La peur

Stefan Zweig

1935

Lorsque Irène quitta l’appartement de son amant et descendit l’escalier, cette peur irraisonnée s’empara d’elle à nouveau, tout à coup. Une forme noire se mit soudain à tourbillonner devant ses yeux comme une toupie, une affreuse raideur paralysa ses genoux, et elle fut obligée de se retenir très vite à la rampe pour ne pas tomber brutalement en avant. Ce n’était pas la première fois qu’elle osait prendre le risque de venir ici, et cette terreur soudaine ne lui était pas du tout inconnue ; elle avait beau lutter de tout son être, chaque fois qu’elle repartait elle succombait à ces accès de peur absurdes et ridicules. Aller au rendez-vous était beaucoup plus aisé. Elle faisait arrêter la voiture au coin de la rue et, sans lever les yeux, franchissait très vite les quelques mètres qui la séparaient de la porte cochère ; puis elle montait à la hâte les marches de l’escalier, sachant qu’il l’attendait déjà derrière la porte, prêt à ouvrir. Cette première angoisse, à laquelle se mêlait cependant une brûlante impatience, se dissipait dans l’étreinte passionnée des retrouvailles. Mais ensuite, quand elle s’apprêtait à rentrer chez elle, c’était un frisson différent, une mystérieuse terreur, confusément liée cette fois à l’horreur de la faute commise et à cette illusion absurde que, dans la rue, chaque regard étranger pouvait, en la regardant, deviner d’où elle venait, et adresser un sourire insolent à son désarroi. Les dernières minutes passées auprès de lui étaient déjà empoisonnées par l’inquiétude croissante causée par son appréhension ; au moment de partir, elle était si pressée et si nerveuse que ses mains tremblaient, elle percevait ce qu’il disait d’une oreille distraite et repoussait d’un geste impatient les derniers élans de sa passion. Partir, c’était alors la seule chose qu’elle désirait, de tout son être, quitter cet appartement, cet immeuble, fuir l’aventure, retrouver la tranquillité de son univers bourgeois. [C’est à peine si elle osait se regarder dans le miroir, redoutant la suspicion dans son propre regard, mais il lui fallait pourtant vérifier si aucun désordre dans ses vêtements ne trahissait ces moments de passion.] Venaient ensuite ces ultimes paroles qui se voulaient rassurantes et que dans son énervement elle entendait à peine, puis le moment d’écouter, à l’abri derrière la porte, si personne ne montait ou descendait l’escalier. Mais dehors, impatiente de se saisir d’elle, la peur l’attendait déjà, lui étreignait si impérieusement le cœur qu’elle était toujours à bout de souffle avant même d’avoir descendu les quelques marches [et qu’elle sentait toutes ses forces, rassemblées au prix d’une extrême tension de ses nerfs, l’abandonner].

Elle resta une minute ainsi, les yeux fermés, respirant avec avidité la fraîcheur dans l’obscurité de l’escalier. Alors une porte se referma à l’un des étages supérieurs : effrayée, elle se ressaisit et se dépêcha de descendre, en ajustant sur son visage, d’un geste machinal, son épaisse voilette. Maintenant se rapprochait ce moment ultime, le plus effrayant : la panique de gagner la rue en sortant d’une maison qui n’était pas la sienne [, et de se heurter peut-être à une personne connue passant par là, qui insisterait pour savoir d’où elle venait, la plongeant dans le trouble et le péril d’un mensonge]. Elle baissa la tête, comme un athlète qui prendrait son élan pour sauter, puis, soudain résolue, se précipita vers la porte cochère entrouverte.

Elle se cogna alors brutalement à une femme qui avait tout l’air de vouloir entrer. – Pardon – fit-elle toute confuse en essayant de se faufiler. Mais la femme lui barrait le passage et la dévisageait avec colère, avec un mépris non dissimulé, aussi. « Ah, j’vous y prends cette fois ! » cria-t-elle d’une voix vulgaire sans se gêner le moins du monde. « Et bien sûr, une dame comme il faut, enfin soi-disant ! Ça se contente pas d’avoir un mari, beaucoup d’argent et tout le reste, il faut encore que ça vienne chiper l’amant d’une pauvre fille…

– Pour l’amour du ciel, qu’avez-vous… ? Vous vous trompez !… » bredouilla Irène en tentant maladroitement de s’esquiver ; mais la bonne femme lui boucha le passage de toute la largeur de son corps massif, et l’invectiva d’une voix perçante : « Non, je ne me trompe pas… j’vous connais…, vous venez de chez Édouard, mon ami… Maintenant que j’vous tiens enfin, j’comprends pourquoi il s’intéressait si peu à moi ces derniers temps… C’est donc à cause de vous… espèce de… !

– Pour l’amour du ciel », l’interrompit Irène d’une voix défaillante, « mais ne criez pas comme cela ! » et elle recula instinctivement sous le porche de l’immeuble. La femme la regarda d’un air moqueur : la voir ainsi trembler de peur, en plein désarroi, semblait d’une certaine façon la remplir d’aise, car elle se mit à examiner sa victime avec arrogance, avec un sourire sarcastique et suffisant. Une satisfaction vulgaire enflait sa voix en lui donnant une sorte d’ampleur ostentatoire.

– Voilà donc à quoi elles ressemblent, ces dames mariées, ces grandes dames distinguées, quand elles viennent nous voler nos hommes. Avec une voilette, bien sûr, une voilette, pour pouvoir ensuite jouer partout les honnêtes femmes…

– Mais… Mais que me voulez-vous donc ?… Je ne vous connais pas… Il faut que je parte.

– Partir, c’est ça bien sûr… pour retrouver Monsieur votre époux… dans votre appartement douillet, pour jouer les grandes dames avec des domestiques qui les aident à se déshabiller. Mais notre sort à nous autres, qu’on crève la faim ou non, vous la grande dame, vous vous en fichez, hein ?… Ces honnêtes femmes, ça vous dépouille de tout ce que vous avez… »

Irène fit un effort sur elle-même et, obéissant à une vague inspiration, saisit son porte-monnaie et prit les billets qui lui tombaient sous la main. « Tenez… voilà… mais laissez-moi maintenant… je ne viendrai plus jamais ici… je vous le jure. »

Avec un regard mauvais, la femme prit l’argent en grommelant : « Garce ! » À ce mot Irène tressaillit, mais elle vit que l’autre s’écartait de la porte, et elle se précipita dehors, hébétée et haletante, comme un désespéré du haut d’une tour. Tandis qu’elle courait, elle avait l’impression que les visages défilaient sur son passage comme des masques grimaçants ; déjà tout devenait noir devant ses yeux, et elle eut beaucoup de peine à parvenir jusqu’à une automobile arrêtée au coin de la rue. Elle se laissa tomber comme une masse sur la banquette, puis tout en elle devint inerte et pétrifié ; lorsque le chauffeur étonné finit par demander à cette singulière cliente où il fallait aller, elle le fixa un instant, le regard vide, jusqu’à ce que son cerveau engourdi eût enfin saisi ses paroles. « À la Gare du Sud » s’empressa-t-elle de répondre ; et pensant tout à coup que cette femme pourrait la suivre, elle ajouta : « Vite, vite, dépêchez-vous ! »

C’est seulement pendant le trajet qu’elle se rendit compte que cette rencontre l’avait bouleversée au plus profond d’elle-même. Elle sentit ses mains rigides et glacées qui pendaient le long de son corps, comme sans vie, et fut prise soudain de frissons si violents qu’elle en était toute secouée. Un goût amer lui monta à la gorge et elle eut envie de vomir, tandis qu’une fureur aveugle et insensée lui donnait comme des convulsions dans la poitrine. Elle aurait voulu crier ou donner des coups de poing pour se délivrer de l’horreur de ce souvenir, fiché dans son cerveau comme un hameçon, oublier la laideur de ce visage, son rire sardonique, la vulgarité qui émanait de l’haleine fétide de cette prolétaire, cette bouche horrible qui lui avait craché en pleine figure des paroles si haineuses et si infâmes, et ce poing rouge qu’elle avait levé pour la menacer. Cette sensation de nausée augmentait et lui montait de plus en plus à la gorge, d’autant plus que la voiture, qui roulait à vive allure, la projetait d’un côté à l’autre. Elle allait signifier au chauffeur de ralentir, lorsqu’elle pensa, juste à temps, qu’elle n’aurait peut-être plus assez d’argent sur elle pour le payer, puisqu’elle avait donné tous ses billets à cette extorqueuse. Elle lui fit aussitôt signe de s’arrêter et descendit brusquement, ce qui étonna de nouveau le chauffeur. Par bonheur il lui restait assez d’argent. Mais elle se retrouva dans un quartier tout à fait inconnu, perdue dans une foule de gens affairés, dont le moindre mot, le moindre regard lui causaient une souffrance physique. De plus, ses jambes étaient comme amollies par la peur et refusaient presque de la porter plus loin ; il fallait pourtant qu’elle rentrât. Rassemblant toute son énergie, elle avança péniblement d’une rue à l’autre, au prix d’un effort surhumain, comme si elle traversait un marais ou s’enfonçait dans la neige jusqu’aux genoux. Elle arriva enfin devant son immeuble et s’élança dans l’escalier, avec une précipitation qu’elle refréna aussitôt, pour ne rien laisser paraître de son trouble.

À présent que la bonne lui enlevait son manteau, qu’elle entendait dans la pièce voisine son petit garçon jouer avec sa sœur cadette, et que son regard apaisé rencontrait partout des choses familières, bien à elle et rassurantes, elle retrouva une apparence de calme, tandis que les vagues souterraines de l’émotion agitaient encore douloureusement sa poitrine oppressée. Elle ôta sa voilette et s’efforça de détendre ses traits, bien décidée à paraître naturelle ; puis elle entra dans la salle à manger, où son mari lisait le journal devant la table mise pour le dîner.

« Il est bien tard ma chère Irène », fit-il sur un ton d’aimable reproche. Il se leva et l’embrassa sur la joue ; elle en éprouva malgré elle un pénible sentiment de honte. Ils se mirent à table et, se détournant à peine de son journal, il demanda d’un air indifférent : « Où étais-tu pendant tout ce temps ?

– J’étais… chez… chez Amélie… elle avait encore une course à faire… et je l’ai accompagnée », ajouta-t-elle, aussitôt furieuse contre elle-même d’avoir répondu sans réfléchir, en mentant aussi mal. D’ordinaire elle fourbissait toujours à l’avance un mensonge ingénieux, capable de résister à toutes les vérifications éventuelles, mais aujourd’hui la peur le lui avait fait oublier, la contraignant à une improvisation aussi maladroite. Et, songea-t-elle soudain, si son mari téléphonait pour se renseigner, comme dans la pièce de théâtre qu’ils avaient vue récemment…

« Qu’as-tu donc ?… tu parais bien nerveuse… et pourquoi n’enlèves-tu donc pas ton chapeau ? » demanda-t-il. Elle tressaillit en s’apercevant que son trouble venait à nouveau de la trahir, se leva précipitamment et alla dans sa chambre pour enlever son chapeau : là, elle s’observa dans le miroir jusqu’à ce que son regard inquiet lui parût avoir retrouvé toute son assurance. Puis elle retourna dans la salle à manger.

La bonne servit le dîner, et ce fut une soirée comme toutes les autres, peut-être un peu plus silencieuse et moins cordiale que d’habitude, une soirée où la conversation fut morne, sans entrain, souvent hésitante. Les pensées d’Irène refaisaient sans cesse le chemin, et chaque fois qu’elle revivait l’horrible moment où elle était tombée sur cette extorqueuse, elle était saisie d’épouvante. Elle levait alors les yeux pour se rassurer, son regard caressait les uns après les autres les objets autour d’elle qui tous avaient une âme : chacun se trouvait là, chargé de souvenir et de signification ; elle retrouvait alors un certain calme. Et la pendule, dont le lent rythme d’acier arpentait le silence, redonnait imperceptiblement à son cœur un peu de son insouciante et imperturbable régularité.

 

Le lendemain, quand son mari fut parti à son cabinet, ses enfants en promenade, et qu’elle se retrouva enfin seule, cette affreuse rencontre, lorsqu’elle y repensa, perdit dans la lumière de ce début de journée beaucoup de son caractère angoissant. Irène se rappela d’abord que sa voilette était très épaisse, et que cette femme n’avait donc pas pu distinguer ses traits avec précision et ne pourrait pas la reconnaître. Alors elle envisagea calmement toutes les précautions à prendre. En aucun cas elle ne retournerait dans l’appartement de son amant – ce qui supprimait sans doute le risque le plus grand d’une telle agression. Il ne restait donc plus que le danger de rencontrer cette femme par hasard, mais cela aussi était improbable, car l’autre ne pouvait l’avoir suivie puisqu’elle s’était enfuie en voiture. La femme ne connaissait ni son nom ni son adresse, et il n’y avait en outre pas à craindre qu’elle la reconnût de façon certaine, vu l’image imprécise qu’elle avait de son visage. Mais même si par malheur cela se produisait, Irène était parée. N’étant plus tenaillée par la peur, elle décida aussitôt qu’il suffirait alors de garder une attitude sereine : elle nierait tout et prétendrait froidement qu’il s’agissait d’une erreur. Comme il serait impossible de prouver qu’elle se rendait dans cette maison si on ne l’y surprenait pas, elle pourrait accuser cette femme de chantage. Ce n’était pas pour rien qu’Irène était l’épouse d’un des avocats les plus renommés de la capitale, elle l’avait suffisamment entendu discuter avec ses confrères pour savoir que le chantage doit être désamorcé aussitôt et avec le plus grand sang-froid, car la moindre hésitation de la victime, le moindre signe d’inquiétude, ne font que renforcer la supériorité de son adversaire.

Sa première riposte fut d’envoyer à son amant une lettre brève, l’informant qu’elle ne pourrait venir à l’heure convenue, ni le lendemain ni les jours suivants. [En le relisant, le ton de ce billet, dans lequel elle contrefaisait pour la première fois son écriture, lui sembla un peu froid, et elle s’apprêtait à remplacer les termes désobligeants par d’autres, plus tendres, quand elle se souvint tout à coup de la rencontre de la veille et comprit que la dureté de ces lignes lui avait été inconsciemment dictée par un vif ressentiment grondant en elle.] Il était pénible et profondément blessant pour son amour-propre de découvrir qu’elle avait succédé dans les bras de son amant à une femme aussi abjecte et aussi ignoble : sa rage n’en fut que plus forte et, en examinant ce qu’elle avait écrit, elle remarqua avec une joie vengeresse la manière glaciale dont elle laissait entendre que sa venue dépendait de son bon plaisir.

Elle avait fait la connaissance de ce jeune homme au cours d’une soirée : c’était un pianiste réputé, mais dans un milieu encore restreint ; peu de temps après, sans le vouloir vraiment ni comprendre au juste pourquoi, elle était devenue sa maîtresse. En fait, elle n’avait éprouvé aucune attirance physique pour lui, son attachement n’avait rien de sensuel et pour ainsi dire rien d’intellectuel ; elle s’était donnée à lui sans besoin réel et même sans véritable désir, par une sorte de paresse à résister à ses avances et par une espèce de curiosité inquiète. Le bonheur conjugal comblait les désirs de sa chair, elle n’éprouvait pas non plus ce sentiment, si fréquent chez les femmes, de voir s’étioler son intérêt pour les choses de l’esprit, et elle n’avait en rien besoin d’un amant. Elle était tout à fait heureuse aux côtés d’un époux fortuné, qui lui était supérieur sur le plan intellectuel, et de ses deux enfants : elle jouissait avec indolence de son existence sereine et confortable de grande bourgeoise. Mais il y a des atmosphères languides qui rendent aussi sensuel que l’orage ou la tempête, des bonheurs bien tempérés qui sont plus exaspérants que le malheur [, et pour nombre de femmes, leur absence de désir est aussi funeste qu’une insatisfaction perpétuelle liée à l’absence d’espoir]. La satiété ne tourmente pas moins que la faim, et cette existence protégée, dépourvue de risques, lui donnait des envies d’aventure. [Rien dans sa vie ne lui opposait de résistance. Autour d’elle, tout était douceur, elle rencontrait partout prévenance et tendresse ; on l’aimait bien, et elle était respectée dans sa maison. Sans se douter que cette tiédeur de l’existence ne dépend jamais des choses extérieures, mais qu’elle est toujours le reflet d’une profonde indifférence au monde, Irène avait en quelque sorte le sentiment d’être abusée par ce bien-être et dépossédée de la vraie vie.

