c’est là qu’il prend place.

Mais, comme par hasard, il lève les yeux vers la « Montagne », où les adversaires, les extrémistes, ont pris position ; il y rencontre un regard sévère et hostile. Son ami Maximilien Robespierre, l’avocat d’Arras, a rassemblé là ses combattants autour de lui ; et, lorgnon levé, l’Incorruptible, qui, orgueilleux de son propre entêtement, ne pardonne à personne une variation ou une faiblesse, regarde de haut, froidement et ironiquement, l’opportuniste. Ce moment-là marque la fin de ce qui pouvait encore rester de leur amitié. Désormais, à chacun de ses gestes ou de ses actes, Fouché sent derrière lui le regard inquisiteur, inflexible, scrutateur et sévère de l’éternel accusateur, de l’implacable puritain, et il sait qu’il lui faut être prudent.

Prudent, personne ne l’est plus que lui. Dans les comptes rendus des séances des premiers mois on ne trouve jamais le nom de Joseph Fouché. Tandis que tout le monde se précipite avec une impétueuse vanité à la tribune, pour déposer des propositions, dérouler de grandes tirades, s’accuser et s’attaquer mutuellement, le député de Nantes ne monte jamais à ce haut pupitre. Il s’excuse auprès de ses amis et électeurs en prétendant que la faiblesse de sa voix l’empêche de prononcer des discours. Et, comme tous les autres se disputent la parole avec avidité et impatience, le silence de cet homme en apparence si modeste ne produit qu’une impression sympathique.

Mais, en réalité, sa modestie est pur calcul. L’ex-physicien trace d’abord le parallélogramme des forces ; il observe, il hésite avant de prendre position, parce qu’il voit que la balance oscille encore continuellement. Avec prudence, il réserve son vote décisif pour l’instant où le plateau commencera à pencher définitivement d’un côté ou de l’autre. Il ne faut pas s’épuiser prématurément, il ne faut pas s’assujettir trop tôt, il ne faut pas se lier pour toujours ! Car on ne sait pas encore exactement si la Révolution se développera ou reviendra sur ses pas : en véritable fils de marin, il attend, pour bondir sur le dos de la vague, le vent favorable, et pendant ce temps son esquif reste au port.

Et puis, à Arras déjà, étant encore derrière les murs du cloître, il a constaté avec quelle vitesse au cours d’une révolution la popularité s’use, avec quelle soudaineté le cri populaire de « Hosanna ! » se transforme en celui de « Crucifie ! » Tous ou presque tous ceux qui, pendant l’époque des États généraux et de l’Assemblée constituante, ont occupé le premier plan sont aujourd’hui oubliés ou haïs. Le cadavre de Mirabeau, hier encore au Panthéon, en est aujourd’hui honteusement éloigné ; La Fayette, il y a peu de jours encore triomphalement fêté comme père de la patrie, est à présent considéré comme traître ; Custine, Pétion, qui, il y a quelques semaines à peine, étaient acclamés, cherchent déjà anxieusement à se dissimuler dans l’ombre. Non, il ne faut pas se montrer trop tôt, il ne faut pas se lier trop vite, il faut d’abord laisser les autres s’user et se déconsidérer ! Une révolution, il le sait, dans son expérience précoce, n’appartient jamais au premier qui la déclenche, mais toujours au dernier qui la termine, et qui la tire à lui, – comme un butin.

Ainsi cet homme adroit se tient volontairement dans l’obscurité. Il s’approche des puissants, mais il refuse tout pouvoir public ou visible ; au lieu de faire du bruit à la tribune et dans les journaux, il préfère se faire élire dans les comités et les commissions, là où l’on acquiert, dans l’ombre, l’intelligence des choses et de l’influence sur les événements, sans être contrôlé ou haï. Effectivement, sa capacité de travail tenace et rapide le fait aimer, et sa discrétion le protège contre l’envie. De son cabinet de travail il peut regarder, commodément et en attendant son heure, les tigres de la Montagne et les panthères de la Gironde se déchirer entre eux, et les grands passionnés, les figures dominantes, un Vergniaud, un Condorcet, un Desmoulins, un Danton, un Marat et un Robespierre se frapper à mort. Il regarde et il attend, car, il le sait, c’est seulement lorsque les hommes de passion se sont mutuellement anéantis que commence le temps des habiles, qui ont su attendre. Ce n’est jamais qu’au dénouement de la bataille que Fouché se décide définitivement.

Se tenir dans l’obscurité a été pendant toute sa vie l’attitude de Joseph Fouché : n’être jamais le détenteur apparent de l’autorité et, pourtant, la posséder entièrement, tirer toutes les ficelles et n’être jamais considéré comme responsable. Se placer toujours derrière celui qui occupe la première place, se retrancher dans son ombre, le pousser en avant et, dès qu’il s’est risqué, au moment décisif, le renier catégoriquement, voilà son rôle favori. Il le joue, cet intrigant le plus accompli de la scène politique, avec une égale virtuosité, sous vingt déguisements, et d’innombrables fois, au milieu des républicains, des empereurs et des rois.

