Chapitre IX Le moment dramatique

(7 avril 1520 - 28 novembre 1520)

L’hiver retient la flotte de Magellan dans ce triste port de malheur pendant quatre mois. Le temps s’écoule vide et pesant ; aussi l’amiral, qui sait par expérience que rien n’est pire que l’oisiveté pour rendre les hommes mécontents, se décide à occuper les matelots à un travail incessant. De la quille à la pointe des mâts, il fait restaurer complètement les navires, fatigués par près d’une année de voyage. Il donne l’ordre d’abattre du bois, de tailler des poutres. Peut-être même invente-t-il des travaux superflus, uniquement pour faire croire aux hommes que le voyage va reprendre bientôt, qu’ils ne tarderont pas à quitter cette solitude hivernale pour se diriger vers les îles enchanteresses.

Enfin se montre un premier signe de printemps. Durant toutes ces semaines sombres et froides l’équipage avait déjà cru être relégué dans un pays absolument désert, où ne vivaient ni hommes ni bêtes, et le sentiment d’angoisse qu’il éprouvait à ce sujet avait encore aggravé son état de dépression. Or un beau matin apparaît sur la colline une silhouette étrange, un homme, qu’au début ils ne reconnaissent même pas comme un de leurs semblables, car tout d’abord surpris et effrayés il leur semble être d’une taille gigantesque : Duobus humanam superantes staturam, écrit Pierre Martyr, et Pigafetta confirme : « Il était si grand que nous lui allions juste à la ceinture. Il était bien bâti, avait un visage large, avec des cernes rouges et jaunes autour des yeux, et deux taches, en forme de cœur, sur les joues. Ses cheveux étaient courts et teints en blanc, et son vêtement fait de peaux de bêtes cousues ensemble. » Ce qui étonne tout particulièrement les navigateurs ce sont les pieds de ce monstre humain, et c’est à cause de ces « grands pieds » (patagao) qu’ils dénomment par la suite les indigènes de ce pays des Patagons et leur terre la Patagonie. Mais bientôt la peur que leur inspirait ce fils d’Enoch disparaît. L’homme étend les bras en ricanant, se met à danser et à chanter en répandant du sable sur ses cheveux teints. Magellan, qui connaît parfaitement, de par ses précédents voyages, les coutumes des indigènes, interprète très justement cette attitude comme un désir de rapprochement amical et donne l’ordre à un matelot de danser de la même façon et de se répandre également du sable sur la tête. À la grande joie des marins, le sauvage accueille effectivement cette pantomime comme un signe de bienvenue et s’approche d’eux. Maintenant les Trinculos ont trouvé leur Caliban. Pour la première fois ils ont une distraction dans ce désert. Car lorsqu’on met un miroir de métal sous le nez du bon géant sa surprise est telle qu’il sursaute brusquement en arrière, entraînant dans sa chute quatre matelots. Son appétit est si formidable qu’à le voir manger les pauvres marins en oublient qu’ils n’ont droit, eux, qu’à une ration réduite. Ils regardent avec des yeux ronds comment ce Gargantua boit d’un seul trait tout un seau d’eau et avale une demi-corbeille de biscuits comme il le ferait d’un petit pain d’épice. Et quel éclat de rire lorsqu’il engloutit d’un seul coup, avec la peau et les os, quelques rats qu’ils lui présentent ! Bientôt une sympathie cordiale naît entre le sauvage et les matelots, et lorsque Magellan lui fait cadeau de quelques clochettes il va chercher d’autres « géants » et même quelques « géantes ».

Mais c’est précisément cette absence de méfiance de leur part qui va causer la perte de ces enfants de la nature. Comme Christophe Colomb et autres explorateurs Magellan a reçu de la Casa de Contratacion la mission formelle de ramener en Espagne quelques spécimens non seulement des plantes et des minerais mais aussi des nouvelles espèces humaines qu’il rencontrerait au cours de son voyage. Or capturer vivant un homme de cette taille ne paraît pas moins dangereux aux matelots que de saisir une baleine par une de ses nageoires. Avec embarras ils tournent autour des Patagons, mais au dernier moment toujours le courage les abandonne. Enfin on imagine une ruse assez vilaine. On fait à deux des indigènes un si grand nombre de cadeaux qu’ils ont besoin de tous leurs doigts pour ne rien laisser tomber. Puis on leur montre encore un objet au cliquetis ravissant, des chaînettes, et on leur demande s’ils ne voudraient pas en porter aux chevilles. Les pauvres Patagons rient de plaisir, et, enthousiasmés, font signe que oui. Leurs cadeaux dans les mains, ils regardent avec curiosité les matelots leur passer autour des chevilles ces beaux anneaux froids qui font une si joyeuse musique, mais – toc ! – ils sont pris. Maintenant on peut les empoigner et les jeter à terre sans crainte, comme s’il s’agissait de sacs de sable ; enchaînés ils ne sont plus dangereux. En vain les malheureux poussent-ils des hurlements, en vain se tordent-ils sur la plage, frappant autour d’eux et appelant au secours leur dieu Setebos, dont Shakespeare a emprunté le nom : la Casa de Contratacion veut des curiosités ! Tels des taureaux vaincus dans l’arène on les traîne sur le sable et on les transporte sur les navires, où ils ne tarderont d’ailleurs pas à périr lamentablement par suite du manque de nourriture. Mais cette agression perfide des représentants de la civilisation a détruit d’un seul coup la bonne entente qui régnait entre eux et les indigènes. Ceux-ci se tiennent désormais hors d’atteinte, et comme un jour une troupe de matelots leur donne la chasse pour s’emparer également de quelques femmes, ils se retournent contre leurs poursuivants et en tuent un.

