V Ministre de l’Empereur

1804-1811

En 1802, Joseph Fouché, ou plutôt Son Excellence le Sénateur Joseph Fouché, sur le désir doucement catégorique du Premier Consul, se retire dans la vie privée, d’où il était sorti il y a dix ans. Incroyable période, tueuse d’hommes et lourde de destins, l’univers s’y transforme au sein du péril ; mais Joseph Fouché sait bien utiliser ce temps-là. Il ne se réfugie pas, comme en 1794, dans une mansarde misérable et sans feu ; tout au contraire, il achète une belle maison, bien installée, dans la rue Cerutti, laquelle pourrait bien avoir appartenu autrefois à l’un de ces « vils aristocrates » ou de ces « riches infâmes ». À Ferrières, la future résidence des Rothschild, il aménage le plus magnifique des séjours d’été, et sa principauté de Provence, la sénatorerie d’Aix, lui envoie régulièrement de bons revenus. D’autre part, il pratique en maître le noble art de l’alchimie qui consiste à tirer de l’or de toute chose. Ses protégés du monde de la Bourse l’intéressent à leurs affaires ; il étend avantageusement ses biens fonciers. Quelques années encore, et l’homme du premier manifeste communiste sera quant à la fortune le deuxième citoyen de France et le plus grand propriétaire foncier du pays. Le tigre de Lyon est devenu un parfait accapareur, un capitaliste habile et économe, un maître usurier.

Mais cette richesse fantastique du parvenu politique ne change rien à la sobriété qui est en lui et qu’il a constamment pratiquée dans la discipline du cloître. Avec ses quinze millions, Joseph Fouché, personnellement, ne vit guère autrement que lorsqu’il avait beaucoup de peine à se procurer les quinze sous quotidiens qu’il lui fallait dans sa mansarde ; il ne fume pas, il ne boit pas, il ne joue pas, il ne dépense pas d’argent, ni avec les femmes ni pour satisfaire des vanités. Tout comme un brave hobereau de campagne, il va se promener tranquillement dans ses prairies avec ses enfants (il en a eu trois autres, les deux premiers étant morts de privations) ; il donne, à l’occasion, de petites réceptions ; il écoute les amis de sa femme faire de la musique ; il lit des livres et il prend plaisir à d’intelligentes conversations : sa passion démoniaque du jeu de hasard qu’est la politique, des émotions et du péril de l’art de gouverner, se cache, profonde et invisible, dans les replis les plus secrets de ce bourgeois positif et osseux. Ses voisins n’en aperçoivent rien du tout ; ils ne voient que le bon administrateur de ses propriétés, l’excellent père de famille, le tendre époux. Et aucun de ceux qui ne l’ont pas connu dans ses fonctions officielles ne se doute qu’il éprouve le désir passionné, et refoulé toujours plus impatiemment derrière un mutisme enjoué, de reparaître au premier rang et de se mêler aux affaires publiques.

Car le pouvoir est comme la tête de Méduse : celui qui en a vu la figure ne peut plus en détourner son regard, reste fasciné et charmé. Celui qui, une fois, a goûté l’ivresse de la domination et du commandement ne peut plus s’en passer. Qu’on cherche dans l’histoire universelle des exemples de renoncement volontaire : en dehors de Sylla et de Charles Quint, on en trouve à peine dix, parmi des milliers et des dizaines de milliers, qui, le cœur rassasié et l’esprit apaisé, aient pu renoncer à la volupté presque sacrilège de diriger les destins de millions d’hommes. Pas plus qu’un joueur ne peut quitter le jeu, un buveur la boisson et un braconnier la chasse, Joseph Fouché ne peut se passer de la politique. Le repos le tourmente et, tandis que d’un air serein, avec une indifférence bien jouée, il mime le rôle de Cincinnatus à sa charrue, les doigts lui brûlent déjà et les nerfs lui démangent de reprendre le jeu de cartes de la politique. Bien que n’étant plus en service, il continue bénévolement à faire le policier et, pour exercer sa plume, pour ne pas se laisser complètement oublier, il envoie, toutes les semaines, au Premier Consul des informations secrètes ; cela l’amuse, cela occupe son esprit d’intrigant, sans toutefois le satisfaire véritablement ; et sa façon apparente de se tenir à l’écart n’est qu’une attente fiévreuse en vue de reprendre enfin les rênes et de sentir de nouveau sa puissance sur les hommes, et sur les destinées de l’univers, – cette chose divine, la puissance !

Bonaparte remarque, à beaucoup d’indices, l’impatience croissante de Fouché, mais il ne daigne pas en tenir compte. Tant qu’il pourra tenir loin de lui ce gaillard d’une intelligence et d’une force de travail inquiétantes, il le laissera dans l’obscurité ; dès qu’on a commencé à connaître la force de volonté de cet homme souterrain, on ne le prend à son service que si l’on en a absolument besoin et pour le travail le plus dangereux. Le Premier Consul lui fait toute espèce d’amabilités, l’emploie dans toute sorte d’affaires, le remercie de ses bons renseignements, l’invite de temps en temps au Conseil des ministres et surtout lui laisse gagner de l’argent, le laisse s’enrichir, pour qu’il se tienne tranquille. Mais il y a une chose à laquelle il se refuse obstinément, tant que c’est possible ; c’est de lui redonner ses fonctions, de rétablir le ministère de la Police. Tant que Bonaparte est fort, tant qu’il ne commet pas de fautes, il n’a pas besoin d’un serviteur si inquiétant et trop habile.

Mais, par bonheur pour Fouché, Bonaparte commet des fautes. Avant tout, la faute historique et impardonnable de ne plus se contenter d’être Bonaparte, de désirer, en dehors de l’assurance qu’il trouve en lui-même et en dehors du triomphe de sa personnalité unique, le fade éclat de légitimité, le faste d’un titre. Celui qui, grâce à sa puissance, à son individualité d’une force sans pareille, n’aurait personne à craindre, a peur des ombres du passé, de l’auréole impuissante des Bourbons exilés. Et c’est ainsi qu’il se laisse aller, sur les conseils désastreux de Talleyrand, à faire enlever par des gendarmes sur un territoire neutre, en violant le droit des gens, le duc d’Enghien, et à le faire fusiller, acte au sujet duquel Fouché a dit le mot célèbre : « C’est plus qu’un crime, c’est une faute. » Cette exécution crée autour de Bonaparte un vide, fait de crainte et d’effroi, d’hostilité et de haine. Et bientôt il lui paraîtra opportun de se replacer sous la protection de l’Argus aux cent yeux, sous la garde de la police.

Et puis, et cela surtout en 1804, le Consul Bonaparte a besoin, une fois de plus, d’un auxiliaire adroit et sans scrupules pour son ascension suprême. Il a besoin de nouveau de quelqu’un qui lui tienne l’étrier. Ce qui, il y a deux ans, lui paraissait encore la plus haute satisfaction de son ambition, le Consulat à vie, ne semble déjà plus suffisant à cet homme porté par toutes les ailes du succès. Il ne veut plus être simplement le premier des citoyens, mais bien seigneur et maître parmi des sujets ; il désire rafraîchir son front brûlant par le cercle d’or d’une couronne impériale. Or qui veut devenir César a besoin d’un Antoine et, bien que Fouché ait pendant longtemps joué le rôle de Brutus (et autrefois même celui de Catilina) affamé par deux années de jeûne politique, il est tout disposé à pêcher cette couronne impériale dans le marais qu’est devenu le Sénat. L’argent et les promesses servent d’appât à l’hameçon et ainsi le monde assiste à cet étrange spectacle de l’ancien président du Club des Jacobins, devenu Excellence, échangeant dans les couloirs du Sénat des poignées de main suspectes, insistant et chuchotant tant et si bien qu’à la fin quelques byzantins complaisants déposent la résolution de créer « des institutions qui détruisent l’espérance des conspirateurs, en assurant l’existence du gouvernement au-delà de la vie de son chef ». Si l’on fait abstraction de l’emphase de cette formule, on y trouve essentiellement l’intention de faire de Bonaparte, consul à vie, l’empereur héréditaire que va être Napoléon. Et c’est probablement de la plume de Fouché (qui écrit aussi bien avec de l’huile qu’avec du sang) qu’émane cette pétition, d’une incroyable servilité, par laquelle le Sénat invite Bonaparte « à achever son œuvre en lui donnant une forme immortelle ». Peu de gens ont plus gaillardement travaillé à enterrer définitivement la République que Joseph Fouché, de Nantes, ex-député à la Convention, ex-président du Club des Jacobins, mitrailleur de Lyon, autrefois ennemi des tyrans et le plus républicain des républicains.

