Chapitre X Magellan découvre son royaume

(28 novembre 1520 - 7 avril 1521)

La premièretraversée de l’océan inconnu – « une mer si vaste que l’esprit humain peut à peine se la représenter », lit-on dans la relation de Maximilian Transilvanus – est une des prouesses les plus héroïques qu’ait connues l’humanité. Déjà la traversée de l’Atlantique par Christophe Colomb avait été considérée en son temps comme un exploit d’un courage incroyable et cependant elle ne peut être en rien comparée à la victoire que Magellan arracha aux éléments, au prix de privations sans nom. Le voyage de Christophe Colomb, entrepris avec trois navires entièrement neufs et bien approvisionnés, ne dura que trente-trois jours en tout, et déjà une semaine avant de toucher terre les herbes et les bois d’essence étrangère charriés par la mer et les oiseaux survolant les navires signalaient l’approche d’un continent. Ses hommes sont frais et dispos, ses navires si abondamment pourvus de vivres que, dans le pire des cas, il pourrait rebrousser chemin sans avoir rien fait. Ce n’est que devant lui qu’il a l’inconnu, et derrière lui il a la patrie, où il peut revenir en cas d’échec. Magellan, par contre, s’enfonce complètement dans l’inconnu, et il ne part pas d’un port européen familier, mais d’un pays étranger et inhospitalier, la Patagonie. Ses hommes sont épuisés. Ils ont déjà souffert de la faim et de toutes sortes de privations, ce sont les mêmes souffrances qui les accompagnent et qui les menacent. Leurs vêtements sont usés, usés chaque voile, chaque cordage. Depuis des semaines et des mois ils n’ont aperçu aucun visage humain, vu aucune femme, bu aucun vin, pris aucune nourriture fraîche, et en secret ils envient leurs camarades plus hardis qui ont déserté à temps et sont rentrés en Espagne au lieu d’être exposés comme eux aux dangers de cette immense mer. Et c’est ainsi que les trois navires voyagent pendant vingt, trente, quarante, cinquante, soixante jours, et toujours aucun pays en vue, aucun signe indiquant qu’ils s’approchent d’une terre. Plusieurs semaines se passent encore, et cela fait trois mois, trois fois le temps dans lequel Christophe Colomb a traversé l’océan Atlantique. Pendant des milliers d’heures la flotte de Magellan s’avance à l’aventure. Depuis le 28 novembre, le jour où le Cap Désiré a disparu dans le lointain, leurs cartes et leurs mesures sont sans valeur. Toutes les distances calculées par Faleiro se sont montrées fausses. Depuis longtemps Magellan croit avoir dépassé Cipango, le Japon, et cependant il a à peine parcouru un tiers de l’océan mystérieux qu’à cause de l’absence totale de vents il appelle le Pacifique.

Mais combien cruelle cette tranquillité, combien atroce ce calme absolu ! La mer est toujours aussi bleue et miroitante, le ciel aussi serein et brûlant, l’air aussi vide de sons, l’horizon aussi lointain. Toujours le même néant bleu autour des trois petits navires, seuls points mouvants dans cette horrible immobilité, toujours la même lumière cruelle le jour, et la nuit les mêmes étoiles froides et silencieuses, qu’ils interrogent en vain. Toujours les mêmes objets dans le carré des matelots, la même voile, le même mât, le même pont, la même ancre, les mêmes canons, les mêmes affûts. Toujours la même odeur de pourriture, montant des entrailles du navire. Toujours, matin, midi et soir, les mêmes visages figés dans un morne désespoir, avec cette seule différence que chaque jour ils s’allongent un peu plus. Les yeux s’enfoncent de plus en plus dans les orbites, leur éclat diminue de jour en jour, les joues ne cessent de se creuser, la démarche des matelots devient de plus en plus molle et vacillante. Ils ont des allures de spectres eux qui, quelques mois auparavant, jeunes hommes robustes, montaient et descendaient les échelles, manœuvrant rapidement au milieu de la tempête. À présent ils marchent en chancelant comme des malades ou gisent épuisés sur leurs paillasses. Les trois navires ne sont plus que des hôpitaux flottants.

Car les provisions diminuent d’une façon effrayante et la famine s’aggrave de jour en jour. Ce n’est d’ailleurs plus de la nourriture, mais des ordures, que le préposé aux vivres distribue aux hommes. Il y a longtemps que le vin, qui rafraîchissait encore les lèvres et ranimait le courage des matelots, est épuisé. L’eau du bord, cuite et recuite par le soleil implacable, dégage une odeur telle que les malheureux doivent se pincer les narines pendant qu’ils humectent leur gosier desséché avec la seule gorgée qu’on distribue chaque jour. Quant au biscuit, qui est, avec les poissons qu’ils prennent, leur seule nourriture, il s’est transformé depuis longtemps en une poudre grise et sale, où fourmillent les vers, et, de plus, empestée par les excréments des rats, qui, affolés par la faim eux aussi, se sont précipités sur ce dernier reste de vivres. Si on leur fait désespérément la chasse, à ces bêtes répugnantes, ce n’est pas seulement pour s’en débarrasser, mais aussi pour les manger. Un demi-ducat d’or est le prix que l’on paye au chasseur habile qui a réussi à prendre un de ces rongeurs et gloutonnement l’heureux acheteur dévore l’ignoble rôti. Pour tromper la faim qui les tenaille, les hommes inventent des recettes de plus en plus dangereuses : on mélange de la sciure aux déchets de biscuit pour augmenter le volume de la maigre ration quotidienne. Enfin la famine devient telle que comme l’avait prévu Magellan ils en arrivent à dévorer le cuir des vergues. « Pour ne pas mourir de faim, écrit Pigafetta, nous finîmes par manger les morceaux de cuir dont est garnie la grande vergue afin de protéger les cordages contre le déchirement. Exposés depuis une année à la pluie, au soleil et au vent, ces morceaux de cuir étaient devenus si durs que nous dûmes les laisser pendre quatre à cinq jours dans l’eau pour les ramollir. Alors nous les passâmes sur le feu et nous les mangeâmes. »