Décidément, aux Espagnols comme aux indigènes, ce port de San Julian n’a apporté que du malheur. Ici rien ne réussit à Magellan. On dirait qu’un mauvais sort est attaché à cette plage maudite. Qu’on s’en aille vite et qu’on retourne au pays, gémit l’équipage. Qu’on parte bientôt, qu’on se remette en route, se dit Magellan ; et des deux côtés l’impatience ne fait que croître de jour en jour. À peine les tempêtes d’hiver ont-elles quelque peu diminué que Magellan décide de pousser une pointe vers le Sud. Il envoie en éclaireur le plus rapide de ses navires, le Santiago, sous les ordres du fidèle capitaine Serrao. Ce dernier doit s’avancer dans la direction indiquée, fouiller les golfes et revenir au bout d’un certain temps en rapportant ce qu’il aura vu. Bientôt le délai fixé est épuisé, et Magellan impatient et inquiet scrute la mer dans l’espoir de voir apparaître le navire de Serrao. Mais ce n’est pas de ce côté que viennent les nouvelles. Un beau jour on voit descendre de la colline deux étranges silhouettes toutes chancelantes, qu’on prend d’abord pour des Patagons et que l’on s’apprête à recevoir à coups d’arquebuse. Mais voilà que ces hommes nus, à demi morts de faim, de froid et d’épuisement, crient des mots en espagnol. Ce sont deux matelots du Santiago. Ils apportent une mauvaise nouvelle. Dans son avance vers le Sud Serrao est arrivé à l’embouchure d’un fleuve, où le poisson est abondant, le Rio de Santa Cruz. Mais lors d’une reconnaissance un peu plus loin une tempête a jeté le navire sur la côte, le brisant en mille morceaux. Tout l’équipage, à l’exception d’un nègre, a réussi à se sauver. Il attend, dans la plus grande détresse, au Rio de Santa Cruz, qu’on vienne à son secours. Quant à eux, ils ont marché pendant onze jours le long de la côte, jusqu’au port de San Julian, se nourrissant exclusivement de racines et d’herbes !

Magellan envoie immédiatement un canot chercher les naufragés qui sont ramenés. Mais un navire n’en a pas moins été détruit, le plus rapide de la flotte. C’est la première perte subie, et comme toute perte en ce coin éloigné du globe elle est irréparable. Lorsque enfin le 24 août Magellan donne l’ordre du départ et quitte, avec un dernier regard sur les deux mutins qu’on a laissés à terre, la baie de malheur de San Julian, il maudit sans doute en silence le jour où il a débarqué en ce lieu. Un navire a été perdu, il a trois capitaines en moins, et avant tout une année déjà s’est écoulée au cours de laquelle il n’a encore rien fait, rien trouvé, rien découvert.

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Les jours qui suivirent doivent avoir été les plus sombres de la vie de Magellan, les seuls peut-être où cet homme d’ordinaire si sûr de lui ait senti faiblir son courage. Déjà le fait qu’au moment du départ de San Julian il déclare avec une fermeté feinte qu’il est résolu à descendre la côte jusqu’au 75e degré de latitude s’il le faut et que c’est seulement au cas où il n’aurait pas trouvé le passage jusque-là qu’il prendrait la route ordinaire, qui contourne le cap de Bonne-Espérance, déjà ce « s’il le faut » trahit son manque d’assurance. Car pour la première fois Magellan envisage la possibilité d’un retour en arrière ; il avoue devant ses officiers que le passage cherché n’existe peut-être pas ou n’existe que dans les eaux de l’océan Antarctique. Non seulement il a perdu sa certitude, mais même le pressentiment favorable qui lui faisait croire à l’existence de ce passage le quitte à l’heure décisive. Jamais l’histoire n’a inventé situation plus ironique que celle où se trouve à ce moment Magellan lorsqu’au bout de deux jours de navigation il s’arrête à l’embouchure du Rio de Santa Cruz découvert par Serrao et ordonne encore une fois un repos de deux mois. Qu’on se représente en effet, d’après ce que nous savons aujourd’hui, toute l’absurdité de cette décision. Voici un homme, qui, mû par une grande idée, un renseignement imprécis et d’ailleurs inexact, s’est donné pour tâche de découvrir le passage menant de l’océan Atlantique à l’océan Pacifique, et par là le chemin permettant de faire le tour du monde. Sa volonté démoniaque lui a permis de surmonter la résistance de la matière, il a trouvé quelqu’un pour l’aider à réaliser son plan, obtenu d’un monarque étranger, grâce à la puissance suggestive de son idée, une flotte, et conduit cette flotte le long de la côte de l’Amérique du Sud plus loin que ne l’a jamais fait aucun autre navigateur. Il a dompté les éléments déchaînés et la rébellion ; aucun obstacle, aucune déception n’ont pu briser sa croyance fanatique qu’il est déjà tout près du passage, but de ses rêves. Et voici que brusquement, au seuil de la victoire, son regard, jusqu’alors si clair, se voile. Comme si les dieux, mécontents, lui avaient mis méchamment un bandeau sur les yeux. Car à cette date du 26 août 1520 où Magellan donne l’ordre à l’équipage de s’arrêter une nouvelle fois il est, en fait, arrivé au but. Deux degrés de latitude encore, deux jours seulement de navigation après trois cents jours de voyage, quelques milles après des milliers et des milliers déjà parcourus, et il pourrait pousser des cris de joie. Mais – ironie et malignité du sort ! – le malheureux ne sait pas, ne devine pas que ce qu’il cherche est à portée de sa main. Durant deux longs mois d’attente impatiente il reste à l’embouchure de ce petit fleuve, près de cette côte déserte et abandonnée, semblable à un homme qui, pris dans une tempête de neige, perd soudain courage sans se douter qu’il est à la porte de son habitation et qu’il n’aurait plus que quelques pas à faire pour être sauvé. Pendant deux mois, deux mois interminables, il attend et se ronge, se demandant s’il atteindra le passage, alors qu’à deux journées de là se trouve la route qui rendra son nom à jamais célèbre. Jusqu’au dernier moment l’homme qui, doué d’une volonté prométhéenne, veut arracher à la terre son secret sentira la griffe du doute lui déchirer le cœur.