Parfois l’occasion et en même temps la tentation se présentent à lui de prendre lui-même le premier rôle, le rôle principal, dans le jeu des événements. Mais il est trop habile pour le désirer sérieusement. Il sait que son visage laid et repoussant n’est pas fait pour les médailles et les emblèmes, pour la parade et la popularité, et qu’aucune couronne de laurier ne pourrait donner à son front un aspect quelque peu héroïque. Il connaît sa voix menue et fragile ; elle est capable de bien chuchoter, de souffler et de rendre quelqu’un suspect, mais jamais d’entraîner une foule par une éloquence enflammée. Il se sait surtout fort, à sa table de travail, enfermé dans son cabinet, dans l’ombre. Là il peut épier à souhait et sonder les choses, observer et persuader les gens, tirer les ficelles et les embrouiller ensuite, tout en restant lui-même impénétrable et insaisissable.

Tel est, encore une fois, le secret suprême de la puissance de Joseph Fouché : tout en voulant l’autorité, et même l’autorité la plus haute, il se contente, contrairement à ce que font la plupart des hommes, de la conscience qu’il a de posséder cette autorité elle-même, sans avoir besoin ni de ses marques extérieures ni de son uniforme. Fouché est ambitieux au plus haut degré, plus que tout, mais il ne cherche pas la gloriole ; il a de l’ambition, mais non de la vanité. En véritable et authentique joueur intellectuel, il n’aime que les valeurs positives du pouvoir, mais non leurs insignes. Le faisceau des licteurs, le sceptre royal, la couronne impériale peuvent appartenir tranquillement à un autre, que ce soit un dominateur véritable ou un homme de paille, peu lui importe ; il accorde volontiers à celui-là l’éclat et le bonheur douteux de la popularité. Il lui suffit d’être au courant des choses, d’avoir de l’influence sur les gens, de mener véritablement le conducteur apparent des affaires du monde, sans mettre en avant sa personne, et en jouant ainsi le plus passionnant de tous les jeux, le jeu formidable de la politique. Tandis que, de cette manière, les autres sont liés par leurs convictions, leurs paroles et leurs gestes publics, lui, qui craint la lumière et qui se tient caché, demeure intérieurement libre, et ainsi, dans l’écoulement des événements, il devient le pôle permanent. Les Girondins tombent, Fouché reste ; les Jacobins sont traqués, Fouché reste ; le Directoire, le Consulat, l’Empire, la Royauté et encore l’Empire disparaissent et s’effondrent ; mais lui reste toujours debout, lui seul, Fouché, grâce à sa réserve subtile et à l’audace qu’il a d’être absolument dépourvu de tout caractère et de pratiquer un manque complet de convictions.

Mais un jour arrive dans la marche universelle de la Révolution, un jour unique qui ne permet plus d’indécisions, un jour où chacun est obligé de voter par oui ou par non, par blanc ou par noir : le 16 janvier 1793. L’aiguille de la Révolution marque la moitié de la journée ; la moitié du chemin est accomplie et la royauté a été dépouillée petit à petit de sa puissance. Cependant, le roi Louis XVI vit encore prisonnier au Temple, il est vrai, mais toujours vivant. On n’a réussi (comme l’espéraient les modérés) ni à le faire échapper ni (comme les extrémistes le désiraient secrètement) à le faire massacrer par le peuple en fureur, lorsque l’assaut a été donné à son palais. On l’a humilié, on lui a ôté la liberté, son nom et son rang, mais un roi, un petit-fils de Louis XIV, même quand on ne l’appelle plus avec dérision que Louis Capet, est encore un danger pour une jeune république par le seul fait qu’il respire, par l’hérédité du sang qui est en lui. Aussi, après la condamnation prononcée par la Convention le 15 janvier, se pose la question de la sanction, de la vie ou de la mort du roi. C’est en vain que les indécis, les lâches, les prudents, les gens qui ressemblent à Joseph Fouché, ont espéré n’avoir pas à prendre publiquement et catégoriquement position, grâce au scrutin secret ; Robespierre implacable exige que chaque représentant de la nation française exprime son oui ou son non, sa sentence de vie ou de mort, en pleine assemblée, pour que le peuple et la postérité sachent à quel parti chacun appartient, à la droite ou à la gauche, au reflux ou au flux de la Révolution.

La position de Fouché, au 15 janvier, est encore très nette. Son adhésion aux Girondins et le désir de ses électeurs, essentiellement modérés, l’obligent à demander la grâce du roi. Il interroge ses amis, surtout Condorcet ; il voit qu’ils sont tous disposés à éviter une mesure aussi irrévocable que l’exécution. Et, comme la majorité est, par principe, contre la peine de mort, Fouché se rallie, tout naturellement, à son avis ; la veille encore, le 15 janvier au soir, il lit à un ami le discours qu’il a l’intention de prononcer en cette occasion, afin de justifier la décision de la grâce. Lorsqu’on est assis sur les bancs des modérés, on est tenu à la modération et, du moment que la majorité se refuse à toute extrémité, Joseph Fouché les repousse aussi, lui, dont les convictions ne pèsent guère.