Ses rêves confus d’adolescente qui aspirait au grand amour et à l’exaltation des sentiments, avaient été mis en sommeil par la douceur rassurante des premières années de mariage et par les joies divertissantes d’une maternité précoce ; ils refaisaient surface maintenant qu’elle approchait de la trentaine. Et comme toute femme, elle se sentait au fond d’elle-même encore capable d’une grande passion, mais elle n’associait pas au désir d’en vivre une le courage d’accepter le danger, qui est le véritable prix de l’aventure.] Elle vivait ainsi dans un état de contentement qu’elle ne parvenait pas à rendre plus intense, quand ce jeune pianiste s’approcha d’elle [, en proie à un désir violent et non dissimulé, auréolé de tout le romantisme de son art] : il entra dans son univers bourgeois, où les hommes rendaient d’ordinaire respectueusement hommage à la « belle dame » qu’elle était en se contentant de plaisanteries anodines et de menues galanteries sans jamais désirer vraiment la femme en elle, et pour la première fois depuis son adolescence, elle se sentit vibrer à nouveau au plus profond de son être : ce qui l’avait attirée n’était peut-être rien d’autre chez lui que cette ombre de tristesse sur un visage qu’il cherchait un peu trop à rendre intéressant [; elle ne se rendait pas compte que tout cela était en réalité aussi étudié que sa technique de pianiste ou que cet air songeur, assombri de mélancolie, pour faire surgir un impromptu (travaillé en fait depuis longtemps)]. Elle qui ne se sentait entourée que de bourgeois repus, avait cru entrevoir dans cette tristesse cet univers supérieur [qu’elle voyait chatoyer dans les livres et s’animer, au théâtre, d’une vie romantique] ; et elle avait franchi malgré elle les limites habituelles de ses sentiments pour le contempler. Un compliment, lancé dans un instant d’enthousiasme et sans doute avec un peu plus d’ardeur qu’il n’eût été convenable, incita le pianiste à lever les yeux vers cette femme, et ce premier regard s’empara d’elle. Elle en fut effrayée et sentit en même temps ce que toute peur a de voluptueux : une conversation, qui lui sembla comme illuminée et embrasée par un feu souterrain, entretint sa curiosité déjà vive et l’aiguisa au point qu’elle ne chercha pas à éviter une nouvelle rencontre lors d’un concert public. Par la suite ils se virent plus souvent, et ce ne fut bientôt plus par hasard. Elle [qui avait accordé jusqu’ici peu de valeur à son jugement musical et qui n’avait, à juste titre, pas attaché d’importance à sa sensibilité artistique,] éprouvait de l’orgueil à jouer un rôle important pour ce véritable artiste qui l’assurait sans cesse qu’elle savait le comprendre et le conseiller. Aussi lui fit-elle confiance de façon un peu inconsidérée lorsqu’il lui proposa, quelques semaines plus tard, de venir chez lui écouter sa dernière œuvre, qu’il voulait jouer pour elle, et pour elle seule – cette promesse, peut-être à demi sincère dans son esprit, se perdit dans des baisers qui entraînèrent Irène, surprise, à se donner à lui. Elle éprouva d’abord de l’effroi devant cette irruption inattendue de la sensualité, le halo de mystère qui enveloppait leur relation s’était brutalement déchiré ; son sentiment de culpabilité face à cet adultère qu’elle n’avait pas voulu, fut alors en partie atténué par la délicieuse vanité d’avoir renié pour la première fois, et par une décision qu’elle croyait sienne, le monde bourgeois dans lequel elle vivait. Et sa vanité transforma en un très vif orgueil l’effroi que sa propre indignité lui avait inspiré les premiers jours. Toutefois, même ces émotions mystérieuses ne furent vraiment intenses que les premiers temps. D’instinct, elle se rebellait au fond d’elle-même contre cet homme, et surtout contre ce qu’il y avait en lui de nouveau, de différent, alors que sa curiosité s’en était trouvée excitée. [L’extravagance de ses vêtements, le côté bohème de son intérieur, sa vie matérielle désordonnée qui oscillait perpétuellement entre le gaspillage et les embarras d’argent, tout cela choquait sa sensibilité bourgeoise. Comme pour la plupart des femmes, un artiste devait être à ses yeux très romantique de loin, mais avoir de bonnes manières en privé : un fauve magnifique, maintenu derrière les barreaux du savoir-vivre.] Sa passion, qui enivrait Irène quand il jouait, devenait inquiétante dans l’intimité ; à la vérité, elle n’aimait pas ces pressantes et brutales étreintes, et elle comparait malgré elle sa rudesse tyrannique à l’ardeur de son mari, encore pleine de retenue et de respect après des années. Mais une fois la première infidélité commise, elle continua à revenir régulièrement chez son amant, sans être ni comblée ni déçue, cédant à une sorte de sentiment du devoir et à la force de l’habitude. [Comme il n’est pas rare, même parmi les libertines et les courtisanes, elle était de ces femmes si profondément bourgeoises qu’elles mettent de l’ordre jusque dans l’adultère, introduisent une sorte de confort domestique dans l’inconduite, et s’efforcent patiemment, mine de rien, d’entremêler les sentiments même les plus singuliers et la banalité quotidienne.] Au bout de quelques semaines, elle avait assigné à ce jeune homme, son amant, une place bien définie dans sa vie, et lui accordait un jour par semaine, comme à ses beaux-parents ; mais cette nouvelle relation ne l’avait fait renoncer en rien à son ancien mode de vie, elle n’y ajoutait à vrai dire qu’un élément de plus. Cet amant ne modifia bientôt plus rien au fonctionnement tranquille de son existence, il venait en quelque sorte accroître son bonheur tempéré comme un troisième enfant ou une automobile, et cette aventure ne tarda pas à lui paraître aussi banale que les plaisirs légitimes.

Maintenant que, pour la première fois, elle était confrontée au danger et qu’elle allait devoir payer le véritable prix de l’aventure, elle se mit à en calculer mesquinement la valeur. Gâtée par le sort, choyée par sa famille, presque sans désirs du fait de sa fortune, il lui sembla que ce premier désagrément était excessif pour sa nature délicate. D’emblée, elle se refusait à renoncer aussi peu que ce fût à sa tranquillité d’esprit, et en fait elle était prête à sacrifier sans hésitation son amant à son confort personnel.

La réponse du jeune homme, écrite dans la panique, avec nervosité, dans un style haché, lui avait été apportée l’après-midi même par un coursier ; cette lettre, où il l’implorait d’un ton bouleversé, où il se plaignait, l’accusait, ébranla à nouveau sa décision de mettre fin à cette aventure : cette violence flattait sa vanité et ce désespoir exacerbé la ravissait. Son amant la suppliait dans les termes les plus pressants de lui accorder au moins une brève entrevue, pour qu’il puisse au moins se justifier, au cas où il l’aurait blessée d’une façon ou d’une autre sans le savoir. Alors ce jeu nouveau la tenta : elle continuerait à bouder et se refuserait sans motif pour se rendre encore plus désirable. [Elle avait l’impression d’être au cœur d’une grande agitation, et comme tous les gens un peu froids de nature, elle trouvait plaisant d’être entourée des flammes de la passion sans pourtant brûler elle-même.] Elle lui proposa donc de le rencontrer dans un salon de thé où, comme elle s’en souvint tout à coup, elle avait eu un rendez-vous avec un acteur lorsqu’elle était jeune fille ; il est vrai que cette rencontre candide et pure de naguère lui semblait à présent puérile. Elle sourit intérieurement en pensant qu’il était étrange de voir le romantisme refleurir maintenant dans sa vie, alors qu’il s’était fané au cours de toutes ces années de mariage. En son for intérieur, elle se réjouissait presque de s’être trouvée nez à nez, la veille, avec cette mégère, car elle avait éprouvé pour la première fois depuis longtemps une émotion véritable, si intense et excitante qu’elle en était encore toute secouée au fond d’elle-même, elle qui d’ordinaire était rarement nerveuse.

 

Elle mit cette fois une robe sombre et discrète, et changea de chapeau pour semer la confusion dans les souvenirs de cette femme, au cas où elle la rencontrerait. Elle s’apprêtait déjà à mettre une voilette, pour ne pas être reconnue, mais elle la repoussa, dans un brusque mouvement de défi. Lui fallait-il appréhender de sortir dans la rue, elle, une femme estimée, respectée, devait-elle redouter quelqu’un qu’elle ne connaissait pas du tout ? [Et, se mêlant à la crainte du danger, elle ressentait une étrange fascination, une envie de se battre terriblement exaltante, comme lorsqu’on passe les doigts sur la lame froide d’un poignard ou qu’on regarde dans la gueule d’un revolver, dans cet étui noir où se tapit la mort. Ce frisson d’aventure était un élément inhabituel dans son existence protégée, et par jeu elle avait envie de l’éprouver à nouveau ; c’était une sensation merveilleuse, qui mettait ses nerfs sous tension en électrisant toute sa chair.]

Une angoisse passagère la saisit, juste une seconde, au moment où elle sortit dans la rue, un frisson nerveux dont elle fut toute transie, comme lorsqu’on trempe le bout du pied dans l’eau, pour voir, avant de se lancer dans les vagues. Mais ce froid ne la parcourut qu’une seconde, une étrange joie de vivre l’envahit d’un seul coup, l’envie de marcher d’un pas vif, léger et souple, avec une vigueur et une noblesse qu’elle ne se connaissait pas. Elle regrettait presque que le salon de thé fût si proche, car une volonté inconnue la poussait à conserver cette allure, sous le charme magnétique et mystérieux de l’aventure. Mais elle n’avait qu’une heure à consacrer à cette entrevue, et elle eut instinctivement l’agréable certitude que son amant l’attendait déjà. Lorsqu’elle entra, il était assis dans un coin et se leva d’un bond, avec une précipitation qu’elle trouva agréable et gênante à la fois. Elle dut lui demander de baisser la voix, tant il était emporté par le bouillonnant tumulte de ses émotions et la submergeait d’un flot de questions et de reproches. Sans évoquer du tout pour quelle véritable raison elle n’était plus revenue, elle se contenta d’allusions dont l’imprécision enflamma encore davantage le jeune homme. Elle demeura cette fois inaccessible à ses demandes et fut même avare de promesses, car elle sentait combien ce retrait, ce refus mystérieux et soudain aiguisait son désir… Et lorsqu’au bout d’une demi-heure de conversation passionnée elle le quitta, sans lui avoir accordé ni même promis la moindre tendresse, elle sentit en elle un feu très étrange, comme elle n’en avait connu que jeune fille. Il lui semblait qu’une petite flamme pétillante rougeoyait au plus profond d’elle-même, n’attendant que le vent qui viendrait fouetter ce feu pour l’embraser des pieds à la tête. Elle saisissait au passage chacun des regards que lui décochait la rue, et le succès inattendu qu’elle avait auprès des hommes la rendit si curieuse de voir son visage qu’elle s’arrêta soudain devant le miroir à la vitrine d’un fleuriste pour admirer sa propre beauté, dans un cadre de roses rouges et de violettes scintillantes de rosée. [Rayonnante, elle se contempla, jeune et gracieuse ; des lèvres entrouvertes et sensuelles, là-bas, lui renvoyaient un sourire satisfait, et lorsqu’elle repartit, elle eut l’impression d’avoir des ailes. Un désir de libération physique, de danser ou de s’enivrer, faisait perdre à sa démarche sa régularité habituelle. Passant vivement devant la Michaeler Kirche, elle fut contrariée d’entendre sonner l’heure qui la rappelait chez elle, dans son univers étroit et bien ordonné.] Depuis son adolescence, elle ne s’était jamais sentie aussi légère, aussi réceptive à toutes les sensations ; ni les premiers jours de sa vie conjugale, ni les étreintes de son amant n’avaient électrisé son corps de la sorte, et l’idée qu’elle allait maintenant gaspiller dans une vie trop réglée cette extraordinaire légèreté, cette suave griserie de ses sens, lui fut insupportable. Sans entrain, elle continua son chemin. Arrivée devant chez elle, elle s’arrêta une nouvelle fois, hésitante, pour respirer encore à pleins poumons cette atmosphère ardente, cette heure troublante, pour sentir refluer jusqu’au fond de son cœur la dernière vague de l’aventure.

Alors quelqu’un lui toucha l’épaule. Elle se retourna. « Mais… mais que voulez-vous donc encore ? » bredouilla-t-elle, horrifiée, en apercevant brusquement le visage détesté. Et sa frayeur redoubla de s’entendre prononcer ces funestes paroles. Elle s’était pourtant promis de ne pas reconnaître cette femme si elle venait un jour à la rencontrer à nouveau, de tout nier, de tenir tête à cette extorqueuse… Maintenant, il était trop tard.

« Je vous attends ici depuis une demi-heure déjà, madame Wagner ! »

Irène tressaillit en entendant son nom. L’autre savait comment elle s’appelait, où elle habitait. Maintenant tout était perdu, il n’y avait plus de salut, elle était à sa merci. [Des paroles se pressaient sur ses lèvres, ces paroles soigneusement pesées et calculées, mais sa langue était paralysée et n’avait pas la force d’émettre le moindre son.]

« Il y a déjà une demi-heure que j’attends, madame Wagner ! »

Sur un ton de reproche et de menace, la femme répéta ses paroles.

« Que voulez-vous… Que voulez-vous donc de moi ?

– Vous le savez bien, madame Wagner – Irène frémit à nouveau en entendant son nom – « Vous savez parfaitement pourquoi je suis là.

– Je ne l’ai plus jamais revu… maintenant laissez-moi… je ne le verrai plus… plus jamais… »

La femme attendit tranquillement que l’émotion empêchât Irène de continuer. Puis elle lui dit sèchement, comme à un subalterne :

« Ne mentez pas ! J’vous ai suivie jusqu’au salon de thé », et lorsqu’elle vit qu’Irène avait un mouvement de recul, elle ajouta, railleuse : « C’est que j’n’ai rien à faire… m’ont renvoyée du magasin ! Parce qu’il n’y a plus de travail, comme ils disent, et puis qu’les temps sont durs. Alors ma foi, on en profite, voilà, et on va aussi s’balader un peu… tout comme les honnêtes femmes ! »

Elle dit cela avec une froide méchanceté qui frappa Irène au cœur. Elle se sentait désarmée devant la sauvage brutalité de cette impudence, et l’idée angoissante que l’autre pût à nouveau élever la voix ou que son mari vînt à passer, la saisit comme un vertige : alors tout serait perdu. Vite, elle fouilla dans son manchon, ouvrit sa bourse en argent et en sortit tout ce que ses doigts purent attraper. [Avec dégoût, elle le fourra dans cette main qui s’avançait déjà sans se presser, attendant son butin avec une patience et une assurance insolentes.]

Mais cette fois, la main effrontée ne retomba pas humblement comme le premier jour, quand elle sentit l’argent ; elle resta là, immobile en l’air, ouverte comme une griffe.

« Donnez-moi donc aussi la bourse pour que j’perde pas l’argent ! » ajouta-t-elle avec une moue railleuse et un petit rire gloussant.

Irène la regarda dans les yeux, mais juste une seconde. Cette impudence éhontée, vulgaire, était insupportable. Elle sentit un profond dégoût envahir tout son corps, comme une brûlante douleur. S’en aller, rien que s’en aller, ne plus voir ce visage, surtout ! Détournant la tête, elle lui tendit très vite la précieuse bourse, puis poussée par la terreur, elle monta l’escalier en courant.

Comme son mari n’était pas encore rentré, elle put se jeter sur le sofa. Elle y resta étendue, inerte, comme assommée [; seuls ses doigts étaient parcourus de violents tremblements qui lui secouaient les bras jusqu’aux épaules, et tout son corps cédait à l’assaut violent de cette terreur panique]. C’est seulement en entendant au-dehors la voix de son mari qu’au prix d’un effort extrême elle se ressaisit et se traîna jusqu’à l’autre pièce, l’esprit absent, avec des gestes d’automate.

 

Maintenant la terreur hantait sa maison et ne quittait plus les lieux. Durant toutes ces heures vides, qui ramenaient sans cesse par vagues à sa mémoire les images de cette effroyable rencontre, elle prenait très clairement conscience que sa situation était sans espoir. Cette femme connaissait son nom et son adresse – sans qu’Irène parvînt à comprendre comment – et maintenant que ses premières tentatives avaient si bien réussi, elle ne reculerait sans doute devant aucun moyen pour tirer parti de ce qu’elle savait et exercer un chantage permanent. Pendant des années et des années, elle serait comme un cauchemar qui pèserait sur sa vie et dont rien, pas même l’effort le plus désespéré, ne la délivrerait ; car Irène avait beau être fortunée et mariée à un homme riche, il lui était impossible, sans en informer son époux, de réunir une somme aussi importante pour se débarrasser une fois pour toutes de cette femme. D’autre part, elle avait appris, au hasard des propos de son mari et à travers ses procès, que les engagements et les promesses de gens aussi roués et aussi infâmes, n’ont pas la moindre valeur. Elle estimait pouvoir encore écarter la catastrophe pendant un mois ou deux peut-être, puis l’édifice artificiel de son bonheur familial s’effondrerait inéluctablement ; et la certitude qu’elle avait d’entraîner alors l’extorqueuse dans sa chute, était une piètre satisfaction. [En effet, que pouvaient bien représenter six mois de prison pour cette femme sûrement dépravée qui avait déjà dû être condamnée, en comparaison de cette existence qu’elle-même perdrait et qui était, elle s’en rendait compte avec effroi, la seule qui lui fût possible. Refaire sa vie, désormais flétrie et déshonorée, lui paraissait inconcevable, à elle qui s’était toujours contentée jusqu’alors de se laisser choyer par l’existence, sans jamais contribuer le moins du monde à forger elle-même sa destinée ; et puis il y avait ses enfants, son mari, son foyer, toutes ces choses dont elle ne sentait que maintenant, au moment de les perdre, combien elles étaient partie intégrante de sa vie et d’elle-même. Elle avait soudain le sentiment que tout ce qu’elle n’avait fait qu’effleurer de ses robes, en passant, lui était atrocement nécessaire ; et il lui paraissait parfois inconcevable et aussi irréel qu’un rêve d’imaginer qu’une obscure aventurière, à l’affût quelque part dans la rue, pût être en mesure de détruire d’un seul mot cette chaude intimité.]

Le malheur était inéluctable, elle en avait maintenant l’effroyable certitude, il était impossible d’y échapper. Mais alors… qu’allait-il arriver ? Du matin au soir elle ressassait cette question. Un jour une lettre arriverait pour son mari : elle le voyait déjà entrer, blême, le regard sombre, la prendre par le bras, la questionner… Mais ensuite… que se passerait-il ensuite ? Que ferait-il ? Là, les images s’évanouissaient soudain dans les ténèbres d’une sourde et cruelle angoisse. Elle ne distinguait rien au-delà, et ses conjectures se perdaient dans des abîmes vertigineux. Mais au cours de ces sombres réflexions, il lui vint une pensée qui la pétrifia : en vérité, elle connaissait très mal son mari et se trouvait presque incapable de prévoir ses décisions. Elle l’avait épousé à l’instigation de ses parents, mais sans réticence, et en éprouvant pour lui une tendre sympathie qui n’avait pas été déçue au fil des années ; elle vivait depuis huit ans déjà à ses côtés, au rythme tranquille d’un bonheur agréable ; il lui avait donné des enfants, un foyer, et bien des moments d’intimité physique ; mais maintenant qu’elle se demandait comment il allait se comporter, elle s’apercevait à quel point il lui était resté étranger et mal connu. [Passant fébrilement en revue ces dernières années, comme si elle les fouillait avec des projecteurs à la lumière spectrale, elle découvrit qu’elle n’avait jamais cherché à connaître sa véritable personnalité, et qu’au bout de tout ce temps elle ne savait même pas s’il était intransigeant ou conciliant, sévère ou tendre. Avec un sentiment de culpabilité que cette terrible et mortelle angoisse avait fait surgir en elle, trop tard hélas ! elle dut s’avouer qu’elle n’avait jamais connu qu’un aspect superficiel de son mari : son être social, mais pas sa nature profonde d’où la décision devrait sortir en ces heures tragiques. Elle se mit malgré elle à chercher de petits faits et des indices pour se rappeler quel avis il avait exprimé sur des questions de ce genre, lors, de conversations ; et elle fut désagréablement surprise de s’apercevoir qu’il ne lui avait presque jamais parlé de ses convictions personnelles ; il est vrai que par ailleurs elle n’avait jamais abordé avec lui des sujets aussi intimes.] Elle commença alors à examiner la vie de son mari dans les moindres détails susceptibles de la renseigner sur son caractère. La peur frappait maintenant comme un heurtoir hésitant contre chaque petit souvenir, pour trouver l’entrée des chambres secrètes de son cœur.

