VI La lutte contre l’Empereur

1810

Un grand exemple gâte ou exalte toujours toute une génération. Lorsque apparaît un homme comme Napoléon, les personnes de son entourage ont le choix entre ou se faire tout petits devant lui et disparaître sans laisser de trace, ou bien tendre outre mesure leur propre force, à son image. Les hommes qui entourent Napoléon ne peuvent devenir que ses esclaves ou ses rivaux : une présence aussi éminente ne supporte pas à la longue de mesure moyenne.

Fouché est un de ceux à qui Napoléon a fait perdre l’équilibre. Il lui a empoisonné l’âme par le périlleux exemple de l’insatisfaction, par l’obligation démoniaque de se surpasser continuellement : lui aussi veut, maintenant, comme son maître, étendre continuellement les limites de sa puissance ; lui non plus ne peut se contenter d’une stabilité tranquille et silencieuse, de joies modérées. Aussi quelle déception le jour où Napoléon rentre de Schœnbrunn en triomphateur et prend lui-même les rênes en main ! Ah ! qu’ils étaient magnifiques les mois où l’on pouvait agir à sa guise, rassembler des armées, lancer des proclamations, prendre des mesures hardies par-dessus la tête de ses collègues anxieux, être enfin maître d’un pays et s’asseoir à la grande table où se joue le destin de l’univers ! Et voici que maintenant Joseph Fouché n’est plus que ministre de la Police ; il doit surveiller les mécontents et les bavards de la presse ; il doit, chaque jour, confectionner son ennuyeux bulletin avec des rapports d’espions, s’occuper de vétilles de ce genre : avec quelle femme Talleyrand a-t-il une liaison ? Qui a, la veille, provoqué à la Bourse la chute de la rente ? Non, depuis que sa main a touché à des événements mondiaux, au gouvernail de la grande politique, ce ne sont plus que des bagatelles et de méprisables occupations pour cet esprit inquiet et passionné d’action. Qui un jour a manié un enjeu si élevé ne se satisfait plus jamais de pareilles babioles. Il vaut mieux montrer encore une fois que, même à côté de Napoléon, il y a de la place pour agir, et cette idée ne le quitte plus.

Mais que peut-il donc encore rester à faire à côté de quelqu’un qui a tout fait, qui a battu la Russie, l’Allemagne, l’Autriche, l’Espagne et l’Italie, à qui l’empereur de la plus vieille dynastie européenne donne pour femme une archiduchesse, qui a renversé le pape et la prédominance millénaire de Rome et qui a fondé un empire universel, qu’il gouverne de Paris ? Nerveusement, fiévreusement, jalousement, l’ambition de Fouché cherche de tous les côtés une tâche ; et, effectivement, à l’édifice de la domination universelle il ne manque plus que le faîte, la paix avec l’Angleterre, car, alors, l’œuvre serait achevée. Et c’est cette chose suprême, d’une portée européenne, que Joseph Fouché veut accomplir tout seul, sans Napoléon et contre Napoléon.

L’Angleterre de 1809 est exactement la même que celle de 1795, l’ennemi héréditaire, le plus dangereux adversaire de la France. Devant les portes de Saint-Jean-d’Acre, devant les retranchements de Lisbonne, à tous les coins de l’univers, la volonté de Napoléon s’est heurtée à la force méthodique, réfléchie et pleine de sang-froid des Anglo-Saxons ; et, tandis qu’il conquérait tout le territoire de l’Europe, les Anglo-Saxons lui ont enlevé l’autre moitié du monde, la mer. Il ne peut les arrêter, et eux non plus ne peuvent l’arrêter ; l’Angleterre et Napoléon s’efforcent depuis quinze ans, par des tentatives toujours renouvelées, de se débarrasser l’un de l’autre. Tous deux se sont terriblement affaiblis dans cette lutte insensée et tous deux, sans l’avouer, sont las. En France, à Anvers et à Hambourg, les banques sont en faillite depuis que les Anglais ont entravé le commerce ; en revanche, sur la Tamise s’entassent les navires portant des marchandises invendues ; la rente anglaise, comme la française, baisse toujours davantage et, dans les deux pays, les commerçants, les banquiers, les hommes intelligents aspirent à une entente et engagent tout timidement et tout bas des pourparlers. Mais il semble plus important à Napoléon que Joseph, son frère à la tête faible, garde la couronne royale d’Espagne et que sa sœur Caroline conserve Naples. Aussi rompt-il les négociations de paix péniblement ouvertes par la voie de la Hollande ; de son poing de fer, il intime l’ordre à ses alliés de refuser l’entrée aux navires anglais, de jeter leurs marchandises à la mer, et déjà des lettres menaçantes partent pour la Russie, afin qu’elle se soumette au blocus continental. Une fois de plus la passion étrangle la raison ; et la guerre menace de s’éterniser si, à la dernière heure, le parti de la paix ne se montre pas énergique, en passant à l’action.