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Mais d’autant plus magnifique est ensuite la délivrance ! Seul atteint les plus hautes cimes du bonheur celui qui s’élance des profondeurs extrêmes du désespoir. Le 18 octobre 1520, après soixante jours d’attente superflue, Magellan donne l’ordre du départ. On dit la messe, les hommes communient et les navires, toutes voiles dehors, se dirigent vers le Sud. Encore une fois la tempête accourt violemment à leur rencontre et il faut arracher mètre par mètre à l’élément hostile. Aucune verdure ne console le regard, la côte s’étend toujours aussi vide, aussi déserte et inhospitalière ; rien que du sable et des rochers, des rochers et du sable. Le quatrième jour, le 21 octobre 1520, ils aperçoivent enfin un promontoire entouré d’écueils blancs, au-dessus d’un rivage étonnamment déchiré. Derrière ce cap, appelé par Magellan « Cabo de las Virgines », en l’honneur des saintes du calendrier, s’ouvre une baie profonde aux eaux noires. Les navires s’approchent Quel paysage étrange et sévère ! Des falaises abruptes et coupées de profondes crevasses, et tout au loin une cime couverte de neige. Mais comme tout est mort devant eux et autour d’eux ! C’est à peine s’ils aperçoivent quelques arbres et quelques buissons. Seul le bruit incessant du vent traverse le silence de cette baie déserte. Les hommes contemplent, moroses, ces eaux sinistres. Il leur paraît impossible que cette baie entourée de montagnes et ces eaux noires comme celles de l’enfer puissent conduire à un rivage plat ou à la « mer du Sud », la mer claire, radieuse, ensoleillée, dont ils rêvent depuis si longtemps. Unanimes les pilotes expriment leur conviction que cette entaille ne peut être qu’un fjord, semblable à ceux des pays du Nord, et que c’est peine perdue que d’explorer à la sonde ou de fouiller cette baie. On a déjà perdu trop de temps à explorer toutes les baies de Patagonie, dont aucune ne menait à un chemin ouvert. Qu’on ne s’arrête plus ! Qu’on avance, et si le passage ne se montre pas bientôt qu’on profite de la saison favorable pour retourner au pays, ou qu’on gagne l’océan Indien par le cap de Bonne-Espérance !

Mais Magellan, possédé par son idée fixe de la route cachée, insiste pour qu’on fouille ce golfe étrange. Les pilotes obéissent, de mauvaise humeur. Ils préféreraient poursuivre le voyage, car, déclare Pigafetta, « nous pensions et disions tous que c’était là une baie fermée ». Deux navires resteront, le vaisseau-amiral et le Victoria ; les deux autres, le San Antonio et le Conception, reçoivent l’ordre d’aller en avant, aussi loin qu’ils le pourront, mais d’être de retour au plus tard dans cinq jours. Le temps est devenu précieux, et les provisions diminuent. Magellan ne peut plus s’accorder un aussi long délai qu’à l’embouchure du Rio de la Plata. Cinq jours est le dernier enjeu qu’il peut consacrer à cette dernière tentative.

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Voici venu le moment dramatique. Les deux navires restés avec Magellan, le Trinidad et le Victoria se proposent d’explorer la partie extérieure de la baie, jusqu’au retour des deux autres. Mais encore une fois la nature se cabre, comme si elle voulait les empêcher de violer son secret. Un vent violent se lève soudain, un de ces brusques ouragans comme il y en a fréquemment dans la région, dont les vieilles cartes espagnoles disent « no hay buenas estaciones » (ici il n’y a jamais de bonnes saisons). En un clin d’œil une écume blanche et sauvage envahit la baie. Les câbles qui retiennent les ancres du Trinidad et du Victoria sont arrachés, et les deux vaisseaux, toutes voiles baissées, se laissent pousser de côté et d’autre par le vent. C’est une chance que la tempête ne les précipite pas contre les écueils. Cela dure deux jours. Mais ce qui préoccupe Magellan ce n’est pas son propre sort, car le danger d’être jeté contre le rivage est moins grand pour ses deux navires que pour le San Antonio et le Conception, que la tempête a sans doute surpris à l’intérieur du détroit, où ils n’ont pas la place suffisante pour louvoyer ni la possibilité d’ancrer et de se réfugier quelque part. À moins d’un miracle ils ont dû être détruits.

Attente fiévreuse, atroce. Un jour passe, puis un deuxième, un troisième, un quatrième, et les navires ne reviennent toujours pas. Maintenant Magellan est fixé : il sait que si ces deux vaisseaux sont perdus tout est perdu. Avec deux bâtiments seulement il ne pourra pas poursuivre son voyage. Son rêve, son projet se sera brisé contre ces rochers.

