Le bouquiniste Mendel

Un épisode de la Vienne d’avant et d’après la Première Guerre mondiale

De retour à Vienne, après une visite dans la banlieue, je fus surpris par une averse. Fouettés par la pluie, les passants s’enfuyaient sous les porches et les marquises, et moi aussi, je cherchai un abri. Heureusement, à Vienne, un café vous attend à chaque coin de rue. C’est ainsi que je me réfugiai dans celui d’en face, le chapeau déjà ruisselant et les épaules trempées. À l’intérieur il s’avéra que c’était un de ces cabarets de faubourg, typiques de la tradition viennoise. Là, pas de clinquant moderne comme dans les cabarets du centre, où l’on singe l’Allemagne ; à la mode de la bonne vieille ville de Vienne, il regorgeait de petites gens qui faisaient une plus grande consommation de journaux que de pâtisseries. À cette heure de la soirée, y régnait un air épais, tout marbré de volutes de fumée bleue. Malgré cela, ce café avait un air propret, avec ses banquettes en velours et sa caisse brillante, en aluminium. Dans ma hâte, je n’avais même pas pris la peine de lire l’enseigne avant d’entrer. À quoi bon d’ailleurs ? – J’étais assis au chaud. Je regardais impatiemment à travers les vitres couvertes de buée, attendant que cette fâcheuse averse voulût bien s’éloigner de quelques kilomètres.

Dans mon oisiveté, je commençais déjà à m’abandonner à la molle passivité qui émane subrepticement de tout véritable café viennois. Dans cet état incertain, je dévisageais un par un les gens dont les yeux, dans cet air enfumé et sous cette lumière artificielle, se cernaient d’un halo gris maladif. J’observais la demoiselle de la caisse, qui distribuait mécaniquement aux garçons le sucre et les cuillères pour chaque tasse de café. Somnolent, à demi conscient, je lisais les réclames ineptes qui couvraient les murs, et cette sorte d’engourdissement me procurait un certain bien-être. Mais soudain, je fus arraché à mes rêveries de la manière la plus étrange. Une vague émotion, une sorte d’inquiétude m’envahit, comme une petite douleur dentaire qui commence, sans qu’on sache au juste si elle vient de la joue droite ou de la gauche, d’en haut ou bien d’en bas. J’éprouvais seulement une sourde tension, une préoccupation, car je me rendais compte, sans deviner pourquoi, que j’étais déjà venu ici une fois, des années auparavant, et qu’une obscure réminiscence me liait à ces murs, à ces chaises, à ces tables et à cette salle enfumée.

Mais plus je m’efforçais de saisir ce vague souvenir, plus il se dérobait et glissait avec malignité, luisant vaguement comme une méduse au plus profond de ma conscience, et pourtant impossible à atteindre ou à saisir. En vain, j’essayais de fixer du regard tous les objets qui m’entouraient. Certes, je n’avais jamais vu cette caisse qui tintait à chaque paiement, ni cette boiserie brune en faux palissandre, car tout cela avait dû être installé plus tard. Mais pourtant, j’étais déjà venu là, il y a vingt ans ou davantage. Ici demeurait, cachée et invisible comme une pointe dans le bois, une bribe de mon âme d’autrefois recouverte depuis longtemps. Mes sens fouillèrent avec force autour de moi et en moi-même. Et pourtant – bon sang ! impossible de l’atteindre, ce souvenir disparu, englouti au fond de moi.

J’étais irrité, comme nous le sommes toujours quand un quelconque « raté » nous fait constater, une fois de plus, l’insuffisance et l’imperfection de nos capacités mentales. Mais je ne renonçais pas à l’espoir de reconquérir ce souvenir, malgré tout. Je le savais bien, il suffisait que j’aie un minuscule hameçon, car ma mémoire est si étrange, bonne et mauvaise à la fois, capricieuse et mutine, incroyablement fidèle, pourtant. Souvent elle engloutit dans ses profondeurs les événements ou les visages, les lectures ou les moments vécus, et elle ne restitue jamais rien sans y être contrainte, sur une seule injonction de ma volonté. Mais il suffit du moindre point de repère, d’une carte postale illustrée, de quelques mots écrits sur une enveloppe ou d’une page de journal jaunie, pour qu’aussitôt la chose oubliée frétille comme un poisson au bout d’une ligne sous la mystérieuse surface et resurgisse, toute charnue, bien concrète. Je retrouve alors chaque particularité d’une personne, la bouche, la dent qui manque à gauche quand elle sourit, le son chevrotant de son rire et aussi le frémissement de la moustache dans le visage nouveau qui surgit dans ce sourire. Tout cela, je l’aperçois dans une vision instantanée parfaite, et des années après, je me souviens de chaque mot que cette personne m’a dit. Mais toujours il me faut, pour saisir et voir le passé, une excitation des sens, un minuscule fait concret. Je fermai les yeux pour mieux réfléchir, pour former et retrouver cet hameçon magique. Mais rien ! Oublié, englouti ! Je m’exaspérais tellement contre cet appareil défectueux de ma mémoire capricieuse, logé entre mes deux tempes, que j’aurais voulu me frapper le front, comme on secoue brutalement un distributeur automatique déglingué qui ne vous livre pas l’objet auquel on a droit. Impossible de rester assis tranquillement plus longtemps, tant cette défaillance interne me contrariait, et par pur agacement je me levai pour me donner un peu de mouvement. Chose étrange ! À peine avais-je fait quelques pas dans le café que déjà en moi commença de papilloter et de scintiller une première phosphorescence crépusculaire. À droite de la caisse – je m’en souvenais maintenant – une porte devait conduire dans une pièce sans fenêtres, éclairée à la lumière artificielle. Et en effet c’était le cas : elle était là, cette pièce séparée, cette salle de jeu. Tapissée autrement que jadis, mais avec les mêmes proportions ; une arrière-salle rectangulaire, aux contours flous. Instinctivement je cherchai les différents meubles. Mes nerfs vibraient joyeusement, je sentais que j’allais tout savoir. Deux billards étalaient leurs tapis verts comme des mares stagnantes et muettes. Dans les coins étaient disposées des tables de jeu, et à l’une d’entre elles, deux fonctionnaires, ou des professeurs, jouaient aux échecs. Dans un angle, tout près du calorifère, à l’entrée de la cabine téléphonique, se trouvait une petite table carrée. Alors, ce fut comme un éclair qui me traversa de part en part. Je sus aussitôt, sur-le-champ, dans un seul frémissement brûlant, qui me bouleversa de bonheur : mon Dieu ! Mais c’était la place de Mendel, du bouquiniste Jakob Mendel ! Après vingt ans j’étais entré, sans m’en douter, dans son quartier général, le café Gluck, dans le haut de l’Alserstrasse. Jakob Mendel ! Comment avais-je pu l’oublier tout ce temps, cet homme extraordinaire, ce phénomène, ce prodige insensé, cet homme légendaire, célèbre à l’Université et parmi un petit cercle de gens qui le respectaient fort, ce magicien, ce prestigieux bouquiniste qui, assis là sans désemparer tous les jours, du matin au soir, avait fait la gloire et la renommée du café Gluck !