[Elle était désormais à l’affût de ses moindres paroles et attendait son retour avec une impatience fébrile. Il la saluait en la regardant à peine ; mais dans ses gestes, lorsqu’il lui baisait la main ou lui caressait les cheveux du bout des doigts, elle, qui par pudeur redoutait les élans impétueux, percevait pourtant une tendresse qui traduisait sans doute une très profonde affection. Il lui parlait toujours d’une façon posée, sans jamais manifester d’impatience ou d’irritation, et toute son attitude respirait le calme et la gentillesse ; mais dans son inquiétude, elle en venait à supposer que ce n’était guère différent de ce qu’il témoignait aux domestiques, et c’était à l’évidence moins profond que ce qu’il manifestait à ses enfants, avec une ardeur toujours vive, tour à tour enjouée et passionnée. Ce jour-là aussi, il s’enquit longuement des problèmes domestiques, comme pour donner à son épouse l’occasion de lui faire part de ses préoccupations personnelles, alors qu’il lui dissimulait les siennes. En l’observant, elle se rendit compte pour la première fois combien il avait d’égards pour elle, et avec quel tact il s’efforçait de montrer de l’intérêt pour ses propos les plus quotidiens, dont elle découvrit tout à coup la naïveté et la banalité effrayantes. Il ne lui confia rien de ce qui le concernait et elle ne put assouvir ni sa curiosité, ni son désir d’être rassurée.]

Comme rien ne filtrait dans ses paroles, elle interrogea sa figure tandis qu’il lisait assis dans son fauteuil sous la lumière crue de l’éclairage électrique. Elle la regardait comme s’il se fut agi du visage d’un étranger, cherchant à deviner sous ces traits familiers, redevenus tout à coup étrangers, la personnalité que son indifférence lui avait dissimulée pendant huit ans de vie commune. Le front, noble et intelligent, était comme modelé par une tension intellectuelle intense, mais la bouche était sévère et intransigeante. Dans ces traits extrêmement virils, tout exprimait la fermeté, la force et l’énergie ; étonnée d’y trouver de la beauté, elle contemplait avec une certaine admiration cette gravité retenue, cette évidente austérité d’un tempérament [que jusqu’ici, par une espèce de sottise, elle avait trouvé peu plaisant, et qu’elle eût volontiers échangé contre une affabilité chaleureuse]. Mais les yeux, qui devaient renfermer le véritable secret, étaient baissés sur le livre, échappant ainsi à ses investigations. Elle en était donc réduite à braquer ses regards interrogateurs sur le profil [, comme si était inscrite dans les contours de cette ligne la formule qui prononcerait sa grâce ou sa condamnation, ce profil étranger] dont la dureté l’effrayait, mais dont la détermination lui parut pour la première fois d’une singulière beauté. Elle sentit soudain, avec plaisir et fierté, qu’elle aimait à le regarder. [Au moment où s’éveillait en elle cette sensation, elle eut une sorte de douloureux tiraillement dans la poitrine, un sentiment confus, le regret d’avoir laissé échapper quelque chose, une émotion presque sensuelle, si forte qu’elle ne pouvait se souvenir que ce corps lui en eût jamais fait éprouver de semblable.] À cet instant il leva la tête. Elle s’empressa de reculer dans l’ombre, pour que la brûlante insistance des regards qu’elle lui jetait n’éveillât point ses soupçons.

 

Cela faisait maintenant trois jours qu’elle n’avait plus quitté la maison. Et, non sans malaise, elle remarquait que sa présence, soudain si constante, avait déjà éveillé l’attention des autres, car d’habitude il était rare qu’elle restât dans ses appartements plusieurs heures, à plus forte raison plusieurs jours. [Comme elle n’avait guère la fibre domestique, que son aisance matérielle la dispensait des petits soucis du ménage, qu’elle ne savait pas comment s’occuper, son appartement n’était guère pour elle qu’un lieu où elle se réfugiait quelques instants, et la rue, le théâtre, les réunions mondaines, propices aux rencontres de toute sorte, avec leur flot incessant de petites nouveautés, étaient son univers préféré, car jouir de ces plaisirs ne demandait aucun effort personnel : les sens s’y trouvent constamment sollicités, mais les sentiments restent en sommeil. Toute sa façon de penser rattachait Irène à cette société élégante de la bourgeoisie viennoise dont l’emploi du temps quotidien semble tenir à une convention secrète, tous les membres de cette ligue invisible se retrouvant toujours aux mêmes heures à s’intéresser aux mêmes choses, et cette habitude de se rencontrer, de s’observer, de se comparer, s’érige peu à peu en raison de vivre. Quand on se retrouve isolé et livré à soi-même, après avoir été habitué à une vie sociale aussi insouciante, on perd pied ; sans leur dose habituelle de sensations parfaitement futiles, mais néanmoins indispensables, les sens se rebellent et la solitude dégénère vite en une agressivité nerveuse contre soi-même. Elle sentait sur elle le poids infini du temps, et sans leur destination habituelle, les heures n’avaient plus le moindre sens. Désœuvrée, irritée, elle faisait les cent pas dans ses appartements, comme entre les murs d’un cachot ; la rue, le monde, qui étaient sa véritable vie, lui étaient interdits : tel l’ange à l’épée de feu, l’extorqueuse s’y tenait, menaçante.]

Les premiers à s’apercevoir de ce changement furent ses enfants, surtout son fils aîné qui exprima avec une candeur et une franchise embarrassantes, son étonnement de voir maman rester autant à la maison ; les domestiques, quant à eux, se contentaient de chuchoter et d’échanger leurs hypothèses avec la gouvernante. En vain Irène s’efforçait-elle de justifier sa surprenante présence en prétextant les obligations les plus diverses, avec beaucoup d’ingéniosité quelquefois [, mais le caractère artificiel de ses explications lui révélait justement à quel point elle était devenue inutile dans sa propre sphère, pour s’être montrée indifférente pendant des années. Dès qu’elle essayait de faire quelque chose, elle se heurtait à la résistance des autres qui rejetaient ses efforts soudains, les considérant comme une scandaleuse atteinte à leurs prérogatives habituelles. Partout la place était prise ; elle-même, n’y ayant plus aucune habitude, était devenue un corps étranger au sein de sa propre maison. C’est pourquoi elle ne savait ni comment s’occuper, ni que faire de son temps ; elle ne réussissait même pas à se rapprocher de ses enfants, qui soupçonnaient dans ce vif et soudain intérêt un nouveau moyen de les contrôler ; et un jour où elle s’avisait ainsi de les surveiller, elle se sentit rougir de confusion quand le petit garçon de sept ans eut l’effronterie de lui demander pourquoi donc elle n’allait plus se promener]. Dès qu’elle voulait se rendre utile, elle dérangeait un ordre établi, et si elle témoignait de la sympathie, cela semblait suspect. En outre, elle n’avait pas l’habileté de rendre sa présence constante moins visible en gardant une sage réserve et en restant tranquillement dans une pièce avec un livre ou un ouvrage ; comme chaque fois qu’elle éprouvait un sentiment d’une certaine violence, son angoisse s’exprimait par une nervosité qui la chassait sans cesse d’une pièce à l’autre. À chaque fois qu’elle entendait le timbre du téléphone ou un coup de sonnette à la porte, elle sursautait, et elle [se surprenait sans arrêt à épier la rue derrière les rideaux, avide de rencontrer des gens ou du moins de les apercevoir, affamée de liberté, mais terrifiée à l’idée de voir tout à coup, parmi les passants, se braquer sur elle le visage qui la poursuivait jusque dans ses rêves. Elle] sentait sa tranquille existence se désagréger et lui échapper soudain, et cette impuissance lui laissait déjà pressentir la ruine de toute une vie. Ces trois journées passées dans le cachot de ses appartements lui parurent plus longues que les huit années de son mariage.

Mais pour le troisième soir elle avait accepté depuis des semaines une invitation avec son mari, qu’il lui était maintenant impossible de refuser, au dernier moment, sans raison valable. De plus, il fallait bien finir par briser les barreaux invisibles de la terreur qui emprisonnaient sa vie, si elle ne voulait pas succomber. Elle avait besoin de voir du monde, d’échapper pour quelques heures à elle-même, à cette solitude suicidaire de la peur. Et puis, où serait-elle plus en sécurité que dans une autre maison, chez des amis ? Où pouvait-elle être davantage à l’abri de cette invisible persécution qui la cernait, où qu’elle aille ? Elle tressaillit juste une seconde, à la seconde précise où elle sortit de chez elle : c’était la première fois qu’elle se retrouvait dans la rue depuis sa rencontre avec cette femme, qui pouvait être là, quelque part, à la guetter. Elle prit instinctivement le bras de son mari, ferma les yeux, et se hâta de parcourir les quelques mètres jusqu’à l’automobile qui attendait au bord du trottoir ; mais tandis que la voiture roulait à vive allure par les rues noires et désertes, elle se sentit à l’abri aux côtés de son mari, et le poids qui l’oppressait, disparut : en montant les marches de l’autre maison, elle se sentit en sécurité. Maintenant, pour quelques heures, elle allait pouvoir être comme durant toutes ces années, insouciante, joyeuse, mais avec la joie plus consciente et plus intense encore de celui qui remonte de son cachot vers le soleil. Ici s’élevait un rempart contre toute persécution, ici la haine ne pouvait pas entrer ; il n’y avait ici que des gens qui l’aimaient, la respectaient et l’estimaient, des gens élégants, sans arrière-pensée, parmi les mille feux rougeoyants de la frivolité, dans une ronde du plaisir qui finit par l’entraîner de nouveau, elle aussi. Au moment où elle entra, elle sentit aux regards des autres qu’elle était belle ; et cette certitude dont elle avait longtemps été privée, augmenta encore sa beauté. [Comme c’était bon, après toutes ces journées de silence où son cerveau n’avait été traversé que par une unique et stérile pensée, tranchante comme le soc d’une charrue, qui l’avait meurtrie tout entière ! Comme c’était bon d’entendre à nouveau des paroles flatteuses, stimulantes, qui l’électrisaient, lui donnaient des picotements sous la peau et lui fouettaient le sang ! Elle était là, ébahie ; quelque chose d’inquiet frémissait dans sa poitrine, cherchant à s’échapper. Et, elle comprit tout à coup que c’était le rire emprisonné qui cherchait à se libérer. Il explosa comme le bouchon d’une bouteille de champagne, se transforma en petites vocalises perlées : elle riait, riait… Par moments elle avait honte de son exubérance de bacchante, mais elle se remettait aussitôt à rire. Ses nerfs débridés vibraient, comme électrisés ; tous ses sens en émoi retrouvaient force et vigueur ; pour la première fois depuis plusieurs jours elle mangea avec un réel appétit et but comme une assoiffée.

Son âme altérée, avide de compagnie, humait partout la vie et le plaisir.] Dans la pièce voisine une musique l’attirait, s’infiltrant profondément sous sa peau brûlante. On commençait à danser et, sans savoir comment, elle se retrouva au milieu de la cohue. Elle dansa comme elle n’avait jamais dansé de sa vie. Ce tourbillon virevoltant la délivrait de toute pesanteur, le rythme gagnait ses membres et traversait son corps d’un mouvement qui l’embrasait. Quand la musique s’arrêtait, le silence lui était douloureux, une inquiétude s’insinuait comme un serpent le long de ses membres frissonnants, et comme dans l’eau d’un bain où l’on se laisse porter, rafraîchir, apaiser, elle se jetait à nouveau dans le tourbillon. Elle n’avait jamais été jusque-là qu’une danseuse médiocre, trop réservée, trop réfléchie, trop raide et prudente dans ses mouvements ; mais l’ivresse de cette joie éclatante délivrait son corps de toute retenue. Le rigoureux carcan de la pudeur et de la raison, qui enserrait d’ordinaire ses passions les plus folles, s’était à présent rompu, et libérée de toute entrave, elle se sentait fondre de bonheur. Elle percevait autour d’elle des bras, des mains, des approches et des reculs, des bouffées de paroles et des rires excitants, la musique qui palpitait dans ses veines ; son corps tout entier était tendu, tellement tendu que ses vêtements lui brûlaient la peau et qu’inconsciemment elle avait envie d’arracher tous ces voiles pour sentir, une fois nue, cette ivresse entrer plus profondément en elle.

« Irène, qu’as-tu ? » – elle se retourna, titubante, un rire dans les yeux, toute brûlante encore de l’étreinte de son cavalier. Le regard dur et froid de son mari, qui la fixait avec stupeur, lui porta un coup au cœur. Elle en fut effrayée. S’était-elle montrée trop passionnée ? Sa frénésie l’avait-elle trahie ?

« Mais… que veux-tu dire, Fritz ? » balbutia-t-elle, surprise par la soudaine brutalité de son regard qui semblait plonger en elle de plus en plus profond et qu’elle sentait déjà dans son être le plus intime, presque en plein cœur. Elle eût voulu crier sous ces yeux qui s’obstinaient à la fouiller.

« C’est tout de même étrange », murmura-t-il enfin. Il y avait dans sa voix un vague étonnement. Elle n’osa pas lui demander ce qu’il entendait par là, mais un frisson parcourut ses membres lorsqu’il s’éloigna sans un mot et qu’elle vit ses épaules larges, solides, imposantes, surmontées d’une encolure aux muscles d’acier. On dirait un assassin… cela lui traversa le cerveau : pensée folle aussitôt chassée. Comme si elle le voyait maintenant pour la première fois, lui, son mari, elle se sentit remplie d’effroi qu’il fût fort et redoutable.

La musique reprit. Un monsieur s’avança vers elle ; elle prit machinalement son bras. Mais à présent, tout lui était devenu pesant, et cette mélodie enjouée ne parvenait plus à entraîner ses membres engourdis. Le poids qui accablait son cœur alourdissait ses jambes ; chaque pas lui faisait mal. Elle dut prier son cavalier de l’excuser. En s’éloignant, elle regarda instinctivement si son mari n’était pas dans les alentours. Et sursauta. Il était juste derrière elle, comme s’il l’attendait, et son regard étincelant heurta à nouveau celui d’Irène. Que voulait-il ? Que savait-il déjà ? D’un geste instinctif elle ramena sa robe sur elle, comme s’il lui fallait devant lui protéger sa gorge nue. Le silence de son mari était aussi insistant que son regard.

« Est-ce que nous partons ? » demanda-t-elle inquiète.

« Oui. » Sa voix était dure et hostile. Il passa devant elle. De nouveau elle vit cette encolure large, menaçante. On l’enveloppa dans sa fourrure, mais elle était transie. Assis côte à côte, ils restèrent silencieux pendant tout le trajet. Elle n’osait pas dire un mot. Elle sentait confusément un nouveau danger. Maintenant, elle était traquée des deux côtés.