Mais entre cette soirée du 15 janvier et la matinée du 16 s’écoule une nuit inquiète et agitée. Les extrémistes ne sont pas restés oisifs ; ils ont mis en mouvement la puissante machine de l’émeute populaire, qu’ils savent si bien faire marcher. Dans les faubourgs tonne le canon d’alarme, les tambours des sections entraînent des masses profondes, ces bataillons désordonnés de la révolte, toujours appelés par les terroristes (qui, eux, restent invisibles) pour obtenir par la violence des décisions politiques, et que, d’un signe du doigt, le brasseur Santerre met sur pied en quelques heures. On les connaît, ces bataillons d’agitateurs des faubourgs, de poissonnières et d’aventuriers, depuis la prise glorieuse de la Bastille ; on les connaît depuis l’heure lamentable des massacres de Septembre. Chaque fois qu’il s’agit de briser la digue de la loi, cette gigantesque vague populaire est violemment soulevée et elle entraîne toujours tout irrésistiblement avec elle, – y compris, en fin de compte, ceux qu’elle fait surgir de ses profondeurs.

Des milliers, des dizaines de milliers de manifestants entourent dès midi le Manège et les Tuileries : hommes en bras de chemise, poitrine nue, pique menaçante en main ; mégères raillant et braillant, en carmagnoles rouge feu ; gardes nationaux et peuple de la rue. Au milieu d’eux se multiplient les promoteurs du mouvement, Fournier l’Américain, Guzman l’Espagnol, Théroigne de Méricourt, cette hystérique caricature de Jeanne d’Arc. Lorsque passent des députés suspects d’être partisans de la douceur, des flots d’injures sont répandus sur eux, comme avec des baquets à ordures ; les poings se lèvent, des menaces sont lancées contre les représentants du peuple ; les intimidateurs emploient tous les moyens de terreur et de brutale violence pour faire tomber sous la hache la tête du roi.

Et cette intimidation agit sur toutes les âmes faibles. Les Girondins se sont réunis craintivement, à la lumière vacillante des chandelles, par ce soir d’hiver gris et précoce. Ceux qui, hier encore, étaient résolus à voter contre la mort du roi, pour éviter la guerre au couteau avec toute l’Europe, sont, pour la plupart, maintenant, inquiets et divisés, sous l’influence de cette formidable pression de l’émeute populaire. Il est déjà très tard lorsqu’on appelle enfin les premiers votants ; par une ironie du sort, un de ceux-ci est justement le chef des Girondins, Vergniaud, orateur d’habitude si méridional, dont la voix retentit toujours comme un marteau sous les lambris vibrants des murs. Mais, aujourd’hui, il craint s’il laisse la vie au roi, de ne plus avoir l’air assez républicain, lui le chef des républicains. Et cet homme d’ordinaire si véhément et si impétueux monte lentement, lourdement, à la tribune, sa grosse tête honteusement baissée, et il dit tout bas : « La mort. »

Cette parole vibre comme un diapason à travers la salle. Le premier des Girondins s’est renié lui-même. La plupart des autres restent fermes ; trois cents (sur sept cents voix) sont partisans de la grâce, bien qu’ils sachent que, maintenant, la modération politique exige mille fois plus de courage qu’une apparente intrépidité. Pendant longtemps la balance hésite. Quelques voix peuvent la fixer. Enfin le député Joseph Fouché, de Nantes, est appelé, celui qui, hier encore, assurait nettement à ses amis qu’il défendrait la vie du roi par un discours irréfutable, celui qui, il y a dix heures à peine, semblait le plus résolu à voter contre la mort. Mais, entre-temps, l’ancien professeur de mathématiques, le bon calculateur, a compté les voix, et il s’est aperçu qu’il allait être de la minorité, le seul parti auquel il n’appartiendra jamais. Aussi, de son pas silencieux, gravit-il en hâte la tribune et ses lèvres pâles murmurent : « La mort. »

Le duc d’Otrante prononcera et écrira par la suite cent mille mots pour excuser, comme une erreur, ces deux mots qui font de Joseph Fouché un régicide, un meurtrier de roi. Mais ces deux mots ont été proférés publiquement et enregistrés au Moniteur ; il n’est pas possible de les effacer de l’histoire ; et ils seront mémorables aussi dans l’histoire personnelle de sa vie, car ils marquent le premier reniement public de Joseph Fouché. Il a perfidement frappé par derrière Condorcet et Daunou, ses amis ; il les a joués et trompés, mais ils n’en portent point la honte devant l’histoire, car d’autres encore, et de plus forts, Robespierre et Carnot, La Fayette, Barras et Napoléon, les plus puissants de leur temps, partageront ce sort et à l’heure de la disgrâce seront également abandonnés et vaincus par lui.