Il me suffit de fermer les yeux une seule seconde pour regarder en moi-même, et aussitôt il apparut, éclairé nettement sur l’écran rose de mes paupières. Il m’apparut sur-le-champ en chair et en os, à sa petite table carrée au plateau de marbre gris sale, où les livres et les paperasses croulaient. Il trônait là, immuable, ses yeux cerclés de lunettes fixés hypnotiquement sur un livre. Tout en lisant, il grommelait et balançait de temps en temps son buste et son crâne chauve graisseux et mal rasé, habitude qu’il avait prise au cheder, l’école des petits enfants juifs, dans l’Est. C’est à cette table, et ici seulement, qu’il lisait ses catalogues et ses livres, comme on lui avait appris à le faire à l’école talmudique, en chantonnant doucement et en se balançant tel un berceau noir qui oscille. Car les pieux Israélites savent que grâce au doux balancement du corps oisif, leur esprit, comme l’enfant qui s’endort et qui échappe au monde, entre mieux par ce mouvement rythmé et hypnotisant, dans la grâce de l’extase. Et en effet, ce Jakob Mendel ne voyait et n’entendait rien de ce qui se passait autour de lui. On jouait au billard : les marqueurs allaient et venaient, le téléphone sonnait, quelqu’un récurait le plancher ou remplissait le fourneau. Tout cela passait inaperçu. Un jour, un charbon ardent, tombé du calorifère, avait mis le feu au plancher, tout près de lui, et déjà cela fumait ! Un client fut alerté par l’odeur suffocante et accourut pour éteindre le brasier naissant. Mais lui, Jakob Mendel, à deux pas de là et tout entouré de fumée, n’avait rien remarqué. Car il lisait comme d’autres prient, comme des joueurs se passionnent pour leur partie, ou comme des ivrognes suivent une idée fixe ; je l’avais vu lire avec un recueillement si parfait, que la manière dont lisent les autres gens m’a toujours semblé, depuis lors, une chose profane. Sans aucun doute, le pauvre bouquiniste de Galicie Jakob Mendel avait révélé pour la première fois au jeune étudiant que j’étais le grand secret de la concentration parfaite, propre à l’artiste et au savant, au véritable sage comme au fou intégral, ce bonheur ou ce malheur tragique qui fait de l’homme un véritable possédé.

J’avais été introduit auprès de lui par un camarade un peu plus âgé que moi. À cette époque, je faisais des recherches sur Mesmer, médecin et magnétiseur alors encore peu reconnu de l’école de Paracelse. J’avais beaucoup de mal à me documenter. Les ouvrages des spécialistes étaient tout à fait insuffisants. Le bibliothécaire à qui je m’étais adressé avec une naïve confiance m’avait répondu d’un ton bourru que ce n’était pas son affaire de m’indiquer les sources bibliographiques. Alors, le camarade en question me cita, pour la première fois, le nom de Mendel : « J’irai avec toi chez lui, me promit-il. Il sait tout et vous procure tout. Il te dénichera le livre le plus introuvable, caché dans la boutique du plus obscur antiquaire allemand. C’est dans ce domaine l’homme le mieux renseigné de tout Vienne. Et de plus, un original, le dernier représentant de la race antédiluvienne des bouquinistes. »

Nous nous rendîmes ensemble au café Gluck. Et c’est là qu’était assis ce Mendel, vêtu de noir, le nez armé de lunettes, le visage embroussaillé, et il se balançait en lisant, comme un buisson sous le vent. Nous nous approchâmes. Il ne nous remarqua pas. Il restait assis, il lisait, son buste oscillait comme celui d’un bonze. Et au-dessus de la table, derrière lui, son manteau noir très fatigué était accroché à une patère branlante, les poches bourrées de fiches et de revues. Mon ami toussa très fort pour annoncer notre présence. Mais Mendel, ses grosses lunettes tout contre le livre, ne remarqua rien. Enfin, mon ami frappa sur la table, avec la même énergie qu’on frappe à une porte. Alors Mendel se redressa et releva machinalement sur son front ses lourdes lunettes d’acier. Sous des sourcils touffus et grisonnants, deux yeux étranges nous fixèrent, deux petits yeux vifs, noirs et alertes, mobiles et pointus comme une langue de serpent. Mon ami me présenta et j’expliquai le but de ma visite, non sans avoir d’abord, avec une colère feinte – ruse que mon ami m’avait expressément recommandée –, pesté contre le bibliothécaire qui n’avait pas voulu me renseigner. Mendel s’appuya contre le dossier de sa chaise et, posément, il cracha. Puis il eut un petit rire et me répondit avec l’accent et dans son jargon de l’Est, très marqué : « Pas voulu ? Allons donc ! Dites plutôt qu’il n’a pas pu. C’est une mule, un âne de la belle espèce, avec ses cheveux gris ! Je le connais, parbleu, depuis plus de vingt ans. Mais, pendant tout ce temps, il n’a rien appris. La seule chose qu’ils sachent faire, c’est d’empocher leur traitement ! Ils feraient mieux de pousser une brouette, ces Messieurs les Docteurs, que de s’occuper de livres ! »