La récompense ne se fait pas attendre. De même qu’autrefois le citoyen Fouché avait été démis de son poste par le citoyen Consul Bonaparte, de même aujourd’hui, en 1804, après deux années d’exil doré, Son Excellence M. le Sénateur Fouché est renommé ministre par Sa Majesté l’Empereur Napoléon. Pour la cinquième fois, Joseph Fouché prête serment de fidélité : la première fois, c’était encore au gouvernement royal, la deuxième à la République, la troisième au Directoire, la quatrième au Consulat. Mais Fouché n’a que quarante-cinq ans : que de temps ne lui reste-t-il pas pour de nouveaux serments, de nouvelles fidélités et infidélités ! Et, avec des forces fraîches, il se relance dans le vieil élément battu par le vent et les vagues, qu’il aime tant, – obligé par serment de servir le nouvel empereur et, cependant, n’obéissant qu’à sa propre et troublante passion.

Pendant dix ans ces deux personnages, Napoléon et Fouché, vont se trouver en face l’un de l’autre, sur la scène (ou plutôt dans la coulisse) de l’histoire universelle, fatidiquement liés l’un à l’autre, malgré une clairvoyante opposition réciproque. Napoléon n’aime pas Fouché et Fouché n’aime pas Napoléon : pleins d’une antipathie secrète, ils se servent l’un de l’autre, uniquement attachés par l’attraction des pôles contraires. Fouché connaît exactement le caractère démoniaque, grandiose et dangereux de Napoléon ; il sait qu’il faudra des dizaines d’années avant que l’univers ne produise un génie aussi grand, aussi digne d’être servi. De son côté, Napoléon sait qu’il n’est jamais mieux compris que par cet œil d’espion, positif, clair, aux limpides reflets, que par ce laborieux talent politique, qu’on peut employer à tout, aux meilleures besognes comme aux pires, auquel il ne manque, pour être un serviteur parfait, que l’absolu de l’attachement, la fidélité.

Car Fouché n’est jamais le serviteur de personne et encore moins le laquais. Jamais il ne sacrifie entièrement à une chose étrangère son indépendance d’esprit, sa volonté propre. Au contraire, plus les anciens républicains, déguisés en nouvelle noblesse, subissent le prestige de l’Imperator, plus, de conseillers qu’ils devraient être, ils deviennent des flatteurs et des adulateurs, et plus l’échine de Fouché se redresse et se raidit. Il est vrai qu’on ne peut plus contredire ouvertement, par une opinion franchement opposée, l’Empereur, de plus en plus césarien et voulant toujours avoir raison, car depuis longtemps, au palais des Tuileries, la camaraderie sincère, la liberté de parole de citoyen à citoyen n’existent plus ; l’empereur Napoléon, qui ne se fait plus appeler que « Sire » par ses anciens camarades de guerre, et même (comme ils ont dû en sourire !) par ses propres frères, et qui ne permet plus à un seul être humain de le tutoyer, en dehors de sa femme, ne désire pas être conseillé par ses ministres. Ce n’est plus comme autrefois, c’est-à-dire en jabot sans raideur, avec un col ample et une démarche sans contrainte, le citoyen ministre Fouché qui va trouver le citoyen Consul Bonaparte ; c’est maintenant le ministre Joseph Fouché, avec un col brodé d’or, roide, et haut autour du cou, ficelé dans le pompeux uniforme de cour, avec des bas de soie noire et des chaussures étincelantes de reflets, constellé de décorations, le chapeau à la main, qui va, pour ainsi dire en audience, auprès de l’empereur Napoléon : « Monsieur » Fouché est obligé, tout d’abord, de s’incliner respectueusement devant son ancien camarade et complice, avant de pouvoir l’appeler « Votre Majesté ». Il lui faut s’incliner en arrivant et s’incliner en partant ; il lui faut recevoir sans réplique les ordres donnés avec brusquerie au lieu de se livrer à des entretiens intimes. Il n’y a pas à résister à l’opinion du plus impétueux de tous les esprits volontaires.

Du moins ouvertement. Fouché connaît trop bien Napoléon pour essayer, lorsque leurs idées sont opposées, de lui faire partager les siennes. Il se laisse commander et il accepte les ordres, comme tous les autres flatteurs et serviles ministres de l’époque impériale, – seulement avec cette petite différence qu’il n’obéit pas toujours. S’il est chargé de procéder à des arrestations qu’il n’approuve pas, il sait au préalable avertir doucement les intéressés, ou bien, s’il est obligé de punir, il souligne partout le fait que cela a lieu expressément sur l’ordre de l’empereur, et non pas d’après son désir. Au contraire, il présente les complaisances et les actes d’amabilité comme des faveurs venant de lui-même. Plus Napoléon devient autoritaire (et, en fait, il est étonnant de voir combien son tempérament, qui dès les débuts était avide de pouvoir, devient toujours plus intransigeant et autocrate, à mesure que sa puissance augmente), plus Fouché se montre aimable et conciliant. Et ainsi, sans un seul mot dirigé contre l’empereur, seulement avec de petits signes, sourires et silences, il constitue, à lui tout seul, une opposition, visible et pourtant jamais tangible, au nouveau régime de la souveraineté de droit divin. Il y a longtemps qu’il ne prend plus la peine, d’ailleurs dangereuse, de suggérer lui-même des vérités ; auprès des empereurs et des rois, même quand ils se sont appelés d’abord Bonaparte, il sait qu’on n’en a pas l’emploi. Ce n’est que sous main, et parfois malicieusement, qu’il insère dans ses rapports quotidiens, comme une marchandise de contrebande, des choses sincères. Au lieu de dire « je crois », « je pense » et de se faire rabrouer à cause de cette indépendance d’esprit et de pensée, il écrit dans ses comptes rendus : « on raconte », ou bien « un ambassadeur aurait dit » ; de cette manière il glisse presque toujours dans le pâté truffé quotidien des nouvelles piquantes, quelques grains de poivre sur la famille impériale. Les lèvres pâles, Napoléon est obligé d’avaler la lecture, ainsi présentées comme « de mauvais bruits » de toutes les souillures et de toute la honte de ses sœurs, et, par-dessus le marché, de cuisantes méchancetés sur son propre compte, de nouvelles incisives et caustiques dont la main adroite de Fouché assaisonne à dessein le bulletin. Sans prononcer lui-même une parole, ce maudit serviteur sert de temps en temps à son maître peu commode des vérités désagréables et, assistant poliment et avec indifférence à cette lecture, il voit le dur souverain sur le point d’en étouffer. Ainsi Fouché exerce une petite vengeance sur l’ex-sous-lieutenant Bonaparte, qui, depuis qu’il a revêtu un costume d’empereur, ne désire voir devant lui ses anciens conseillers que tremblants et courbant l’échine.