Cependant, en cette minute, se révèle, pour la première fois, dans le caractère de Joseph Fouché, un autre trait, très accusé : son effronterie. Lorsqu’il trahit un parti, ce n’est jamais d’une manière lente et hésitante et ce n’est pas secrètement qu’il en déserte les rangs. Non, à la pleine lumière du jour, souriant froidement, avec un naturel stupéfiant et renversant, il va tout droit au parti qui était jusqu’alors l’adversaire et il adopte toutes ses paroles et tous ses arguments. Ce que ses anciens amis penseront et diront de lui, l’opinion de la foule et du public, le laissent complètement indifférent. Il n’y a pour lui qu’une seule chose importante : être toujours du côté du vainqueur et jamais du côté des vaincus. Dans la soudaineté de ses volte-face, dans le cynisme sans mesure de ses changements de front, il porte l’impudence à un degré qui vous abasourdit et que vous admirez malgré vous. Vingt-quatre heures et souvent même une seule, voire une minute, lui suffisent pour rejeter carrément le drapeau de sa foi et en déployer bruyamment un autre. Il marche, non avec une idée, mais avec son temps, et plus est rapide la course de celui-ci, plus sera grande la vitesse qu’il prendra pour le suivre.

Il sait que ses électeurs de Nantes seront révoltés lorsque le lendemain ils liront son vote dans le Moniteur. Aussi s’agit-il de les prévenir, non de les convaincre ; et, avec cette hardiesse foudroyante, avec cette effronterie qui, dans ces moments-là, lui donne presque une apparence de grandeur, il n’attend pas que l’explosion se produise, mais il la devance en prenant lui-même l’offensive. Dès le lendemain du scrutin, Fouché fait imprimer un manifeste dans lequel il proclame d’une manière retentissante comme étant sa plus intime conviction ce qui, en réalité, ne lui a été inspiré que par la crainte de la défaveur parlementaire : il ne veut pas laisser à ses électeurs le temps de penser et de réfléchir ; il veut les intimider et les terroriser par une brutale et soudaine attaque.

Marat et les Jacobins les plus échauffés ne peuvent rien écrire de plus sanguinaire que ce qu’écrit à ses braves bourgeois d’électeurs celui qui, la veille encore, était un modéré : « Les crimes du tyran ont frappé tous les yeux et rempli tous les cœurs d’indignation. Si sa tête ne tombe pas promptement sous le glaive de la loi, les brigands et les assassins pourront marcher la tête levée ; le plus affreux désordre menace la société !… Le temps est pour nous et contre tous les rois de la terre. » Ainsi celui qui la veille encore avait dans sa poche un manifeste probablement aussi persuasif contre l’exécution du roi, proclame maintenant que cette exécution est une inévitable nécessité.

Au vrai, l’habile calculateur a bien fait ses comptes. Opportuniste, il connaît l’irrésistible force de reniement qu’a la lâcheté ; il sait qu’en politique pour agir sur les masses, la hardiesse est le dénominateur décisif de tous les calculs. Il a vu juste : les braves bourgeois conservateurs se courbent anxieusement devant ce manifeste aussi impudent qu’inattendu ; troublés et embarrassés, ils s’empressent de donner leur adhésion à une décision qu’en eux-mêmes ils sont bien loin d’approuver. Personne n’ose contredire. Et, à partir de ce jour-là, Joseph Fouché a dans ses mains le dur et froid levier avec lequel il viendra à bout des crises les plus difficiles : le mépris des hommes.

À partir de ce jour-là, à partir du 16 janvier, le caméléon Joseph Fouché adopte (jusqu’à nouvel ordre) la couleur rouge ; le modéré devient en une nuit archi-extrémiste et ultra-terroriste. D’un bond il est de l’autre côté de la barricade, parmi ses ex-adversaires ; et, une fois là, il se place aussitôt à l’aile la plus avancée, la plus à gauche, la plus révolutionnaire. Avec une rapidité qui fait peur, cet esprit froid, ce prudent homme de cabinet, uniquement pour ne pas être en retard sur les autres, emploie le jargon sanguinaire des terroristes. Il dépose de violentes motions contre les émigrés, contre les prêtres ; il excite, il tonne, il tempête, il massacre avec des mots et des gestes. Vraiment, il pourrait maintenant redevenir l’ami de Robespierre et se ranger à ses côtés. Mais cette conscience incorruptible, ce protestant rigide n’aime pas les renégats ; avec un redoublement de méfiance, il se détourne du traître, dont l’extrémisme bruyant lui semble encore plus suspect que la tiédeur d’autrefois.

Fouché, avec son flair subtil, sent le danger d’une telle surveillance ; il voit approcher des jours critiques. Un orage est toujours suspendu sur l’Assemblée ; déjà se dessinent à l’horizon politique les luttes tragiques entre les chefs de la Révolution, entre Danton et Robespierre, entre Hébert et Desmoulins ; il va falloir encore une fois prendre parti et Fouché n’aime pas à se prononcer tant qu’une profession de foi présente quelque danger. Il sait qu’aux époques marquées par le destin il y a des situations qu’un habile diplomate fait mieux de fuir. C’est pourquoi il préfère quitter l’arène politique de la Convention, pendant que la lutte se déroule, pour n’y revenir que lorsque la bataille approchera de son dénouement. Un prétexte honorable se présente heureusement, pour une retraite de ce genre. La Convention choisit parmi ses membres deux cents délégués pour aller maintenir l’ordre dans les provinces. Fouché, qui se sent mal à l’aise dans l’atmosphère volcanique de la salle des séances, s’efforce aussitôt d’être de ceux-là, et il est élu. Ainsi il pourra respirer. Pendant ce temps-là, que les autres se combattent et s’exterminent entre eux ! Que dans l’aveuglement de leur passion ils fassent de la place pour l’ambitieux ! Ah ! maintenant, effaçons-nous, pour ne pas prendre parti entre les partis ! Quelques mois, quelques semaines sont beaucoup à cette époque, où l’horloge du monde avance avec une vitesse folle. Lorsqu’il reviendra, la crise sera terminée et il pourra se placer alors tranquillement et sans danger aux côtés du vainqueur, dans son éternel parti, celui de la majorité.