Grâce à cette sortie vigoureuse, la glace était rompue, et il m’invita pour la première fois à cette table de marbre carrée, toute barbouillée de petites notes, à cet autel mystérieux des révélations bibliographiques, qui m’était encore inconnu. Vite, je lui exposai mes désirs : je cherchais des livres anciens sur le magnétisme, ainsi que des ouvrages récents et des pamphlets pour et contre Mesmer. Dès que j’eus fini, Mendel cligna l’œil gauche une seconde, tout comme un tireur qui met en joue. Et cette attitude d’attention concentrée ne dura vraiment qu’une seconde. Aussitôt, comme s’il lisait un catalogue invisible, il cita à toute allure deux ou trois douzaines d’ouvrages, avec pour chacun le lieu et la date de l’édition, ainsi que leur prix approximatif. J’étais ébahi. Bien qu’averti, je ne m’attendais pas à pareille chose. Mais mon ébahissement eut l’air de lui plaire. Car aussitôt, il se mit à jouer sur le clavier de sa mémoire les variations bibliographiques les plus étonnantes, sur le thème que je lui avais proposé. Il me demanda si je désirais aussi être renseigné sur les somnambulistes, les débuts de l’hypnose, Gassner, l’exorcisme, la Christian Science et Mme Blavatsky. De nouveau, les noms, les titres et les descriptions crépitèrent. Maintenant seulement, je comprenais devant quel phénomène prodigieux de mémoire je me trouvais : ce Jakob Mendel était une véritable encyclopédie, un catalogue universel ambulant. J’admirais, tout abasourdi, cette merveille bibliographique logée dans la personne insignifiante et même un peu crasseuse d’un petit bouquiniste de Galicie. Après m’avoir cité, en un feu roulant, environ quatre-vingts titres, sans avoir l’air de rien mais content d’avoir montré ce qu’il savait, il nettoyait maintenant tranquillement ses lunettes avec son mouchoir qui, un jour peut-être, avait été blanc. Pour lui cacher un peu mon étonnement, je lui demandai timidement quels étaient ceux de ces ouvrages qu’il pourrait éventuellement me procurer. – « Hum ! on verra ce qu’on peut faire, grommela-t-il. Revenez demain : Mendel vous trouvera bien queuque chose. Et ce qui n’est pas sur place, on le dénichera ailleurs. Quand on a du flair, on a aussi de la chance. » Je le remerciai très poliment, et je commis aussitôt, et par obligeance, une grosse maladresse en proposant de lui noter sur un bout de papier les ouvrages que je désirais. Mon ami me poussa du coude. Trop tard ! Déjà Mendel m’avait lancé un regard – et quel regard ! – à la fois triomphant, offensé, railleur et plein de supériorité, un regard véritablement royal, celui que le Macbeth de Shakespeare dut lancer à Macduff qui invitait ce héros invincible à se rendre sans combat. Puis il eut de nouveau un petit rire, sa grosse pomme d’Adam s’agita bizarrement comme s’il venait d’avaler un gros mot. Il aurait eu le droit de me lancer à la tête la pire grossièreté, ce bon, ce brave bouquiniste Mendel. Seul un étranger (un « amhorez », comme il disait), un homme qui ne le connaissait pas, pouvait lui suggérer de façon aussi vexante, à lui Jakob Mendel, – pouvait suggérer à Jakob Mendel, – de noter le titre d’un livre à la manière des apprentis libraires ou des employés de bibliothèques, comme si ce cerveau incomparable, limpide comme un diamant, avait jamais eu recours à des moyens aussi grossiers ! Plus tard seulement, je compris à quel point j’avais dû offenser ce rare génie de la mémoire. En effet, ce petit juif de Galicie, rabougri, contrefait et hirsute, était un titan de la mémoire. Derrière ce front crayeux, sale, que l’on eût dit recouvert d’une mousse grise, était gravé comme dans l’airain, par la main fantomatique et invisible de la mémoire, le moindre nom, le moindre titre jamais imprimé sur la première page d’un livre. De chaque ouvrage, paru hier ou il y a deux cents ans, il pouvait citer, sans hésitation, le nom de l’auteur, le lieu de publication, le prix neuf ou d’occasion ; pour chaque livre il se rappelait avec une netteté étonnante la reliure, les illustrations et les fac-similés donnés en annexe. De tous les livres, qu’il les ait eus en main ou qu’il ne les ait qu’entrevus de loin dans une devanture ou dans une bibliothèque, il avait une vision nette, comme celle de l’artiste qui contemple en son esprit l’œuvre encore invisible pour le monde, et qu’il va créer. Quand par exemple un ouvrage était offert pour six marks dans le catalogue d’un marchand de Ratisbonne, il se rappelait aussitôt qu’un autre exemplaire de ce même ouvrage avait été vendu aux enchères à Vienne, deux ans auparavant, pour quatre couronnes, et il savait le nom de l’acheteur. En vérité, Jacob Mendel n’oubliait jamais un titre ou une date. Il connaissait chaque étoile, chaque plante, chaque infusoire dans l’univers toujours mouvant et changeant de la bibliographie. Dans chaque domaine, il en savait plus long que tous les spécialistes. Mieux que les bibliothécaires, il connaissait leurs bibliothèques ; mieux que les collectionneurs munis de répertoires et de fichiers, il connaissait par cœur les stocks des grands marchands. Et pourtant, il ne disposait de rien d’autre que de la magie incomparable du souvenir, de cette mémoire dont on ne pouvait se faire une idée véritable qu’après cent exemples différents. Évidemment, cette mémoire prodigieuse n’avait pu se former et devenir aussi diaboliquement infaillible que grâce au secret éternel de toute perfection : la concentration. En dehors des livres, cet homme étrange ignorait tout du monde. Car les manifestations de la vie ne devenaient concrètes pour lui qu’à partir du moment où elles s’étaient muées en caractères imprimés, et qu’elles étaient rassemblées et comme mises en conserve dans les feuillets d’un livre. Mais ces livres en eux-mêmes, il ne les lisait pas pour leur sens ou pour leur contenu, intellectuel ou anecdotique. Seuls le titre, le nom de l’auteur, celui de l’éditeur, le prix, parlaient à sa passion. La mémoire qui, chez Jakob Mendel, s’était focalisée sur les livres anciens, était parfaitement improductive et passive, elle n’était qu’un répertoire comportant des milliers d’entrées, des titres et des noms, imprimé dans le cortex d’un mammifère au lieu de l’être, comme à l’ordinaire, sur les pages d’un catalogue. Mais, dans sa perfection unique, elle égalait celle de Napoléon pour les physionomies, de Mezzofanti pour les langues, de Lasker pour le jeu d’échecs, de Busoni pour la musique. Intervenant dans un séminaire ou dans un cours public, ce cerveau aurait renseigné et surpris des milliers, des centaines de milliers d’étudiants et de savants, il aurait fécondé la science et, placé dans un de ces trésors publics appelés bibliothèques, il eût rendu des services inappréciables. Mais ce monde supérieur était inaccessible à un pauvre bouquiniste de Galicie, inculte, qui avait tout au plus fréquenté l’école talmudique. Ainsi ces dons fantastiques ne se révélaient qu’en secret devant la table de marbre du café Gluck. Et si un jour un grand psychologue (car cette œuvre manque encore à nos connaissances) essaie de distinguer et de classer – aussi patiemment et obstinément que Buffon le fit pour les animaux – les différentes formes, espèces et nuances de la mémoire, il faudra qu’il pense à Jakob Mendel, ce maître de la puissance magique que nous appelons la mémoire, ce génie des prix et des titres, ce prince inconnu de la bibliographie.

De par son métier et aux yeux de ceux qui n’étaient pas des initiés, Jakob Mendel n’était qu’un petit raccailleur de livres. Chaque dimanche, dans la Neue Freie Presse et dans le Neues Wiener Tagblatt paraissait cette annonce stéréotypée : « Achète vieux livres. Bons prix. Enlèvement immédiat à domicile. Mendel, Obere Alserstrasse. » Suivait un numéro de téléphone qui était en réalité celui du café Gluck. Mendel fouillait dans tous les stocks de livres. Chaque semaine, aidé d’un vieux portefaix à la barbe impériale, il rapportait son butin à son quartier général. Puis, il s’en débarrassait, car il n’avait pas de patente. C’est pourquoi il était resté un petit brocanteur, faisant de maigres bénéfices. Les étudiants lui vendaient leurs manuels. Par son entremise, ces livres passaient dans les mains de la promotion suivante ; Mendel se chargeait en outre de leur procurer d’occasion n’importe quel ouvrage, moyennant une modique commission. Auprès de lui on pouvait se renseigner à bon compte. L’argent ne jouait aucun rôle dans sa vie. De fait, on le voyait toujours avec la même veste râpée ; buvant le matin, l’après-midi et le soir une tasse de lait accompagnée de deux petits pains, mangeant à midi une bricole que l’on allait lui chercher au restaurant d’en face. Il ne fumait pas, ne jouait pas ; on peut même dire qu’il ne vivait pas. Seuls ses deux yeux vivaient derrière leurs verres ovales et nourrissaient continuellement de mots, de titres et de noms sa mystérieuse et fertile substance cérébrale. Et cette masse molle et féconde absorbait avidement cette abondante nourriture, comme une prairie aspire des millions de gouttes de pluie. Les hommes ne l’intéressaient pas, et de toutes les passions humaines, la seule qui lui fût peut-être connue – la plus humaine il est vrai – était la vanité. Quand quelqu’un venait lui demander un renseignement, déjà cherché vainement en cent endroits divers et que du premier coup il pouvait le lui donner, cela lui procurait une profonde satisfaction, comme une grande bouffée d’air ; peut-être aussi était-il fier du fait qu’à Vienne et ailleurs, quelques douzaines de personnes estimaient son savoir et y faisaient appel. Dans chacun de ces grossiers conglomérats de millions d’hommes, que nous appelons villes, il y a toujours, insérées en quelques places, de petites facettes qui reflètent tout un monde sur des surfaces minuscules, invisibles à la plupart, et précieuses pour les seuls connaisseurs, leurs frères de passion. Ainsi les amateurs de livres connaissaient-ils tous Jakob Mendel. De même, pour obtenir un avis sur une partition musicale, on allait voir Eusébius Mandyczewski, à la Gesellschaft der Musikfreunde : assis gentiment, sa petite barrette grise sur la tête et plongé dans ses documents ou dans ses partitions, il résolvait en souriant les problèmes les plus complexes dès qu’il levait les yeux vers vous. Et aujourd’hui encore, quand on veut s’informer sur le théâtre et la culture de la tradition viennoise, on ne manque pas de s’adresser au vieux Glossy qui connaît tout. C’était de façon aussi évidente et avec autant de confiance que les quelques très orthodoxes bibliophiles viennois venaient en pèlerinage au café Gluck trouver Jakob Mendel, lorsqu’un problème leur donnait par trop de fil à retordre. Assister à de pareilles consultations était alors pour moi, étudiant jeune et curieux, une véritable volupté.