Enfin un signal de la hune. Mais – amère déception ! – ce que le guetteur a aperçu, ce ne sont pas les navires attendus, c’est une colonne de fumée dans le lointain. Moment effroyable ! Une colonne de fumée, cela ne peut que signifier que des naufragés appellent à l’aide. Ainsi le San Antonio et le Conception, ses deux meilleurs vaisseaux, ont échoué et son entreprise a avorté dans ce golfe sans nom. Déjà Magellan ordonne de mettre les canots à la mer pour aller chercher les survivants. Mais juste à ce moment la situation se retourne. C’est le même instant glorieux que dans Tristan et Isolde lorsque le chant funèbre de la flûte pastorale, sur le point de s’éteindre, se transforme soudain en un chant de joie ailé et triomphal. Une voile ! Un navire ! Béni sois-tu, ô mon Dieu ! Un des deux bâtiments est sauvé. Mais non ce sont les deux navires, le San Antonio et le Conception, qui reviennent, sains et saufs. Mais qu’arrive-t-il ? À peine sont-ils en vue que là-bas, à bâbord, un éclair a lui, une fois, deux fois, trois fois, et l’écho renvoie en grondant le bruit du canon. Que s’est-il passé ? Alors qu’on a si soigneusement jusqu’ici épargné la poudre, pourquoi tirer ces salves successives ? Pourquoi a-t-on hissé tous les drapeaux, toutes les oriflammes ! Pourquoi les capitaines et les hommes font-ils des signes de loin et crient-ils ? Et quels sont leurs cris ? Vu la distance, on ne peut pas encore saisir les paroles qu’ils prononcent, mais tout le monde, et Magellan le premier l’a compris : c’est le langage de la victoire !

Et vraiment c’est un message béni que rapportent les deux navires. Le cœur brusquement dilaté, Magellan écoute le rapport que lui fait Serrao. Au début cela avait été très dur. Ils s’étaient déjà engagés assez loin à l’intérieur de la baie lorsque la tempête avait éclaté.

Quoiqu’ils eussent tout de suite amené les voiles, ils avaient été chassés en avant par les vagues. Déjà ils se voyaient sur le point d’être jetés contre le fond de la baie, lorsque soudain ils avaient remarqué qu’elle n’était pas du tout fermée, comme ils le croyaient, mais s’ouvrait derrière une saillie, en une sorte de canal. Par cette route plus tranquille ils étaient parvenus dans une seconde baie, qui se rétrécissait à son tour, pour s’élargir ensuite. Pendant trois jours ils avaient ainsi avancé, sans parvenir au bout de cette étrange voie d’eau. Ils n’en avaient pas trouvé la sortie, mais une chose était sûre : ce n’était pas un fleuve. Car l’eau en était salée et la séparation entre la mer et la côte toujours nette et régulière. Elle ne se rétrécissait pas, comme un fleuve, au fur et à mesure qu’on s’avançait à l’intérieur, mais au contraire s’élargissait toujours en conservant sa même profondeur. C’est pourquoi il était plus que probable que ce fjord, ce canal conduisait et aboutissait à la mer du Sud si longtemps cherchée et dont peu d’années auparavant Nunez de Balboa avait aperçu le rivage des hauteurs de Panama.

On peut s’imaginer quelle joie ce message d’espérance apporte à Magellan. Déjà il avait au fond de lui-même renoncé à son entreprise, envisagé le retour par le cap de Bonne-Espérance, et personne ne sait quelles prières secrètes il avait adressées à Dieu et à ses saints, quels vœux il avait faits. Et voilà que son rêve se réalisait juste au moment où il allait reculer. Qu’on n’attende donc plus un seul instant ! Qu’on lève l’ancre ! Qu’on déploie les voiles ! Une dernière salve en l’honneur du roi, une dernière prière à l’amiral suprême ! Puis qu’on s’enfonce courageusement dans le labyrinthe ! S’il trouve dans ces eaux achéroniennes une voie menant vers l’autre mer, il sera le premier à avoir découvert la route permettant de faire le tour de la terre. Et les quatre navires s’engagent dans le détroit, qu’en l’honneur de ce jour Magellan dénomme le canal de la Toussaint, mais que la postérité reconnaissante appellera le détroit de Magellan.

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Ce dut être un spectacle étrange que celui qui s’offrit à la vue des marins lorsque les quatre bâtiments s’engagèrent doucement et sans bruit dans cette baie noire et tragique où jamais encore aucun homme n’avait pénétré. Autour d’eux un silence de mort et des falaises abruptes qui semblent les fixer d’un regard métallique. Sombre est le ciel, sombre la surface de l’eau. Telle la barque de Charon sur les eaux du Styx, ombres parmi des ombres, les navires s’avancent sans hâte dans ce monde des enfers. Au loin brillent des montagnes aux sommets couverts de neige, d’où arrive la nuit un vent glacial. Nulle part un être vivant et cependant des hommes doivent habiter ces parages, car le soir des feux brillent dans l’obscurité, ce pourquoi ils appellent ce pays la Terre de Feu. Jamais une voix, jamais une silhouette mouvante. Lorsqu’une fois Magellan envoie des matelots à terre dans un canot ils ne trouvent ni maison ni habitation, mais seulement un cimetière, quelques dizaines de tombes abandonnées. Le seul animal qu’ils rencontrent est un requin mort, dont le cadavre sur le rivage est lavé par les flots. Le cœur serré, les marins contemplent avec étonnement ce paysage spectral. Il leur semble être transportés brusquement dans un autre monde, un monde lunaire. Cependant il s’agit d’aller plus loin, toujours plus loin ! Poussés lentement par la brise, les navires glissent sur les eaux noires, que jamais encore vaisseau n’a effleurées. Sans cesse on jette la sonde et jamais elle ne touche le fond de l’eau ; sans cesse Magellan regarde avec anxiété de tous côtés pour voir si la baie ne se ferme pas brusquement. Mais il n’en est rien, alors que toujours de nouveaux signes indiquent que cette voie finira par rejoindre la pleine mer. Pourtant ce moment désiré ne se montre pas, le chemin est toujours embrouillé, les âmes troublées. Et le voyage enchanté se poursuit à travers cette nuit cimmérienne accompagné par le chant sauvage et strident du vent qui vient des montagnes.