La province est en général assez négligée dans l’histoire de la Révolution française. Tous les récits sont concentrés sur le cadran de Paris, le seul où soit visible la marche de l’heure. Mais le balancier qui règle cette marche prend son point d’appui dans le pays et dans les armées. Paris n’est que la parole, l’initiative, le moteur ; mais c’est le pays qui agit et c’est lui qui a la force d’accomplir les faits décisifs.

La Convention a reconnu à temps que le rythme de la Révolution dans la grande ville ne s’accorde pas très bien avec celui du pays : les gens des villages, des hameaux et des montagnes ne pensent pas aussi vite que ceux de la capitale ; ils absorbent beaucoup plus lentement et beaucoup plus prudemment les idées et ils les élaborent d’une manière qui leur est propre. Ce qui, à la Convention, en une heure, devient une loi, ne filtre que lentement et goutte à goutte dans les départements, le plus souvent déjà falsifié et édulcoré par les fonctionnaires provinciaux, d’esprit royaliste, par le clergé, par les hommes de l’Ancien Régime. C’est pourquoi, historiquement, les provinces retardent toujours sur Paris. Lorsque les Girondins dominent à la Convention, le pays vote encore pour des gens fidèles au roi ; lorsque les Jacobins triomphent, c’est alors seulement que le pays se rapproche de l’esprit girondin. Tous les décrets pathétiques n’y peuvent rien, car la parole imprimée ne se fraie que lentement et timidement une voie jusqu’en Auvergne et en Vendée.

Aussi la Convention décide-t-elle de porter en province la parole vivante, sous une forme concrète, pour accélérer dans toute la France le rythme de la Révolution et pour tenir en échec l’esprit hésitant et presque contre-révolutionnaire des provinciaux. Elle choisit dans son sein deux cents députés, chargés de représenter sa volonté, et elle leur donne une autorité presque sans limite. Celui qui porte l’écharpe tricolore et le chapeau à plume rouge a des pouvoirs dictatoriaux. Il peut lever des impôts, rendre des jugements, recruter des soldats, déposer des généraux : aucune autorité n’a le droit de s’opposer à celui dont la personne sacrée symbolise la volonté de la Convention nationale tout entière. Sa puissance est illimitée, comme autrefois celle des proconsuls à Rome, qui portaient les ordres du Sénat dans tous les pays soumis ; chacun d’eux est un dictateur, un autocrate, dont les décisions sont sans appel.

Monstrueuse est la puissance de ces délégués, mais monstrueuse aussi leur responsabilité. À l’intérieur de la circonscription qui lui a été attribuée, le délégué semble être un roi, un empereur, un maître absolu. Mais derrière sa nuque luit la guillotine, car le Comité de Salut public contrôle chaque plainte et exige impitoyablement de chacun des comptes stricts au sujet de ses agissements financiers. On sera dur pour qui ne se sera pas montré assez dur, mais celui qui se conduit en furieux doit, à son tour, redouter aussi la vengeance. Si la tendance est à la terreur, les mesures terroristes sont ce qu’il faut ; mais si la balance incline vers la douceur, elles deviennent une faute. En apparence maîtres de tout un pays, ils ne sont, malgré tout, que les valets du Comité de Salut public, – soumis au courant de l’heure : c’est pourquoi ils louchent et tendent sans cesse l’oreille vers Paris, afin de garantir leur propre tête tandis qu’ils disposent de celles des autres. Ce n’est pas une fonction facile qu’ils acceptent. Exactement comme les généraux de la Révolution devant l’ennemi, chacun d’eux sait qu’une seule chose le sauve du luisant couperet et le justifie : le succès.

L’heure à laquelle Fouché est délégué comme proconsul appartient aux extrémistes. Aussi, dans son département de la Loire-Inférieure, à Nantes, comme à Nevers et à Moulins, se conduit-il en terroriste exaspéré. Il tonne contre les modérés, il inonde le pays de proclamations, il menace les riches, les hésitants, les indolents, de la manière la plus terrible ; il lève dans les villages, par une contrainte à la fois morale et matérielle, des régiments entiers de volontaires et les envoie contre l’ennemi. Égal à tout autre de ses collègues par la force organisatrice et la rapide compréhension de la situation. Il est supérieur à tous par l’audace de la parole.