Quand on présentait à Mendel un livre de médiocre importance, il le fermait avec bruit en grommelant sur un ton de mépris : « Deux couronnes. » En revanche, devant un exemplaire unique ou rare, il reculait respectueusement et le posait avec précaution sur une feuille blanche. Il avait visiblement honte de ses doigts sales aux ongles noirs, tachés d’encre. Puis il feuilletait avec délicatesse et prudence le précieux volume, page par page, rempli d’une véritable dévotion. Personne ne pouvait le déranger en cet instant, pas plus qu’on ne dérange un vrai croyant plongé dans la prière ; et en effet cette manière de contempler, de toucher, de sentir et de soupeser l’objet ressemblait par tous ses gestes aux rites sacrés et immuables d’une cérémonie religieuse. Son dos voûté se balançait tandis qu’il émettait un grognement sourd, se grattait la tête et poussait d’étranges cris archaïques, tantôt un ah ! prolongé presque effrayé, tantôt un oh ! d’admiration passionnée, tantôt un oi ! ou un oiweh ! rapide et apeuré, quand une page manquait ou qu’il découvrait une feuille rongée par les vers. Finalement, il soupesait avec vénération sa reliure de cuir, il la reniflait, les yeux mi-clos, et respirait l’odeur du vieil in-quarto, heureux comme une jeune fille sentimentale admirant une tubéreuse. Pendant cette procédure un peu lente et compliquée, le propriétaire devait évidemment prendre patience. Mais après cet examen, Mendel donnait tous les renseignements avec la meilleure grâce, voire avec enthousiasme ; il ne manquait pas d’y joindre de piquantes anecdotes et des récits hauts en couleur à propos de la cote atteinte par des exemplaires analogues. À ces moments-là, il semblait rajeuni, ragaillardi. Une seule chose pouvait le mettre dans tous ses états : le bon mouvement de quelque novice lui offrant une récompense pour son expertise. Il reculait alors, froissé, comme un conservateur de musée à qui un Américain de passage essaie de glisser un pourboire. Car feuilleter un ouvrage rare signifiait autant pour Mendel que pour d’autres une rencontre galante. Ces instants étaient ses nuits d’amour platonique. Seuls les livres avaient un empire sur lui, jamais l’argent. En vain de grands collectionneurs, et parmi eux le fondateur de l’Université de Princeton, essayèrent-ils de se l’adjoindre comme conseiller ou acquéreur, Jakob Mendel refusa toujours. On ne pouvait l’imaginer nulle part ailleurs qu’au café Gluck. Petit, chétif, un léger duvet au menton, les cheveux en tire-bouchon sur le front, il avait quitté sa province de l’Est voici trente-trois ans pour venir étudier à Vienne en vue de devenir rabbin. Mais, bien vite, il s’était détourné de Jéhovah, le terrible Dieu unique, pour se vouer au polythéisme séduisant des livres. Il s’était installé alors au café Gluck qui devint, petit à petit, son bureau de poste, son quartier général, son univers. Comme l’astronome solitaire contemple dans son observatoire, par le minuscule orifice du télescope, des myriades d’étoiles, étudie chaque nuit leurs déplacements mystérieux, les variations de leurs positions respectives, leur éclat tantôt croissant, tantôt pâlissant, ainsi Jakob Mendel assis à sa table carrée du café Gluck scrutait à l’aide de ses lunettes un autre univers mouvant et changeant, un monde supérieur au nôtre, le monde des livres.

Il jouissait bien sûr d’une grande estime au café Gluck, dont la réputation tenait beaucoup plus à la chaire invisible du petit bouquiniste qu’au fait de porter le nom du génial compositeur Christoph Willibald Gluck, créateur d’Alceste et d’Iphigénie. Mendel faisait partie des meubles au même titre que le vieux comptoir en merisier, les deux billards très rapiécés et le percolateur en cuivre. Et sa table était surveillée comme un sanctuaire. En effet, ses nombreux clients et ses agents de liaison étaient chaque fois aimablement invités par le personnel à prendre une consommation, de sorte que le principal bénéfice de son travail passait en réalité dans la large bourse en cuir du garçon-chef Deubler. En échange, le bouquiniste Mendel jouissait de nombreux privilèges. Il disposait gratuitement du téléphone, on lui gardait son courrier et on se chargeait de faire ses commissions ; la brave vieille des lavabos brossait son manteau, recousait ses boutons et portait chaque semaine son petit paquet de linge à la blanchisseuse. Il était le seul à avoir le droit de faire venir son repas de midi du restaurant voisin ; et chaque semaine, M. Standhartner, le propriétaire, venait en personne à sa table lui souhaiter le bonjour. (Il est vrai que Mendel, plongé dans ses livres, ne répondait que rarement.) À sept heures et demie précises, il entrait le matin au café et ne le quittait que le soir, quand on éteignait les lumières. Jamais il ne parlait aux autres clients ; il ne lisait aucun journal, ne remarquait aucune transformation autour de lui ; et lorsqu’un jour, M. Standhartner lui demanda poliment s’il ne lisait pas mieux, maintenant que des lampes électriques avaient remplacé les becs Auer aux lueurs vacillantes, il leva la tête tout surpris vers les ampoules : malgré le vacarme et les coups de marteau d’une installation qui avait duré plusieurs jours, il ne s’était aperçu de rien. C’est seulement par les deux cercles de ses lunettes, à travers ces lentilles luisantes et absorbantes, que les milliards d’infusoires noirs des caractères d’imprimerie s’infiltraient dans son cerveau ; tout le reste ne faisait que passer à côté de lui, comme un vacarme contingent. De fait il avait vécu plus de trente ans ici, à cette table, uniquement à lire, à comparer, à calculer sans trêve, comme dans un rêve toujours recommencé et sans autre interruption que le sommeil.

C’est pourquoi je sentis une sorte d’effroi me parcourir quand je vis luire dans la pénombre, et nue comme une pierre tombale, la table en marbre d’où Jakob Mendel dispensait ses oracles. Maintenant seulement, étant plus âgé, je compris ce que signifiait la disparition d’un tel homme. D’abord parce que les phénomènes de ce genre se font de jour en jour plus rares dans notre monde irrémédiablement de plus en plus standardisé. Ensuite parce que, tout jeune homme, je m’étais avec une intuition profonde pris d’une grande affection pour ce Jakob Mendel. Grâce à lui, je m’étais approché pour la première fois d’un grand mystère : dans la vie, toutes nos créations originales et puissantes sont le fruit d’une concentration, d’une monomanie sublime qu’un lien sacré rattache à la folie. Mieux que nos poètes contemporains, ce petit bouquiniste tout à fait inconnu avait prouvé par son exemple au jeune homme que j’étais, qu’une pure vie spirituelle, le culte d’une seule idée, une contemplation aussi profonde que celle d’un yogi hindou ou d’un moine du Moyen Âge dans sa cellule, pouvaient encore se réaliser de nos jours, même à côté d’une cabine téléphonique et sous les lampes électriques d’un café. Et pourtant, cet homme, j’avais pu l’oublier ! Il est vrai que la guerre était venue et que je m’étais consacré à mes propres œuvres avec une ardeur semblable à la sienne. Mais j’éprouvais devant cette table vide une sorte de honte à son égard, doublée d’une vive curiosité.

Qu’était-il devenu, en effet ? Où pouvait-il se trouver ? J’appelai le garçon et l’interrogeai. Non, il regrettait, il ne connaissait pas de M. Mendel, personne de ce nom ne fréquentait le café. Mais peut-être le garçon-chef le saurait-il. Avançant le ventre et faisant l’important, celui-ci hésita, réfléchit : non, lui non plus ne connaissait pas de M. Mendel, mais est-ce que je ne voulais pas parler, par hasard, de M. Mandel, celui qui tenait une mercerie dans la Florianigasse ? Un goût amer me vint sur les lèvres, le goût de la vanité des choses humaines. À quoi bon vivre, si le vent emporte derrière nos talons la dernière trace de notre passage ? Pendant plus de trente ans, quarante peut-être, un homme avait respiré, lu, pensé, parlé dans ces quelques mètres carrés, puis il avait suffi de trois ou quatre ans, que vienne un nouveau pharaon, pour qu’on ne se souvînt plus de Joseph. On ignorait au café Gluck jusqu’au nom de Jakob Mendel, du bouquiniste Mendel ! Presque en colère, je demandai au garçon-chef si je pouvais parler à M. Standhartner, ou s’il y avait encore quelqu’un de l’ancien personnel dans la maison. Oh ! M. Standhartner… Mon Dieu… il avait vendu le café depuis longtemps, et il était mort. Quant à l’ancien garçon-chef, il s’était retiré dans une petite propriété près de Krems. Non, il n’y avait plus personne à qui je pusse m’adresser ! Pourtant, si… Mme Sporschil était encore là, la femme des lavabos… Mme Chocolat comme on disait vulgairement. Mais elle ne se souvenait certainement pas de tous les anciens clients. Je me dis aussitôt qu’on n’oublie pas un Jakob Mendel, et je la fis venir.