Fouché a, lui aussi, mis la main à ces pourparlers prématurément rompus. Il a procuré à l’empereur et au roi de Hollande l’intermédiaire, un financier français, lequel en a trouvé un autre, qui est Hollandais, lequel à son tour correspond avec un intermédiaire anglais ; sur ce pont d’or éprouvé ont eu lieu (comme pendant toutes les guerres et à toutes les époques) des tentatives secrètes d’entente, de gouvernement à gouvernement. Mais maintenant, l’empereur a brusquement ordonné d’arrêter les négociations. Cela ne va pas à Fouché. Pourquoi ne pas continuer ? Négocier, marchander, promettre et duper, c’est là, en effet, sa plus chère passion. Aussi conçoit-il un projet téméraire. Il décide de poursuivre les négociations de son propre chef, – quoique en apparence, au nom de l’empereur, – c’est-à-dire de faire croire aussi bien à ses propres agents qu’aux Anglais que l’empereur travaille par ce moyen à la paix, tandis qu’en réalité, c’est le duc d’Otrante qui seul tire les ficelles. C’est là une aventure folle, un impudent abus du nom de l’empereur, de sa fonction ministérielle, une outrecuidance historique sans exemple. Mais des secrets de ce genre, des manœuvres ambiguës et enchevêtrées qui mystifient en même temps trois ou quatre personnes, sont la passion naturelle de cet intrigant inné et juré qu’est Fouché. Comme un écolier aime faire la grimace derrière le dos du professeur il raffole lui-même de ces tours cachés qu’il joue à l’empereur et, tout comme le gamin téméraire, il risque volontiers des taloches ou un blâme pour la seule joie que lui procure cette impertinence, cette tromperie. Cent fois, on l’a vu, il s’amuse à de tels écarts politiques ; mais jamais il ne s’est permis un acte plus hardi, plus arbitraire et plus dangereux que celui qui consiste à négocier avec le ministère anglais des Affaires étrangères, au sujet de la paix, soi-disant au nom de l’empereur, mais en réalité contre la volonté de celui-ci.

La machination est préparée avec génie. Fouché a recours à un de ces obscurs financiers, le banquier Ouvrard qui, plusieurs fois déjà, a frôlé la prison. Napoléon exècre cet individu louche, à cause de sa mauvaise réputation, mais cela ne gêne guère Fouché qui travaille avec lui à la Bourse. Il sait qu’il peut compter sur cet homme, car il l’a à maintes reprises tiré d’embarras et il le tient solidement par la bride. Voici donc qu’il envoie cet Ouvrard au banquier hollandais de Labouchère, homme d’importance, qui, de bonne foi, l’adresse à son beau-père, le banquier Baring, à Londres, lequel, à son tour, le met en rapports avec le cabinet anglais. Et dès lors a lieu un jeu insensé : Ouvrard croit, évidemment, que Fouché agit au nom de l’empereur et il donne au gouvernement hollandais sa mission comme officielle. Cette assurance suffit aux Anglais pour prendre au sérieux les pourparlers. Ainsi l’Angleterre s’imagine traiter avec Napoléon, alors qu’elle ne traite qu’avec Fouché qui, naturellement, se garde bien de mettre l’empereur au courant de la marche secrète des événements ; il veut d’abord laisser l’affaire mûrir à point, aplanir les difficultés, pour ensuite se présenter tout à coup, en qualité de deus ex machina, devant l’empereur et devant le peuple français et dire fièrement : « Voici la paix avec l’Angleterre ! Ce que tout le monde voulait et désirait, ce qu’aucun de vos diplomates n’a pu, moi, duc d’Otrante, je l’ai accompli par mon travail. »

Mais quel dommage qu’un petit et sot hasard vienne troubler cette partie d’échecs magnifique et captivante ! Napoléon est allé en Hollande, avec sa jeune femme, Marie-Louise, pour rendre visite à son frère Louis. Une réception enthousiaste lui fait oublier la politique. Mais, un beau jour, fortuitement, son frère le roi Louis, supposant, évidemment, comme tous les autres que ces négociations secrètes avec l’Angleterre se poursuivent avec l’assentiment de l’empereur, lui demande si l’entente progresse. Napoléon est étonné. Il se souvient alors d’avoir rencontré à Anvers ce maudit Ouvrard. Que se passe-t-il ? Que signifient ces allées et venues entre l’Angleterre et la Hollande ? Mais il ne laisse pas percer sa surprise : il se contente, sur un ton nonchalant, de prier son frère de lui montrer à l’occasion la correspondance du banquier hollandais. Aussitôt dit aussitôt fait et pendant son retour de Hollande à Paris Napoléon est ainsi en mesure de la lire : effectivement, c’est une négociation dont il ne se doutait pas. Avec une fureur démesurée, il flaire aussitôt la piste de braconnier du duc d’Otrante qui, une fois de plus, chasse sur un domaine étranger. Mais, rendu lui-même astucieux par cet astucieux, il cache d’abord ses soupçons sous une politesse trompeuse, pour ne pas avertir cet esprit si souple et pour qu’il ne lui échappe pas. Il ne se confie qu’au commandant de sa gendarmerie, Savary, duc de Rovigo, et il lui ordonne d’arrêter immédiatement et sans esclandre le banquier Ouvrard et de s’emparer de tous ses papiers.