Le trajet est dangereux. Cette voie d’eau ne ressemble en rien au canal large, agréable, et d’ailleurs tout à fait imaginaire, que les braves cosmographes de Nuremberg, Schœner et Martin Behaim, ont, dans le silence de leurs cabinets de travail, dessiné sur leurs cartes. C’est vraiment par euphémisme qu’on appelle cette route un « détroit ». En réalité c’est un carrefour ininterrompu, un labyrinthe de baies, de fjords et de canaux, qu’on ne peut traverser qu’au prix des plus grandes difficultés et en faisant appel à tout l’art du navigateur. Ces baies aux formes multiples se resserrent, s’arrondissent, trois, quatre fois la route bifurque, tantôt à droite, tantôt à gauche, et l’on ne sait jamais où est la bonne direction, à l’Ouest, au Nord ou au Sud. Il faut éviter les bas-fonds, contourner les rochers et toujours le vent hostile souffle et tourbillonne, soulevant l’eau, secouant les voiles. On comprend pourquoi cette route fut pendant des siècles l’effroi des marins. C’est par dizaines qu’au cours des expéditions suivantes les navires se sont échoués sur cette côte inhospitalière, et ce qui prouve le mieux les qualités extraordinaires de navigateur de Magellan c’est le fait que lui, qui a été le premier à parcourir cette voie dangereuse, fut aussi pendant de longues années le seul à l’avoir fait sans accident. Si l’on pense à la lourdeur de ses navires, qui, sans autre impulsion que celle d’une voile ventrue et d’une barre de bois, ont dû explorer tous ces artères et couloirs latéraux, tantôt avançant, tantôt reculant pour se retrouver toujours à des endroits déterminés, et cela dans une saison défavorable avec un équipage épuisé, son exploit tient véritablement du miracle. C’est d’ailleurs ainsi qu’il a été considéré par plusieurs générations de marins. Mais dans l’art de la navigation comme dans les autres domaines le véritable génie de Magellan c’est une persévérance et une prudence extraordinaires. Pendant un mois entier il s’obstine dans sa recherche. Il ne se presse pas, il n’avance pas avec impatience, quoique assurément il brûle de contempler enfin le but de son voyage, la mer du Sud. À chaque bifurcation il divise sa flotte en deux, et pendant qu’une partie cherche dans la direction du Nord, l’autre cherche dans celle du Sud. Comme s’il savait, lui qui est né sous une mauvaise étoile, qu’il ne doit pas se fier à la chance, il ne laisse jamais au hasard le soin de choisir entre les nombreux chemins qui s’offrent à lui. Toujours il cherche et explore pour trouver le bon, et c’est ainsi que triomphe non seulement son imagination géniale mais aussi la plus froide de toutes les vertus : la constance héroïque.

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Les premières passes sont heureusement traversées, et bientôt aussi les suivantes. Une fois de plus Magellan est arrivé à un carrefour, où le chemin, en s’élargissant, bifurque à droite et à gauche. Une fois de plus Magellan divise sa petite flotte. Le San Antonio et le Conception reçoivent l’ordre de suivre la route dans la direction du Sud-Est, tandis que lui-même, avec le navire-amiral et le Victoria, il explorera le canal dans la direction du Sud-Ouest. Le lieu de rendez-vous, où tout le monde doit se retrouver dans cinq jours au plus tard, est l’embouchure d’un petit fleuve qu’à cause de sa richesse en poisson ils appellent le fleuve des Sardines. Pour éviter toute perte de temps on a donné aux pilotes des instructions extrêmement précises. Le moment du départ est arrivé, on est prêt à hisser les voiles. Mais il se produit quelque chose d’inattendu : Magellan convoque ses capitaines. Il veut connaître l’état des réserves de vivres et savoir leur opinion sur ce qu’il convient de faire : poursuivre le voyage ou retourner en arrière ?

Magellan veut savoir ce que pensent ses capitaines ? Que s’est-il donc passé ? Pourquoi, lui qui jusqu’alors n’a jamais permis à aucun d’eux de critiquer ses ordres ou de lui poser la moindre question, tient-il à présent à demander leur avis ? D’où vient ce changement d’attitude ? En réalité rien n’est plus logique. Car c’est seulement après avoir remporté la victoire que les dictateurs peuvent supporter d’autres opinions que la leur. Maintenant qu’il a trouvé le passage Magellan ne craint plus aucune question. Maintenant qu’il tient enfin l’atout en mains, il peut acquiescer au désir de ses capitaines et montrer ses cartes. Il est toujours plus facile d’être juste dans le bonheur que dans le malheur. L’homme muré dans son silence peut enfin ouvrir la bouche. Depuis que son secret n’est plus un secret Magellan peut être communicatif.