Car (il faut le constater) Joseph Fouché ne reste pas sur une prudente réserve au sujet de la question de l’Église et de la propriété privée, laquelle a été déclarée « inviolable » par les célèbres pionniers de la Révolution, Robespierre ou Danton, qui sont pleins de respect pour elle ; mais il établit résolument un programme socialiste révolutionnaire et même bolcheviste. Le premier manifeste nettement communiste des temps modernes n’est pas, en vérité, le célèbre écrit de Karl Marx, ni le Messager hessois des campagnes, de Georges Büchner, mais cette Instruction de Lyon, très peu connue et que les historiens socialistes oublient régulièrement, qui fut, il est vrai, signée conjointement par Collot d’Herbois et Fouché, mais qui, incontestablement, a été rédigée par Fouché seul. Ce document énergique, en avance dans ses revendications de cent ans sur son époque, ce document, l’un des plus étonnants de la Révolution, mérite bien d’être tiré de l’obscurité ; sa portée historique a beau être diminuée par le fait que, plus tard, le duc d’Otrante a renié désespérément ce qu’il avait autrefois proclamé, lorsqu’il n’était que le simple citoyen Joseph Fouché, – toujours est-il qu’au point de vue purement chronologique cette profession de foi fait de lui le premier socialiste et communiste catégorique de la Révolution. Ce ne sont ni Marat ni Chaumette qui ont formulé les exigences les plus hardies de la Révolution française, mais bien Joseph Fouché et ce texte original éclaire beaucoup mieux que tout commentaire le caractère de cet homme, habituellement dissimulé dans la pénombre.

« L’Instruction commence audacieusement par déclarer infaillibles tous les actes les plus audacieux :

« Tout est permis à ceux qui agissent dans le sens de la Révolution : il n’y a d’autre danger pour le républicain que de rester en arrière des lois de la République ! quiconque les prévient, les devance ; quiconque outrepasse en apparence le but, n’est souvent même pas encore arrivé. Tant qu’il y aura un être malheureux sur la terre, il y aura encore des pas à faire dans la carrière de la liberté. »

Après ce prélude hardi et en quelque sorte déjà maximaliste, Fouché définit l’esprit révolutionnaire de la manière suivante :

« La Révolution est faite pour le peuple ; il est bien aisé de comprendre que par peuple on n’entend pas cette classe qui, privilégiée par ses richesses, a usurpé toutes les jouissances de la vie et tous les biens de la société. Le peuple est l’universalité des citoyens français : le peuple, c’est surtout la classe immense du pauvre ; cette classe qui donne des hommes à la patrie, des défenseurs à nos frontières, qui nourrit la société par ses travaux. La Révolution serait un monstre politique et moral, si elle avait pour but d’assurer la félicité de quelques centaines d’individus et de consolider la misère de vingt-quatre millions de citoyens. Ce serait une illusion blessante pour l’humanité que de déclamer sans cesse le mot d’égalité si des intervalles immenses de bonheur devaient toujours séparer l’homme de l’homme. »

Comme suite à cette introduction, Fouché expose sa théorie favorite d’après laquelle le riche, le « mauvais riche », ne peut jamais être un véritable révolutionnaire, jamais un républicain véritable et sincère et que, par conséquent, une révolution simplement bourgeoise, qui laisserait subsister toutes les différences de fortune, aboutirait inévitablement à une nouvelle tyrannie, « car l’homme riche ne tarde pas à se regarder comme étant d’une pâte différente de celle des autres hommes ». C’est pourquoi Fouché demande au peuple l’énergie la plus extrême, ainsi que la révolution absolue, « intégrale ». « Ne vous y trompez pas, pour être vraiment républicain, il faut que chaque citoyen éprouve et opère en lui-même une révolution égale à celle qui a changé la face de la France. Il n’y a rien, non absolument rien de commun entre l’esclave d’un tyran et l’habitant d’un État libre : les habitudes de celui-ci, ses principes, ses sentiments, ses actions, tout doit être nouveau. Vous étiez opprimés ; il faut que vous écrasiez vos oppresseurs. Vous étiez esclaves de la superstition, vous ne devez plus avoir d’autre culte que celui de la liberté… Tout homme à qui cet enthousiasme est étranger, qui connaît d’autres plaisirs, d’autres soins que le bonheur du peuple ; tout homme qui ouvre son âme aux froides spéculations de l’intérêt ; tout homme qui calcule ce que lui revient une terre, une place, un talent, et qui peut un instant séparer cette idée de celle de l’utilité générale ; tout homme qui ne sent pas son sang bouillonner aux seuls mots de tyrannie, d’esclavage, d’opulence ; tout homme qui a des larmes à donner aux ennemis du peuple, qui ne réserve pas toute sa sensibilité pour les victimes du despotisme et pour les martyrs de la liberté ; tous les hommes ainsi faits, et qui osent se dire républicains, ont menti à la nature et à leur cœur ; qu’ils fuient le sol de la liberté, ils ne tarderont pas à être reconnus et à l’arroser de leur sang impur. La république ne veut plus dans son sein que des hommes libres : elle est déterminée à exterminer tous les autres, et à ne reconnaître pour ses enfants que ceux qui ne sauront vivre, combattre et mourir que pour elle. » Au troisième alinéa de cette Instruction, la profession de foi révolutionnaire devient carrément et ouvertement un manifeste communiste (le premier qui soit bien net, à cette date de 1793) :