 

Cette nuit-là, elle fit un rêve oppressant. Une musique inconnue résonnait, il y avait une salle haute et claire, elle entrait, une foule de gens et de couleurs se mêlaient dans un même mouvement, un jeune homme qu’il lui semblait connaître, sans qu’elle pût toutefois l’identifier, se dirigea alors vers elle, la prit par le bras, et elle dansa avec lui. Un doux bien-être l’envahit, une grande vague de musique la souleva, au point qu’elle ne sentait plus le sol, et en dansant ils traversèrent de nombreuses salles où des lustres dorés faisaient scintiller tout en haut de petites flammes, comme des étoiles ; et les miroirs qui couvraient les murs lui renvoyaient son propre sourire, pour l’emporter ensuite en le reflétant à l’infini. La danse devenait de plus en plus effrénée, la musique de plus en plus ardente. Elle sentit le jeune homme l’enlacer plus étroitement, il pressait si fort sa main contre son bras nu qu’elle en gémit de douleur et de volupté ; et en plongeant alors ses yeux dans les siens, elle crut le reconnaître. Il lui semblait que c’était un acteur qu’elle avait éperdument aimé petite fille, de loin ; transportée de bonheur, elle s’apprêtait à prononcer son nom, mais il étouffa son faible cri sous un baiser brûlant. Et ainsi, bouche contre bouche, leurs corps embrasés ne faisant qu’un, ils tourbillonnaient d’une salle à l’autre, comme portés par un vent délicieux. Les murs s’enfuyaient, elle ne sentait plus ni le plafond disparaissant dans les airs, ni le temps, indiciblement légère, tous ses membres flottant. Alors quelqu’un lui toucha soudain l’épaule. Elle s’arrêta, et avec elle la musique ; les lumières s’éteignirent, les murs se rapprochèrent, noirs ; et son cavalier avait disparu. « Rends-le-moi, espèce de voleuse ! » hurla l’horrible bonne femme – car c’était elle – au point que les murs en retentissaient et elle referma ses doigts glacés sur le poignet d’Irène. Elle se débattit et s’entendit pousser un cri perçant, un hurlement d’épouvante insensé ; elles luttèrent toutes deux, mais l’autre était plus forte, elle lui arracha son collier de perles et la moitié de sa robe, dénudant ainsi ses bras et ses seins auxquels pendaient des lambeaux d’étoffe. Et voici que des gens étaient à nouveau là, ils accouraient de toutes les salles dans un brouhaha croissant, et les fixaient de leurs regards railleurs, l’une à demi nue et l’autre qui vociférait : « Elle me l’a volé, cette espèce d’adultère, cette putain ! » Irène ne savait où se cacher, où tourner ses regards, car les gens s’approchaient de plus en plus ; des faces grimaçantes, hostiles, curieuses s’emparaient de sa nudité ; alors, comme ses yeux hagards cherchaient désespérément du secours, elle aperçut soudain son mari debout, immobile dans l’encadrement sombre de la porte, et il dissimulait sa main droite derrière son dos. Elle poussa un cri et s’enfuit en courant loin de lui. Elle courut à travers les différentes salles, une foule avide déferlant à ses trousses ; elle sentait sa robe glisser de plus en plus, à peine pouvait-elle encore la retenir. Alors devant elle une porte s’ouvrit, elle se précipita éperdument dans l’escalier pour se sauver, mais en bas, l’ignoble femme en jupe de laine était encore là à l’attendre, avec ses mains griffues. Elle sauta de côté et se remit à courir comme une folle, droit devant elle, mais l’autre se lança à sa poursuite ; et elles couraient toutes les deux dans la nuit, à travers les longues rues silencieuses, et les lampadaires grimaçants se penchaient vers elles. Irène entendait sans cesse claquer derrière elle les galoches de la femme, mais chaque fois qu’elle arrivait au coin d’une rue, l’autre surgissait de nouveau, et encore au suivant, derrière chaque maison, à droite comme à gauche, l’autre la guettait. Elle arrivait toujours la première, se multipliant horriblement, impossible à dépasser, toujours elle surgissait, essayait d’attraper Irène qui sentait déjà ses genoux se dérober. Pourtant, à la fin, elle se retrouvait devant son immeuble, se précipitait vers la porte, mais au moment où elle l’ouvrait, son mari était là, un couteau à la main, qui la fixait d’un regard perçant. « Où as-tu été ? » demanda-t-il d’une voix sourde. « Nulle part » s’entendit-elle répondre, et déjà un rire strident retentissait à ses côtés. « J’ai tout vu, j’ai tout vu ! » hurlait en ricanant la femme, qui soudain était à nouveau tout près d’elle et riait comme une démente. Son mari brandissait alors le couteau. « Au secours ! – criait Irène, « Au secours ! »…

Elle ouvrit les yeux et son regard effrayé rencontra celui de son mari. Mais… que se passait-il ? Elle était dans sa chambre, le lustre faisait une lumière blafarde, elle était chez elle, dans son lit ; elle avait seulement rêvé. Mais pourquoi son mari était-il assis au bord de son lit et la regardait-il comme une malade ? Qui avait allumé la lumière ? Pourquoi restait-il là, l’air si grave, sans bouger ? Un frisson d’effroi secoua tout son corps. Elle regarda instinctivement la main de son mari : non, il n’y avait pas de couteau dedans. La torpeur du sommeil se dissipa lentement, ainsi que les images qui l’avaient traversé par éclairs. Elle avait dû rêver, crier dans son rêve, et le réveiller. Mais pourquoi la considérait-il de cet air grave, d’un regard si pénétrant, si impitoyable ?

Elle s’efforça de sourire. « Mais… que se passe-t-il ? Pourquoi me regardes-tu ainsi ? Je crois que j’ai fait un mauvais rêve.

– Oui, tu as crié fort. Je l’ai entendu depuis l’autre pièce. »

Qu’ai-je crié, que lui ai-je dévoilé, pensa-t-elle en frémissant, que sait-il maintenant ? Elle osait à peine relever la tête pour le regarder. Mais il la contemplait toujours d’un air grave, avec un calme singulier.

« Mais qu’as-tu, Irène ? Il t’arrive quelque chose. Tu es complètement transformée depuis quelques jours, on dirait que tu as la fièvre ; tu es nerveuse, désorientée, et tu appelles au secours dans ton sommeil… »

Elle s’efforça encore de sourire. « Non », insista-t-il. « Tu ne dois rien me cacher. As-tu des soucis, est-ce que quelque chose te tourmente ? Tout le monde dans la maison a déjà remarqué à quel point tu es transformée. Il faut que tu aies confiance en moi, Irène. »

Il s’approcha d’elle doucement, elle sentit sur son bras nu le contact de ses doigts qui la caressaient, et il avait une étrange lueur dans les yeux. Un désir l’envahit de se jeter maintenant contre ce corps vigoureux, de se cramponner, de tout avouer et de ne pas le laisser partir avant qu’il n’eût pardonné, maintenant, en cet instant où il l’avait vue souffrir.

Mais le lustre faisait une lumière blafarde, éclairant son visage, et elle eut honte. Elle avait peur des mots.

« Ne t’inquiète pas, Fritz », dit-elle en essayant de sourire, tandis que son corps frissonnait jusqu’au bout de ses pieds nus. « Je suis juste un peu nerveuse. Cela va bientôt passer. »

La main qui l’enlaçait déjà se retira brusquement. Elle frémit alors en le voyant, livide sous cette lumière froide, et le front surmonté par les ombres pesantes de sinistres pensées. Lentement il se redressa.

« Je ne sais pas, mais j’ai eu l’impression tous ces jours-ci que tu avais quelque chose à me dire. Une chose qui ne regarde que toi et moi. Nous sommes seuls à présent, Irène. »

Elle restait là étendue, sans bouger, comme hypnotisée par ce regard grave et voilé. Dire que tout pourrait s’arranger maintenant, pensait-elle ; il lui suffisait de prononcer un mot, juste un mot : pardon, et il ne lui demanderait pas de quoi. Mais pourquoi la lumière brûlait-elle, si forte, insistante, indiscrète ? Elle aurait réussi à parler dans l’obscurité, elle le sentait. Mais cette lumière brisait ses forces.

« Alors tu n’as vraiment rien à me dire, rien du tout ? »

Quelle terrible tentation, et que sa voix était douce ! Elle ne l’avait jamais entendu parler ainsi. Mais cette lumière, ce lustre, cette lumière jaune, envahissante !

Elle fit un effort sur elle-même : « Que vas-tu imaginer ? » fit-elle en riant, effrayée d’entendre combien sa propre voix sonnait faux. « Parce que je ne dors pas bien, j’aurais des secrets. Et pourquoi pas une aventure ! »

Elle frémissait intérieurement, tant ses paroles sentaient le mensonge et la dissimulation ; elle se faisait horreur au plus profond d’elle-même, et ne put s’empêcher de détourner les yeux.

« Alors, dors bien. » Il dit cela vite, très cinglant. D’une tout autre voix, comme une menace ou une moquerie méchante et redoutable.

Puis il éteignit la lumière. Elle vit son ombre blanche disparaître vers la porte, sans bruit, pâle, un fantôme de la nuit, et quand la porte retomba, elle eut l’impression qu’un cercueil se fermait. Le monde entier lui paraissait mort et vide ; dans son corps raidi, seul son cœur cognait à tout rompre contre sa poitrine, et chaque battement lui faisait mal. Mal.

 

Le lendemain, alors qu’ils étaient tous à table pour le déjeuner – les enfants venaient de se disputer et on avait eu beaucoup de peine à les calmer –, la femme de chambre apporta une lettre. C’était pour Madame, on attendait la réponse. Étonnée, Irène vit une écriture inconnue, décacheta l’enveloppe à la hâte, et devint toute pâle dès la première ligne. Elle se leva d’un bond, et fut encore plus effrayée quand elle se rendit compte, en voyant l’étonnement de tout le monde, que sa réaction impulsive et irréfléchie la trahissait.

La lettre était brève. Trois lignes : « Remettez s’il vous plaît immédiatement cent couronnes au porteur de ceci. » Ni signature ni date, une écriture de toute évidence déguisée, rien que cet ordre horriblement impérieux. Irène courut dans sa chambre pour aller chercher l’argent, mais elle avait égaré la clef de son coffret ; elle ouvrit tous ses tiroirs, avec une nervosité fébrile, jusqu’à ce qu’elle l’eût enfin trouvée. Tremblante, elle plia le billet de banque et le glissa dans une enveloppe qu’elle remit elle-même au commissionnaire qui attendait à la porte. Elle fit tout cela sans réfléchir, comme hypnotisée, et sans même imaginer qu’elle pourrait tergiverser. Puis, s’étant absentée à peine deux minutes, elle revint dans la salle à manger.

Tout était silencieux. Intimidée et mal à l’aise, elle se rassit et s’apprêtait à chercher en hâte une excuse, lorsque – et sa main trembla si fort qu’elle dut vite reposer le verre qu’elle venait de prendre – elle s’aperçut, glacée d’épouvante, que foudroyée par l’émotion, elle avait laissé la lettre ouverte à côté de son assiette. [D’un simple geste, son mari aurait pu s’en emparer, un regard lui avait peut-être suffi pour déchiffrer cette grande écriture maladroite. Elle fut incapable de parler.] D’un mouvement furtif, elle chiffonna le billet, mais au moment où elle le fit disparaître, elle leva les yeux et rencontra le regard ferme de son mari, un regard pénétrant, sévère et douloureux qu’elle ne lui avait jamais connu auparavant. Depuis peu, quelques jours, il lui faisait sentir du regard ces soudains accès de méfiance qui l’ébranlaient au plus profond d’elle-même et contre lesquels elle ne savait pas se défendre. C’était avec ce regard-là qu’il s’était emparé d’elle lorsqu’elle dansait l’autre fois, c’était ce regard qui, la nuit dernière, étincelait au-dessus d’elle dans son sommeil comme un couteau.

[Était-ce une certitude ou une envie de savoir qui rendait son regard si aigu, si froid, si métallique, si douloureux ?] Et tandis qu’elle cherchait désespérément quoi dire, un souvenir depuis longtemps oublié lui revint à l’esprit : son mari lui avait un jour raconté qu’il avait eu affaire en tant qu’avocat à un juge d’instruction dont l’art, au cours de l’interrogatoire, était d’examiner le dossier en simulant la myopie, pour ensuite, au moment où il posait la question vraiment décisive, lever les yeux en un éclair et les plonger comme un poignard dans ceux de l’accusé, soudain effrayé ; déconcerté par l’attention soutenue de ce regard foudroyant, celui-ci perdait alors contenance et n’avait plus la force de persévérer dans le mensonge qu’il s’appliquait à soutenir. Son mari allait-il maintenant s’essayer lui-même à un art aussi dangereux, et serait-elle la victime ? Elle frémit d’autant plus qu’elle connaissait la grande passion de son mari pour la psychologie, passion qui l’attachait à son métier bien au-delà de ce qu’exigeait sa qualité de juriste. Découvrir la piste dans une affaire criminelle, la suivre et extorquer des aveux pouvait l’occuper comme d’autres les jeux de hasard ou les galanteries, et par ces jours de chasse à l’indice psychologique, il semblait habité par un feu dévorant. Pris d’une nervosité fébrile, il ressortait souvent en pleine nuit des sentences oubliées, et se montrait d’une froideur impénétrable, mangeait et buvait peu, mais n’arrêtait pas de fumer, et semblait économiser ses mots pour le moment de l’audience. Une fois, elle avait vu plaider son mari, mais ce fut la seule, tant elle avait été effrayée par la passion farouche, l’ardeur presque méchante de son discours, et par la sombre dureté de son visage, qu’elle croyait soudain retrouver maintenant dans ce regard fixe, sous ces sourcils menaçants.

Tous ces souvenirs perdus affluaient à cet instant, bloquant les paroles qui se pressaient sur ses lèvres. Elle demeurait muette, et son trouble grandissait au fur et à mesure qu’elle sentait combien ce silence était dangereux [et qu’elle était en train de laisser passer sa dernière chance de donner une explication plausible. Elle n’osait plus lever les yeux, mais en baissant ainsi la tête, elle fut encore plus effrayée de voir ses mains à lui, d’ordinaire si calme et si posé, s’agiter sur la table comme de petites bêtes furieuses]. Heureusement le déjeuner fut bientôt terminé, les enfants se levèrent d’un bond pour se précipiter dans la pièce voisine, en poussant des cris de joie avec une exubérance que la gouvernante s’efforça en vain de modérer. Son mari se leva lui aussi et se rendit d’un pas pesant dans l’autre pièce, sans se retourner.

Sitôt seule, elle ressortit la lettre fatidique, parcourut à nouveau les quelques lignes : « Remettez s’il vous plaît immédiatement cent couronnes au porteur de ceci. » Puis de fureur, elle la déchira et allait jeter cette boule de papier dans la corbeille, quand elle se ravisa, s’arrêta net, se pencha sur le foyer et la lança dans le feu qui crépitait. L’avidité dévorante avec laquelle la flamme blanche fit disparaître cette menace, la tranquillisa.

À cet instant elle entendit à la porte le pas de son mari qui revenait. Vite, elle se redressa, le visage rougi par la chaleur des flammes et craignant d’être surprise. La porte du poêle, encore ouverte, la trahissait, et elle essaya maladroitement de la masquer en se mettant devant. Il s’approcha de la table, frotta une allumette pour son cigare, et quand la flamme fut tout près de son visage, elle crut voir trembler légèrement ses narines, ce qui était toujours chez lui un signe de colère. Il la regarda alors avec calme et lui dit : « Je veux seulement te faire remarquer que tu n’es pas obligée de me montrer tes lettres. Si tu souhaites avoir des secrets vis-à-vis de moi, tu es tout à fait libre. » Elle resta silencieuse sans oser le regarder. Il attendit un instant, puis souffla avec force la fumée de son cigare, comme s’il l’exhalait du plus profond de sa poitrine, et quitta la pièce d’un pas lourd.

 

À présent, elle ne voulait plus penser à rien, mais seulement vivre, s’étourdir, s’appliquer à des occupations futiles et insignifiantes. Elle ne supportait plus sa maison ; elle sentait qu’il lui fallait aller dans la rue, parmi les gens, pour ne pas devenir folle de terreur. Elle espérait qu’avec ces cent couronnes, c’était au moins quelques brèves journées de liberté qu’elle avait achetées à l’extorqueuse, et elle décida de se risquer à sortir de nouveau, d’autant plus qu’elle avait beaucoup de courses à faire et que surtout elle devait dissimuler à son entourage ce que son changement d’attitude avait de surprenant. Elle avait maintenant une manière particulière de prendre la fuite. Le portail franchi, comme on saute d’un plongeoir les yeux fermés, elle se précipitait dans le flot de la rue. Une fois le dur pavé sous ses pieds, dans le flot tiède de la foule, elle se propulsait droit devant elle, d’un pas rapide et nerveux, aussi vite que pouvait se le permettre une dame sans attirer l’attention, les yeux rivés au sol, dans la crainte bien compréhensible de rencontrer à nouveau ce redoutable regard. Si on la guettait, elle voulait au moins n’en rien savoir. Elle sentait pourtant qu’elle ne pensait à rien d’autre, et elle tressaillait chaque fois que, par hasard, quelqu’un la frôlait. Le moindre bruit, le moindre pas derrière elle, chaque ombre qui passait, mettait ses nerfs à rude épreuve ; elle ne pouvait vraiment respirer qu’en voiture ou chez des amis.

Un monsieur la salua. Levant les yeux, elle reconnut un ancien ami de sa famille, un barbu grisonnant, aimable et bavard, que d’ordinaire elle préférait éviter parce qu’il avait coutume d’importuner les gens pendant des heures avec ses petits problèmes de santé, sans doute imaginaires. Mais elle regrettait maintenant de s’être bornée à répondre à son salut sans avoir cherché sa compagnie, car être avec une connaissance l’eût protégée, empêchant l’extorqueuse de l’aborder soudain. Elle hésita, puis voulut retourner sur ses pas, quand elle eut l’impression que quelqu’un derrière elle cherchait à la rattraper à grands pas, et d’instinct, sans réfléchir, elle repartit de plus belle. Mais avec son intuition cruellement aiguisée par la peur, elle avait comme le sentiment que dans son dos, l’autre se rapprochait en accélérant l’allure, et elle courut de plus en plus vite, tout en sachant qu’elle ne pourrait finalement pas échapper à cette poursuite. Ses épaules se mirent à trembler à la pensée que, dans un instant – elle sentait les pas se rapprocher de plus en plus –, une main se poserait sur elle, et plus elle voulait accélérer sa course, plus ses jambes s’alourdissaient. Elle sentait maintenant le poursuivant tout près ; « Irène ! » appela alors, par-derrière, doucement mais avec insistance, une voix qu’elle ne reconnut pas tout de suite, mais qui n’était pas la voix redoutée, celle de l’odieuse messagère du malheur. Elle se retourna, avec un soupir de soulagement : c’était son amant, qui faillit tomber tant elle s’était arrêtée brusquement. Il avait le visage blême, décomposé, donnant tous les signes de l’émotion, et bientôt de la honte, à présent qu’elle le regardait stupéfaite. D’un geste hésitant, il leva la main pour la saluer, mais voyant qu’elle n’avançait pas la sienne, il la laissa retomber. Une ou deux secondes, elle resta là à le dévisager, s’attendant si peu à le rencontrer. Lui justement, qu’elle avait oublié durant tous ces jours d’angoisse. Mais maintenant, face à ce visage blême et interrogateur, en voyant de près cette expression vide que le désarroi met toujours dans le regard, elle sentit soudain son sang bouillir de colère. Ses lèvres tremblaient, s’efforçaient de parler, et l’émotion était si visible sur ses traits qu’effrayé, il ne fit que balbutier son nom : « Irène, qu’as-tu ? » Et lorsqu’il vit son mouvement d’impatience, il ajouta sur un ton immédiatement soumis : « Mais que t’ai-je donc fait ? »

Elle le regarda, parvenant mal à dominer sa colère. « Ce que vous m’avez fait ? » s’exclama-t-elle en ricanant. « Rien ! Rien du tout ! Que du bien ! Que des choses agréables… »

Il avait un regard ahuri et il restait bouche bée, ce qui lui donnait un air encore plus stupide et ridicule. « Mais Irène… Irène !