Les cheveux blancs ébouriffés, frottant encore ses mains rouges et humides dans un chiffon, Mme Sporschil manifestement hydropique sortit avec difficulté de son appartement souterrain. Sans doute venait-elle de lessiver son antre sombre ou de nettoyer les fenêtres. À son air peu assuré, je vis aussitôt qu’elle se sentait mal à l’aise d’avoir été convoquée dans la partie noble du café. Les gens du peuple à Vienne pensent tout de suite à la police secrète, dès que quelqu’un veut les interroger. Aussi me regarda-t-elle d’abord avec méfiance de bas en haut, d’un œil prudent et sournois. Elle ne s’attendait à rien de bon. Mais à peine m’étais-je informé de Jakob Mendel, qu’elle se redressa d’un coup brusque et me jeta un regard illuminé, pour ainsi dire rayonnant. « Mon Dieu ! le pauvre M. Mendel ! Dire que quelqu’un pense encore à lui ! Oui, ce pauvre M. Mendel ! » Elle pleurait presque d’émotion, à la manière des vieilles personnes, quand on leur rappelle leur jeunesse et tout le bon temps qu’elles ont eu. Je lui demandai s’il était encore en vie. « Mon Dieu, le pauvre M. Mendel ! Ça doit bien faire cinq ou six ans qu’il est mort, ou plutôt sept ! Et une si bonne pâte ! Quand je pense que je l’ai connu pendant si longtemps – plus de vingt-cinq ans – il était déjà là quand je suis entrée dans la maison. C’est une honte comme on l’a laissé mourir. » Elle s’animait toujours plus et me demanda si j’étais un de ses parents. Car personne ne s’était jamais inquiété de lui, personne n’avait jamais rien demandé – d’ailleurs, est-ce que je ne savais pas ce qui lui était arrivé ?

– Non, je ne savais rien ; je le lui assurai et la priai de bien tout me raconter. La bonne femme, timide et gênée, continuait à essuyer ses mains humides de temps en temps. Je compris qu’il lui était pénible de rester là, debout au milieu du café, avec son tablier sale et ses cheveux ébouriffés ; d’ailleurs elle se retournait de temps en temps à droite ou à gauche, l’air inquiet, pour voir si l’un des garçons ne l’écoutait pas. Je lui proposai donc d’aller avec elle dans la salle de jeu, à la place qu’occupait autrefois Mendel. Elle me raconterait tout là-bas. Elle accepta, reconnaissante, touchée de ma compréhension, et me précéda ; je suivis cette vieille femme, au pas déjà un peu chancelant. Les deux garçons surpris, devinant entre nous quelque complicité, nous suivirent du regard, quelques clients s’étonnèrent aussi à la vue d’un couple aussi mal assorti. Et lorsque nous fûmes assis à la table, elle me raconta (et plus tard d’autres renseignements vinrent compléter son récit) la triste fin de Jakob Mendel, le bouquiniste :

« Eh bien voilà, me dit-elle, au début de la guerre, et même par la suite, il venait encore tous les jours, à sept heures et demie du matin, il prenait place exactement ici, à cette table, et se plongeait comme d’habitude dans ses études pendant toute la journée. Et on avait tous l’impression, on se le disait souvent entre nous d’ailleurs, qu’il ne s’était absolument pas rendu compte que c’était la guerre. Je le savais bien, n’est-ce pas, que jamais il ne consultait un journal, et qu’il ne parlait à personne. Et même quand les vendeurs faisaient un boucan terrible en criant leurs éditions spéciales et que tous les autres se précipitaient, lui ne se levait pas, il n’y faisait pas attention. Il n’avait pas remarqué non plus que Franz, le marqueur, n’était plus là (il était tombé près de Gorlice), il ne savait pas que le fils de M. Standhartner avait été fait prisonnier à Przemysl. Jamais il ne fit la moindre réclamation quand le pain était devenu de plus en plus mauvais et qu’on avait dû lui servir un affreux breuvage de figues au lieu de son lait. Une seule fois, il avait exprimé son étonnement de voir venir si peu d’étudiants ; c’était tout. Mon Dieu ! le pauvre homme, rien d’autre ne lui faisait plaisir ou ne le souciait que ses livres.

– Mais voilà qu’un jour le malheur était arrivé. À onze heures du matin, en plein jour, un gendarme et un agent de la Secrète qui avait montré l’insigne à son revers, entrèrent et demandèrent si un certain Jakob Mendel fréquentait ici. On les avait conduits à la table du bouquiniste ; et lui avait cru naïvement qu’ils voulaient lui vendre des livres ou lui demander un renseignement. Mais ils l’avaient aussitôt sommé de se lever et de les suivre. Ç’avait été une honte pour le café : tous les clients avaient fait cercle autour du pauvre M. Mendel. Debout là, entre les deux types, ses lunettes sur le front, il avait regardé tantôt l’un, tantôt l’autre, sans bien savoir ce qu’on lui voulait. Quant à elle, elle avait illico dit au gendarme qu’il se trompait certainement, qu’un brave homme comme M. Mendel ne pouvait rien avoir fait de mal, même à une mouche. Mais l’agent de la Secrète lui avait tout de suite crié qu’elle n’avait pas à se mêler des affaires administratives. Puis, ils l’avaient emmené. Et pendant longtemps il n’était pas revenu, environ deux ans. Encore à l’heure qu’il était, elle ne savait pas, au fond, ce qu’on avait eu à lui reprocher.

– Mais je le jure, dit la bonne vieille qui s’échauffait, M. Mendel ne peut avoir rien fait de mal. Les agents se sont trompés, j’en mettrais la main au feu. Ils ont commis un crime en arrêtant un innocent, un crime ! »