Ce n’est qu’ensuite, le 2 juin, trois heures après avoir donné cet ordre, qu’il convoque ses ministres à Saint-Cloud, et qu’il demande brutalement et sans détours au duc d’Otrante s’il a connaissance de certains voyages du banquier Ouvrard et si c’est lui enfin qui l’a envoyé à Amsterdam. Fouché, surpris, mais loin encore de deviner le piège dans lequel il est tombé, agit comme d’habitude, chaque fois qu’on le prend sur le fait ; tout comme autrefois sous la Révolution avec Chaumette et sous le Directoire avec Babeuf, il cherche à se tirer d’affaire, en laissant tomber froidement son complice. Ah ! oui, Ouvrard ! c’est un importun qui se mêle de toute espèce de choses. D’ailleurs, toute l’histoire est absolument sans importance, un amusement, un enfantillage. Mais Napoléon a la poigne dure et il ne le laisse pas si facilement échapper. « Ce ne sont pas là des manœuvres insignifiantes, lui rétorque-t-il. C’est un manquement inouï à son devoir que de se permettre de traiter avec l’ennemi derrière le dos de son souverain, à des conditions qu’il ignore et que probablement il n’approuvera jamais. C’est là une faute que même le gouvernement le plus faible ne tolérerait pas. Il faut arrêter tout de suite Ouvrard. » Alors Fouché se sent mal à l’aise. Il ne manquait plus que ça : arrêter Ouvrard ! Celui-là vendrait la mèche. Aussi s’efforce-t-il, par toute espèce de raisons, de dissuader l’empereur de prendre cette mesure. Mais l’empereur, qui sait qu’à cette heure son policier particulier a déjà « bouclé » le banquier, n’écoute plus qu’ironiquement celui qu’il a démasqué. Il connaît maintenant le véritable auteur de cette machination téméraire et les papiers saisis chez Ouvrard dévoilent bientôt tout le jeu de Fouché.

Alors le tonnerre éclate parmi les nuages de la méfiance depuis longtemps amassés. Le lendemain, un dimanche, Napoléon, après la messe (bien que quelques années auparavant on ait fait arrêter le pape, on est redevenu pieux, en qualité de gendre de Sa Majesté Apostolique), convoque tous les ministres et dignitaires de la cour pour la réception du matin. Une seule personne manque : le duc d’Otrante. Bien que ministre, il n’a pas été convoqué. L’empereur invite son Conseil à prendre place autour de la table, et il pose à brûle-pourpoint cette question : « Que penseriez-vous d’un ministre qui, abusant de sa position, aurait à l’insu de son souverain ouvert des communications avec l’étranger, entamé des négociations diplomatiques sur des bases imaginées par lui seul et compromis ainsi la politique de l’État ? Quelle peine y a-t-il dans nos Codes pour une pareille forfaiture ? » Après cette question sévère l’empereur regarde autour de lui, pensant sans doute que ses conseillers et ses créatures vont s’empresser de proposer le bannissement ou bien une autre mesure infamante. Mais les ministres, bien que devinant aussitôt contre qui le trait est dirigé, s’enveloppent d’un silence pénible. Au fond, tous donnent raison à Fouché d’être énergiquement intervenu pour la paix et, en véritables serviteurs, ils se réjouissent du tour audacieux qu’il a joué à l’autocrate. Talleyrand (qui n’est plus ministre, mais qui a été appelé dans cette affaire importante, en sa qualité de grand dignitaire) sourit tout bas en lui-même ; il se rappelle sa propre humiliation d’il y à deux ans et il se réjouit de l’embarras dans lequel se trouvent maintenant Napoléon et Fouché, qu’il n’aime ni l’un ni l’autre. Enfin l’archichancelier Cambacérès rompt le silence et dit en manière de conciliation : « C’est incontestablement une faute, qui mérite un châtiment sévère, à moins que le coupable ne se soit laissé porter à commettre cette erreur par un excès de zèle. » « Un excès de zèle ! » fait Napoléon avec colère. La réponse ne lui plaît pas, car il ne veut pas d’excuse, mais un exemple sévère, une punition réprimant toute indépendance. Avec animation, il raconte l’histoire entière et demande aux assistants de lui proposer quelqu’un pour succéder à Fouché.

Mais, de nouveau, aucun des ministres n’est pressé de donner son avis dans une affaire si épineuse ; la peur de Fouché vient, chez eux tous, immédiatement après la peur de Napoléon. Finalement Talleyrand – comme toujours dans une situation difficile – trouve un mot adroit pour résoudre le problème. Il s’adresse à son voisin, en disant à mi-voix : « Sans doute, M. Fouché a eu grand tort, et moi, je lui donnerais un remplaçant, mais un seul : M. Fouché lui-même. » Mécontent de ses ministres, dont il a fait par sa conduite à leur égard des automates et des mameluks sans courage, Napoléon lève la séance et appelle le chancelier dans son cabinet. « Vraiment ce n’est pas la peine de consulter ces messieurs. Vous voyez quelles utiles suggestions on a à attendre d’eux. Mais vous ne croyez pourtant pas que j’aie sérieusement pensé à les consulter, avant de savoir moi-même à quoi m’en tenir. Mon choix est fait : c’est le duc de Rovigo qui sera ministre de la Police. » Et, sans que celui-ci puisse dire s’il est disposé ou non à accepter cette succession désagréable, l’empereur le salue le soir même, par cet ordre brusque : « Vous êtes ministre de la Police. Prêtez serment et commencez votre travail. »