– Ne faites pas de scandale ! – lui ordonna-t-elle sèchement. – Et ne me jouez pas la comédie ! Elle est sûrement encore tout près d’ici à me guetter, votre belle amie, prête à m’agresser une nouvelle fois…

– Qui… mais qui ? »

Elle avait une forte envie de lui donner un coup de poing dans la figure, cette figure figée dans une niaiserie qui la rendait méconnaissable. Elle sentait déjà sa main se crisper sur son parapluie. Elle n’avait jamais tant méprisé, tant haï quelqu’un.

« Mais Irène… Irène », balbutiait-il, de plus en plus bouleversé. « Que t’ai-je donc fait ?… Tout d’un coup tu ne viens plus… Je t’attends jour et nuit… Aujourd’hui je suis resté toute la journée devant chez toi à attendre de pouvoir te parler une minute.

– Tu attends… tiens… toi aussi. » La colère la rendait folle, elle le sentait. Ah, le frapper à la figure, comme cela ferait du bien ! Mais elle se retint, le regarda encore une fois avec un violent dégoût, semblant se demander si elle n’allait pas l’insulter, lui cracher au visage toute sa rage accumulée ; brusquement, elle tourna les talons et s’enfonça dans la foule sans plus le regarder. Il resta planté là, avec la main qui implorait encore, désemparé et frissonnant, puis il fut pris dans le mouvement de la rue qui l’entraîna comme le courant une feuille tombée, qui vacille, résiste et tourbillonne, mais finit par se laisser emporter à la dérive.

 

[Que cet homme ait pu être un jour son amant lui sembla soudain parfaitement irréel et absurde. Elle ne se souvenait de rien, ni de là couleur de ses yeux, ni de la forme de son visage. Son corps avait complètement oublié ses caresses, et, des paroles qu’il avait prononcées, seul résonnait encore en elle ce « Mais, Irène ! », cette plainte de mauviette servile bredouillant son désespoir. Bien qu’il fût la cause de son malheur, elle n’avait pas pensé à lui une seule fois tous ces derniers jours, pas même dans ses rêves. Il n’était rien dans sa vie, pas une tentation, et à peine un souvenir. Elle n’arrivait plus à concevoir comment il avait pu poser ses lèvres sur sa bouche, et elle se sentait la force de jurer qu’elle ne lui avait jamais appartenu. Qu’est-ce qui l’avait poussée dans ses bras ? Quelle épouvantable folie l’avait précipitée dans une aventure que son propre cœur ne comprenait plus, et ses sens à peine ? Elle n’en savait plus rien : tout ce qui s’était passé lui semblait étranger, et elle se voyait elle-même comme une étrangère.

Mais tout le reste n’avait-il pas changé aussi pendant ces six jours, pendant cette semaine d’épouvante ? Tel un acide, la peur qui la rongeait avait décomposé sa vie en ses différents éléments. Tout à coup les choses avaient un autre poids, les valeurs n’étaient plus les mêmes et les rapports s’embrouillaient. Il lui semblait n’avoir jusqu’ici avancé dans sa vie qu’à tâtons, dans un état quasi-crépusculaire, les yeux mi-clos. Et voilà que soudain tout s’éclairait de l’intérieur et devenait lumineux, d’une clarté terriblement belle. Tout près d’elle, à portée de la main, se trouvaient des choses auxquelles elle ne s’était jamais intéressée et dont elle comprenait brusquement qu’elles représentaient sa véritable vie ; et à l’inverse, ce qui lui avait semblé important s’évanouissait en fumée. Jusqu’ici, elle avait eu une vie sociale intense, au milieu du bruit et des bavardages des gens qui ont de la fortune, et de fait, n’avait vécu que pour cela ; mais maintenant qu’elle était restée enfermée pendant une semaine dans sa propre maison comme dans un cachot, cela ne lui manquait en rien, et elle n’éprouvait au contraire que dégoût pour tous ceux qui n’ont rien à faire et qui s’agitent dans le vide. Malgré elle, ce premier sentiment fort qu’elle éprouvait, lui permit de découvrir combien ses goûts jusqu’ici avaient été futiles, et qu’elle avait commis l’immense erreur de ne pas exprimer son amour par des actes. Considérant son passé, elle vit un abîme. En huit ans de mariage, dans l’illusion d’un bonheur trop modéré, elle ne s’était jamais rapprochée de son mari, restant étrangère à ce qu’il était vraiment, autant qu’à ses propres enfants. Entre elle et eux, il y avait des gens à gages. Des gouvernantes et des domestiques pour la libérer de tous ces menus soucis qui – maintenant qu’elle avait vu de plus près comment vivaient ses enfants – commençaient à lui apparaître plus attirants que les brûlants regards des hommes et plus enivrants qu’une étreinte. Sa vie en fut peu à peu transformée et prit un sens nouveau : des rapports s’établirent entre toutes choses, tout prit soudain pour elle un visage à la fois grave et profond. Depuis qu’elle connaissait le danger et avait éprouvé grâce à lui un véritable sentiment, elle commençait à se sentir des affinités avec tout, et même avec ce qui lui était le plus étranger. Elle se retrouvait en toute chose, et le monde, jadis transparent comme le verre, devint tout à coup un miroir à l’endroit obscur où elle faisait une ombre. Où que se portât son regard, son attention, c’était soudain réel.

Elle était assise près de ses enfants. Mademoiselle leur lisait un conte parlant d’une princesse qui avait le droit de visiter toutes les pièces de son palais, sauf une, celle que l’on avait fermée avec une clef d’argent ; mais elle l’ouvrait quand même, et c’était sa perte. N’était-ce pas là son propre destin ? N’avait-elle pas été, elle aussi, fascinée seulement par l’interdit et précipitée dans le malheur ? Ce petit conte qu’elle aurait trouvé simplet et ridicule il y a encore une semaine, lui semblait renfermer une profonde sagesse. Elle lut dans le journal l’histoire d’un officier qui, victime d’un chantage, était devenu un traître. Elle eut un frisson et comprit. Ne ferait-elle pas l’impossible, elle aussi, pour se procurer de l’argent, acheter quelques jours de tranquillité, un semblant de bonheur ? La moindre ligne qui parlât de suicide, de crime, de désespoir devenait pour elle du vécu. Tout lui parlait d’elle-même, l’être fatigué de la vie, le désespéré, la servante séduite ou l’enfant abandonné, tout lui était comme son propre sort. Soudain elle sentit toute la richesse de la vie, elle sut qu’il n’y aurait plus dans le cours de sa destinée une seule minute qui n’eût son prix ; et c’est seulement maintenant où tout déclinait qu’elle entrevoyait un commencement. Et cette intimité merveilleuse avec le vaste monde, était-ce cette bonne femme dépravée qui aurait le pouvoir, à elle seule, de la détruire de ses mains brutales ? Était-ce à cause de cette seule faute que toutes les choses grandes et belles dont elle se sentait capable pour la première fois allaient être réduites à néant ?

Et pourquoi – elle luttait aveuglément contre une fatalité que, sans se le dire, elle considérait comme justifiée –, pourquoi fallait-il que ce soit elle qui subisse un châtiment aussi épouvantable pour une faute aussi minime ? Elle connaissait tant de femmes coquettes, effrontées et libertines qui allaient jusqu’à entretenir des amants et se rire dans leurs bras de leur propre mari, des femmes qui vivaient dans le mensonge comme dans leur milieu naturel, et que la dissimulation rendait plus belles, la persécution plus fortes, le danger plus astucieuses, tandis qu’elle s’effondrait sans force à la première angoisse, à la première faute.

Mais était-elle vraiment coupable ? En son for intérieur, elle sentait que cet homme, cet amant, lui était étranger, et qu’elle ne lui avait jamais rien sacrifié de sa véritable vie. Elle n’avait rien reçu de lui, et ne lui avait rien donné d’elle. Toutes ces choses passées et oubliées, ce n’était pas son crime à elle mais celui d’une autre femme qu’elle ne comprenait pas et dont elle ne parvenait même plus à se souvenir. Avait-on le droit de punir un crime que le temps avait déjà permis d’expier ?

Soudain, elle eut peur. Elle sentit que cette pensée n’était plus du tout la sienne. Mais qui avait dit cela ? Quelqu’un de son entourage, récemment, juste quelques jours auparavant. Elle réfléchit, et son effroi ne fut pas moindre quand elle s’avisa que c’était son propre mari qui avait fait naître cette idée en elle. Il était rentré d’un procès, pâle et nerveux, et il avait dit brusquement, lui si peu loquace d’habitude, s’adressant à elle et à quelques amis qui se trouvaient là : « Aujourd’hui, on a condamné un innocent. » Pressé de questions par tous, il avait raconté, encore bouleversé, que l’on venait de punir un voleur pour une escroquerie qu’il avait commise trois ans auparavant ; c’était à son avis une injustice, car au bout de trois ans ce crime n’était plus le sien. On punissait un autre homme, et en plus on le punissait deux fois parce qu’il avait déjà passé trois ans dans le cachot de sa propre peur, dans l’inquiétude permanente que sa culpabilité ne fût prouvée.

Horrifiée, elle se souvint de l’avoir alors contredit. Elle qui connaissait si peu la vie, elle avait toujours perçu un malfaiteur comme un être qui menaçait le confort bourgeois et qu’il fallait à tout prix éliminer. À présent seulement, elle sentait à quel point ses arguments avaient été lamentables, alors que ceux de son mari étaient justes et généreux. Mais serait-il également capable de comprendre que dans son cas ce n’était pas un homme qu’elle avait aimé mais l’aventure ? Qu’il était coupable lui aussi parce qu’il avait été trop bon et qu’il l’avait fait vivre dans un confort lénifiant ? Pourrait-il aussi être juste s’il avait à juger sa propre cause ?]

 

Mais il était écrit qu’elle ne devait pas s’abandonner à de si doux espoirs. Dès le lendemain arriva un nouveau billet qui, comme un coup de fouet, réveilla sa peur assoupie. Cette fois on exigeait deux cents couronnes qu’elle donna sans résistance. Elle était épouvantée par cette brutale escalade du chantage, sentant qu’elle n’était pas de taille, même sur le plan matériel, car, bien qu’issue d’une famille fortunée, elle n’était pas en mesure de se procurer d’assez grosses sommes sans attirer l’attention. Et puis à quoi bon ? Elle savait que demain ce serait quatre cents couronnes, et bientôt mille ; plus elle donnerait, plus on lui en demanderait, et pour finir, dès que ses ressources seraient épuisées, la lettre anonyme, la catastrophe. Ce qu’elle achetait, ce n’était que du temps, une pause pour souffler, deux ou trois jours de repos, une semaine peut-être, mais du temps affreusement dévalorisé, plein de tourment et d’inquiétude. [Depuis des semaines, elle dormait très mal, à cause des rêves plus éprouvants que l’insomnie ; elle étouffait, manquait d’aisance dans ses mouvements, n’arrivait pas à se reposer ni à s’occuper.] Elle n’était plus capable de lire ou d’entreprendre quoi que ce fût, traquée par le démon de sa peur. Elle se sentait malade. Elle devait parfois s’asseoir subitement, tant son cœur était pris de palpitations violentes ; le poids de l’inquiétude répandait dans tous ses membres le suc visqueux d’une fatigue presque douloureuse, qui refusait pourtant de céder au sommeil. [Toute son existence était minée par cette peur dévorante, son corps en était empoisonné, et au tréfonds d’elle-même, elle désirait que cet état morbide finît par se manifester sous la forme d’une souffrance visible, d’un mal clinique réellement observable et visible, qui susciterait la pitié et la compassion des autres. Dans ces heures de tourments secrets, elle enviait les malades. Comme il devrait être agréable de se trouver dans un sanatorium, couchée dans un lit blanc, entre des murs blancs, entourée de fleurs et de commisération ; des gens viendraient, tous seraient bons pour elle, et au loin, derrière les brumes de la souffrance, brillerait déjà le grand, le bon soleil de la guérison. Si on souffrait, on avait au moins le droit de crier ; mais elle, elle devait jouer en permanence une comédie tragique, faire semblant d’être gaie et en bonne santé, alors que chaque jour et presque chaque heure la confrontait à une situation nouvelle et terrible.] Les nerfs crispés, il lui fallait sourire et paraître joyeuse, sans que personne ne devinât ni son effort démesuré pour feindre la gaieté ni l’énergie héroïque gaspillée dans cette violence quotidienne, et pourtant inutile, qu’elle se faisait à elle-même.

Un seul être dans tout son entourage, semblait deviner, d’après ce qu’elle percevait, par quelles affres elle passait, et cela uniquement parce qu’il la guettait. Elle sentait avec une certitude qui la forçait à redoubler de prudence, qu’il ne cessait de se préoccuper d’elle, tout comme elle de lui. Nuit et jour ils se tournaient autour, comme décrivant des cercles, chacun essayant de surprendre le secret de l’autre, tout en gardant le sien bien caché derrière son dos. Son mari, lui aussi, avait changé ces derniers temps. La sévérité menaçante qu’il avait montrée pendant l’inquisition des premiers jours avait fait place à cette singulière bonté pleine d’attentions, qui lui rappelait malgré elle l’époque de ses fiançailles. Il la traitait comme une malade, avec une prévenance qui la troublait [parce qu’elle se sentait honteuse de mériter si peu cet amour, mais qu’elle redoutait d’autre part parce qu’elle pouvait être aussi une ruse destinée à lui arracher son secret à un moment inattendu, en profitant de sa faiblesse. Depuis cette nuit où il l’avait entendu parler en dormant, du jour où il avait aperçu la lettre dans ses mains, sa défiance semblait s’être transformée en pitié ; il s’efforçait de gagner sa confiance avec une délicatesse qui la rassurait parfois et brisait presque sa résistance – mais la seconde suivante elle s’abandonnait de nouveau aux soupçons. N’était-ce qu’une ruse, la séduction du juge d’instruction à l’endroit de l’accusé, un traquenard pour capter sa confiance, l’amener à avouer et qui, soudain déclenché, la livrerait sans défense à son bon vouloir ? Ou bien avait-il déjà le sentiment que cette situation exacerbée de guet et d’affût était insupportable, et son affection était-elle si grande qu’il compatissait en secret à ses souffrances chaque jour plus visibles ?]. Elle était prise parfois d’un étrange frisson en voyant qu’il lui soufflait quasiment les mots libérateurs et qu’il la tentait en lui rendant l’aveu plus facile ; elle comprenait son intention, et sa bonté la transportait de reconnaissance. Mais en même temps que son affection devenait plus vive, elle sentait aussi grandir sa honte envers lui, et c’était cela qui l’empêchait de parler, plus encore que sa méfiance initiale.

Pendant ces journées, il lui parla une fois sans ambages, les yeux dans les yeux. Elle venait de rentrer et, du vestibule, avait entendu des éclats de voix : son mari avait un ton énergique et tranchant, la gouvernante se répandait en remontrances, et tout ce bruit était entrecoupé de pleurs et de sanglots. Elle en fut d’abord effrayée. Chaque fois qu’elle entendait des éclats de voix ou de l’agitation dans la maison, elle tressaillait. La peur était sa réaction à tout ce qui était inhabituel : la peur brûlante que la lettre ne fût déjà arrivée, et le secret découvert. Chaque fois qu’elle ouvrait la porte, son premier regard scrutait aussitôt les visages autour d’elle pour savoir si rien ne s’était passé en son absence, si la catastrophe n’avait pas éclaté pendant qu’elle était partie. Ce jour-là, comme elle s’en rendit vite compte avec soulagement, il ne s’agissait que d’une querelle d’enfants, et on avait mis en scène une petite séance de tribunal. Quelques jours auparavant, une tante avait apporté un jouet au garçon, un petit cheval de couleurs vives ; sa sœur cadette, ayant reçu de moins beaux présents, en ressentit une amère jalousie. Elle avait cherché en vain à faire valoir ses droits, et avec tant d’âpreté que le garçonnet refusa même de la laisser toucher à son jouet ; cela causa d’abord chez elle une colère bruyante, puis un silence abattu, morne, obstiné. Mais le lendemain matin, plus la moindre trace du petit cheval, et toutes les recherches du garçon restaient vaines quand, par hasard, on finit par découvrir dans le poêle les débris du jouet perdu : les parties en bois étaient cassées, la peau arrachée et l’intérieur éventré. Les soupçons se portèrent naturellement sur la petite fille ; le gamin avait couru en larmes voir son père [pour accuser la méchante qui fut obligée de s’expliquer], et l’interrogatoire venait juste de commencer.

[Irène eut un accès de jalousie. Pourquoi les enfants allaient-ils chaque fois raconter leurs malheurs à leur père et jamais à elle ? Depuis toujours, c’était à son mari qu’ils confiaient leurs disputes et leurs doléances ; jusqu’ici, elle avait apprécié d’être libérée de ces tracasseries, mais soudain elle voulut ardemment en avoir sa part, car elle y reconnut de l’amour et de la confiance.]

Le petit tribunal prononça vite son arrêt. L’enfant commença par nier, mais les yeux craintivement baissés, et avec un tremblement dans la voix qui la trahissait. La gouvernante témoigna contre elle : elle avait entendu la fillette en colère menacer de jeter le petit cheval par la fenêtre, ce que l’enfant essaya en vain de démentir. Des sanglots désespérés firent un peu de tumulte. Irène regardait son mari ; elle avait l’impression que ce n’était pas pour l’enfant qu’il présidait ce tribunal, mais déjà pour sa propre destinée : car elle allait peut-être se retrouver devant lui dès le lendemain, avec le même tremblement et la même fêlure dans la voix. Son mari conserva un regard sévère tant que l’enfant persista dans son mensonge ; puis il réduisit pied à pied sa résistance, sans jamais se mettre en colère quand elle s’entêtait. Mais ensuite, lorsque les dénégations firent place à un silence buté, il lui parla avec douceur, lui démontra même la nécessité interne de cet acte, l’excusa d’une certaine façon d’avoir fait quelque chose d’aussi abominable dans le premier mouvement d’une colère irréfléchie, sans se représenter qu’elle allait en fait causer beaucoup de chagrin à son frère. Il expliquait avec tant de chaleur et d’insistance à l’enfant, de moins en moins sûre d’elle, pourquoi son acte était certes compréhensible mais cependant condamnable, qu’elle finit par éclater en sanglots et pleurer violemment. Et bientôt, inondée de larmes, elle bredouilla le mot de l’aveu.