Elle avait raison, la brave femme Sporschil. Notre ami Jakob Mendel, en vérité, n’avait commis aucun crime, mais seulement (je n’en sus le détail que plus tard) une bêtise inconcevable, touchante, invraisemblable, à cette époque délirante, une bêtise qui ne s’expliquait que par sa façon inouïe de vivre sur une autre planète, en ignorant tout le reste. Voici ce qui lui était arrivé : au bureau militaire de la censure, chargé de surveiller la correspondance avec les pays neutres, on avait intercepté un jour une carte postale écrite, signée et convenablement affranchie pour l’étranger, par un certain Jakob Mendel. Mais, chose incroyable, elle était adressée en pays ennemi, à Jean Labourdaire, libraire à Paris, quai de Grenelle. Le Jakob Mendel en question s’y plaignait de ne pas avoir reçu les huit derniers numéros mensuels du Bulletin bibliographique de France, bien qu’il eût payé l’abonnement d’avance pour une année. L’agent subalterne de la censure, un professeur de lycée dont la spécialité était les études romanes et qu’on avait affublé de l’uniforme bleu des réservistes, n’en crut pas ses yeux en parcourant ce document. C’est une bonne plaisanterie, se dit-il. Toutes les semaines, il lisait environ deux mille lettres pour y dépister quelque communication louche ou quelque trace d’espionnage ; mais jamais un fait aussi absurde ne lui était tombé entre les mains : une personne envoyait tout bonnement un mot d’Autriche en France, jetait tranquillement dans la boîte aux lettres une carte postale à destination d’un pays ennemi, comme si les frontières depuis 1914 n’étaient pas toutes cousues de fils de fer barbelés et comme si chaque jour, la France, l’Allemagne, l’Autriche et la Russie ne se supprimaient pas mutuellement quelques milliers d’hommes ! C’est pourquoi il mit d’abord cette carte dans un tiroir, comme une curiosité, sans en faire aucune mention. Mais quelques semaines plus tard, une nouvelle carte arriva, adressée cette fois au bookseller John Aldridge, London, Holborn Square, et de nouveau écrite par ce même étrange individu du nom de Jakob Mendel, qui l’avait signée en toutes lettres et qui demandait qu’on lui envoyât les derniers numéros de l’Antiquarian. Le professeur commençait à se sentir un peu à l’étroit dans son uniforme : y aurait-il là en fin de compte un message chiffré, derrière cette plaisanterie grossière ? Il se leva, claqua des talons devant son commandant et mit les deux cartes devant lui sur le bureau. Celui-ci rentra la tête dans les épaules et murmura : curieux, très curieux ! Il ordonna d’abord à la police de faire des recherches pour établir si ce Jakob Mendel existait réellement. Une heure après, Mendel était arrêté et amené titubant de surprise devant le commandant. L’officier lui montra les mystérieuses cartes et lui demanda s’il reconnaissait les avoir expédiées. Irrité par ce ton sévère, et surtout fâché d’avoir été dérangé pendant qu’il lisait un important catalogue, Mendel répondit sur un ton presque grossier que bien sûr il avait écrit ces cartes… on avait quand même le droit de réclamer un abonnement qu’on avait payé. Le commandant se tourna vers le sous-lieutenant assis à la table voisine. Ils échangèrent un regard entendu : cet individu était piqué ! Le commandant se demanda un instant s’il allait tout simplement admonester et renvoyer ce pauvre type, ou s’il devait prendre le cas au sérieux. Quand un fonctionnaire ne sait quelle décision prendre, il dresse presque toujours d’abord un procès-verbal. Un rapport est toujours une bonne chose. S’il ne sert à rien, il ne cause en tout cas aucun tort ; c’est un chiffon de papier couvert de mots, qui vient s’ajouter à des millions d’autres.

Cependant, en l’occurrence, cela causa du tort à un pauvre diable, car dès la troisième question, un élément fatidique se découvrit. On lui demanda d’abord son nom : Jakob, plus exactement Jainkeff, Mendel ; sa profession : colporteur. (Il ne possédait pas de patente de libraire, mais seulement un permis de colportage.) La troisième question amena la catastrophe : lieu de naissance ? Jakob Mendel indiqua une petite localité près de Petrikau. Le commandant fronça le sourcil. Petrikau… n’était-ce pas en Pologne russe, tout près de la frontière ? Louche, très louche ! Aussi, l’enquête se fit-elle dès lors plus sévère : Quand avait-il obtenu la nationalité autrichienne ? Mendel le regardait fixement, derrière ses lunettes, d’un air sombre et étonné ; il ne comprenait pas bien. Avait-il des papiers, des certificats, et où, bon sang !… Il n’en possédait pas d’autre que son permis de colporteur. La mine du commandant se plissait de plus en plus : qu’il dise enfin de quelle nationalité il était. Son père était-il autrichien ou russe ? Et Mendel répondit avec la plus grande sérénité : – Russe, bien entendu. – Et lui-même ?… Lui, il avait passé la frontière clandestinement il y a trente-trois ans pour se soustraire au service militaire. Depuis lors, il vivait à Vienne. Le commandant était de plus en plus perplexe : – Et quand avait-il obtenu la nationalité autrichienne ? – À quoi bon ? Il ne s’était jamais occupé de ces choses, répondit Mendel. – Alors, il était encore ressortissant russe ?… Et Mendel, que ce fastidieux interrogatoire ennuyait depuis longtemps, répondit avec indifférence : – En fait, oui. »

Le commandant se renversa si brusquement dans son fauteuil que celui-ci en craqua. C’était donc possible ! En 1915, après Tarnow, après la grande offensive, un Russe se promenait en pleine guerre à Vienne, dans la capitale de l’Autriche, de plus il écrivait des lettres en France et en Angleterre, et la police ne s’occupait pas de lui ! Et il y a des imbéciles pour s’étonner dans les journaux que Conrad von Hötzendorf n’ait pas pu progresser d’un coup jusqu’à Varsovie ! Et notre état-major est surpris que chaque mouvement de troupe soit aussitôt annoncé aux Russes par des espions ! Le sous-lieutenant s’était levé lui aussi, il se posta devant le bureau et l’entretien devint un interrogatoire serré : – Pourquoi ne s’était-il pas tout de suite déclaré comme étranger ? Mendel qui ne se doutait toujours de rien, répondit dans son jargon juif un peu chantant : « Pourquoi me serais-je déclaré tout à coup ? » Dans cette question en retour, le commandant vit une provocation, et il lui demanda d’une voix menaçante s’il n’avait pas lu les avis officiels ? Non ? Et il ne lisait pas non plus les journaux ? – Non. »

Les deux fonctionnaires restèrent interdits, comme si un extra-terrestre avait atterri dans leur bureau, et Jakob Mendel, perdant contenance, commençait à transpirer. Alors le téléphone sonna, les machines à écrire cliquetèrent, des plantons accoururent, et Jakob Mendel fut conduit à la prison de la garnison pour être transféré, par le prochain convoi, dans un camp de concentration. Quand on lui signifia de suivre les deux soldats, il les considéra d’un air ébahi. Il ne comprenait pas ce qu’on lui voulait, mais il n’était pas vraiment inquiet. Finalement, pourquoi cet homme au col doré, à la voix si dure, aurait-il eu de méchantes intentions à son égard ? Dans son monde supérieur, celui des livres où Mendel vivait, il n’y avait pas de malentendu, pas de guerre, mais un seul désir perpétuellement, celui de connaître, de savoir toujours plus de mots, de dates, de titres et de noms. Il descendit donc l’escalier tout tranquillement, flanqué de deux soldats. Au poste de police on lui sortit tous les livres de ses poches, et on lui confisqua son calepin qui contenait des centaines de fiches et d’adresses importantes. C’est seulement alors qu’il se débattit furieusement. Il fallut le maîtriser. Ses lunettes, ce télescope magique qui le reliait au monde intellectuel, tombèrent hélas ! et volèrent en éclats. Deux jours plus tard, on l’expédia, vêtu de son léger manteau d’été, au camp de concentration pour les civils russes près de Komorn.