Les capitaines se présentent et font leur rapport. Il est loin d’être réjouissant. Les provisions ont diminué dans des proportions catastrophiques : il n’y en a plus que pour trois mois environ. Alors Magellan prend la parole. Il est clair qu’on a touché le premier but du voyage : le passage qui mène à la mer du Sud. Faut-il se contenter de ce résultat ou chercher à compléter ce qu’il a promis à l’empereur, à savoir atteindre les îles des épices et en prendre possession au nom de l’Espagne ? Certes il reconnaît que les réserves de provisions sont maintenant tout à fait limitées et qu’il y aura encore de grands obstacles à surmonter. Mais s’ils réussissent la gloire et la richesse les attendent. Quant à lui son courage reste inébranlable. Toutefois avant de prendre une décision il veut connaître l’avis de ses officiers.

La réponse faite par les capitaines et les pilotes ne nous est pas parvenue, mais l’on peut supposer que la plupart ont dû rester silencieux. Car ils se rappellent trop bien la plage de San Julian et le supplice infligé à leurs camarades. Il n’est pas agréable de parler contre la volonté de cet homme de fer. Un seul ose exprimer clairement et nettement son opinion : Estevao Gomez, le pilote du San Antonio, un Portugais, et qu’on dit même apparenté à Magellan. Gomez déclare que maintenant que, selon toute apparence, on a découvert le passage, on ferait mieux de rentrer en Espagne et de reprendre, avec une flotte nouvellement équipée, le voyage des îles. À son avis les navires ne sont plus en état de tenir la mer, en outre ils sont insuffisamment pourvus de vivres, et personne ne sait jusqu’où s’étend la mer du Sud. S’ils s’égarent sur cet océan inconnu et ne trouvent pas vite un port, la flotte périra misérablement.

C’est la raison qui parle par la bouche d’Estevao Gomez et il est probable que Pigafetta, qui soupçonne d’avance tous ceux qui ne sont pas d’accord avec Magellan, est injuste pour cet homme expérimenté lorsqu’il lui attribue toutes sortes de considérations mesquines. En réalité, du point de vue de la logique, la proposition faite par Estevao Gomez est juste. Si elle avait été adoptée elle aurait sauvé la vie à Magellan et à près de deux cents de ses compagnons. Mais ce qui importe au chef ce n’est pas sa vie mortelle, mais son entreprise immortelle. Toute action héroïque est nécessairement une action déraisonnable. Magellan prend de nouveau la parole pour répondre à Estevao Gomez. Certes il y aura encore de grandes difficultés à surmonter, et il est probable qu’ils auront à souffrir de la faim et de bien d’autres misères encore, mais – et c’est là une parole étonnamment prophétique – même s’ils devaient manger le cuir dont sont garnies les vergues, il considère comme son devoir d’avancer et de découvrir le pays qu’il a promis de conquérir pour l’empereur. Par cet appel à l’aventure la délibération semble terminée, et de navire en navire on fait connaître à haute voix la décision de Magellan de poursuivre le voyage. Mais ce dernier donne l’ordre aux capitaines de cacher aux hommes la véritable situation en ce qui concerne les vivres. Celui qui y fera seulement allusion le paiera de sa vie.

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Les capitaines ont reçu en silence l’ordre de Magellan. Maintenant les deux navires qui doivent explorer le canal dans la direction du Sud-Est, le San Antonio sous le commandement d’Alvaro de Mesquita, et le Conception sous celui de Serrao, peuvent se mettre en route, et bientôt ils disparaissent dans la sinuosité des baies. L’équipage des deux navires restés à l’arrière passe le temps d’une façon plus agréable. Le Trinidad et le Victoria demeurent ancrés à l’embouchure du fleuve des Sardines ; au lieu d’explorer lui-même le canal dans la direction du Sud-Ouest, Magellan a envoyé un canot avec quelques hommes et des provisions : pour une première reconnaissance dans ces eaux tranquilles, cela suffit. Ils doivent revenir dans trois jours. Il leur restera ainsi deux jours de repos, étant donné que les deux autres navires ne rentreront que le surlendemain de leur retour. Il y a longtemps que Magellan et ses hommes n’ont joui d’une pareille détente. Au cours de ces derniers jours, au fur et à mesure qu’ils avançaient vers l’Ouest, le paysage s’est considérablement modifié. Au lieu des rochers abrupts, des prairies et des forêts montrent leur verdure ; l’air s’est adouci, des sources d’eau douce réjouissent les matelots, qui n’ont connu pendant des semaines que l’eau saumâtre des tonneaux du bord. À présent ils restent paresseusement étendus dans l’herbe verte, contemplent le prodige des poissons volants ou se livrent à la pêche, qui est extrêmement fructueuse. Ils trouvent tant de choses comestibles dans la région qu’ils peuvent de nouveau manger à leur faim. Si belle est la nature qui les entoure que Pigafetta s’écrie enthousiasmé : « Credo che non sia al mondo el piu bello e meglior stretto, comè è questo ». (Je crois qu’il n’y a pas au monde de plus bel endroit que celui-ci). Mais qu’est ce bonheur modeste, fait de bien-être et de détente paresseuse, à côté de celui qui emplit à présent l’âme de Magellan ? Car le troisième jour la chaloupe envoyée en reconnaissance revient, et cette fois encore les matelots font signe de loin, comme le jour de la Toussaint, lorsque fut découverte l’entrée du canal. Mais la nouvelle qu’ils apportent est mille fois plus importante : ils ont enfin trouvé la sortie du canal. Ils ont vu de leurs propres yeux la mer à laquelle il aboutit, la mer du Sud, le grand océan inconnu : Thalassa ! Thalassa ! Le vieux cri de joie par lequel les Grecs, au retour d’un long voyage, saluaient la terre de la patrie, ce cri retentit de nouveau, quoique dans une autre langue.