Donc, pour ces deux hommes, il n’est pas de climat amical. De même que Fouché n’est point pour Napoléon un serviteur agréable, de même Napoléon n’est point pour Fouché un maître agréable : pas une seule fois il n’accepte avec confiance et tranquillité un rapport de police. Il sonde, de son regard de faucon, chaque ligne pour y trouver la plus petite inexactitude, la moindre erreur ; alors il tempête, il réprimande son ministre comme un écolier, se laissant emporter complètement par l’outrance de son tempérament corse. Les huissiers, ceux qui regardent par les trous de serrure, ses collègues du Conseil des ministres sont tous unanimes à faire remarquer combien, précisément par contraste, le sang-froid de Fouché, dans sa résistance, irritait l’empereur. Mais, même sans leur témoignage (car il ne faut lire tous les Mémoires de ce temps qu’avec une loupe), on serait renseigné, car l’on entend retentir jusque dans les lettres la rude et dure voix de commandement : « Je trouve que la police ne surveille pas la presse avec la vigueur nécessaire », écrit Napoléon en faisant la leçon au vieux maître expérimenté ; ou bien il le tance ainsi : « On pourrait croire qu’au ministère de la Police on ne sait pas lire : on n’y prévoit rien du tout. » Ou encore : « Je vous invite à vous cantonner dans le cadre de vos fonctions et à ne pas vous mêler des affaires de la politique étrangère. » Napoléon, on le sait par cent relations, le semonce aussi devant témoins, devant les aides de camp et devant le Conseil d’État, sans aucun ménagement, et, quand la colère écume sur ses lèvres, il n’hésite même pas à lui rappeler Lyon, sa période terroriste, et à le qualifier de régicide et de traître. Mais Fouché, observateur glacé, qui, depuis dix ans, connaît tout le clavier de ces accès de colère, et sait que parfois ce n’est là qu’une explosion involontaire due à l’ardeur du sang, mais aussi que quelquefois Napoléon joue la comédie avec une parfaite lucidité d’esprit, ne se laisse pas intimider par ces tempêtes, soit authentiques, soit théâtrales, comme, par exemple, le ministre autrichien Cobenzl, qui trembla d’effroi lorsque l’empereur lui jeta aux pieds un vase de porcelaine précieuse ; il ne se laisse égarer ni par la colère apparente ni par la fureur véritable de l’empereur. Avec son visage sans couleur, qui ressemble à un masque de plâtre, sans le moindre mouvement des yeux, sans qu’un de ses nerfs trahisse son émotion, il reste tranquillement debout sous ce déluge de paroles ; seul, peut-être, lorsqu’il quitte la pièce, un sourire ironique ou méchant ride ses lèvres minces. Il ne tremble même pas lorsque l’empereur lui crie : « Vous êtes un traître, duc d’Otrante, je devrais vous faire couper la tête » ; mais il répond, sans modifier l’accent de sa voix et comme s’il s’agissait d’une affaire quelconque : « Ce n’est pas mon avis, Sire. » Cent fois il s’entend congédier, menacer de proscription et de destitution, et il n’en quitte pas moins la salle avec tranquillité, sachant parfaitement que le lendemain l’empereur le rappellera. Et toujours il a raison. Car malgré sa défiance, sa colère et sa haine secrète, pendant dix ans, jusqu’à la dernière heure, Napoléon ne pourra absolument pas se passer de lui.

Cette puissance de Fouché sur Napoléon, qui était une énigme pour tous les contemporains, ne doit rien à la magie ou à l’hypnotisme. C’est une puissance acquise avec science et assurée par le travail, l’habileté et l’observation systématique. Fouché sait beaucoup, – il sait même trop de choses. Non seulement par les confidences de l’empereur, mais aussi contre le gré du maître ; il connaît tous les secrets impériaux et il tient en échec l’empereur, – comme, du reste, tout l’empire, – par ses informations parfaites et presque surnaturelles. Par l’impératrice elle-même, par Joséphine, il connaît les plus intimes détails du lit conjugal, et par Barras toutes les marches de l’escalier tournant de l’ascension ; il contrôle, au moyen de ses relations personnelles avec les hommes d’argent, tout ce qui concerne la fortune particulière de l’empereur ; aucune des cent affaires malpropres de la famille Bonaparte, des histoires de jeu des frères et des aventures messaliniennes de Pauline ne lui échappe. Et les écarts conjugaux de son maître ne lui restent pas cachés non plus. Lorsque Napoléon, à onze heures du soir, enveloppé d’un manteau étrange, et presque complètement déguisé, sort par une porte secrète des Tuileries pour se rendre chez une maîtresse, Fouché sait le lendemain où la voiture est allée, combien de temps l’empereur est resté dans la maison, quand il est rentré ; il peut même, un jour, rendre tout honteux le souverain du monde en lui apprenant que cette femme qu’il a choisie le trompe, lui Napoléon, avec un grimaud de comédie moins bien choisi. Une copie de tout écrit important issu du cabinet de l’empereur est remise à Fouché par un secrétaire corrompu par lui, et plus d’un serviteur de rang supérieur ou inférieur reçoit de la caisse secrète du ministre de la Police une mensualité pour lui rapporter authentiquement tout ce qui se dit au palais : de jour et de nuit, à table et au lit, Napoléon est surveillé par son ministre trop zélé. Impossible de lui cacher un secret : ainsi, l’empereur est obligé, bon gré mal gré, de se confier à lui. Et cette connaissance de tout et de chacun procure à Fouché cette puissance unique sur les hommes que Balzac admirait tant.

Avec le même soin mis à surveiller toutes les affaires, idées, et paroles de l’empereur, Fouché s’efforce de lui celer les siennes. Fouché ne confie jamais ni à l’empereur ni à personne ses véritables desseins, ses travaux ; il ne communique de ses renseignements gigantesques que tout juste ce qu’il lui plaît. Le reste demeure enfermé dans le tiroir du ministre de la Police ; Fouché ne permet à personne de jeter un coup d’œil dans cette citadelle suprême ; il met même sa passion, toute sa passion, son unique passion dans la volupté magnifique de rester impénétrable et de constituer un élément que personne ne peut avec exactitude faire entrer en ligne de compte. C’est en vain que Napoléon attache à la personne de Fouché quelques espions ; celui-ci se moque d’eux ou même les utilise pour renvoyer, par leur intermédiaire, à leur mandant ainsi dupé, des rapports complètement faux et ridicules. Avec les années ce jeu d’espionnage et de contre-espionnage entre les deux compères deviendra toujours plus insidieux et haineux, et ils manquent ainsi presque ouvertement de sincérité l’un envers l’autre. Non, vraiment, il n’y a pas d’atmosphère claire et limpide entre ces deux hommes, dont l’un veut être trop le maître et dont l’autre ne veut pas être assez le serviteur. Plus Napoléon devient puissant, plus Fouché le gêne. Plus Fouché devient fort, plus il hait Napoléon.