Aucun témoignage n’est parvenu sur les souffrances morales que Mendel supporta dans ce camp pendant deux ans. Sans ses livres, ses chers livres, sans argent, entouré dans cette fourrière d’hommes par une foule indifférente et grossière d’analphabètes, il était comme un aigle arraché à l’éther, à qui on aurait coupé les ailes. Mais peu à peu, le monde revenu de sa folie se rend compte que de tous les actes criminels et cruels de la grande guerre, aucun n’a été plus insensé, plus inutile et, partant, plus immoral que le fait de réunir et d’entasser, derrière des fils de fer barbelés, des civils étrangers ayant dépassé depuis longtemps l’âge valide, et qui, confiants en l’hospitalité, sacrée même chez les Toungouses et les Araucans, avaient négligé de fuir à temps. Ce crime contre la civilisation a été commis, hélas, avec la même absurdité en France, en Allemagne, en Angleterre, sur chaque coin de terre de notre pauvre Europe frappée de démence. Comme beaucoup d’autres innocents dans ce parc humain, Jakob Mendel serait sans doute devenu la proie de la folie, ou aurait péri misérablement, emporté par la dysenterie, l’épuisement ou le désespoir, si un hasard bien autrichien ne l’avait inopinément rendu à son milieu naturel. Plusieurs fois depuis sa disparition, des lettres de hauts personnages étaient en effet arrivées à son adresse. Le comte Schoenberg, ancien gouverneur de Styrie, collectionneur acharné d’ouvrages héraldiques ; l’ancien doyen Siegenfeld de la Faculté de théologie, qui travaillait à un commentaire de saint Augustin ; le chevalier de Pisek, amiral en retraite, âgé de quatre-vingts ans et qui n’en finissait pas de peaufiner ses Mémoires – tous, ses fidèles clients, avaient écrit maintes fois à Jakob Mendel au café Gluck ; et quelques-unes de ces lettres avaient été réexpédiées au disparu dans son camp de concentration. Là, elles tombèrent sous les yeux d’un capitaine animé par hasard de bons sentiments, qui fut étonné des relations très distinguées qu’avait ce petit juif sale et à moitié aveugle, qui depuis qu’on lui avait fracassé ses lunettes (et n’ayant pas d’argent pour s’en procurer d’autres) restait accroupi dans un coin, muet et gris comme une taupe. L’homme qui était en rapport avec de telles personnalités ne devait pas être le premier venu. Le capitaine permit donc à Mendel de répondre à ces lettres et de demander à ces personnages d’intercéder en sa faveur. Ils n’y manquèrent pas. Avec la solidarité passionnée de tous les collectionneurs, l’Excellence et le Doyen firent jouer à fond toutes leurs relations et, grâce à leurs cautions réunies, le bouquiniste Mendel put, après une captivité de deux ans, retourner à Vienne en 1917, à la condition de se présenter chaque jour à la police. Quoi qu’il en fût, il pouvait de nouveau se mouvoir librement, habiter sa petite mansarde exiguë et vétuste, passer devant les étalages de livres et surtout se réinstaller au café Gluck.

La brave Mme Sporschil avait assisté au retour de Mendel dans le café, après cet enfer. Et elle put me le raconter fidèlement : « Un jour, Jésus-Marie ! je n’en crus pas mes yeux, la porte s’ouvrit très peu, vous savez bien comme il a toujours fait : juste pour le laisser passer. Et le voilà qui entre tout chancelant, le pauvre M. Mendel. Il porte un vieux manteau militaire tout reprisé, et sur la tête quelque chose qui avait peut-être été autrefois un chapeau, et qu’on avait jeté. Pas de col ni de cravate et une mine de déterré, le teint gris, les cheveux tout gris aussi, et si maigre que c’était pitié de le voir. Mais il entre comme si rien ne s’était passé, il ne dit rien, ne demande rien, se dirige vers sa table qui est là, et ôte son manteau – non pas comme jadis, vite et avec aisance, mais à grand-peine et en soufflant beaucoup. Et il n’a pas, comme d’habitude, les poches bourrées de livres ; il s’assied seulement et regarde droit devant lui, les yeux tout vides et cernés. Petit à petit, pourtant, quand nous lui avons apporté toute une liasse de papiers venus pour lui d’Allemagne, il s’est remis à lire. Mais il n’était plus le même.

Non, il n’était vraiment plus le même. Il avait cessé d’être cette merveille du monde, ce répertoire prodigieux de tous les livres. Tous ceux qui le virent à cette époque me l’ont dit avec nostalgie. Quelque chose semblait détraqué à jamais dans son regard, autrefois si calme et si sûr ; quelque chose était brisé. L’horrible comète sanglante avait sans doute buté, dans sa course folle, contre l’étoile alcyonienne paisible et solitaire de son univers livresque. Ses yeux habitués depuis des dizaines d’années aux pattes de mouches minuscules des caractères d’imprimerie avaient sans doute vu des choses terrifiantes dans le parc humain entouré de fils de fer barbelés. Car les paupières pesaient lourdement sur ses pupilles jadis si mobiles et ironiques ; les yeux autrefois si vifs sommeillaient, cernés de rouge, derrière des lunettes rafistolées avec du fil. Et, plus affreux encore : dans l’édifice fantastique de sa mémoire un pilier avait dû céder et toute la construction s’était affaissée. Notre cerveau est en effet si sensible, ces rouages, cet appareil de précision sont faits d’une substance si délicate qu’une minuscule veine bouchée, un nerf ébranlé, une cellule surmenée, une molécule déplacée suffisent à réduire au silence l’harmonie universelle de l’esprit le plus souverain. Dans la mémoire de Mendel, les touches de ce clavier sans pareil du savoir ne fonctionnaient plus. Quand, de temps en temps, une personne venait lui demander conseil, il la regardait fixement d’un air égaré ; il ne saisissait plus très bien et oubliait rapidement ce qu’on lui disait. Mendel n’était plus Mendel, comme le monde n’était plus le monde. Il ne se berçait plus, quand il lisait, dans une concentration profonde. Il restait assis immobile, ses lunettes braquées machinalement sur son livre. On ne savait au juste s’il lisait ou somnolait. Souvent – à ce que racontait Mme Sporschil –, sa tête s’inclinait lourdement sur le livre et il s’endormait en plein jour. Parfois, il fixait pendant des heures le bec malodorant de la lampe à acétylène qu’on avait mise sur sa table, à cette époque où l’on manquait de charbon. Non, Mendel n’était plus Mendel. Il n’était plus une merveille du monde, mais une misérable loque, barbe et vêtements, respirant péniblement, affalée sur son siège autrefois pythique. Il ne faisait plus la gloire du café Gluck. Il n’était plus qu’un scandale, un type crasseux, puant et dégoûtant d’aspect, un parasite encombrant.

C’était aussi l’opinion du nouveau propriétaire, un certain Florian Gurtner, de Retz, qui s’était enrichi pendant la famine de l’année 1919 en spéculant sur le beurre et la farine, puis avait convaincu le bon M. Standhartner de lui céder le café Gluck moyennant quatre-vingt mille couronnes-papier, dont la valeur avait vite fondu. En paysan énergique il se mit à l’ouvrage et eut bientôt transformé le bon vieux café en un établissement chic. Il acheta au meilleur moment, contre de mauvais billets, des fauteuils tout neufs, fit faire une entrée en marbre et négociait déjà pour installer dans le local contigu une boîte de nuit. Étant donné ce rapide embellissement des lieux, il était gêné bien sûr par ce parasite de Galicie qui occupait une table du matin au soir en ne consommant que deux bols de café et cinq petits pains. Il est vrai que Standhartner lui avait tout particulièrement recommandé son vieux client en essayant de lui expliquer quel personnage important et singulier était ce Jakob Mendel : il le lui avait quasiment remis avec l’inventaire, comme une servitude attachée à l’établissement. Mais avec les meubles neufs et la caisse brillante en aluminium, Florian Gurtner avait fait sienne la mentalité grossière des faiseurs de gains, et il n’attendait qu’un prétexte pour nettoyer de son café désormais sélect, cette trace ultime et importune de la pauvreté des faubourgs. L’occasion ne tarda pas à se présenter, car Jakob Mendel était dans une très mauvaise situation : ses derniers billets de banque avaient été pulvérisés dans le moulin à papier de l’inflation, ses clients s’étaient dispersés. Il n’avait plus assez de forces pour monter les étages comme un petit bouquiniste et acheter des livres au porte à porte. Il était à bout de ressources, ce qui se remarquait à mille petits indices. Il se faisait rarement apporter quelque chose du restaurant d’en face, il tardait de plus en plus à régler son café et son pain et, une fois, cela avait même duré trois semaines. Le garçon-chef avait déjà voulu le mettre alors à la porte, mais la brave Mme Sporschil, prise de pitié, avait répondu pour lui.