Cet instant est le plus grand qu’ait connu Magellan, c’est un de ces moments de ravissement extrême dont un homme ne jouit qu’une fois dans son existence. Son rêve s’est enfin accompli. Il a tenu la promesse faite à l’empereur. Ce à quoi des milliers d’autres avant lui n’avaient fait que penser, il l’a réalisé : il a trouvé le chemin menant vers l’autre mer. Cette heure unique justifie toute sa vie, vouée désormais à l’immortalité.

Et soudain quelque chose se produit que personne n’aurait osé attendre de cet homme de fer. Lui qui n’a encore jamais trahi ses sentiments, il est vaincu par l’émotion qui lui monte à la gorge. Ses yeux se remplissent de larmes, chaudes, brûlantes, qui coulent le long de ses joues et roulent dans le buisson épais de sa barbe : Magellan pleure de joie.

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Magellan a éprouvé pendant un court instant de sa vie sombre et laborieuse la plus haute joie qui puisse être accordée à l’homme qui crée : celle d’avoir réalisé le rêve qui le tourmentait. Mais il était écrit qu’il ne jouirait jamais d’un moment de bonheur sans qu’il le payât aussitôt amèrement. À chacun de ses succès est liée une déception. Il ne peut que regarder le bonheur, non le saisir, et même ce bref instant de ravissement, le plus riche de toute sa vie, s’éteint avant qu’il ait pu l’épuiser. Car où sont les deux autres navires ? Pourquoi tardent-ils tant à revenir ? Maintenant que la chaloupe a trouvé la sortie qui conduit à la mer, toute autre recherche est devenue inutile et n’est plus qu’une perte de temps. Ah, s’ils pouvaient revenir, le San Antonio et le Conception, pour apprendre la bonne nouvelle ! De plus en plus impatient Magellan tient les yeux fixés dans la direction où ils sont partis. Déjà le délai fixé pour leur retour est dépassé, les cinq jours se sont écoulés et ils ne reviennent toujours pas. Un malheur est-il arrivé ? Ont-ils perdu la route ? Magellan ne peut attendre plus longtemps. Il ordonne de mettre à la voile et d’aller à la recherche des navires absents. Mais l’horizon est vide : nulle part un signe, une trace quelconque.

Enfin le deuxième jour une voile surgit dans le lointain. C’est le Conception, sous les ordres du fidèle Serrao. Mais où est l’autre navire ? Serrao, interrogé, ne peut donner aucune réponse. Tout ce qu’il sait, c’est que dès le premier jour le San Antonio a pris de l’avance et qu’il ne l’a plus revu depuis. Au premier abord Magellan ne soupçonne rien de mauvais. Peut-être le San Antonio s’est-il égaré ou a mal compris ses ordres ? Aussi envoie-t-il ses navires de différents côtés pour fouiller les coins et recoins du canal principal. Il fait allumer des feux, laisse, à côté de drapeaux plantés bien en vue, des lettres contenant des instructions pour le cas où le bâtiment aurait perdu sa direction. Quelque chose de grave a dû se produire. Ou le navire s’est échoué et perdu corps et biens, ce qui n’est pas très vraisemblable du fait que ces derniers jours précisément le temps a été extraordinairement calme, ou, ce qui est beaucoup plus probable, Estevao Gomez, le pilote du San Antonio qui s’était prononcé pour le retour immédiat, a réussi à imposer ses vues par la force à l’équipage et le bâtiment a déserté.

Magellan ignore ce qui s’est passé. Il ne sait qu’une chose : le plus grand navire de sa flotte a disparu. Mais où est-il ? Dans cette solitude immense personne ne peut lui dire s’il est au fond de la mer ou s’il a fui et repris la route de l’Espagne. Seuls les astres ont assisté à l’événement mystérieux. Seuls ils connaissent la route prise par le San Antonio, et seuls ils pourraient répondre à sa question. On comprend donc que Magellan fasse venir l’astrologue Andrès de San Martin qui a remplacé Faleiro et qui est le seul à pouvoir lire dans les étoiles. Il le prie de tirer un horoscope dans le but de savoir ce qu’est devenu le San Antonio. Et pour une fois l’astrologie a raison : le brave astrologue, qui se souvient de l’attitude d’Estevao Gomez au conseil convoqué par Magellan, annonce, conformément à la réalité, que le navire a déserté et que son capitaine est prisonnier à bord.

Une fois de plus, la dernière, Magellan est appelé à prendre une décision urgente. Il s’est réjoui trop tôt. Il lui arrive – nouveau et étonnant parallélisme entre le premier et le deuxième voyage autour du monde – ce qui arrivera plus tard à Francis Drake, dont le meilleur navire désertera, lui aussi, pendant la nuit. Au seuil même du triomphe un compatriote, un homme de son propre sang, lui joue un tour perfide. Car c’est justement le San Antonio qui avait à son bord les plus grandes et les meilleures réserves, sans compter que toutes ces attentes et ces recherches ont fait perdre encore six jours. Une pointe dans l’Océan inconnu qui huit jours auparavant, dans des conditions incomparablement plus favorables, était déjà une aventure téméraire, équivaudrait après la fuite du San Antonio à un véritable suicide.