« Tout homme qui est au-dessus du besoin doit concourir à ce secours extraordinaire. Cette taxe doit être proportionnée aux grands besoins de la patrie ; ainsi vous devez commencer par déterminer d’une manière large et vraiment révolutionnaire la somme que chaque individu doit mettre en commun pour la chose publique. Il ne s’agit pas d’exactitude mathématique, ni de ce scrupule timoré avec lequel on doit travailler dans la répartition des contributions publiques : c’est ici une mesure extraordinaire qui doit porter le caractère des circonstances qui la commandent. Agissez donc en grand : prenez tout ce qu’un citoyen a d’inutile ; car le superflu est une violation évidente et gratuite des droits du peuple. Tout homme qui a au-delà de ses besoins ne peut plus user, il ne peut qu’abuser. Ainsi, en lui laissant tout ce qui lui est strictement nécessaire, tout le reste, pendant la guerre, appartient à la République et à ses membres infortunés. »

Fouché souligne expressément dans ce manifeste qu’il ne faut pas se contenter de prendre seulement l’argent. « Toutes les matières, poursuit-il, dont ils regorgent et qui peuvent être utiles aux défenseurs de la patrie, la patrie les réclame dans cet instant. Ainsi, il y a des gens qui ont des amas ridicules de draps, de chemises, de serviettes et de souliers. Tous ces objets et autres semblables sont de droit la matière des réquisitions révolutionnaires. »

De même il demande impérieusement la livraison au Trésor national de l’or et de l’argent, « métaux vils et corrupteurs », que le véritable républicain méprise, afin « qu’en y recevant l’empreinte de la République et après avoir été purifiés par le feu, ils ne coulent plus que pour l’utilité générale. De l’acier, du fer, et la République sera triomphante ! » Tout le manifeste se termine ensuite par un appel d’une rigueur terrible :

« Nous emploierons avec sévérité toute l’autorité qui nous est déléguée, et nous punirons comme perfidie tout ce que, dans d’autres circonstances, vous auriez pu appeler lenteur, faiblesse ou négligence. Le temps des demi-mesures et des tergiversations est passé. Aidez-nous à frapper les grands coups, ou vous serez les premiers à les supporter. La liberté ou la mort ! Réfléchissez et choisissez ! »

Cet écrit théorique permet déjà de deviner quelle est la manière de Joseph Fouché comme proconsul. Dans le département de la Loire-Inférieure, à Nantes, puis à Nevers et Moulins, il ose lutter contre les plus fortes puissances de la France, devant lesquelles Robespierre et Danton, eux-mêmes, ont prudemment reculé : contre la propriété privée et contre l’Église. Il agit rapidement et avec résolution dans le sens de l’« égalisation des fortunes » par la création de ce qu’il appelle des « comités philanthropiques », auxquels les gens fortunés doivent faire des dons prétendus volontaires. Mais, pour être bien compris, il avertit gentiment que « si le riche n’use pas de son droit de faire aimer le régime de la liberté, la République a le droit de s’emparer de sa fortune pour cette destination ». Il ne tolère aucun superflu et il définit énergiquement ce qu’il entend par là : « Le républicain n’a besoin que de fer, de pain et de quarante écus de rente. » Fouché fait sortir les chevaux des écuries, la farine des sacs ; il rend les fermiers personnellement responsables sur leur tête des livraisons qu’il leur est prescrit de faire ; il institue le pain de guerre, que nous avons connu nous-mêmes pendant la lutte mondiale, le même pain pour tous, et il interdit toute pâtisserie ou fournée de luxe. Chaque semaine, il met de la sorte sur pied cinq mille recrues pourvues de chevaux, de chaussures, de vêtements et de fusils ; il fait marcher d’autorité les fabriques et tout obéit à son énergie de fer. L’argent coule dans ses caisses sous forme d’impôts, de taxes et de dons, de fournitures et de travaux, et il écrit fièrement à la Convention, au bout de deux mois d’activité : « On rougit ici d’être riche. » Mais il aurait dû dire, pour être vrai : « On tremble ici d’être riche. »