Peu à peu, toute l’opposition du temps, qui augmente considérablement, se place derrière cette hostilité personnelle due à des tempéraments différents. Car d’année en année se dessinent toujours plus nettement en France une volonté et une contre-volonté : le pays veut enfin avoir la paix, mais Napoléon veut continuellement avoir la guerre. Le Bonaparte de l’année 1800, héritier et ordonnateur de la Révolution, était encore pleinement d’accord avec son pays, avec son peuple, avec ses ministres ; le Napoléon de 1804, l’empereur du nouveau decennium, ne pense plus depuis longtemps à son pays, à son peuple, mais uniquement à l’Europe, à l’univers, à l’immortalité. Après avoir magistralement accompli la mission à lui confiée, il s’impose, dans l’excès de sa force, de nouvelles missions, bien plus difficiles, et celui qui a mis en ordre le chaos remet à l’état de chaos ses propres réalisations et l’ordre par lui-même créé. Ce n’est pas que son intelligence, limpide et incisive comme le diamant, se soit troublée, loin de là ; en dépit de ses démons intérieurs, l’intellect de Napoléon, d’une exactitude et d’une précision mathématiques, reste d’une lucidité grandiose jusqu’à cette dernière seconde, où, mourant, il écrit d’une main tremblante son testament, l’œuvre des œuvres. Mais son intelligence a depuis longtemps perdu la mesure terrestre, et comment pourrait-il en être autrement, après l’accomplissement de choses invraisemblables ? Comment, après des gains si inouïs contre toutes les règles du jeu de ce monde, l’âme, habituée à un enjeu ainsi démesuré, n’éprouverait-elle pas l’envie de surpasser l’incroyable par plus d’incroyable encore ? Napoléon n’a pas l’esprit plus troublé, même dans ses aventures les plus folles, qu’Alexandre, Charles XII ou Cortez. Il a simplement, comme eux, à la suite de victoires sans précédent, perdu la mesure réelle du possible, et précisément cette ardeur furieuse jointe à une intelligence d’une lucidité extrême produit – magnifique spectacle élémentaire du domaine de l’esprit, grand comme une tempête de mistral sous un ciel clair, – ces actes qui, tout en étant des crimes commis par un seul individu contre des centaines de mille autres, n’en constituent pas moins un enrichissement légendaire de l’humanité. L’expédition d’Alexandre, de la Grèce à l’Inde (qui est encore aujourd’hui fabuleuse, lorsqu’on la suit du doigt sur la carte), la conquête de Cortez, la marche de Charles XII de Stockholm à Pultava, la caravane de six cent mille hommes que Napoléon traîne d’Espagne jusqu’à Moscou, ces prouesses à la fois du courage et de la présomption sont dans l’histoire ce que représentent les combats de Prométhée et des Titans contre les dieux dans la mythologie antique : de l’héroïsme et de l’« hybris », mais, dans tous les cas, le maximum, déjà sacrilège, de tout ce qu’il est possible d’atteindre humainement. Et à peine sent-il la couronne impériale sur ses tempes que c’est vers cette limite extrême que tend irrésistiblement Napoléon. Ses desseins grandissent avec les succès et son audace avec les victoires, – de même qu’avec les triomphes qu’il remporte sur le destin croît son envie de le provoquer d’une manière toujours plus hardie. Par conséquent, rien de plus naturel que ceux qui sont autour de lui, si les fanfares des bulletins de victoire ne les ont pas rendus sourds et si le succès ne les a pas aveuglés, rien de plus naturel que ceux qui sont en même temps intelligents et réfléchis, comme Talleyrand et Fouché, commencent à frémir. Ils pensent à leur époque, au présent, à la France, tandis que Napoléon pense uniquement à la postérité, à la légende, à l’histoire.

Ce contraste entre la raison et la passion, entre le caractère logique et le caractère démoniaque, qui se renouvelle constamment dans l’histoire, se dessine bientôt en France au-delà des personnalités, dès le début du nouveau siècle. La guerre a fait la grandeur de Napoléon, elle l’a tiré du néant pour l’élever sur un trône d’empereur. Quoi de plus naturel qu’il veuille toujours une nouvelle guerre, et des adversaires toujours plus grands et plus puissants. Déjà, au point de vue simplement numérique, ses enjeux augmentent fantastiquement. À Marengo, en 1800, il a vaincu avec trente mille hommes ; cinq années plus tard, il met en campagne trois cent mille hommes et, après cinq nouvelles années, il extrait du pays fatigué de la guerre et saigné à blanc presque un million de soldats. On pourrait faire comprendre, en comptant sur les doigts, au dernier goujat de son armée, au paysan le plus stupide, qu’une telle guerromanie et courromanie (c’est Stendhal qui a forgé ces mots) doivent finalement aboutir à une catastrophe ; et Fouché dit un jour prophétiquement, au cours d’un entretien avec Metternich, cinq années avant Moscou : « Quand on vous aura fait la guerre, il restera la Russie et puis la Chine. » Un seul homme ne comprend pas cela, ou bien met la main devant les yeux pour ne pas le voir : Napoléon. Pour celui qui a vécu les instants d’Austerlitz et puis ceux de Marengo et d’Eylau, – c’est-à-dire l’histoire du monde condensée en deux heures, – il ne peut plus y avoir d’intérêt ou de satisfaction à recevoir dans les bals de la cour des courtisans en uniforme, à s’asseoir à l’Opéra solennellement décoré, ou à entendre parler des députés ennuyeux ; non, depuis longtemps, il ne sent plus ses nerfs vibrer que lorsqu’il traverse à marches forcées des pays entiers à la tête de ses troupes, que lorsqu’il met en pièces des armées, que lorsque d’un mouvement nonchalant des doigts il déplace les rois, comme des figures d’échecs, et les remplace par d’autres, que lorsque le dôme des Invalides devient une bruissante forêt de drapeaux et que le Trésor nouvellement créé se remplit du précieux butin de toute l’Europe. Il ne pense plus que par régiments, par corps d’armée, par armées. Il ne considère plus, depuis longtemps, la France, tout le pays, le monde entier que comme un enjeu, comme un bien lui appartenant sans réserve (« La France, c’est moi »). Mais quelques-uns parmi les siens continuent en eux-mêmes à penser que la France appartient d’abord à elle-même, que ses enfants, ses citoyens, ne sont pas là pour donner des royaumes à la clique corse et pour faire de toute l’Europe un fidéicommis des Bonaparte. Avec une mauvaise humeur croissante ceux-là voient chaque année placarder aux portes des villes les listes de conscription ; les jeunes gens de dix-huit ans et de dix-neuf ans sont arrachés à leurs foyers pour aller périr aux frontières du Portugal, dans les déserts de neige de la Pologne et de la Russie, sans but, ou tout au moins, pour atteindre ce qui ne peut plus être atteint. Ainsi naît une opposition toujours plus acharnée entre celui qui ne regarde que son étoile, et les hommes clairvoyants qui constatent la fatigue et l’impatience de leur propre pays. Et comme l’empereur, à l’esprit autocratique, devenu intransigeant, ne veut même plus se laisser conseiller par ses proches, ceux-ci commencent à réfléchir en secret aux moyens d’arrêter cette roue à la course insensée et de l’empêcher de se précipiter dans l’abîme. Car le moment doit forcément venir où la raison et la passion s’opposent définitivement et se combattent ouvertement, le moment où la lutte éclate entre Napoléon et les plus intelligents de ses serviteurs.

Cette résistance secrète contre la passion guerrière et le manque de mesure de Napoléon finit même par rapprocher les adversaires les plus acharnés entre eux, parmi ses conseillers : Fouché et Talleyrand. Ces deux ministres de Napoléon, les plus capables de tous, – les figures psychologiquement les plus intéressantes de cette époque, – ne s’aiment pas, probablement parce qu’ils se ressemblent trop à beaucoup d’égards. Tous deux sont des cerveaux clairs, positifs, réalistes, des cyniques et des disciples consommés de Machiavel. Tous deux sont passés par l’école de l’Église et par la brûlante école supérieure de la Révolution ; tous deux ont le même sang-froid dénué de toute conscience, pour ce qui est l’argent et l’honneur ; tous deux servent avec la même infidélité, la même absence de scrupules, la République, le Directoire, le Consulat, l’Empire et la Monarchie. Continuellement ces deux joueurs typiques de la versatilité se rencontrent, déguisés en révolutionnaires, en sénateurs, en ministres, en serviteurs du roi, sur la même scène de l’histoire universelle et, précisément, parce qu’ils sont de la même race spirituelle et qu’ils ont le même rôle diplomatique, ils se haïssent avec le fiel et la connaissance froide de rivaux fieffés.