Le renvoi de Fouché devient aussitôt la question du jour et toute l’opinion publique se met immédiatement de son côté. Rien n’a valu à ce ministre double autant de sympathies que, précisément, sa résistance au despotisme sans limite, – et par lui-même insupportable au peuple français habitué à la liberté, – d’un homme parvenu au pouvoir grâce à la Révolution ; et, en outre, personne ne veut convenir que chercher enfin à faire la paix avec l’Angleterre, même contre la volonté de l’empereur, ce sectateur acharné de la guerre, puisse être un crime. Tous les partis, royalistes, républicains et jacobins, et également les ambassadeurs étrangers, déplorent unanimement, dans la chute du dernier ministre de Napoléon ayant conservé son franc-parler, la défaite visible de l’idée de paix et même dans son propre palais, dans sa propre chambre à coucher, Napoléon rencontre en Marie-Louise comme autrefois en sa première femme Joséphine, un défenseur de Fouché. Elle déplore avec émotion que le seul homme de son entourage que son père, l’empereur d’Autriche, lui ait déclaré digne de confiance, soit maintenant congédié. Rien n’exprime plus nettement le véritable état d’esprit de la France à cette époque que l’accroissement de prestige dont jouit cet homme auprès du public, à la suite de sa disgrâce ; et le nouveau ministre de la Police Savary résume l’impression produite par le renvoi de Fouché en ces termes caractéristiques : « Je crois que la nouvelle d’une peste n’aurait pas plus effrayé que ma nomination au ministère. » En vérité quelle puissance n’a-t-il pas acquise, en même temps que l’empereur, dans ces dix dernières années, Joseph Fouché !

L’écho de cette impression parvint sans doute jusqu’à Napoléon ; de quelle manière, on l’ignore. Mais, à peine a-t-il chassé Fouché de sa fonction qu’il s’empresse de prendre avec lui des gants. Postérieurement, le renvoi, tout comme celui de 1802, est présenté sous une forme déguisée, comme pour permettre à Fouché d’être employé à d’autres fonctions. En compensation de la perte du ministre de la Police, le titre honorifique de conseiller d’État est conféré au duc d’Otrante, et il est nommé ambassadeur de la monarchie française à Rome. Rien ne caractérise mieux l’état d’esprit de l’empereur, balançant entre la crainte et la colère, entre les reproches et les remerciements, entre l’irritation et la conciliation que la lettre de renvoi, qui n’est destinée qu’à l’usage personnel de Fouché.

« Monsieur le duc d’Otrante, je connais tous les services que vous m’avez rendus et je crois à votre attachement à ma personne et à votre zèle pour mon service ; cependant, il m’est impossible, sans me manquer à moi-même, de vous laisser le portefeuille. La place de ministre de la Police exige une entière et absolue confiance, et cette confiance ne peut plus exister puisque déjà, dans des circonstances importantes, vous avez compromis ma tranquillité et celle de l’État, ce que n’excuse pas, à mes yeux, même la légitimité des motifs. La singulière manière que vous avez de considérer les devoirs de ministre de la Police ne cadre pas avec le bien de l’État. Quoique je ne me méfie pas de votre attachement et de votre fidélité, je suis cependant obligé à une surveillance perpétuelle qui me fatigue et à laquelle je ne peux être tenu. Cette surveillance est nécessitée par nombre de choses que vous faites de votre chef, sans savoir si elles cadrent avec ma volonté et avec mes projets… Je ne puis espérer que vous changiez vos manières de faire, puisque, depuis plusieurs années, des exemples éclatants et des témoignages réitérés de mon mécontentement ne vous ont pas changé et que, satisfait de la pureté de vos intentions, vous n’avez pas voulu comprendre qu’on pouvait faire beaucoup de mal en ayant l’intention de faire beaucoup de bien. Au reste, ma confiance en vos talents et votre fidélité est entière, et je désire trouver des occasions de vous le prouver et de les utiliser pour mon service. »

Cette lettre révèle, comme un chiffre secret, le caractère des rapports entre Napoléon et Fouché ; qu’on prenne la peine de relire ce petit chef-d’œuvre pour se rendre compte comment, dans chaque phrase, s’opposent la volonté et la contre-volonté, l’estime et l’antipathie, la crainte et une secrète admiration. L’autocrate veut un esclave et s’irrite de trouver un homme indépendant. Il veut se débarrasser de lui et, néanmoins, il craint de s’en faire un ennemi. Il regrette de le perdre, tout en étant heureux d’être délivré de cet homme dangereux.