Irène se précipita pour prendre dans ses bras la fillette en pleurs, mais la petite la repoussa avec colère. Son mari s’insurgea et réprouva, lui aussi, cette trop prompte compassion, car, malgré tout, il ne voulait pas laisser le méfait impuni, et il prit contre l’enfant une sanction qui, si modérée qu’elle fût, n’était pas sans la toucher : la fillette n’aurait pas le droit de se rendre le lendemain à une fête dont elle se faisait une joie depuis des semaines. L’enfant écouta son verdict en sanglotant ; le garçon se mit à triompher bruyamment. Mais ces vilaines railleries intempestives lui valurent d’être aussitôt englobé dans la même sanction : pour s’être réjoui méchamment, on lui retira à lui aussi la permission d’aller à cette fête. Désolés, n’ayant pour consolation que la communauté de leur châtiment, les deux enfants finirent par se retirer, et Irène se retrouva seule avec son mari.

Elle sentit soudain qu’elle avait là enfin une occasion : au lieu d’allusions, elle pouvait, sous le couvert d’une conversation roulant sur la faute et l’aveu de l’enfant, parler de son propre cas [ ; elle éprouva une sorte de soulagement à l’idée de pouvoir, sous une forme détournée au moins, se confesser et demander miséricorde]. Car si son mari accueillait maintenant avec bienveillance son plaidoyer en faveur de l’enfant, ce serait pour elle un signe, et elle savait qu’elle oserait alors peut-être plaider sa propre cause.

« Dis-moi, Fritz, commença-t-elle, as-tu vraiment l’intention de retenir les enfants demain ? Ils seront très malheureux, surtout la petite. Ce n’était quand même pas si grave ce qu’elle a fait. Pourquoi veux-tu la punir si sévèrement ? Elle ne te fait pas pitié du tout, cette petite ? »

Il la regarda. [Puis il s’assit en prenant son temps. Il semblait manifestement disposé à examiner la question de plus près, et elle eut le pressentiment, à la fois agréable et angoissant, que chacune de ses paroles s’appliquerait à elle. Tout son être attendait que prît fin cette pause : mais il la prolongeait, peut-être à dessein, ou parce qu’il s’appliquait à réfléchir.]

« Tu me demandes si elle ne me fait pas pitié ? Je te répondrai : non, plus aujourd’hui. Elle est soulagée depuis qu’elle est punie, même si cela lui paraît amer. Malheureuse, elle l’était hier, quand les débris du pauvre petit cheval gisaient dans le poêle, que toute la maisonnée le cherchait, et qu’elle redoutait à tout moment qu’on ne le découvrît, comme c’était inévitable. La peur est pire que le châtiment, parce qu’il est toujours déterminé, quelle que soit sa gravité, et préférable à l’affreuse attente indéterminée qui se prolonge à l’infini, horriblement. Dès qu’elle a connu son châtiment, elle s’est sentie soulagée. Que ses larmes ne te trompent pas : c’est seulement maintenant qu’elles jaillissent, mais avant elles s’accumulaient à l’intérieur. Et dedans elles font plus de mal que dehors. [Si elle n’était pas une enfant ou si l’on pouvait par un moyen quelconque la scruter jusqu’au tréfonds, je crois que l’on découvrirait qu’elle est contente en fait, malgré la punition et les larmes, et certainement plus contente qu’hier, quand elle se promenait l’air insouciant et que personne ne la soupçonnait. »]

Irène leva les yeux. Elle avait l’impression que chaque mot la visait. Mais il ne semblait pas faire attention à elle [, et interprétant peut-être mal son mouvement, il poursuivit sur un ton plus résolu] :

« Il en est vraiment ainsi, tu peux me croire. Je connais cela par le tribunal et par les instructions. Dissimuler, risquer d’être découvert, subir l’horrible contrainte d’avoir à défendre un mensonge contre mille petites attaques déguisées, c’est ce qui fait le plus souffrir les accusés. [Il est effrayant de voir que dans certains cas le juge a déjà tout en main : le délit, la preuve, et peut-être même déjà le verdict ; il ne lui manque plus que l’aveu qui est bloqué à l’intérieur de l’accusé et ne veut pas sortir, en dépit de toutes les manœuvres.] C’est affreux de voir un accusé se contorsionner dans tous les sens parce que, pour lui arracher son « oui », il faut littéralement retourner le fer dans sa chair rebelle. Parfois, l’aveu est déjà au fond de sa gorge, une force irrésistible veut le faire remonter, il étouffe presque le coupable, il est sur le point de se transformer en paroles : c’est alors que les accusés sont assaillis par cette puissance maléfique, ce sentiment incompréhensible fait d’obstination et de peur, et ils le ravalent. Et la lutte recommence de plus belle. Les juges en souffrent parfois plus que les victimes. Pourtant, les accusés considèrent toujours comme leur ennemi celui qui en vérité est leur seul soutien. Moi qui suis leur avocat, leur défenseur, je devrais en fait conseiller à mes clients de ne pas avouer, je devrais renforcer et soutenir leurs mensonges, mais souvent je n’en ai pas le cœur car ils souffrent plus de ne pas avouer que de le faire et d’être châtiés. À vrai dire, je n’arrive toujours pas à comprendre que l’on puisse commettre un acte en étant conscient du danger, et que l’on n’ait pas ensuite le courage de l’avouer. Cette peur mesquine de parler, je la trouve plus lamentable que n’importe quel crime.

– Crois-tu… que ce soit toujours… uniquement la peur… qui arrête les gens ? Ne serait-ce pas, ne pourrait-ce pas être la honte… la honte d’ouvrir son cœur… de se mettre à nu devant tout le monde ? »

Étonné, il leva les yeux. Il n’était pas habitué à ce qu’elle intervienne. Mais le mot le fascinait.

« La honte, dis-tu… mais… ce n’est rien d’autre qu’une forme de peur… plus louable cependant… mais pas celle du châtiment, mais… oui, je comprends… »

Il s’était levé, en proie à une étrange agitation, et marchait de long en large. Cette idée semblait l’avoir touché et remuer en lui quelque chose qui réagissait avec violence. Soudain, il s’arrêta.

« Je veux bien… la honte devant les autres, devant les étrangers… devant la populace qui se délecte dans les journaux des histoires des autres… Mais c’est justement pour cela qu’on pourrait au moins se confier à ceux qui vous sont proches… [Tu te souviens de cet incendiaire que j’ai défendu l’an passé… qui s’était pris d’une étrange sympathie pour moi… il me racontait tout, des anecdotes de son enfance… et même des choses plus intimes… Tu sais, il était certainement coupable, d’ailleurs il a été condamné… mais même à moi, il n’a pas avoué… en fait, c’était la peur que je le trahisse… pas la honte, car il me faisait confiance, c’est évident… je crois que j’étais le seul pour qui il ait éprouvé dans sa vie comme de la sympathie… ce n’était donc pas la honte devant les étrangers… Qu’est-ce que c’était donc, alors qu’il pouvait avoir confiance ?]

– Peut-être » – elle dut se détourner parce qu’il la regardait intensément et elle sentit sa voix trembler – « peut-être… a-t-on surtout honte… devant les gens dont… on se sent le plus proche. »

Il s’arrêta soudain, comme sous l’empire d’une force intérieure.

« Alors tu penses… tu penses… » – et d’un seul coup sa voix changea, devint toute douce et voilée… « tu penses… qu’Hélène… aurait plus facilement avoué sa faute à quelqu’un d’autre… à la gouvernante peut-être… qu’elle…

– J’en suis persuadée… Si elle t’a opposé à toi une telle résistance… c’est parce que… parce que ton jugement lui importe plus que tout autre… parce que… parce que… c’est… toi qu’elle aime le plus… »

Il s’immobilisa à nouveau.

« Tu… tu as peut-être raison… oui, sûrement même… c’est quand même bizarre… voilà une chose à laquelle je n’ai jamais pensé… [c’est pourtant si simple… j’ai peut-être été trop sévère, tu me connais… je ne suis pas vraiment comme ça. Mais je vais tout de suite aller la voir… bien sûr qu’elle pourra aller à cette fête… je voulais seulement la punir à cause de son obstination, de sa résistance et de… son manque de confiance à mon égard…] Mais tu as raison, je ne veux pas que tu me croies incapable de pardonner… ça, je ne le voudrais pas… je ne le voudrais pas, surtout venant de toi, Irène… »

Il la regardait, et elle se sentit rougir sous son regard. Y avait-il une intention derrière ses paroles, ou n’était-ce qu’un hasard, un hasard sournois et dangereux ? Elle sentait toujours en elle cette effroyable indécision.

« Le jugement est cassé » – il semblait maintenant pris d’une sorte de gaieté – « Hélène est acquittée, et je vais moi-même le lui annoncer. Es-tu contente de moi, à présent ? Ou désires-tu autre chose ?… Tu… tu vois… tu vois que je suis aujourd’hui d’humeur généreuse… Peut-être parce que je suis heureux de m’être rendu compte à temps d’une injustice. C’est toujours un soulagement, Irène, toujours… »

Elle crut comprendre ce que signifiait cette insistance. Sans le vouloir, elle se rapprocha de lui ; déjà elle sentait le mot sourdre en elle ; lui aussi avança, comme s’il voulait vite lui prendre des mains ce qui à l’évidence lui pesait tant. Alors elle rencontra son regard où se lisait un désir avide, qu’elle avoue, qu’elle se livre un peu… une brûlante impatience, et soudain tout en elle s’effondra. Sa main retomba avec lassitude et elle se détourna. C’était inutile, elle le sentait, jamais elle n’arriverait à prononcer le mot libérateur qui la consumait intérieurement et rongeait sa tranquillité. Tel un tonnerre tout proche, l’avertissement grondait, mais elle savait qu’elle ne pouvait pas fuir. Et au plus secret de son désir, elle appelait ce qu’elle avait redouté jusqu’alors, la foudre rédemptrice : la révélation.

 

Le désir d’Irène parut vouloir se réaliser plus vite qu’elle ne le croyait. Elle luttait maintenant depuis deux semaines et se sentait à bout de forces. Cela faisait déjà quatre jours que la femme ne s’était pas montrée ; et la peur s’était déjà si bien infiltrée dans son corps et mêlée à son sang qu’elle bondissait chaque fois que l’on sonnait à la porte pour intercepter à temps la lettre de chantage. Il y avait dans ce désir avide une impatience, presque une aspiration, car par chacun de ces versements elle s’achetait de la tranquillité pour une soirée, pour quelques heures paisibles en compagnie de ses enfants, pour une promenade. [Elle pouvait alors respirer, l’espace d’une soirée, d’une journée, se promener dans la rue et aller voir des amis. Mais le sommeil était dans le vrai : il conservait la certitude que le danger était tout près, en permanence ; il ne se laissait pas abuser par un réconfort aussi mince, et la nuit, il répandait en elle d’atroces cauchemars.

Au coup de sonnette, elle s’était précipitée encore une fois pour ouvrir la porte, bien qu’elle fût consciente que cette hâte inquiète à devancer les domestiques devait éveiller les soupçons et entraîner aussitôt des suppositions malveillantes. Mais ces faibles résistances que lui inspirait la raison étaient quasiment annihilées quand elle entendait le téléphone, des pas derrière elle dans la rue, ou la sonnette de l’entrée, tout son corps sursautant alors comme sous un coup de fouet.] La sonnette à nouveau l’avait fait bondir hors de la pièce jusqu’à la porte ; elle ouvrit et fut tout d’abord étonnée de voir une dame inconnue ; mais elle recula ensuite d’un air épouvanté en reconnaissant dans ce nouvel appareil et sous un élégant chapeau le visage détesté de l’extorqueuse.

« Ah ! C’est vous, madame Wagner ! J’en suis bien aise. J’ai quelque chose d’important à vous dire. » Et sans attendre la réponse d’Irène qui, effarée, s’appuyait d’une main tremblante à la poignée de la porte, elle entra et déposa son ombrelle : une ombrelle d’un rouge très vif, manifestement une de ses premières acquisitions avec l’argent extorqué. Elle se déplaçait avec une assurance inouïe, comme si elle était dans sa propre demeure, et, tout en contemplant avec satisfaction et une sorte de soulagement la richesse de l’ameublement, elle continua sans y être invitée, vers la porte du salon qui était entrouverte. « C’est par ici, n’est-ce pas ? » fit-elle avec une raillerie contenue. Et quand Irène, effrayée, encore incapable de parler, tenta de lui barrer le chemin, elle ajouta pour la tranquilliser : « Nous pourrons régler ça très vite, si ça vous est désagréable. »

Irène la suivit sans répliquer. La présence de l’extorqueuse dans sa propre demeure la frappait de stupeur : cette audace dépassait ce qu’elle avait pu envisager de plus effroyable. Elle avait l’impression que tout cela était un rêve.

« C’est beau chez vous, très beau », fit la bonne femme admirative et visiblement satisfaite, en prenant place. « Ah ! Qu’on est bien assis ! Et tous ces tableaux ! C’est là qu’on s’rend compte de sa propre misère. C’est très beau chez vous, très beau, madame Wagner. »

Alors Irène, au supplice de voir cette criminelle confortablement installée dans son salon, laissa enfin éclater sa fureur. « Mais que me voulez-vous, espèce d’extorqueuse ! Vous me poursuivez jusque dans mon appartement. Mais je ne me laisserai pas tourmenter à mort par vous. Je vais… !

– Ne parlez donc pas si fort », l’interrompit l’autre avec une familiarité offensante. « Voyons, la porte est ouverte, et les domestiques pourraient vous entendre. D’ailleurs, peu m’importe. Mon Dieu, je n’ai pas l’intention de nier ; et tout compte fait, en prison, ça ne peut pas être pire que maintenant, avec ma chienne de vie. Mais vous, madame Wagner, vous devriez être un peu plus prudente. J’vais commencer par fermer la porte, puisque vous jugez utile de vous emballer. Mais j’vous préviens : des insultes, ça m’impressionne pas. »

L’énergie d’Irène, raffermie un instant par la colère, s’effondra devant la détermination de cette bonne femme. Comme un enfant qui attend qu’on lui dise ce qu’il doit faire, elle restait debout, anxieuse et presque soumise.

« Alors, madame Wagner, j’vais pas tourner autour du pot. J’ai bien des ennuis, vous l’savez. J’vous l’ai déjà dit. Aujourd’hui j’ai besoin d’argent pour payer mon terme. Y a d’ailleurs beau temps que j’le dois, et c’est pas tout ! J’ai envie d’mettre enfin un peu d’ordre là-dedans. Alors j’suis venue vous voir pour que vous m’tiriez d’embarras en m’donnant… disons quatre cents couronnes.

– Je ne peux pas », bredouilla Irène, effarée par la somme qu’elle n’avait effectivement plus en liquide. « Je vous assure que je n’en dispose pas. Je vous ai déjà donné trois cents couronnes ce mois-ci. Où voulez-vous que je les prenne ?

– Bah, vous allez bien vous débrouiller, vous n’avez qu’à réfléchir ! Une femme aussi riche que vous peut avoir d’l’argent autant qu’elle veut. Mais faut qu’elle le veuille ! Allez, réfléchissez un p’tit peu, madame Wagner, vous allez bien vous débrouiller.

– Mais je ne les ai pas, je vous assure. Je voudrais bien vous les donner, mais je ne dispose pas d’autant d’argent. Je pourrais vous donner quelque chose comme… cent couronnes peut-être…

– C’est quatre cents couronnes qu’il me faut, j’vous l’ai dit. » Elle lança ces mots brutalement, comme offensée par cette proposition.

« Mais je ne les ai pas ! », s’écria Irène, désespérée, tout en pensant que son mari allait rentrer et qu’il pouvait arriver d’un moment à l’autre. « Je vous le jure, je ne les ai pas…

– Alors, tâchez de vous les procurer…

– Je ne peux pas. »

La bonne femme la dévisagea des pieds à la tête, comme pour l’évaluer.

– Tenez… cette bague-là par exemple… Si on la mettait en gage, ça f’rait l’affaire. C’est vrai que je ne m’y connais pas tellement en bijoux… vu que j’n’en ai jamais eu… mais j’crois qu’on en tirerait bien quatre cents couronnes…

– Cette bague ! » s’écria Irène. C’était sa bague de fiançailles, la seule qu’elle n’enlevait jamais ; elle était ornée d’une très belle pierre précieuse qui lui conférait une grande valeur.

« Ben pourquoi pas ? J’vous enverrai la reconnaissance, comme ça vous pourrez la dégager quand vous voudrez. Vous la récupérerez bien ! Je n’vais pas la garder. Qu’est-ce qu’une pauvre femme comme moi irait faire d’une bague aussi chic ?

– Pourquoi me persécutez-vous ? Pourquoi me torturez-vous ? Je ne peux pas… Je ne peux pas. Il faut que vous compreniez… Vous voyez bien que j’ai fait ce que je pouvais. Il faut que vous compreniez. Ayez pitié de moi !

– Mais personne n’a eu pitié d’moi non plus. On m’a quasiment laissé crever de faim. Pourquoi est-ce que moi j’devrais avoir pitié d’une femme aussi riche ? »

Irène s’apprêtait à répliquer violemment, quand soudain – et son sang se figea – elle entendit une porte claquer dehors. C’était sûrement son mari qui rentrait de son bureau. Sans réfléchir, elle arracha la bague de son doigt et la tendit à l’autre qui ne bougeait pas, et qui la fit disparaître prestement.