Ils appartiennent tous deux au même type amoral ; mais, s’ils sont semblables de caractère, ils sont différents d’origine. Talleyrand, seigneur de Périgord, évêque d’Autun, d’une vieille famille noble, porte déjà la soutane violette comme chef ecclésiastique de toute une province, alors que Joseph Fouché, fils d’un commerçant sans prestige, fait avaler encore, en qualité de petit professeur religieux sans importance, des mathématiques et du latin à des dizaines d’écoliers, pour quelques sous par mois. L’un est déjà chargé d’affaires de la République française à Londres et célèbre orateur des États généraux, lorsque l’autre cherche à pêcher dans les clubs un mandat, par la flatterie et par un besogneux empressement. Talleyrand vient d’en haut à la Révolution ; comme un souverain sort de son carrosse, salué par des acclamations respectueuses, il descend quelques marches pour rejoindre le tiers état, tandis que Fouché intrigue péniblement pour s’élever jusqu’à lui. Cette différence d’origine donne à leur caractère fondamental, qui est le même, une couleur particulière. Talleyrand, homme de haute allure, sert avec la condescendance froide et indifférente d’un grand seigneur et Fouché avec l’activité empressée et astucieuse d’un fonctionnaire qui veut arriver. Ils diffèrent aussi par les points mêmes où ils se ressemblent ; si tous les deux aiment l’argent, Talleyrand l’aime à la manière d’un gentilhomme, pour le dépenser, pour faire rouler abondamment les pièces d’or sur une table de jeu ou dans la compagnie des femmes, mais Fouché, fils de commerçants, l’aime en capitaliste, afin d’en obtenir des intérêts et pour l’accumuler en épargnant. Chez Talleyrand la puissance n’est qu’un moyen de jouissance ; elle lui fournit l’occasion la meilleure et la plus noble de se procurer tous les biens sensuels de cette terre, le luxe, les femmes, l’art et une table exquise, tandis que Fouché, même devenu multimillionnaire, reste un grigou, vivant comme un Spartiate ou comme un moine. Aucun d’eux ne peut renier complètement son origine sociale : jamais, même aux jours les plus sauvages de la Terreur, Talleyrand, seigneur de Périgord, n’a été un véritable homme du peuple, un véritable républicain ; jamais, même quand il deviendra duc d’Otrante, malgré son uniforme étincelant d’or, Joseph Fouché ne sera réellement un aristocrate.

Le plus éblouissant, le plus charmant et peut-être aussi le plus important des deux est Talleyrand. Issu d’une culture littéraire et très ancienne, assoupli par la finesse d’esprit du XVIIIe siècle, il aime le jeu de la diplomatie comme l’un des nombreux autres jeux excitants que comporte l’existence, mais il hait le travail. Il déteste écrire une lettre de sa main ; il préfère, ce voluptueux achevé, ce jouisseur raffiné, faire faire par un autre tout le dur travail ; et il se contente ensuite d’en extraire nonchalamment les résultats, de ses doigts minces et couverts de bagues ; son intuition qui lui fait percer d’un regard fulgurant les situations les plus compliquées lui suffit. Psychologue d’instinct et d’éducation, il pénètre, comme le dit Napoléon, toutes les pensées et, sans donner de conseils, il confirme chacun dans les idées qui sont intérieurement les siennes. Ses prouesses sont des volte-face hardies, des conceptions rapides, de souples changements de front chaque fois que le moment est dangereux ; il refuse dédaigneusement de s’occuper des détails, de travailler avec application et avec peine. À cet amour du moindre effort, de la forme la plus concentrée donnée aux décisions de l’esprit, correspond aussi son aptitude particulière aux jeux de mots les plus éblouissants, aux aphorismes. Il n’écrit pas de longs rapports ; il juge une situation ou un homme d’un seul mot, brillamment ciselé. Quant à Fouché, il est complètement dépourvu de cette aptitude à la vision rapide de l’univers ; il accumule, à la manière des abeilles, au moyen de laborieuses allées et venues, mille et mille observations qui ensuite, ajoutées et combinées, donnent des résultats sûrs et irréfutables. Sa méthode est analytique, celle de Talleyrand est intuitive ; son talent est l’application, celui de Talleyrand l’agilité de l’esprit : aucun artiste ne pourrait inventer un couple plus opposé que celui placé par l’histoire à côté de Napoléon, et formé de ces deux personnages ; l’improvisateur paresseux et génial, Talleyrand, et le calculateur lucide, pourvu de mille yeux, Fouché, – à côté du génie complet qui unit en lui les dons des deux autres, à savoir l’aptitude à voir de loin et de près, la passion et l’application, la connaissance et la vision du monde.

Or rien ne se hait avec plus d’acharnement que les espèces différentes d’une même race. C’est pourquoi Talleyrand et Fouché s’abominent mutuellement, par le plus profond des instincts et par une exacte connaissance issue de leur sang même. Depuis le premier jour, le petit travailleur laborieux compilateur de rapports et ramasseur de nouvelles, le froid espion qu’est Fouché est antipathique au grand seigneur, et Fouché, de son côté, s’irrite de la légèreté, de la prodigalité, de l’indolence dédaigneuse et noble, de la paresse féminine de Talleyrand. Aussi n’échangent-ils sur le compte l’un de l’autre que des paroles pareilles à des coups de poignard empoisonné. Talleyrand sourit : « M. Fouché méprise les hommes, sans doute cet homme s’est-il beaucoup étudié. » À son tour, Fouché raille lorsque Talleyrand est nommé vice-chancelier : « Il ne lui manquait que ce vice-là. » Dès qu’ils peuvent se mettre des bâtons dans les roues, ils le font avec empressement ; dès qu’ils peuvent se nuire, ils en saisissent avidement la première occasion. Le fait que tous deux, l’homme agile et l’homme laborieux, se complètent par leurs qualités, les rend, comme ministres, précieux à Napoléon, enchanté qu’ils se haïssent avec tant de fureur contenue, car, par suite de cette haine, ils se surveillent l’un l’autre mieux que ne le feraient cent espions empressés. Fouché lui annonce avec zèle toute corruption, toute nouvelle débauche ou négligence de Talleyrand, et Talleyrand lui « sert » au plus vite toute nouvelle intrigue, toute machination de Fouché ; ainsi Napoléon se sent à la fois servi et surveillé par cet étrange couple. En psychologue consommé, il profite le plus heureusement du monde de la rivalité de ses deux ministres, pour les exciter l’un contre l’autre et en même temps pour les tenir en bride.

Tout Paris s’amuse pendant des années de cette hostilité opiniâtre des deux rivaux, Fouché et Talleyrand. On assiste, comme à une scène de Molière, aux inlassables variantes de cette comédie qui se joue au pied du trône, et l’on rit en voyant sans cesse les deux serviteurs du souverain se jouer mutuellement des tours et se jeter l’un à l’autre des traits d’esprit blessants, cependant que leur maître, sur sa cime olympienne, regarde de haut cette lutte qui lui est si profitable. Mais, tandis que Napoléon et tous les autres attendent de ces deux personnages la continuation de ce jeu réjouissant de chien et chat, les deux subtils acteurs changent soudain de rôle et commencent à s’entendre sérieusement. Pour la première fois, leur mécontentement commun à l’égard du maître devient plus fort que leur rivalité. On est en 1808 et Napoléon recommence une guerre, la plus inutile et la plus insensée de toutes, la campagne contre l’Espagne. En 1805, il a vaincu l’Autriche et la Russie ; en 1807, il a écrasé la Prusse, il a réduit au vasselage les États allemands et italiens et il n’y a pas le moindre motif pour entrer en lutte avec l’Espagne. Mais Joseph, son nigaud de frère (dans quelques années Napoléon avouera lui-même « s’être sacrifié pour des imbéciles »), voudrait, lui aussi, une couronne, et, comme aucune n’est disponible, on décide de ravir tout bonnement la sienne à la dynastie espagnole, au mépris du droit des gens ; de nouveau les tambours battent, les bataillons marchent ; de nouveau l’argent péniblement amassé sort des caisses et de nouveau Napoléon s’enivre de la volupté dangereuse des victoires. Cette indomptable fureur guerrière devient maintenant peu à peu insupportable, même à ceux qui ont la peau la plus dure ; Fouché aussi bien que Talleyrand désapprouve cette guerre qui n’a aucune raison d’être et qui, pendant sept années encore, fera perdre à la France tout son sang ; mais comme l’empereur ne les écoute ni l’un ni l’autre, ils se rapprochent insensiblement. Leurs lettres, leurs conseils, ils le savent, l’empereur les écarte avec irritation ; depuis longtemps les hommes d’État ne peuvent plus rien contre les maréchaux, les généraux, les porteurs de sabres et encore moins contre la clique corse, dont chaque membre veut cacher au plus vite sous l’hermine un passé mesquin. Aussi essaient-ils de protester publiquement et ils décident, puisque la parole leur est enlevée, de se livrer à une pantomime politique, à un véritable coup de théâtre, c’est-à-dire de s’unir ostensiblement.