Mais, en même temps que grandissait de façon gigantesque l’amour-propre de Napoléon, celui de son ministre prenait les mêmes proportions. La sympathie générale que rencontre Fouché fortifie encore davantage en lui l’énergie. Non, le duc d’Otrante ne se laisse pas congédier aussi simplement que cela. Napoléon verra ce que deviendra son ministère de la Police lorsque Joseph Fouché l’aura quitté, et son successeur s’apercevra que, quand on a l’audace de vouloir le remplacer, c’est dans un guêpier que l’on s’assied et non pas dans un fauteuil ministériel. Ce n’est point pour une baderne aux doigts gourds comme Savary, ce n’est pas pour ce novice en diplomatie, qu’il a créé, pendant dix ans, cet instrument magnifiquement accordé, ce n’est pas pour qu’un bousilleur s’en serve maladroitement et se prévale, comme étant son œuvre, de ce que son prédécesseur a construit à force de jours et de nuits d’un pénible travail. Non les choses ne se passeront pas aussi commodément que les deux compères se l’imaginent. Il faut que tous deux, Napoléon et Savary, sachent que Joseph Fouché est capable de montrer les dents et ne se borne pas à faire des courbettes, comme les autres.

Fouché est décidé à ne pas s’en aller la tête basse. Il ne veut pas de paix honteuse, de capitulation tranquille. À vrai dire, il n’est pas assez fou pour résister ouvertement, ce n’est pas son genre. Seulement, il veut se permettre une plaisanterie, une petite plaisanterie, spirituelle et gaillarde, qui fera rire Paris et qui apprendra à Savary qu’il y a de fameuses chausse-trapes dans le domaine du duc d’Otrante. Il y a toujours lieu de rappeler ce trait de caractère étrange et diabolique qui veut précisément que, chez Joseph Fouché, l’irritation la plus extrême engendre le désir de plaisanter férocement et que son courage, lorsqu’il monte, revête une forme, non pas virile, mais grotesquement présomptueuse et dangereuse pour lui. Jamais, quand quelqu’un lui marche sur le pied, il ne le frappe du poing, mais toujours, et surtout lorsqu’il est le plus irrité, il recourt au fouet du ridicule, et de telle manière qu’il en fustige l’adversaire à le rendre fou. Tout ce qui, dans cet homme fermé et réservé, se cache d’instincts passionnés, écume et mousse vivement en pareilles occasions, et ces moments de colère déguisée sous une apparente gaieté sont en même temps ceux qui révèlent le mieux ce qu’il y a d’infernal dans sa nature.

Il va donc faire une bonne farce à son successeur. Ce ne peut pas être difficile à inventer, surtout quand on a affaire à un lourdaud sans malice. Le duc d’Otrante revêt son uniforme de gala et prend un air particulièrement poli pour recevoir son successeur, lors de la visite que lui fait celui-ci. Effectivement, à peine Savary s’est-il présenté qu’il l’accable d’une avalanche d’amabilités. Non seulement il le félicite du choix de l’empereur, de la haute marque d’estime dont il est l’objet, mais il se dit très heureux d’être libéré de cette fonction qui le fatigue et qui, depuis trop longtemps déjà, pèse sur ses épaules. Ah ! il est maintenant si content, si satisfait de pouvoir se reposer un peu de son énorme labeur. Car ce ministère est, réellement, une charge énorme et ingrate : le duc s’en apercevra bientôt lui-même, étant donné surtout qu’il n’y est pas habitué. Toujours est-il que Fouché est tout disposé à lui être agréable, en mettant rapidement en bon ordre le ministère qui, actuellement, en manque un peu (car son départ arrive assez à l’improviste). Il est vrai qu’il faut pour cela quelques jours, mais, si le duc de Rovigo est de cet avis, Fouché est tout prêt à prendre encore sur lui cette petite peine ; et pendant ce temps sa femme, la duchesse d’Otrante, pourra également s’occuper de déménager tranquillement. Le bon Savary, duc de Rovigo, ne devine pas le piège. Il est joyeusement étonné de tant d’amabilité de la part d’un homme que tout le monde représente comme méchant et astucieux ; et il remercie très poliment le duc d’Otrante de cette complaisance extraordinaire. Naturellement, il n’a qu’à rester tant qu’il voudra ; Savary s’incline et serre avec attendrissement la main de ce brave Fouché, qui est bien méconnu.

Quel dommage qu’on n’ait pas pu voir et dessiner le visage de Joseph Fouché au moment où la porte se ferme derrière son successeur qu’il vient de « rouler » ! Imbécile, crois-tu réellement que je vais mettre de l’ordre et ranger clairement et commodément, dans des cartons bien classés, pour tes lourdes pattes, les suprêmes secrets que j’ai recueillis en dix ans de travail assidu ? Crois-tu que je vais huiler et nettoyer pour toi cette machine merveilleuse inventée par moi qui, magnifiquement, sans bruit, avec ses roues et ses engrenages bien ajustés, absorbe et digère, invisible, les nouvelles de tout un empire ? Imbécile ! tu vas bien voir.