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Une fois de plus Magellan est passé de la plus fière certitude à l’embarras le plus profond. Et nous n’avons pas besoin du témoignage de Barros, qui nous apprend « qu’il était si désemparé qu’il ne savait plus quelle décision prendre » pour deviner quel devait être le trouble intérieur de Magellan d’après l’ordre – le seul qui nous ait été conservé – qu’il transmet en cet instant à tous les officiers de sa flotte. Pour la seconde fois en quelques jours il demande leur avis : faut-il continuer le voyage ou revenir en arrière ? Mais cette fois il leur ordonne de répondre par écrit. Car – et cela montre son extrême prévoyance – il veut un alibi. Scripta manent. Il lui faut une preuve écrite qu’il a sollicité l’avis de ses capitaines. Il sait très bien – et les faits le confirmeront – qu’à peine arrivés à Séville les mutins du San Antonio se feront accusateurs, pour ne pas être accusés eux-mêmes d’insubordination. Sans aucun doute ils le dénonceront comme un homme employant la terreur, ils exciteront le sentiment national des Espagnols en racontant de quelle façon, lui, l’étranger, le Portugais, il a fait mettre aux fers les fonctionnaires nommés par le roi, décapiter, écarteler ou débarquer sur une côte déserte des gentilshommes castillans, et cela afin, contrairement aux ordres du roi, de mettre la flotte aux mains de Portugais. Pour infirmer ce reproche inévitable qu’il a, durant tout le voyage, brutalement réprimé toute manifestation d’opinion de la part de ses officiers, Magellan rédige ce procès-verbal étrange, qui ressemble plutôt à un plaidoyer qu’à une demande adressée à des camarades et qui commence par ces mots : « Fait dans le canal de Todos los Santos, face au Rio del Isleo, le 21 novembre, par 23 degrés au-dessous de l’Équateur. Moi, Ferdinand Magellan, chevalier de l’ordre de Santiago et capitaine-général de cette flotte… j’ai appris que vous considérez tous comme une décision téméraire de continuer le voyage, parce que vous jugez la saison trop avancée. Or, je suis un homme qui n’a jamais dédaigné l’opinion ou le conseil d’autrui, mais a toujours désiré discuter et mener toutes ses affaires en commun avec tous… »

Il est probable que les officiers ont souri en lisant cet étrange portrait de Magellan par lui-même. Car en fait ce qui le caractérise avant tout c’est précisément son autoritarisme. Ils n’ont pas oublié comment, neuf mois durant, il a fait taire impitoyablement toute critique. Magellan le sait et c’est pourquoi il poursuit : « … Que personne n’ait peur d’exprimer son opinion… Vous avez le devoir de me dire sans crainte ce que vous pensez concernant la sécurité de cette flotte. Ne pas le faire, ce serait agir à la fois contre votre serment et contre votre devoir. » Chacun doit dire s’il faut poursuivre le voyage ou prendre le chemin du retour et donner ses raisons par écrit. Mais ce n’est pas en une heure qu’on regagne la confiance perdue pendant des mois. Les officiers ont encore trop peur pour exprimer librement leur opinion, et la seule réponse qui nous ait été conservée, celle d’Andrès de San Martin, montre à quel point ils étaient peu disposés à partager la responsabilité de Magellan à l’heure où celle-ci était devenue immense. Le brave astrologue s’exprime ainsi qu’il convient à sa profession d’une façon équivoque et nébuleuse, employant habilement les « d’une part » et « d’autre part ». Quoiqu’il doute qu’on puisse se rendre par ce canal de Todos los Santos aux îles Moluques, il est cependant d’avis de poursuivre le voyage parce qu’on est au « cœur du printemps ». Mais il ne faut pas aller trop loin, et revenir au milieu de janvier, car les matelots sont fatigués. Peut-être serait-il préférable de se diriger non vers l’Ouest, mais vers l’Est ; en tout cas que Magellan fasse comme il le jugera bon, et que Dieu lui montre le chemin. Il est à supposer que c’est de la même façon qu’ont dû s’exprimer les autres officiers.

En réalité ce n’est pas pour avoir une réponse que Magellan a questionné ses officiers, mais rien que pour prouver plus tard qu’il a sollicité leur opinion. Il sait très bien qu’il est allé trop loin pour pouvoir reculer. Il ne peut revenir qu’en vainqueur, sinon il est perdu. Et même si l’astrologue lui avait prédit la mort il lui eût fallu poursuivre sa route héroïque. Le 22 novembre 1520 il donne l’ordre de quitter le port du fleuve des Sardines. Quelques jours plus tard tout le détroit de Magellan – car c’est ce nom que portera désormais ce passage – est traversé, et à la sortie du canal il aperçoit, avec une émotion sans bornes, derrière un promontoire, qu’il appelle, dans sa reconnaissance, le « Cabo Deseado », le cap Désiré, les flots du fameux océan que n’a jamais encore sillonné un navire européen. Vision émouvante ! C’est à l’Ouest, là-bas, derrière l’horizon sans fin, qu’elles doivent se trouver, les îles des épices, les îles de la richesse, et la Chine et le Japon, et l’Inde, et plus loin, infiniment plus loin, la patrie, l’Espagne, l’Europe ! Une dernière halte avant le départ décisif dans l’océan mystérieux. Le 28 novembre 1520 on lève l’ancre, on hisse les drapeaux. Et par une salve tonnante d’artillerie les trois petits navires solitaires saluent respectueusement la mer inconnue, comme on salue un grand adversaire que l’on provoque à un duel à mort.

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