On ignore si c’est Fouché ou Talleyrand qui a réglé cette scène avec un art de dramaturge si parfait. Voici en tout cas ce qui se passe : tandis que Napoléon combat en Espagne Paris est continuellement animé de fêtes et de mondanités ; on est déjà habitué à avoir tous les ans la guerre, comme la neige en hiver et les orages en été. Et voici que, rue Saint-Florentin, dans la maison du Grand-Chancelier étincellent, par un soir de décembre 1808, mille flambeaux et que la musique joue mélodieusement, pendant que Napoléon dans un logis crasseux de Valladolid rédige des ordres pour ses armées. De belles femmes, – Talleyrand les aime tant, – une société éblouissante, de hauts conseillers d’État et les ambassadeurs étrangers sont rassemblés. On cause avec vivacité, on danse et on s’amuse. Soudain s’élèvent de tous les coins de légers murmures et chuchotements ; la danse s’arrête ; les invités forment des groupes étonnés : un homme vient d’entrer, celui de tous qu’on se fût le moins attendu à voir là, le maigre Cassius, Fouché, que, comme chacun sait, Talleyrand hait et méprise violemment et qui n’a encore jamais mis le pied dans cette maison. Mais, regardez donc : avec une politesse choisie, le ministre des Relations extérieures va, en boitant, au-devant du ministre de la Police, le salue gentiment comme un hôte et ami très cher, et le prend aimablement par le bras. Avec des flatteries ostensibles, il le conduit à travers le salon ; puis tous deux entrent dans une pièce voisine, s’asseyent sur un canapé et s’entretiennent à voix basse, provoquant dans toute l’assistance une curiosité sans mesure. Le lendemain matin tout Paris est au courant de ce grand événement. Partout on ne parle que de cette réconciliation soudaine, affichée avec tant d’emphase, et chacun en comprend la signification. Si le chien et le chat s’unissent avec tant de feu, ce ne peut être que contre le cuisinier : l’amitié de Fouché et Talleyrand, ce ne peut être que la désapprobation publique des ministres à l’égard de leur maître, de Napoléon. Aussitôt tous les espions sont sur pied pour tâcher de savoir ce que signifie ce complot. Dans toutes les ambassades les plumes sont occupées à rédiger des rapports immédiats ; Metternich annonce à Vienne par courrier spécial que « cette union répond aux désirs d’une nation fatiguée à l’excès » ; mais les frères et les sœurs de Napoléon, eux aussi, sonnent l’alarme et à leur tour font part d’extrême urgence à l’empereur de cette étourdissante nouvelle.

La nouvelle file à toute vitesse vers l’Espagne, et plus vite encore, si c’est possible, Napoléon, comme cinglé d’un coup de fouet, accourt à Paris. Dès la réception de la lettre il n’appelle même pas auprès de lui ses familiers. Il serre et mord ses lèvres et fait aussitôt ses préparatifs de départ : ce rapprochement de Talleyrand et de Fouché a sur lui un effet plus terrible qu’une bataille perdue. La rapidité de son retour est, pour ainsi dire, diabolique : le 17, il part de Valladolid ; le 18 il est à Burgos, le 19 à Bayonne ; nulle part il ne s’arrête ; partout les chevaux harassés sont relayés en toute hâte ; le 22, il entre comme un ouragan dans les Tuileries et dès le 23 il riposte à la spirituelle comédie de Talleyrand par une scène également dramatique. Toute la troupe chamarrée d’or des courtisans, les ministres et les généraux sont postés là soigneusement, comme des comparses : il faut qu’on s’aperçoive publiquement de la manière dont l’empereur réprime du poing la moindre rébellion contre sa volonté. La veille déjà il a fait venir Fouché et, à huis clos, lui a lavé la tête, cette tête que, habituée à de pareilles douches, Fouché tient immobile, s’excusant par d’adroites et insinuantes paroles et jetant du lest avec à-propos. L’empereur pense que, pour cet homme servile, un rapide coup de pied sera suffisant ; mais Talleyrand, précisément parce qu’il passe pour le plus fort et le plus puissant, aura publiquement à faire les frais de cette algarade. La scène a été souvent décrite et la dramaturgie de l’Histoire en connaît peu qui soient meilleures. D’abord l’empereur se borne à critiquer, d’une manière générale, la duplicité de certains pendant son absence ; mais ensuite, irrité par la froide indifférence de Talleyrand, il se tourne brusquement vers celui-ci qui, calme, dans une attitude nonchalante, s’appuie à la cheminée de marbre, le bras contre le chambranle. Et, dès lors, la leçon, qui auparavant a été étudiée à la façon des comédiens, se change soudain, aux yeux de toute la cour, en un véritable accès de fureur ; l’empereur accable des plus grossières injures son aîné mûri par l’expérience ; il l’appelle voleur, parjure, apostat, créature vénale, qui vendrait son propre père pour de l’argent ; il le rend responsable du meurtre du duc d’Enghien et de la guerre d’Espagne. Il n’y a pas de femme de lavoir qui injurie sa voisine de palier d’une manière plus effrénée que Napoléon insultant le duc de Périgord, le vétéran de la Révolution, le premier diplomate de France.

Les assistants sont figés. Chacun se sent mal à l’aise. Chacun trouve qu’en ce moment l’empereur fait mauvaise figure. Seul Talleyrand, à ce point cuirassé contre les attaques qu’il s’est endormi une fois, raconte-t-on, à la lecture d’un pamphlet dirigé contre lui, ne sourcille pas, beaucoup trop fier pour se sentir offensé par de telles injures. Une fois l’orage apaisé, il traverse en silence, de son pas boiteux, le parquet luisant, et puis, dans l’antichambre, il se contente de lancer un de ces petits mots empoisonnés qui blessent plus mortellement que les plus bruyants coups de poing : « Quel dommage qu’un si grand homme soit si mal élevé ! » dit-il avec calme, tandis que le laquais le revêt de son manteau.

Le soir même, Talleyrand est destitué de sa dignité de chambellan et avec curiosité tous les jaloux fouillent le Moniteur, les jours suivants, pour y découvrir aussi, parmi les informations officielles, la nouvelle du congédiement de Fouché. Mais ils se trompent, Fouché reste. Comme toujours, dans cette aventure, il s’est placé derrière quelqu’un qui lui sert de paratonnerre. On se le rappelle : Collot, son complice dans les mitraillades de Lyon, est déporté aux îles de la fièvre, tandis que Fouché reste ; Babeuf, son associé dans la lutte contre le Directoire, est fusillé, Fouché reste. Son protecteur Barras est obligé de fuir, Fouché reste. Et, cette fois aussi, l’homme qui est en tête, Talleyrand, est seul à tomber, Fouché reste. Les gouvernements, la forme de l’État, les hommes changent ; tout s’abat et disparaît dans ce tourbillon furieux de la fin du siècle ; seul un homme demeure toujours à la même place, sous tous les maîtres et sous tous les régimes : c’est Joseph Fouché.