Aussitôt commence une folle entreprise. Fouché a fait venir un ami sûr pour l’aider. La porte de son cabinet est soigneusement verrouillée et tous les papiers secrets ou importants sont hâtivement enlevés des dossiers ; Fouché prend avec lui tous ceux qui peuvent encore lui servir d’arme, les papiers accusateurs et révélateurs ; les autres sont brûlés sans scrupules. M. Savary a-t-il besoin de savoir qui, dans le noble quartier du faubourg Saint-Germain, à l’armée ou à la cour, sert d’indicateur ? Cela lui rendrait le travail trop facile. Vite, les listes au feu ! Seuls sont conservés pour Savary les noms des espions et mouchards tout à fait sans valeur, ceux des concierges et des prostituées qui, d’ailleurs, ne lui apprendront rien d’important. Les cartons se vident avec la rapidité de l’éclair. Les listes précieuses, contenant les noms des royalistes restés à l’étranger, des correspondants occultes, disparaissent ; partout on introduit ingénieusement le désordre ; les archives sont saccagées ; les pièces des dossiers sont marquées de faux numéros ; les chiffres du courrier sont altérés et en même temps les employés les plus importants du futur ministre passent au service secret, en qualité d’espions, afin de continuer leurs rapports confidentiels à leur ancien et véritable maître. Fouché desserre et brise les boulons de cette gigantesque machinerie pour que les engrenages ne fonctionnent plus et que dans les mains de son successeur, qui ne se doute de rien, le mouvement s’arrête complètement. De même que les Russes brûlent devant Napoléon leur ville sainte, Moscou, pour qu’il n’y trouve pas un agréable quartier d’hiver, de même Fouché détruit et mine souterrainement l’œuvre si aimée de sa propre vie. Quatre jours et quatre nuits la cheminée fume, quatre jours et quatre nuits se poursuit ce travail diabolique. Et, sans que personne dans le voisinage en ait le moindre soupçon, les secrets de l’Empire voltigent insaisissables dans le tuyau de la cheminée, ou bien gagnent les armoires de Ferrières.

Puis encore une révérence, particulièrement polie et aimable, à son successeur qui ignore tout, avec ces mots : « Je vous en prie, prenez la place. » Une poignée de main et un remerciement astucieusement accueilli. À vrai dire, le duc d’Otrante devrait maintenant se rendre à Rome d’urgence, pour occuper son poste d’ambassadeur. Mais il préfère aller d’abord dans son château de Ferrières. Et il y attend, tremblant en lui-même d’impatience et de volupté, le premier cri de colère de son successeur dupé, dès que celui-ci s’apercevra de la bonne farce que Joseph Fouché lui a jouée.

N’est-ce pas que cette piécette est magnifiquement conçue, jouée d’une manière raffinée et gaillardement menée jusqu’au bout ? Malheureusement, dans cette joyeuse mystification, Joseph Fouché a commis une petite méprise. Il pense, en effet, se moquer du duc inexpérimenté et tout novice, de ce ministre encore au biberon.

Mais il oublie que ce remplaçant a été nommé par un maître qui n’accepte pas la plaisanterie. Du reste, Napoléon observe déjà d’un œil méfiant la conduite de Fouché. Cette longue hésitation dans la remise de ses fonctions, cet ajournement indéfini de son départ pour Rome ne lui plaisent pas. En outre, l’instruction ouverte contre Ouvrard, l’instrument de Fouché, a donné un résultat inattendu : elle découvre que Fouché, précédemment déjà, a confié à un autre intermédiaire des notes pour le cabinet anglais. Et jusqu’à présent personne encore n’a impunément plaisanté avec Napoléon. Soudain, le 17 juin, un billet incisif est envoyé à Ferrières, cinglant comme un coup de fouet :

« Monsieur le duc d’Otrante, je vous prie de m’envoyer la note que vous a communiquée le sieur Fagan, que vous avez envoyé à Londres pour sonder lord Wellesley, et qui vous a rapporté une réponse de ce lord, que je n’ai jamais connue. »

Ce dur accent de fanfare serait capable de réveiller un mort. Mais Fouché, ivre d’amour-propre et d’orgueil, ne se presse pas de répondre. Sur ces entrefaites, aux Tuileries, de l’huile a été versée sur le feu. Savary a découvert le pillage du ministère de la Police et il en a fait part à l’empereur avec émotion. Aussitôt un deuxième billet, un troisième, invitent Fouché à livrer immédiatement « tout le portefeuille ministériel ». Le secrétaire du cabinet apporte personnellement cet ordre et est chargé de reprendre tout de suite au duc d’Otrante les papiers qu’il a enlevés de manière illicite. La plaisanterie est finie, la lutte commence.