« N’ayez pas peur. J’m’en vais tout d’suite », dit-elle en voyant une angoisse sans nom sur le visage d’Irène et l’attention extrême qu’elle prêtait aux pas d’un homme que l’on entendait distinctement dans le vestibule. La femme ouvrit la porte, salua l’époux d’Irène qui entrait et qui la regarda un instant sans paraître la remarquer particulièrement, puis elle disparut.

« C’était une dame qui voulait un renseignement », expliqua Irène à bout de forces, dès que la porte se fut refermée derrière la bonne femme. L’instant le plus terrible était passé. Son mari ne répondit rien et entra tranquillement dans la salle à manger où la table était déjà mise pour le déjeuner.

Il semblait à Irène que l’air lui brûlait le doigt à l’endroit protégé d’ordinaire par la fraîcheur de l’anneau, et elle avait l’impression que tout le monde voyait sur son doigt nu comme la trace d’une brûlure. Au cours du repas, elle essaya sans cesse de cacher sa main, mais ses sens surexcités se jouaient d’elle, la persuadant que son mari ne quittait pas cette main des yeux et suivait le moindre de ses déplacements. Elle fit tous ses efforts pour détourner son attention et posa mille questions pour lancer la conversation. Elle n’arrêtait pas de lui parler, s’adressait aux enfants, à la gouvernante, les interrogeant sans relâche pour ranimer la conversation, mais toujours le souffle lui manquait, et l’intérêt retombait chaque fois, comme un feu qui s’étouffe. Elle essayait de paraître joyeuse et d’entraîner les autres dans cette gaieté, elle taquinait les enfants en les excitant l’un contre l’autre, mais elle ne parvint ni à provoquer une dispute ni à les faire rire : elle sentait que dans son enjouement quelque chose devait sonner faux et gênait tout le monde inconsciemment. Plus elle se donnait de mal, moins elle réussissait. Elle finit par se lasser, et se tut.

Les autres aussi gardaient le silence ; elle n’entendait que le léger tintement des assiettes, et grossir en elle les rumeurs de l’angoisse. Tout à coup, son mari demanda : « Où est donc ta bague, aujourd’hui ? »

Elle sursauta. Quelque chose cria en elle : fini ! Mais son instinct luttait encore. Rassembler toutes mes forces, maintenant, se disait-elle. Juste le temps d’une phrase, d’un mot. Trouver juste encore un mensonge, un dernier mensonge.

« Je… je l’ai donnée à nettoyer. »

Et comme fortifiée par cette fourberie, elle ajouta d’un ton résolu : « Après-demain j’irai la chercher. » Après-demain. Désormais, elle était liée ; si elle échouait, son mensonge s’effondrerait nécessairement, et elle avec. Elle s’était fixé elle-même l’échéance, et cette peur trouble se trouvait soudain pénétrée d’un sentiment nouveau, comme un bonheur de savoir le dénouement si proche. Après-demain : elle connaissait maintenant l’échéance et sentait que cette certitude inondait son angoisse d’un étrange apaisement. Quelque chose grandissait en elle, une force nouvelle, la force de vivre et la force de mourir.

 

La certitude enfin acquise que le dénouement était proche commença à répandre en elle une sérénité inattendue. Comme par miracle, la nervosité laissa la place à une sage réflexion, la peur à un sentiment inconnu d’elle, une paix cristalline qui lui fit voir soudain les choses de sa vie en transparence et avec leur véritable valeur. Elle évalua sa vie et s’aperçut qu’elle pesait encore son poids ; s’il lui était permis de la conserver et de l’enrichir de la signification nouvelle et plus noble que lui avaient révélée ces journées d’angoisse, si elle pouvait recommencer une vie sans tache, paisible, exempte de mensonge, alors elle se sentait prête. Mais pour traîner une vie de femme divorcée, adultère, salie par le scandale, elle était trop lasse ; trop lasse aussi pour continuer ce jeu dangereux consistant à s’acheter de la tranquillité et à se la voir accorder pour peu de temps. La résistance, elle le sentait, n’était plus envisageable, la fin approchait, elle risquait d’être trahie par son mari, ses enfants, par tout ce qui l’entourait, et aussi par elle-même. La fuite était impossible devant un adversaire qui semblait être partout à la fois. Et l’aveu, ce recours assuré, lui était inaccessible, elle le savait maintenant. Une seule voie restait libre, mais celle-là sans retour.

[La vie était encore pleine d’attraits. C’était une de ces journées de pur printemps, comme il en éclate parfois au plein cœur de l’hiver : une journée avec un ciel bleuissant à l’infini, dont l’ample élévation donnait l’impression que l’on pouvait enfin respirer après toutes les journées enténébrées de l’hiver.

Les enfants accoururent, portant pour la première fois de l’année des vêtements de couleur claire, et elle dut faire un effort pour ne pas répondre à leur joyeuse exubérance par des larmes. Dès que se fut dissipé en elle l’écho douloureux de ces rires d’enfants, elle entreprit d’exécuter résolument ses projets. Elle avait d’abord l’intention de récupérer sa bague, car, quel que fût le sort qui l’attendait, aucun soupçon ne devait entacher sa mémoire, ni personne avoir aucune preuve patente de sa culpabilité. Personne, surtout pas les enfants, ne devait jamais soupçonner le terrible secret qui l’avait arrachée à eux ; cela devrait apparaître comme un hasard, sans que personne en fût responsable.

Elle se rendit d’abord au mont-de-piété afin d’y engager un bijou de famille qu’elle ne portait presque jamais et de se procurer ainsi une somme suffisante pour pouvoir éventuellement racheter à cette femme la bague qui la trahissait. Elle se sentit plus assurée dès qu’elle eut cet argent en poche et poursuivit son chemin au hasard, espérant en son for intérieur ce qu’elle redoutait le plus, la veille encore : rencontrer l’extorqueuse.

L’air était doux, avec une touche de soleil au-dessus des maisons. La force impétueuse du vent qui pourchassait les nuages blancs dans le ciel semblait s’être communiquée quelque peu à l’allure des gens, qui marchaient avec plus d’allant et de légèreté que pendant toutes les journées lugubres et crépusculaires de l’hiver. Elle avait l’impression d’en ressentir elle-même quelque chose. La pensée de la mort, qu’elle avait saisie la veille, comme au vol, et qu’elle avait conservée dans sa main tremblante, prit soudain des proportions monstrueuses, échappant à son entendement. Était-il donc possible qu’un mot d’une horrible mégère détruisît tout cela : ces maisons aux façades étincelantes, ces voitures filant à toute allure, ces gens qui riaient et ce bourdonnement du sang dans ses veines ? Un mot aurait-il le pouvoir d’éteindre la flamme infinie que le monde entier faisait jaillir dans son cœur palpitant ?

Elle n’arrêtait pas de marcher, mais cette fois sans baisser les yeux : tous les sens en éveil, et comme remplie du désir avide de découvrir enfin celle que depuis longtemps elle cherchait. C’était maintenant le gibier qui pistait le chasseur ; et comme un animal traqué, en position de faiblesse, sentant qu’il ne peut plus échapper, fait brusquement demi-tour avec l’énergie du désespoir pour attaquer le poursuivant de front, son souhait le plus ardent maintenant était de se retrouver face à face avec sa persécutrice et de se battre avec cette force suprême que l’instinct de vie donne aux désespérés.

Elle restait sciemment à proximité de chez elle, car c’était là que l’extorqueuse la guettait d’habitude ; à un moment, elle traversa même la rue en toute hâte parce que les habits d’une passante lui rappelaient celle qu’elle cherchait. Il y avait longtemps qu’elle ne luttait plus pour la bague, qui de toute façon ne permettait qu’un sursis et non une délivrance ; ce qu’elle appelait au contraire de tous ses vœux, c’était cette rencontre, comme un signe du destin renvoyant à une instance supérieure qui décidait de la vie et de la mort, alors que recouvrer la bague lui semblait relever de sa propre décision. Mais nulle part la femme n’était visible. Elle avait disparu dans le dédale inextricable de l’immense cité, comme un rat dans son trou. Déçue, mais n’ayant pas encore perdu espoir, elle rentra chez elle à midi et reprit aussitôt après le déjeuner ses vaines recherches. Elle se remit à parcourir les rues, et comme elle ne la trouvait nulle part, la terreur qu’elle avait presque oubliée, resurgit en elle. Ce n’était plus ni cette femme ni la bague qui l’inquiétait, mais le terrifiant mystère de toutes ces rencontres et que la raison ne pouvait plus entièrement comprendre. Comme par magie, cette femme avait découvert son nom et son adresse, connaissait toutes ses habitudes et son train de maison ; elle était toujours arrivée au moment le plus effrayant et le plus risqué, et maintenant qu’elle était si attendue, elle avait d’un seul coup disparu. Elle devait être quelque part dans cette énorme agitation, tout près quand elle le voulait, et au contraire inaccessible dès qu’on désirait la voir ; cette menace aux contours imprécis, cette présence fuyante de l’extorqueuse qui assiégeait sa vie sans se laisser saisir, épuisaient les dernières forces d’Irène et la livraient sans ressource à une angoisse de plus en plus mystique. On aurait dit que des puissances maléfiques s’étaient conjurées pour la perdre tant cette accumulation insensée de hasards hostiles semblait se rire de sa faiblesse. Et, nerveuse, d’un pas fiévreux, elle parcourait toujours la même rue. Comme une fille ! se dit-elle. Mais l’autre restait invisible. Seule l’obscurité vint étendre son ombre menaçante ; en cette brève soirée de printemps, la couleur claire du ciel devint sale et sinistre, et la nuit tomba rapidement. Des lumières s’allumèrent dans les rues, la marée des passants reflua encore plus rapidement dans les maisons, et toute vie parut s’abolir, entraînée par ce courant sombre. Irène continua quelque temps à faire les cent pas, épia encore une fois toute la rue dans un ultime espoir, puis s’en retourna vers sa maison. Elle avait froid.

Lasse, elle monta l’escalier. Elle entendit qu’on mettait les enfants au lit dans la pièce voisine, mais elle évita d’aller leur dire bonsoir, de les quitter pour une nuit avec la pensée de la nuit éternelle. Et d’ailleurs, à quoi bon les voir maintenant ? Pour goûter un bonheur parfait dans leurs baisers impétueux et l’amour dans leurs visages lumineux ? À quoi bon se torturer avec une joie qui n’était déjà plus pour elle ? Elle serra les dents : non, elle ne voulait plus rien goûter de la vie, rien de ses côtés agréables et riants qui la retenaient par tant de souvenirs, car c’étaient autant de liens qu’il lui faudrait demain rompre d’un seul coup. Elle ne voulait penser qu’à ses aspects écœurants, ignobles, vulgaires, à son malheur, à l’extorqueuse, au scandale, à tout ce qui la chassait, la poussait vers l’abîme.

Le retour de son mari interrompit cette méditation sombre et solitaire. Avec gentillesse, pour engager une conversation chaleureuse, il essaya de se rapprocher d’elle en parlant et lui posa beaucoup de questions. Elle crut déceler une certaine nervosité dans cette sollicitude soudain si vive, mais le souvenir de leurs paroles de la veille la rendait rétive à toute conversation. Une espèce de peur l’empêchait de se laisser lier par l’amour ou retenir par la sympathie. Vaguement inquiet, il semblait sentir sa résistance. Elle, de son côté, craignait que dans son inquiétude il ne cherchât encore à se rapprocher d’elle, et elle lui souhaita très tôt le bonsoir. « À demain », répondit-il. Puis elle quitta la pièce.

Demain : comme c’était proche, et infiniment loin ! Cette nuit sans sommeil lui paraissait horriblement obscure et démesurée. Peu à peu, les bruits de la rue se firent plus rares ; d’après les reflets dans la chambre, elle comprit que dehors les lumières s’éteignaient. Parfois, elle avait l’impression de percevoir tout près des respirations venant des autres chambres, la vie de ses enfants, de son mari, de l’univers tout entier, proche et pourtant si lointain, presque évanoui déjà ; et en même temps, un silence incroyable qui ne semblait pas venir de la nature, du monde alentour, mais d’elle-même, d’une source qui bruissait mystérieusement. Elle se sentait comme enfermée dans un cercueil, à l’infini dans le silence, avec l’obscurité de ciels invisibles sur sa poitrine. Parfois, dans cette obscurité, l’horloge comptait tout haut les heures, puis la nuit devenait noire et sans vie ; mais pour la première fois elle crut comprendre le sens de cette obscurité insondable et vide. Maintenant, elle ne pensait plus à la séparation ni à la mort ; elle réfléchissait seulement à la manière d’y trouver refuge le plus discrètement possible afin de s’épargner à elle-même et à ses enfants la honte du scandale. Elle réfléchit à tous les moyens dont elle savait qu’ils conduisaient à la mort, passa en revue toutes les possibilités de se supprimer jusqu’au moment où, avec un mélange de frayeur et de joie, elle se rappela soudain que lors d’une douloureuse maladie provoquant des insomnies, le médecin lui avait prescrit de la morphine ; à chaque fois, elle avait pris quelques gouttes de ce poison doux-amer, dans le petit flacon dont le contenu, comme on le lui avait dit, était suffisant pour que l’on s’éteignît doucement. Oh, ne plus être traquée, pouvoir reposer, reposer jusqu’à la fin des temps, ne plus sentir la peur marteler son cœur ! Dans son insomnie, l’idée de s’éteindre peu à peu la séduisait infiniment ; déjà il lui semblait avoir ce goût de fiel sur les lèvres, et elle se sentait sombrer dans un doux délire. Elle se redressa d’un bond et alluma la lumière. Le flacon qu’elle ne tarda pas à trouver n’était plus qu’à moitié plein, et elle craignit que cela ne suffît pas. Elle fouilla fébrilement dans tous ses tiroirs avant de tomber sur l’ordonnance qui lui permettait d’en faire préparer une plus grande quantité. Elle la plia en souriant, comme un précieux billet de banque : elle tenait désormais sa mort dans la main. Prise d’un frisson glacé, mais rassurée, elle allait se recoucher quand, passant devant le miroir éclairé, elle se vit soudain dans ce cadre sombre surgir en face d’elle-même, fantomatique, blême, les yeux creusés, et enveloppée dans sa chemise de nuit blanche comme dans un linceul. L’horreur la saisit, elle éteignit la lumière, se réfugia en grelottant dans le lit qu’elle avait abandonné, et resta éveillée jusqu’au lever du jour.]

 

Dans la matinée, elle brûla ses lettres, mit en ordre toutes sortes de petites choses, mais elle évita autant que possible de voir ses enfants, comme du reste tout ce qui lui était cher. Désormais, son seul désir était d’empêcher la vie, avec ses joies et ses séductions, de s’agripper à elle, et de lui rendre encore plus difficile, en la faisant hésiter inutilement, la décision qu’elle avait prise. Puis elle sortit dans la rue encore une fois, une dernière fois, pour tenter le destin et rencontrer l’extorqueuse. De nouveau, elle parcourut inlassablement les rues, mais sans la même exaltation. Déjà quelque chose en elle s’était relâché, et elle doutait de pouvoir lutter plus longtemps. Elle n’arrêta pas de marcher, deux heures durant, comme par sentiment du devoir. La femme n’était visible nulle part. Mais cela ne lui faisait plus mal. Elle ne souhaitait presque plus cette rencontre, tellement elle se sentait à bout de forces. Elle scrutait les visages des gens, et tous lui semblaient étrangers, morts, et d’une certaine façon sans vie. Tout cela était d’une certaine façon déjà loin, perdu, et ne lui appartenant plus.

Mais à un moment, elle sursauta. En jetant un coup d’œil autour d’elle, elle crut avoir senti soudain de l’autre côté de la rue, au milieu de la cohue, le regard de son mari, ce regard étrange, dur, pénétrant qu’elle ne lui connaissait que depuis peu. Irritée, elle fixa l’endroit, mais la silhouette avait vite disparu derrière une voiture qui passait, et elle se rassura en pensant qu’à cette heure son mari était toujours occupé au tribunal. À guetter sans relâche, elle perdit la notion de l’heure, et elle arriva en retard pour le déjeuner. Son mari n’était pas encore rentré lui non plus, contrairement à son habitude ; il arriva deux minutes plus tard et lui parut quelque peu nerveux.

À présent, elle comptait les heures qui la séparaient du soir, et elle fut effrayée qu’il y en eût encore tellement, trouvant bizarre aussi qu’il fallût si peu de temps pour dire adieu, et si peu intéressants les objets quand on savait qu’on ne pouvait pas les emporter. Une sorte de torpeur s’empara d’elle. Machinalement, elle descendit de nouveau la rue, allant au hasard, sans penser ni rien voir. À un croisement, un cocher retint ses chevaux au dernier moment, et elle vit le timon à deux doigts de la heurter en plein. Le cocher lança un gros juron, elle se retourna à peine : cela aurait pu la sauver ou retarder l’échéance. Un hasard lui aurait évité de prendre une décision. Lasse, elle poursuivit son chemin : c’était agréable de ne penser absolument rien, de n’éprouver en soi que cette sensation vague et obscure de la fin, une sorte de brouillard qui descendait doucement et enveloppait tout.

Quand elle leva les yeux par hasard pour voir le nom de la rue, elle tressaillit : le hasard de ses errances l’avait conduite tout près de la maison de son ancien amant. Était-ce un signe ? Il pouvait encore l’aider peut-être, il devait connaître l’adresse de cette femme. Elle en tremblait presque de joie. Comment avait-elle pu ne pas songer à cela, la chose la plus simple ? D’un seul coup, elle sentit ses membres se ranimer, l’espoir gonfla ses pensées engourdies qui commencèrent à s’agiter confusément. Il faudrait qu’il l’accompagne chez cette femme pour en terminer une fois pour toutes. Il faudrait qu’il la menace afin qu’elle arrête ces extorsions ; peut-être même que de l’argent suffirait à l’éloigner de la ville. Elle regretta soudain d’avoir tant malmené le pauvre garçon dernièrement, mais il l’aiderait, elle en était sûre. Comme il était étrange que cette solution n’apparût que maintenant, juste à la dernière minute !