Fouché reste au pouvoir, et qui mieux est : son influence est renforcée du fait que le plus intelligent, le plus souple et le plus indépendant des conseillers de Napoléon « a reçu le lacet de soie » et a été remplacé par une simple machine à dire oui. Mais, ce qui est plus important encore, le maître gênant cède pour quelque temps la place, lui aussi, comme l’a fait le rival de Fouché, Talleyrand. Car on est en 1809 et Napoléon mène, comme tous les ans, une nouvelle guerre, cette fois-ci contre l’Autriche.

L’absence de Napoléon, loin de Paris et des affaires, est toujours ce qui peut arriver de plus agréable à Fouché. Et plus il est loin, plus ça dure, mieux ça va : l’Autriche, l’Espagne, la Pologne, c’est bien ; mais Fouché préférerait encore qu’il fût de nouveau en Égypte. Car sa lumière trop éclatante rejette dans l’ombre tous ceux qui l’entourent ; sa présence créatrice et dominatrice paralyse, par sa souveraine supériorité, toute autre volonté. S’il est à cent lieues, s’il commande des batailles et forge des plans de campagne, Fouché peut, en France, jouer lui-même en quelque manière au souverain et au maître de la destinée et il n’est plus une marionnette dans cette main rude et énergique.

Une fois, enfin, pour la première fois, l’occasion s’offre à Fouché de jouer ce rôle. 1809 est une année fatidique pour Napoléon. Malgré des succès extérieurs incontestés, jamais sa situation militaire n’a été aussi périlleuse. Dans la Prusse asservie, dans l’Allemagne mal domptée, des dizaines de milliers de Français sont isolés presque sans défense dans les garnisons pour surveiller des centaines de milliers d’hommes qui n’attendent que l’appel aux armes. Un deuxième succès des Autrichiens, comme celui d’Aspern, et de l’Elbe jusqu’au Rhône une révolte éclatera forcément. En Italie non plus les choses ne vont pas très bien : le brutal traitement dont le pape a été l’objet a irrité tout le pays, comme l’humiliation de la Prusse a irrité toute l’Allemagne ; en outre la France elle-même est lasse. Si l’on réussissait à porter encore un coup à cette puissance militaire de l’empereur dispersée par toute l’Europe de l’Èbre à la Vistule, qui sait si cela ne renverserait pas le colosse d’airain, déjà fortement ébranlé ? Et les ennemis acharnés de Napoléon, les Anglais, projettent ce coup-là. Ils décident de pénétrer tout droit jusqu’au cœur de la France, tandis que les troupes de l’empereur sont dispersées à Aspern, à Rome et à Lisbonne, de s’emparer d’abord de Dunkerque, de conquérir Anvers et de soulever les Belges. Ils calculent que Napoléon est loin, avec ses armées éprouvées, avec ses maréchaux et ses canons ; le pays est donc désarmé devant eux.

Mais Fouché est là, ce Fouché qui en 1793, sous la Convention, a appris la manière de lever en quelques semaines des dizaines de milliers de recrues. Son énergie n’a pas diminué depuis lors, bien qu’il ne lui ait été donné que de s’exercer dans l’ombre et de s’employer en petites ruses et machinations. Et, avec passion, il assume la mission de montrer maintenant à la nation et au monde entier que Joseph Fouché n’est pas seulement un pantin dans les mains de Napoléon, mais que, en cas de nécessité, il sait agir avec autant de résolution et de vigueur que l’empereur lui-même. Enfin il faut prouver clairement une fois, en cette merveilleuse occasion qui est comme tombée du ciel, que tout le destin militaire et moral du pays ne dépend pas uniquement de cet homme. Avec une hardiesse provocante, il souligne dans ses proclamations ce fait que Napoléon n’est pas indispensable. « Prouvons à l’Europe que, si le génie de Napoléon peut donner de l’éclat à la France, sa présence n’est pas nécessaire pour repousser les ennemis », écrit-il aux maires. Et il confirme par des actes ces paroles intrépides et autoritaires. En effet, à peine apprend-il, le 31 août, le débarquement des Anglais dans l’île de Walcheren, qu’en sa qualité de ministre de la Police et aussi de ministre de l’Intérieur (fonction qu’il occupe provisoirement), il réclame la convocation des gardes nationaux qui, depuis les journées de la Révolution, vaquent tranquillement dans leur village, à leurs travaux de tailleurs, serruriers, cordonniers et cultivateurs. Les autres ministres s’épouvantent. Comment, sans l’autorisation de l’empereur, sous sa propre responsabilité, prendre une mesure aussi importante ? En particulier le ministre de la Guerre, irrité qu’un civil, un profane, s’immisce dans sa fonction sacro-sainte, s’y oppose de toutes ses forces, en disant qu’il faut d’abord demander à Schœnbrunn l’autorisation de mobiliser. Il faut attendre les ordres de l’empereur et ne pas inquiéter le pays. Mais comme d’habitude l’empereur est à quinze journées de poste, et Fouché ne craint pas d’alarmer la France, Napoléon ne le fait-il pas lui aussi ? Au fond, il voudrait qu’il y eût de l’agitation et des soulèvements. Et c’est ainsi, résolument, qu’il prend tout sous son bonnet. Les tambours et les instructions qu’il donne appellent, au nom de l’empereur, dans les provinces menacées, chaque homme à contribuer immédiatement à la défense, – au nom de l’empereur qui ne sait rien de toutes ces mesures. Et, autre audace, Fouché nomme commandant en chef de cette armée improvisée, de l’armée du Nord, Bernadotte, précisément celui de tous ses généraux que, bien qu’il soit le beau-frère de son frère, Napoléon hait comme pas un autre et qu’il a puni de bannissement. Au mépris de l’empereur, des ministres et de tous ses ennemis, Fouché le tire de ce bannissement : il lui est indifférent que l’empereur approuve ses mesures. Il importe seulement que le destin lui donne raison contre tous.

C’est une pareille témérité, aux heures décisives, qui donne à Fouché quelques traits de la véritable grandeur. Cet esprit nerveux, affamé de travail, se consume impatiemment dans le désir des grandes tâches et toujours on ne lui en assigne que de petites, qu’il accomplit en se jouant. Il est naturel que son excédent de force cherche à s’exercer et à s’employer librement, dans des intrigues méchantes et le plus souvent sans aucun sens. Mais dès le moment où l’on place cet homme (tout comme à Lyon et, plus tard, à Paris, après la chute de Napoléon) devant une mission véritablement historique et digne de son talent, il s’en acquitte magistralement. La ville de Flessingue, que Napoléon lui-même dans ses lettres qualifie d’imprenable, tombe, en quelques jours, tout comme Fouché l’a prédit plus justement, aux mains des Anglais. Mais, sur ces entrefaites, l’armée créée par Fouché sans autorisation a eu le temps de mettre Anvers en état de défense, et ainsi cette expédition des Anglais se termine par une défaite complète et très coûteuse. Pour la première fois depuis que Napoléon tient le gouvernail, un ministre a osé dans le pays, de sa propre initiative, hisser le pavillon, serrer les voiles et suivre son propre itinéraire, et c’est précisément par cette indépendance qu’il a sauvé la France en un moment critique. Depuis ce jour-là Fouché occupe un nouveau rang ; il est imbu d’une conscience nouvelle de sa valeur. Cependant, à Schœnbrunn ont afflué les lettres accusatrices du chancelier et du ministre de la guerre, se plaignant, les unes comme les autres, des audacieuses libertés que se permet ce ministre civil. Il a convoqué la garde nationale, mis le pays en état de guerre ! Tous espèrent que Napoléon châtiera cet empiétement et congédiera Fouché. Mais, chose étonnante, avant même de savoir que les mesures de Fouché ont eu un brillant succès, l’empereur donne raison contre tous les autres, à son énergie résolue et tout de suite agissante. Le chancelier reçoit un camouflet : « Je suis fâché que vous ayez fait si peu usage des pouvoirs que je vous avais donnés, dans ces circonstances extraordinaires. Au premier bruit d’une descente, vous auriez dû lever vingt mille, quarante mille, soixante mille gardes nationaux. » Et il écrit littéralement au ministre de la Guerre : « Je ne vois que M. Fouché qui ait fait ce qu’il a pu et qui ait senti l’inconvénient de rester dans une inaction dangereuse et déshonorante. » Ainsi les collègues timorés, prudents et incapables de Fouché, ont été, non seulement traités comme quantités négligeables par celui-ci, mais encore intimidés par l’approbation que Napoléon lui a donnée. Et, malgré Talleyrand et le chancelier, Fouché occupe maintenant en France le premier rang. Il a été le seul à faire voir qu’il est capable non seulement d’obéir, mais encore de commander.