La plaisanterie est véritablement finie : Fouché devrait maintenant s’en apercevoir. Mais il semble que le Diable le pousse à vouloir très sérieusement se mesurer avec Napoléon, avec l’homme le plus puissant de l’univers. Car il déclare à l’émissaire, ce qui est entièrement faux, qu’il le regrette infiniment, mais qu’il n’a gardé aucune lettre. Il a tout brûlé. Naturellement, personne ne croit cela de la part de Fouché et Napoléon moins que tout autre. Une deuxième fois il le fait avertir, d’une manière plus dure et plus pressante : on connaît son impatience. Et maintenant l’incartade devient de l’obstination, l’obstination de l’insolence et l’insolence une provocation. En effet, Fouché répète qu’il n’a plus aucun papier, et il appuie cette prétendue destruction des documents privés de l’empereur sur une argumentation qui est presque du chantage. Sa Majesté, dit-il ironiquement, l’a honoré d’une telle confiance que, quand un de ses frères excitait son mécontentement, elle le chargeait, lui Fouché, de le rappeler au devoir. Et, comme alors chacun des frères lui faisait part de ses récriminations il avait considéré que c’était son devoir de ne pas conserver ces lettres-là. De même les sœurs de Sa Majesté n’ont pas toujours été à l’abri des calomnies et l’empereur lui-même l’avait jugé digne de recevoir la confidence de ces bruits et l’avait chargé de rechercher quelles maladresses en étaient la cause. C’est clair et plus que clair : Fouché signifie par là à l’empereur qu’il est au courant de beaucoup de choses et qu’il ne veut pas se laisser traiter comme un laquais. Le messager a compris cette menace de chantage, et il aura probablement eu de la peine à présenter à son maître une réponse aussi audacieuse sous une forme acceptable. En effet, l’empereur éclate. Il est tellement furieux que le duc de Massa est obligé de l’apaiser et offre, pour terminer enfin cette affaire fâcheuse, d’inviter lui-même le récalcitrant à livrer les papiers détournés. Une deuxième sommation est faite par le nouveau ministre de la Police, duc de Rovigo. Mais Fouché répond à tous avec la même politesse et la même fermeté que malheureusement poussé par une trop grande discrétion, il a brûlé les papiers. Pour la première fois un homme en France tient ouvertement tête à l’empereur.

C’en est trop. De même que Napoléon, pendant dix années, a sous-estimé Fouché, de même Fouché sous-estime Napoléon, s’il croit pouvoir l’intimider par quelques indiscrétions. Comment ! il ose lui résister, aux yeux de tous les ministres, à lui, à qui le tsar Alexandre, l’empereur d’Autriche et le roi de Saxe ont offert leurs filles et devant qui tous les rois allemands et italiens tremblent comme des écoliers ! Cette momie livide, ce sec intrigant, qui porte un manteau ducal encore tout neuf, veut lui refuser l’obéissance, à lui devant qui ont plié toutes les armées de l’Europe ? Non, on n’admet pas ces plaisanteries-là quand on s’appelle Napoléon. Aussitôt il fait venir le chef de la police privée, Dubois, et il se laisse aller devant lui aux explosions de fureur les plus violentes contre « ce misérable, ce grand misérable ». Dans sa colère il va et vient d’un pas rude et bruyant et puis il s’écrie soudain :

« Qu’il ne compte pas faire de moi ce qu’il a fait de son Dieu, de sa Convention et de son Directoire, qu’il a bassement trahis et vendus ! J’ai la vue plus longue que Barras, et avec moi ce ne sera pas si facile. Qu’il se tienne donc pour averti. Mais il a des notes, des instructions de moi, et j’entends qu’il me les rende. S’il refuse, qu’on le mette dans les mains de dix gendarmes. Qu’il soit conduit à l’Abbaye et, par Dieu, je lui ferai voir qu’un procès peut se faire promptement. »

Maintenant, les choses se gâtent. Maintenant, Fouché lui-même commence à se sentir mal à l’aise. Lorsque Dubois se présente chez lui, Fouché, duc d’Otrante, ancien ministre de la Police, est obligé de laisser mettre les scellés par son ancien subordonné sur toutes ses lettres, chose qui pourrait devenir dangereuse si, naturellement, cet homme prudent n’avait depuis longtemps enlevé celles ayant un véritable intérêt pour lui. Néanmoins, il commence à comprendre qu’il s’est obstiné inutilement. En toute hâte, il écrit à présent lettre sur lettre, l’une à l’empereur et d’autres aux divers ministres, pour se plaindre de la défiance qu’on a à son égard, lui, le plus loyal, le plus sincère, le plus droit et le plus fidèlement dévoué de tous les ministres, et dans une de ces lettres il est réjouissant de trouver en particulier cette phrase charmante : « Il n’est pas dans mon caractère de changer » (ces mots sont écrits littéralement, noir sur blanc, de la propre main de ce caméléon qu’a été Fouché quant au caractère). Et, tout comme quinze ans auparavant avec Robespierre, il espère prévenir encore la catastrophe par une rapide réconciliation. Il prend une voiture et se rend à Paris pour présenter personnellement à l’empereur ses explications, ou sans doute aussi déjà des excuses.

Mais il est trop tard. Il a joué trop longtemps, plaisanté trop longtemps ; maintenant il n’y a plus de réconciliation ni de compromis possibles ; celui qui a provoqué Napoléon publiquement doit être humilié publiquement. Une lettre est écrite à Fouché, dure, courte et tranchante comme Napoléon n’en a guère envoyé à d’autre ministre :

« Monsieur le duc d’Otrante, vos services ne peuvent plus m’être agréables. Il est à propos que vous partiez sous ces vingt-quatre heures pour votre sénatorerie. »

Il n’est plus question de la nomination comme ambassadeur à Rome ; un congédiement sec et brutal et de plus le bannissement. En même temps, le ministre de la Police reçoit mission de veiller à l’exécution immédiate de cet ordre.