En même temps qu’extrémiste et communiste, Joseph Fouché, qui, devenu duc d’Otrante, riche à millions, se mariera une deuxième fois, pieusement, à l’église, sous le patronage d’un roi, se révèle à cette époque le plus furieux et le plus passionné des ennemis du christianisme. Il faut « substituer aux cultes superstitieux celui de la République et de la Morale », fulmine-t-il dans sa lettre de menace, et déjà les premières mesures de persécution tombent, comme la foudre, sur les églises et les cathédrales. Loi sur loi, décret sur décret : « Il est défendu sous peine de réclusion à tous les ministres, à tous les prêtres, de paraître ailleurs que dans leur temple, avec leurs costumes. » Tout privilège leur est enlevé, car « il est temps, argumente-t-il, que cette caste orgueilleuse, ramenée à la pureté des principes de la primitive Église, rentre dans la classe des citoyens ». Il ne suffit plus, bientôt, à Joseph Fouché d’être seulement le chef des forces militaires, le premier magistrat de la justice, et le dictateur absolu en matière d’administration, il s’empare encore de tous les pouvoirs ecclésiastiques. Il supprime le célibat, il ordonne aux prêtres de se marier ou d’adopter un enfant dans le délai d’un mois ; il célèbre des mariages et il en dissout sur la place publique ; il monte en chaire (toutes les croix et les images religieuses en ont été soigneusement éloignées) et il prononce des sermons athées, dans lesquels il nie l’immortalité et l’existence de Dieu. Les cérémonies chrétiennes des enterrements sont abolies, et on grave dans les cimetières, comme seule consolation, cette inscription : « La mort est un sommeil éternel. » À Nevers, ce nouveau pape est le premier à introduire dans le pays le baptême civil, pour sa fille, qu’il appelle « Nièvre », du nom du département. La garde nationale reçoit l’ordre de défiler musique en tête et, sur la place publique, sans aucun ecclésiastique, il baptise l’enfant et lui donne un nom. À Moulins il chevauche dans toute la ville, à la tête d’un cortège, un marteau à la main, avec lequel il brise les croix, les crucifix et les images saintes, ces emblèmes « honteux » du fanatisme. Les mitres et les nappes d’autel sont entassées en bûcher et, tandis que jaillissent les flammes éblouissantes, la populace danse allègrement autour de cet autodafé. Mais s’en prendre à des choses mortes, à des figures de pierre sans défense et à des croix fragiles ne serait pour Fouché qu’un demi-triomphe. Le triomphe complet ne lui arrive que lorsque, sous l’effet de son éloquence, l’archevêque François Laurent se dépouille de la soutane et coiffe le bonnet rouge, suivi avec enthousiasme par trente prêtres, exemple qui se propage dans toute la France comme un incendie. Et il peut se vanter auprès de ses collègues en athéisme, qui sont moins énergiques que lui, d’avoir écrasé le fanatisme et extirpé du territoire à lui soumis le christianisme comme la richesse.

On croirait que ce sont là les actes d’un enragé, la stupide fureur d’un fou fanatique. Mais, en vérité, Joseph Fouché, même sous le couvert d’une passion simulée, reste toujours calculateur, toujours réaliste. Il sait qu’il doit rendre des comptes à la Convention ; il sait aussi que les phrases et les lettres patriotiques, en même temps que les assignats, sont depuis longtemps dévalorisées et que, pour éveiller l’admiration, il faut trouver des valeurs métalliques. C’est pourquoi, tandis que les régiments qu’il a levés marchent vers la frontière, il envoie à Paris tout le produit de ses pillages d’églises. Caisses sur caisses sont charriées à la Convention, pleines d’ostensoirs en or, de flambeaux d’argent brisés et fondus, de crucifix massifs et de joyaux ôtés de leurs châsses. Il sait que la République a besoin, avant tout, d’argent comptant et il est le premier, il est le seul, à envoyer de la province cet éloquent butin aux députés, qui, d’abord, sont étonnés de cette énergie d’un nouveau genre, mais qui ensuite l’acclament par un tonnerre d’applaudissements. À partir de cette heure-là on cite et on connaît à la Convention le nom de Fouché comme celui d’un homme de fer, du républicain le plus énergique et le plus intrépide de la République.

Lorsque Joseph Fouché revient à Paris, ses missions remplies, il n’est plus le petit député inconnu de 1792. À un homme qui a mis sur pied dix mille recrues, qui a tiré de la province cent mille francs d’or, douze cents livres en espèces, mille lingots d’argent, sans recourir une seule fois au « rasoir national », la Convention ne peut véritablement refuser de l’admiration « pour sa vigilance ». L’ultra-jacobin Chaumette publie un hymne en l’honneur de ses hauts faits :

« Le citoyen Fouché, écrit-il, a opéré les miracles dont j’ai parlé : vieillesse honorée, infirmité secourue, malheur respecté, fanatisme détruit, fédéralisme anéanti, fabrication du fer en pleine activité, gens suspects arrêtés, crimes exemplaires punis, accapareurs poursuivis et incarcérés, tel est le sommaire des travaux du représentant du peuple Fouché. »

Un an après s’être assis, prudemment et tout hésitant, sur les bancs des modérés, Fouché passe déjà pour le plus extrémiste des extrémistes et, comme maintenant la révolte de Lyon exige un homme particulièrement résolu, intransigeant et sans scrupule, qui, mieux que lui, pourrait paraître capable d’exécuter l’édit le plus terrible que jamais cette révolution-là, ou une autre, ait imaginé ?

« Les services que tu as rendus à la Révolution, décrète la Convention dans son jargon le plus pompeux, sont les garanties de ceux que tu rendras encore. Tu ranimeras à Ville-Affranchie (Lyon) le flambeau de l’esprit public qui pâlit. Achève la Révolution, termine la guerre à l’aristocratie et que les ruines qu’elle veut relever retombent sur elle et l’écrasent. »

Et c’est avec cette figure de vengeur et de destructeur, comme « mitrailleur de Lyon », que Joseph Fouché, futur multimillionnaire, futur duc d’Otrante, va, pour la première fois, entrer dans l’histoire.

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