Fouché sait toujours, on le remarquera, se montrer brillant au moment du danger. Placez-le devant la situation la plus difficile, il se tirera d’affaire, grâce à son énergie claire et hardie. Donnez-lui le nœud le plus compliqué, il le défera. Mais il a beau aborder un problème d’une façon magistrale, il ignore, malheureusement, du tout au tout, l’art corrélatif, l’art des arts en politique : savoir s’effacer assez tôt. Là où il a mis la main, il ne peut plus l’en sortir. Et, lorsqu’il a défait le nœud, il est pris, par sa nature de joueur, du désir diabolique d’embrouiller le fil de nouveau. C’est ce qui a lieu aussi cette fois. Grâce à sa rapidité, grâce à sa vigueur de prompt rassemblement et d’initiative, la perfide attaque de flanc a été repoussée. Avec de terribles pertes en hommes et en matériel, et avec une diminution de prestige plus grande encore, les Anglais ont rembarqué leur armée et sont rentrés chez eux. Maintenant on peut tranquillement sonner la retraite, renvoyer dans leurs foyers les gardes nationaux, avec des remerciements et des légions d’honneur. Mais l’ambition de Fouché a désormais léché le sang. C’est trop beau de jouer à l’empereur, de faire battre la générale dans trois provinces, de donner des ordres, de rédiger des appels, de tenir des discours, de mettre le poing sous le nez des collègues sans énergie. Et voici que déjà ce temps magnifique va finir, alors que l’on sent voluptueusement sa propre activité se déployer chaque jour et à chaque heure ? Non, Fouché ne peut s’y résoudre. Mieux vaut continuer à jouer à la guerre et à la défense, même s’il faut pour cela inventer un ennemi. Oui, tambourinons encore, tenons le pays en haleine, créons de l’inquiétude, – le mouvement de la tempête ! Aussi, sous le prétexte d’une descente que les Anglais auraient l’intention de faire à Marseille, ordonne-t-il une nouvelle mobilisation. La garde nationale est levée dans tout le Piémont, en Provence et même à Paris, à la surprise générale, bien que ni de loin ni de près, sur terre et sur le littoral, on n’aperçoive un ennemi, – uniquement parce que Fouché est pris du désir enivrant et longtemps refréné d’organiser et de mobiliser, parce que l’homme d’action qu’il y a en lui et qui a été si souvent entravé et étouffé, peut, enfin, grâce à l’absence du maître du monde, se donner carrière.

Mais contre qui toutes ces armées, se demande avec toujours plus d’étonnement le pays ? Les Anglais ne se montrent point. Peu à peu même ceux de ses collègues qui ont de la bienveillance pour Fouché deviennent méfiants : que veut cet homme impénétrable, avec ses mobilisations hors de propos ? Ils ne comprennent pas que chez Fouché c’est simplement une secrète passion du jeu qui s’enivre de sa propre activité. Et, comme ils ne voient ni la pointe d’une baïonnette ni un seul ennemi, tandis que ces levées formidables s’accroissent chaque jour, ils se mettent, malgré eux, à attribuer à Fouché des projets ambitieux. Les uns pensent qu’il prépare un soulèvement ; les autres que, si l’empereur subit un second Aspern ou bien si un autre Frédéric Staps est plus heureux dans son attentat, Fouché se propose de proclamer l’ancienne République ; et dès lors lettres sur lettres volent vers le quartier général de Schœnbrunn, déclarant que Fouché est fou, s’il n’est pas conspirateur. Finalement Napoléon, malgré sa bienveillance, dresse l’oreille. Il s’aperçoit que Fouché est monté trop haut et qu’il faut de nouveau le rabaisser. Le ton de ses lettres devient tranchant. Il le rabroue, l’appelle « un Don Quichotte qui lutte contre des moulins à vent » et il écrit dans sa rude manière d’autrefois : « Tous les rapports que je reçois m’annoncent qu’on lève des gardes nationales en Piémont, en Languedoc, en Provence, en Dauphiné. Que diable veut-on faire de tout cela lorsqu’il n’y a pas d’urgence et que cela ne peut se passer sans mon ordre ? » Ainsi Fouché doit, bien malgré lui, renoncer à ce jeu de souverain, rendre le ministère de l’Intérieur (ainsi passent les choses de ce monde), reprendre sa place dans un coin et se contenter d’être le ministre de la Police de ce maître qui rentre en triomphe et qui, pour lui, rentre bien trop tôt.

Quoi qu’il en soit, même s’il a exagéré, Fouché est le seul parmi les ministres anxieux, qui, au plus fort du péril de la patrie, ait fait quelque chose de bien et d’opportun. Aussi Napoléon ne peut-il pas lui refuser plus longtemps les honneurs qu’il a déjà accordés à tant d’autres. Maintenant qu’une nouvelle noblesse fleurit sur la terre de France engraissée par le sang, que tous les généraux, ministres et serviteurs ont été anoblis, c’est le tour de Fouché, cet ancien ennemi des aristocrates. Le titre de comte lui avait été déjà destiné autrefois, en secret. Mais l’ancien Jacobin doit monter encore plus haut sur cette échelle aérienne des titres. Le 15 août 1809, dans le palais de Sa Majesté Apostolique l’empereur d’Autriche, dans les appartements de gala de Schœnbrunn, l’ancien petit sous-lieutenant corse signe et scelle une gracieuse peau d’âne autorisant Joseph Fouché, l’ancien communiste et religieux défroqué, à s’appeler désormais (faisons-lui notre révérence !) duc d’Otrante. À vrai dire, il n’a pas combattu à Otrante et il n’a jamais vu de ses yeux cette région de l’Italie du Sud, mais précisément un nom de noblesse si ronflant et de consonance étrangère convient excellemment pour masquer un ancien et fieffé républicain, car, si on le prononce avec le brio voulu, on peut oublier que derrière ce duc se cache le bourreau de Lyon, le vieux Fouché du pain de l’égalité et des confiscations de biens. Et, pour qu’il se sente un véritable chevalier, on lui confère encore les insignes de son duché : des armes étincelantes de nouveauté.

Mais, chose singulière : Napoléon lui-même a-t-il voulu là une allusion extrêmement typique, ou bien l’héraldiste officiel s’est-il permis pour son compte une petite plaisanterie psychologique ? En tout cas, les armes du duc d’Otrante exhibent comme motif central une colonne d’or, – ce qui va très bien à ce passionné amoureux de l’or. Et autour de cette colonne d’or est enroulé un serpent, – ce qui, probablement aussi, est une délicate allusion à la souplesse diplomatique du nouveau duc. En vérité, Napoléon a dû avoir à son service des héraldistes intelligents, car on ne pouvait trouver pour un Joseph Fouché des armoiries plus caractéristiques.

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