La tension a été trop grande, le jeu trop téméraire ; voici que se produit une chose tout à fait inattendue : Fouché, effrayé de sa folle situation, s’effondre complètement, comme un somnambule qui, grimpant sans s’en douter sur les toits et réveillé soudain par un rude appel, tombe dans le vide. Le même homme qui, à deux doigts de la guillotine, a gardé son sang-froid et sa lucidité de pensée, s’écroule lamentablement sous le coup que lui a porté Napoléon.

Ce 3 juin 1810 est le Waterloo de Joseph Fouché. Ses nerfs se brisent ; il se précipite chez le ministre pour avoir un passeport pour l’étranger et, changeant de chevaux chaque station, il s’enfuit sans s’arrêter nulle part, jusqu’en Italie. Là, il va d’un endroit à l’autre, courant comme un rat affolé sur un foyer brûlant. Tantôt il est à Parme, tantôt à Florence, tantôt à Pise, tantôt à Livourne, au lieu, comme on le lui a prescrit, de se rendre dans sa sénatorerie. Mais la panique l’agite trop furieusement. Il ne veut qu’être hors de la portée de Napoléon, loin de cette poigne terrible. L’Italie même ne lui paraît pas assez sûre : c’est encore l’Europe, et toute l’Europe est soumise à cet homme formidable. Aussi frète-t-il à Livourne un navire pour aller en Amérique, le pays de la sécurité, de la liberté ; mais il est ramené au rivage par la tempête, par le mal de mer et par la crainte des croisières anglaises ; il s’affole et sa voiture court les routes, zigzaguant d’un port à un autre, d’une ville à une autre ; il implore l’assistance des sœurs de Napoléon, des souverains et de ses amis ; il disparaît et reparaît brusquement au grand ennui des fonctionnaires de la police qui cherchent sa trace et qui la perdent continuellement ; bref, il se conduit tout à fait comme un fou, comme un insensé, tellement sa crainte est grande, et pour la première fois il offre, lui, l’homme sans nerfs, un exemple véritablement clinique de complet effondrement nerveux. Jamais, d’un seul geste, d’un simple coup de poing, Napoléon n’a écrasé un adversaire plus radicalement que celui-là, qui avait été à la fois le plus hardi et le plus froid de ses serviteurs.

Ces disparitions et réapparitions, ce va-et-vient fiévreux dure des journées, des semaines, sans qu’on puisse deviner exactement (son magistral biographe, M. Louis Madelin, lui-même ne le sait pas et l’intéressé lui non plus ne le savait probablement pas) ce que voulait Fouché et où il voulait alors aller. Il semble que ce soit seulement dans sa voiture en marche qu’il se sente à l’abri de la vengeance que, s’imagine-t-il, Napoléon cherche à exercer sur lui, alors que, sans aucun doute, celui-ci ne pense plus du tout à prendre sérieusement au collet son serviteur désobéissant. Napoléon n’a voulu qu’imposer sa volonté, ravoir ses papiers et il y réussit entièrement. En effet, tandis que Fouché, affolé et comme hystérique, tue de fatigue ses chevaux de poste, à travers l’Italie, sa femme à Paris agit beaucoup plus raisonnablement. Elle capitule à sa place. Il n’est pas douteux que, pour sauver son mari, la duchesse d’Otrante rendit alors sans bruit à Napoléon les papiers que Fouché avait soustraits perfidement, car jamais plus ne parviendra à la lumière de la publicité une de ces feuilles intimes sur lesquelles l’ex-ministre appuyait sa menace de chantage. Comme ceux de Barras, à qui l’empereur les acheta ainsi qu’aux autres témoins gênants de son ascension, les documents de Fouché qui se rapportaient à Napoléon ont disparu sans laisser la moindre trace. L’empereur lui-même, ou plus tard Napoléon III ont détruit totalement tous les écrits qui ne cadraient pas avec l’histoire officielle.

À la fin, Fouché reçoit la gracieuse autorisation de rentrer dans sa sénatorerie d’Aix. La grande tempête s’est apaisée ; la foudre n’a fait que secouer les nerfs de Fouché, sans l’atteindre jusqu’à la moelle. Le 25 septembre, cet homme aux abois arrive dans son domaine, « pâle, défait et montrant, par l’incohérence de ses idées et le désordre de ses discours, un moral profondément atteint ». Mais il aura tout le temps qu’il faut pour se remettre, car celui qui s’est rebellé contre Napoléon est pour longtemps tenu à l’écart de toutes les affaires publiques. L’ambitieux doit payer la rançon de sa mauvaise plaisanterie : de nouveau la vague le jette à l’abîme. Pendant trois ans, Joseph Fouché restera sans dignité et sans emploi : son troisième exil a commencé.

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