Mais le mois suivant, le malheur arriva. Plusieurs fois déjà, le nouveau garçon-chef avait remarqué que ses comptes de boulangerie n’étaient pas justes. De plus en plus de petits pains, commandés et payés par lui, disparaissaient. Il porta bien entendu aussitôt ses soupçons sur Mendel, car le vieux commissionnaire branlant était déjà venu à plusieurs reprises se plaindre que Mendel ne l’avait pas payé depuis six mois et qu’il n’arrivait pas à en tirer un sou. Le garçon-chef redoubla d’attention, et deux jours plus tard il le prit sur le fait. Caché derrière le calorifère, il vit Mendel se lever discrètement, aller dans la salle voisine, prendre très vite deux petits pains dans la corbeille et les avaler gloutonnement. Quand on voulut les lui faire payer, il prétendit n’en avoir mangé aucun. Le mystère était maintenant éclairci. Le garçon rapporta aussitôt le fait à M. Gurtner. Celui-ci, ravi de tenir enfin son prétexte, injuria Mendel devant tout le monde, le traita de voleur et, tout en faisant valoir avec ostentation qu’il n’appelait pas encore la police, il lui intima l’ordre de déguerpir tout de suite et pour toujours. Jakob Mendel, tout tremblant, ne répondit rien, se leva avec difficulté et partit.

« C’était une pitié, me dit Mme Sporschil en évoquant ce départ. Jamais je ne l’oublierai. Les lunettes sur le front, il se leva, pâle comme un linge ; il ne prit même pas le temps de mettre son manteau, et nous étions en plein mois de janvier, vous vous souvenez, cette année de grand froid. Dans sa frayeur, il oublia son livre sur la table ; je m’en aperçus après coup et je voulus courir derrière lui pour le lui donner ; mais il était déjà dehors et je n’aurais pas osé le suivre sur le trottoir, car monsieur Gurtner l’injuriait et les gens s’attroupaient. Oui, c’était un scandale ! J’avais honte jusqu’au fond de mon âme. Jamais, du temps du vieux M. Standhartner, une chose pareille n’aurait pu arriver, jamais on n’aurait chassé quelqu’un juste pour avoir dérobé quelques petits pains. De son temps, Mendel aurait pu en manger gratis jusqu’à la fin de ses jours. Mais voilà, les gens n’ont plus de cœur aujourd’hui. Chasser un client qui est venu fidèlement ici pendant plus de trente ans ! C’était un vrai scandale ! Je ne voudrais pas avoir à en répondre devant le Bon Dieu – ça, non !

Elle était tout agitée, la brave femme, et avec la volubilité passionnée des vieilles gens, elle ne cessait de parler de ce scandale, et de dire que chez M. Standhartner, cela n’aurait pas pu arriver. Je finis par lui demander ce qu’il était alors advenu de notre Mendel et si elle l’avait ensuite revu. Alors, de plus en plus émue, elle poursuivit d’un seul trait : « Chaque jour, quand je passais près de sa table, vous pouvez me croire, ça me fendait le cœur. Je me demandais toujours malgré moi où il était maintenant, le pauvre M. Mendel. Si j’avais su où il habitait, je lui aurais apporté quelque chose de chaud. Car il n’avait certainement pas de quoi se chauffer et se nourrir, et à ma connaissance, il n’avait aucune famille, personne sur terre. Finalement, comme j’étais toujours sans nouvelles, j’ai pensé que je ne le reverrais jamais plus, qu’il devait être mort. Déjà, je me demandais si je ne devais pas faire dire une messe pour lui, car il était si bon, et nous nous étions quand même connus pendant plus de vingt-cinq ans.

« Mais un matin, de bonne heure, à sept heures et demie, au mois de février – j’étais en train de faire briller la poignée des fenêtres –, v’là-t-il pas que la porte s’ouvre et que Mendel entre ! (J’ai cru que j’allais tomber raide !) Vous savez bien, il entrait toujours d’un pas furtif, l’air embarrassé. Mais cette fois, c’était un peu différent. Tout de suite, je devine qu’il n’a pas toute sa tête. Il a les yeux tout brillants. Mon Dieu, quel air misérable ! Plus que la peau et les os ! Tout de suite, ça me paraît clocher. Puis je comprends : le pauvre homme ne se rend plus compte de rien, il se promène en plein jour comme un somnambule, il a tout oublié, l’histoire des petits pains et le scandale quand on l’a mis à la porte. Heureusement, M. Gurtner n’était pas arrivé et le garçon-chef prenait son café. J’accours ; je lui explique qu’il ne doit pas rester là, sans quoi, le grossier personnage va encore une fois le faire jeter à la porte. » (En disant cela, Mme Sporschil se retourna l’air inquiet et se reprit vite), « Je veux dire M. Gurtner. J’appelle donc : « Monsieur Mendel ! » Il lève les yeux vers moi. Alors, mon Dieu, à cet instant, ce fut horrible, tout a dû lui revenir à l’esprit. Il sursaute et commence à trembler et pas seulement des mains, c’est de tout son corps qu’il grelottait, on le voyait à ses épaules. Puis il gagne la porte en titubant et là il tombe sans connaissance. On téléphone aussitôt à Police-Secours qui arrive sans tarder et l’emporte, tout fiévreux. Le soir même, il mourait ; une fluxion de poitrine du dernier degré, nous a dit le docteur, et aussi qu’il ne savait déjà plus très bien ce qu’il faisait en revenant encore une fois au café. Quelque chose l’avait juste poussé comme un somnambule. Ma foi, quand on a été assis chaque jour trente-six ans à la même table, on y revient comme au bercail. »

Nous avons encore longuement parlé de lui, nous, les deux derniers qui avions connu cet homme extraordinaire : moi, le jeune homme à qui il avait révélé pour la première fois, malgré sa minable existence de petit microbe, la plénitude d’une vie spirituelle ; elle, la brave femme des lavabos qui n’avait jamais vu un livre, et dont la seule relation avec ce camarade du pauvre monde était de lui avoir brossé son manteau et cousu ses boutons pendant vingt-cinq ans. Et pourtant nous nous comprenions fort bien devant sa vieille table abandonnée, en communion avec son ombre que nous évoquions ensemble, car le souvenir unit toujours, surtout le souvenir affectueux. Tout à coup, tandis qu’elle parlait, il lui vint une idée. « Doux Jésus ! que je suis oublieuse ! j’ai encore le livre, celui qu’il a laissé autrefois sur la table. Comment le lui aurais-je rendu ? Et plus tard, comme personne ne le réclamait, j’ai pensé que je pouvais le garder comme souvenir. Je n’ai pas mal agi, n’est-ce pas ? » Vite, elle alla le chercher dans son réduit. Et j’eus du mal à réprimer un petit sourire : car le destin, toujours farceur, et parfois ironique, mêle souvent malicieusement le comique aux événements les plus poignants. C’était le second volume de la Bibliotheca Germanorum erotica et curiosa de Hayn, ce recueil de la littérature galante bien connu de tous les bibliophiles. Il avait fallu que ce soit précisément ce catalogue scabreux – habent sua fata libelli – qui tombât entre ces mains ridées, rougies et gercées, et ces mains ignorantes qui n’avaient jamais rien tenu d’autre que des livres de prière ! J’avais grand-peine à réprimer le sourire qui me venait aux lèvres, et cette hésitation troubla la femme qui me demanda si c’était un ouvrage précieux ou bien si, à mon avis, elle pouvait le conserver.

Je lui serrai affectueusement la main. « Ne vous en faites pas, gardez-le ! Notre vieil ami Mendel serait très heureux qu’au moins une parmi les milliers de personnes à qui il a procuré un livre se souvienne encore de lui. » Puis je partis, un peu honteux devant cette brave vieille qui était restée fidèle à ce mort, d’une façon si simple et pourtant si humaine. Car elle qui n’avait pas fait d’études, elle avait conservé au moins un livre pour mieux se souvenir de lui. Tandis que moi, j’avais oublié Mendel pendant des années, moi qui devrais pourtant savoir que l’on ne fait des livres que pour rester lié aux hommes par-delà la mort et pour nous défendre ainsi contre l’ennemi le plus implacable de toute vie, le temps qui passe et l’oubli.

Share on Twitter Share on Facebook