Elle monta l’escalier à la hâte et sonna. Personne n’ouvrit. Elle écouta : il lui semblait entendre des pas furtifs derrière la porte. Elle sonna encore une fois. De nouveau un silence. Et de nouveau un léger bruit à l’intérieur. Alors elle perdit patience : elle sonna sans discontinuer ; sa vie était en jeu, après tout.

Enfin quelque chose bougea derrière la porte ; la serrure cliqueta, et on entrouvrit légèrement. « C’est moi », souffla-t-elle.

Comme pris d’une frayeur, il ouvrit alors la porte.

« C’est toi… c’est vous… chère Madame », balbutia-t-il, l’air gêné. « Je… ne… pardonnez-moi… je ne… m’attendais pas… à votre visite… excusez ma tenue. » Il désigna ses manches ; sa chemise était à moitié déboutonnée, et il ne portait pas de col.

« Je dois vous parler d’urgence… Il faut que vous m’aidiez », fit-elle, agacée qu’il la laissât debout dans le couloir comme une mendiante. « N’allez-vous pas me laisser entrer et m’écouter une minute ? » ajoutât-elle d’un ton irrité.

« Volontiers », murmura-t-il embarrassé, en jetant un coup d’œil de côté, « mais en ce moment… je ne puis…

– Il faut que vous m’écoutiez. C’est de votre faute, après tout. Vous avez le devoir de m’aider… Il faut que vous me procuriez cette bague, il faut… Ou alors donnez-moi l’adresse, au moins… Elle ne cesse de me poursuivre, et maintenant elle a disparu… Il le faut, vous m’entendez, il le faut. »

Il la regardait, ahuri. Alors seulement elle se rendit compte qu’elle prononçait des paroles entrecoupées, complètement incohérentes.

« Ah ! c’est vrai… vous ne savez pas… eh bien ! votre maîtresse, l’ancienne, cette bonne femme m’a vue sortir de chez vous l’autre fois, et depuis elle me poursuit, elle m’extorque de l’argent… elle me pressure à mort… Maintenant elle m’a pris ma bague, et il me la faut absolument. D’ici ce soir, il faut que je l’aie, je l’ai dit, d’ici ce soir… Alors est-ce que vous voulez m’aider ?

– Mais… mais je…

– Vous voulez, oui ou non ?

– Mais je ne connais pas de bonne femme. Je ne sais pas de qui vous parlez. Je n’ai jamais eu de liaison avec des extorqueuses. » Il était presque grossier.

« Ah bon… Vous ne la connaissez pas. Elle a donc inventé tout ça ! Pourtant elle connaît votre nom et mon adresse. Et ce n’est pas vrai peut-être qu’elle fait du chantage ! C’est seulement que je rêve, peut-être ! »

Elle eut un rire strident. Cela le mit mal à l’aise. L’idée lui traversa l’esprit, une seconde, qu’elle pouvait être folle, tant ses yeux brillaient. Son comportement était bizarre, ses paroles absurdes. Apeuré, il regarda autour de lui.

« Allons, je vous en prie, chère Madame… calmez-vous… je vous assure que vous faites erreur. C’est tout à fait impossible, ça doit… non, je n’y comprends rien, moi ! Je ne connais pas de femme de cette espèce. Je suis ici depuis peu de temps, vous le savez bien, et les deux liaisons que j’ai eues ne sont pas aussi… je ne veux pas donner de nom, mais… mais c’est vraiment ridicule… je vous assure que cela doit être une erreur…

– Vous ne voulez donc pas m’aider ?

– Mais certainement… si je le puis.

– Alors… venez ! Allons ensemble chez elle…

– Chez qui donc… chez qui ? » Quand elle le prit par le bras, il eut de nouveau horriblement peur qu’elle ne fût folle.

« Chez elle… Vous voulez, ou vous ne voulez pas ?

– Mais certainement… certainement » – l’insistance avec laquelle elle le harcelait ne faisait que renforcer ses soupçons – « certainement… certainement…

– Alors venez… pour moi, c’est une question de vie ou de mort ! »

Il se retint pour ne pas sourire. Puis tout à coup, il devint froid.

« Excusez-moi, chère Madame… mais ce n’est pas possible pour le moment… j’ai une leçon de piano… je ne puis interrompre…

– Ah… c’est comme ça… » – elle lui éclata de rire au nez – « c’est comme ça que vous donnez des leçons de piano… en bras de chemise… Espèce de menteur ! » Et brusquement, sous l’impulsion d’une idée, elle se rua dans l’appartement. Il essaya de la retenir. « Elle est donc ici, chez vous, cette extorqueuse ! En fin de compte, vous avez partie liée. Et peut-être vous partagez-vous ce que vous m’avez extorqué. Mais je l’aurai ! Je n’ai plus peur de rien, maintenant ! » Elle hurlait. Il la retint, mais elle se débattit, se dégagea et se précipita vers la porte de la chambre à coucher.

Une silhouette, quelqu’un qui de toute évidence avait écouté à la porte, recula vivement : Irène, hébétée, contempla une dame inconnue, la toilette un peu en désordre, qui détourna aussitôt le visage. Son amant s’était élancé derrière Irène pour la retenir, la croyant folle, et pour éviter un malheur ; mais déjà elle ressortait de la chambre. « Excusez-moi », murmura-t-elle. Elle était complètement désorientée. Elle ne comprenait plus rien, elle n’éprouvait que du dégoût, un dégoût infini, et de la fatigue.

« Excusez-moi », répéta-t-elle en voyant comme il la suivait des yeux, l’air inquiet. « Demain… demain vous comprendrez tout… vous savez, je… je n’y comprends plus rien moi-même. » Elle lui parlait comme à un étranger. Rien ne lui rappelait qu’elle avait appartenu un jour à cet homme, et c’est à peine si elle sentait son propre corps. Tout était maintenant encore beaucoup plus confus qu’avant ; la seule chose qu’elle savait, c’était que quelqu’un mentait. Mais elle était trop fatiguée pour penser encore, trop fatiguée pour rien voir. Elle descendit l’escalier les yeux fermés, comme un condamné marche à l’échafaud.

 

La rue était sombre quand elle sortit. Une pensée lui traversa l’esprit : peut-être m’attend-elle là-bas, peut-être vais-je être sauvée au dernier moment. Il lui sembla qu’elle devrait joindre les mains et prier Dieu, ce Dieu oublié. Oh, pouvoir acheter encore juste quelques mois de répit, ces quelques mois jusqu’à l’été, et vivre alors là-bas, en paix, hors d’atteinte pour l’extorqueuse, au milieu des prairies et des champs, juste un été [, mais si intense, si plein, qu’il compterait plus que toute une existence] ! Elle scruta avidement la rue déjà sombre. De l’autre côté, sous une porte cochère, elle pensa voir une silhouette à l’affût, mais comme elle approchait, celle-ci disparut en s’enfonçant sous le porche. Un instant, elle crut constater une ressemblance avec son mari. Pour la deuxième fois ce jour-là, elle éprouva cette peur de sentir soudain dans la rue sa présence et son regard. Elle ralentit pour en avoir le cœur net. Mais la silhouette avait disparu dans l’ombre. Elle continua, inquiète, avec une curieuse sensation de raideur dans la nuque, comme si derrière elle un regard la brûlait. Elle se retourna encore une fois, mais il n’y avait personne.

La pharmacie n’était pas loin. Elle y entra avec un léger frisson. L’apothicaire prit l’ordonnance et commença la préparation. Durant cette minute, Irène vit tout : la balance étincelante, les poids minuscules, les petites étiquettes, et en haut des armoires l’alignement des essences avec leurs noms étranges, en latin, que ses regards déchiffraient machinalement. Elle entendait le tic-tac de la pendule, sentait ce parfum particulier, l’odeur grasse et douceâtre des médicaments, et elle se rappela soudain que dans son enfance, elle demandait toujours à sa mère, comme une faveur, de la charger des commissions à la pharmacie parce qu’elle aimait cette odeur et le spectacle étrange de tous ces pots qui brillaient. Horrifiée, elle se souvint alors qu’elle avait négligé de faire ses adieux à sa mère, et elle eut terriblement pitié de la pauvre femme. Comme elle allait s’affoler, pensa-t-elle horrifiée ; mais déjà l’apothicaire comptait les gouttes claires qu’il transvasait d’un bocal ventru dans une fiole bleue. Le regard fixe, elle voyait la mort passer d’un récipient dans l’autre ; bientôt elle coulerait dans ses veines, et une sensation de froid s’infiltra dans tous ses membres. Hébétée, comme hypnotisée, elle fixait des yeux ces doigts qui enfonçaient à présent le bouchon dans le flacon plein et collaient une bande de papier autour du dangereux renflement. Tous ses sens étaient fascinés et paralysés par l’atroce pensée.

« Deux couronnes, s’il vous plaît », dit l’apothicaire. Elle sortit de son hébétement et jeta autour d’elle un regard absent. Puis elle fouilla machinalement dans son sac pour prendre l’argent. Elle était encore comme dans un rêve : elle regarda les pièces sans les reconnaître tout de suite, et cela lui prit du temps de les compter.

À cet instant, elle sentit que son bras était vivement repoussé sur le côté, et elle entendit des pièces tinter dans la coupelle de verre. Une main s’avança à côté d’elle et s’empara de la fiole.

Machinalement, elle se retourna. Et son regard se figea. C’était son mari qui était là, crispé, les lèvres serrées. Son visage était livide et sur son front luisaient des gouttes de sueur.

Elle faillit s’évanouir et dut se cramponner au comptoir. D’un seul coup elle comprit que c’était lui qu’elle avait vu dans la rue et qui l’avait guettée l’instant d’avant, sous la porte cochère ; quelque chose lui avait déjà fait pressentir là-bas que c’était lui, et le lui rappela confusément en cette seconde.

« Viens », dit-il d’une voix sourde et étranglée. Elle le regarda fixement, et en son for intérieur, dans une sphère très obscure et profonde de sa conscience, elle s’étonna de lui obéir. Et elle lui emboîta le pas sans même s’en rendre compte.

Ils traversèrent la rue côte à côte. Ils ne se regardaient pas. Il tenait toujours la fiole dans sa main. À un moment, il s’arrêta et essuya son front moite. Machinalement elle freina l’allure elle aussi, sans le vouloir, sans le savoir. Mais elle n’osait pas le regarder. Ni l’un ni l’autre ne soufflait mot ; le tumulte de la rue déferlait entre eux.

Dans l’escalier, il la fit passer devant lui. Et dès qu’il ne fut plus à ses côtés, ses jambes flageolèrent. Elle s’arrêta et chercha un appui. Alors il lui soutint le bras. À ce contact, elle tressaillit, et elle monta plus rapidement les dernières marches.

Elle entra dans la chambre. Il la suivit. Les murs avaient un éclat sombre, on pouvait à peine distinguer les objets. Ils ne disaient toujours rien. Il déchira le papier d’emballage, déboucha le flacon, en vida le contenu. Puis il le lança violemment dans un coin. Elle sursauta en entendant le bruit du verre.

Ils gardaient toujours le silence. Elle devinait combien il se contraignait, elle le devinait sans regarder. Enfin il vint vers elle. Plus près, puis tout près. Elle sentait qu’il respirait avec difficulté, et son regard fixe, comme embrumé, distinguait l’éclat de ses yeux, étincelant dans l’obscurité de la pièce. Elle s’attendait à entendre exploser sa colère, et frissonnait sur place à la pensée d’être agrippée par sa main de fer. Le cœur d’Irène s’arrêta de battre, seuls ses nerfs vibraient comme des cordes tendues à l’extrême ; tout en elle attendait le châtiment, et elle désirait presque sa colère. Mais il continuait à se taire, et avec une surprise infinie, elle sentit beaucoup de douceur dans sa façon de se rapprocher. « Irène, dit-il, et sa voix était étrangement veloutée. Pendant combien de temps encore allons-nous nous faire souffrir ? »

Alors éclatèrent soudain, convulsivement, avec une violence inouïe, comme un seul cri insensé et sauvage, alors jaillirent enfin les sanglots qu’elle avait contenus et maîtrisés durant toutes ces semaines. Une main furieuse semblait avoir empoigné ses entrailles et la secouer à toute force ; elle chancelait, comme ivre, et elle serait tombée à la renverse si son mari ne l’avait retenue.

« Irène », fit-il pour l’apaiser, « Irène, Irène », avec une voix de plus en plus douce, de plus en plus lénifiante, en donnant à son nom des inflexions de plus en plus tendres, comme s’il pouvait calmer la révolte désespérée de ses nerfs crispés. Mais seuls des sanglots lui répondaient, en rafales sauvages, comme des vagues de douleur qui lui parcouraient tout le corps. Il dirigea, il porta ce corps saisi de spasmes jusqu’au sofa et l’y étendit. Mais les sanglots ne se calmaient pas, la crise de larmes secouait les membres comme des décharges électriques, des ondes de frissons glacés semblaient envahir cette chair torturée. Soumis depuis des semaines à une intolérable tension, les nerfs avaient maintenant cédé, et la douleur se déchaînait avec furie dans cette chair devenant insensible.

En proie à une intense émotion, il maintenait son corps frissonnant : il prit ses mains glacées, il l’embrassa d’abord doucement, sur sa robe, dans son cou, puis avec une angoisse passionnée ; mais elle était toujours recroquevillée sur elle-même, comme déchirée par les spasmes, et le flot de ses larmes enfin libérées se déversait sans retenue. Il lui toucha la figure, qui était froide et baignée de larmes, et il sentit sur les tempes les pulsations du sang. Une peur indicible s’empara de lui. Il s’agenouilla pour parler plus près de son visage.

« Irène », il n’arrêtait pas de la caresser, « pourquoi pleures-tu ?… Maintenant… maintenant que tout est fini… Pourquoi te tourmentes-tu encore… Tu n’as plus besoin d’avoir peur… Elle ne reviendra plus, plus jamais… »

Irène eut un nouveau soubresaut, et il la retint de ses deux mains. En sentant le désespoir qui déchirait ce corps torturé, une angoisse terrible l’étreignit, et il eut l’impression d’être son assassin. Il ne cessait de l’embrasser et balbutiait des excuses d’une voix entrecoupée.

« Non… plus jamais… je te le jure… je ne pouvais vraiment pas deviner que tu serais effrayée à ce point… je ne voulais que te lancer un appel… te rappeler à ton devoir… pour que tu le quittes… pour toujours… et que tu nous reviennes… je n’avais vraiment pas le choix quand j’ai appris la chose par hasard… mais je ne pouvais pas te le dire moi-même… j’ai pensé… j’ai toujours pensé que tu reviendrais… c’est pourquoi j’ai envoyé cette pauvre femme, pour t’inciter à le faire… c’est une pauvre fille, une actrice au chômage… et elle n’a accepté qu’à contrecœur, c’est moi qui ai voulu… je vois que j’ai eu tort… mais je voulais tant que tu reviennes… et je t’ai toujours montré que j’étais prêt à… que je ne désirais rien d’autre que pardonner, mais tu ne m’as pas compris… non… je ne voulais pas te pousser à une telle extrémité… en fait, j’ai davantage souffert de voir tout ce qui se passait… j’ai surveillé chacun de tes pas… c’est uniquement à cause des enfants, tu sais, à cause des enfants que je devais te forcer… mais maintenant tout est terminé… maintenant tout va s’arranger… »

Elle entendait vaguement, à une distance infinie, des paroles qui semblaient proches mais qu’elle ne comprenait pas. Une rumeur s’enflait en elle, qui couvrait tout, un tumulte des sens où chaque sentiment s’évanouissait. Elle sentait des effleurements sur sa peau, des baisers et des caresses, avec ses propres larmes déjà refroidies ; mais au-dessous, le sang était rempli d’une sonorité sourde, grondante, finissant par éclater, comme des cloches en folie. Puis tout se brouilla pour elle. Émergeant de son évanouissement, elle sentit confusément qu’on la déshabillait, et elle vit comme à travers des brumes le visage de son mari, doux et inquiet. Puis elle plongea dans les ténèbres, dans ce sommeil noir et sans rêve dont elle avait été longtemps privée.

 

Lorsqu’elle ouvrit les yeux, le lendemain matin, il faisait déjà clair dans la chambre. Et la clarté, elle le sentit, était aussi en elle, sans plus de brumes, et tout son sang était purifié comme après un orage. Elle essaya de se rappeler ce qui lui était arrivé, mais tout lui apparaissait encore comme un rêve. Cette pulsation qu’elle sentait lui semblait irréelle, légère et libérée, comme dans ces vols où l’on plane à travers les airs dans son sommeil, et pour se convaincre qu’elle ne dormait pas, elle tâta ses mains.

Soudain elle sursauta : la bague brillait à son doigt. Aussitôt elle fut complètement réveillée. Les paroles confuses qu’à demi évanouie elle avait entendues sans les entendre, et l’obscur pressentiment qu’elle avait eu auparavant sans jamais oser le transformer en pensée ou en soupçon, les deux s’enchaînaient et devenaient parfaitement cohérents. Elle comprit tout d’un seul coup, les questions de son mari, l’étonnement de son amant, toutes les mailles se défirent une à une, et elle vit dans quel affreux filet elle s’était empêtrée. L’amertume et la honte l’envahirent, ses nerfs se remirent à trembler, et elle regretta presque de s’être réveillée de ce sommeil sans rêve et sans peur.

À ce moment-là, des rires retentirent à côté. Les enfants étaient debout et s’ébattaient comme des oiseaux saluant le jour qui se lève. Elle distinguait nettement la voix du petit garçon, et elle se rendit compte pour la première fois, avec étonnement, à quel point elle ressemblait celle de son père. Un léger sourire effleura ses lèvres et s’y attarda. Elle resta allongée, les yeux fermés, pour goûter plus profondément tout ce qui était sa vie et désormais aussi son bonheur. Elle avait encore un peu mal, au-dedans, mais c’était une souffrance pleine de promesses, cuisante et plaisante à la fois, comme des blessures qui brûlent avant de se cicatriser pour toujours.

(Vienne, 1910)

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