On comprend que même les plus résistants parmi ces hommes d’une dureté de fer et habitués à toutes les privations ne peuvent supporter un tel régime. Le scorbut fait son apparition. Les gencives commencent à enfler et à suppurer, les dents se déchaussent et tombent, des abcès se forment dans la bouche. Enfin le palais enfle d’une façon si douloureuse qu’ils ne peuvent plus rien avaler et périssent misérablement. La faim enlève leurs dernières forces aux survivants. Les jambes purulentes ou à demi-paralysées ils vont et viennent à petits pas, appuyés sur des bâtons, ou restent accroupis dans les coins. Dix-neuf matelots, soit environ un dixième des effectifs, meurent ainsi durant cette traversée au milieu des plus effroyables souffrances : l’un des premiers est le pauvre géant patagon, qu’ils ont baptisé Juan Gigante, et que peu de temps encore auparavant ils admiraient tant parce qu’il dévorait en un instant une demi-caisse de biscuits et avalait un seau d’eau comme on vide un gobelet. Chaque jour diminue le nombre des matelots encore valides, et Pigafetta note avec raison qu’avec des équipages aussi affaiblis jamais les navires n’auraient pu résister à une tempête. « Si Dieu, dit-il, et sa Mère bénie ne nous avaient pas accordé un si beau temps nous serions tous morts de faim dans cette mer immense. »

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Pendant des semaines et des mois la caravane solitaire avance ainsi dans le désert sans fin de l’océan, supportant toutes les souffrances imaginables. Et la plus cruelle ne lui est pas épargnée : celle de l’espoir déçu. De même que les hommes perdus dans le Sahara croient apercevoir soudain devant eux une oasis, avec ses palmiers dont le feuillage se balance au vent, avec ses ombres qui s’étendent, fraîches et bleues, au milieu de la lumière crue, avec ses sources bruissantes, mais dès qu’ils s’apprêtent à jouir de toutes ces belles choses les voient aussitôt disparaître et la mer de sable s’étendre de nouveau autour d’eux plus hostile encore qu’auparavant – de même les gens de Magellan tombent victimes eux aussi de mirages cruels. Un matin un cri enroué tombe de la hune : le guetteur a aperçu une terre. Comme des fous les matelots se précipitent sur le pont, même les malades, qui gisent à terre, flasques comme du linge mouillé, se traînent d’un pas chancelant. Vraiment c’est une île ! Et l’on met rapidement les canots à la mer. Déjà ils rêvent d’eau douce et de repos à l’ombre des arbres, déjà ils brûlent de sentir la terre ferme sous leurs pieds. Mais – ô cruelle déception ! – comme ils s’en approchent, cette île, et plus tard une autre, auxquelles ils donneront le nom de « Islas Desaventuradas », les îles du Malheur, s’avèrent comme n’étant faites que de rochers dénudés, inhabitées et inhabitables. À quoi bon débarquer ? Ce serait une perte de temps inutile. Et le voyage se poursuit péniblement et tristement à travers le désert bleu, plus loin, toujours plus loin.

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Enfin, le 6 mars 1521 – près de cent jours se sont écoulés depuis que la flotte, au sortir du détroit de Magellan, s’est lancée en pleine mer – retentit de nouveau le cri : « Terre ! Terre ! » Il était temps. Deux jours, trois jours encore, et il est probable que la postérité n’aurait retrouvé aucune trace de cet exploit héroïque. Devenus des cimetières ambulants, les navires eussent erré de-ci de-là, sans but et sans direction, pour disparaître finalement dans une tempête ou se briser en mille morceaux sur une côte quelconque. Cette terre, Dieu soit loué ! est habitée. On y trouvera de l’eau pour les hommes à demi-morts de soif. À peine la flotte s’approche-t-elle de la baie, et avant même qu’on ait amené les voiles et jeté l’ancre, que déjà filent dans sa direction, rapides comme des flèches, de petits canots peints, dont les voiles sont faites de feuilles de palmiers cousues. Agiles comme des singes les indigènes complètement nus grimpent à bord, et telle est leur ignorance des conventions morales qu’ils s’emparent aussitôt de tout ce qui leur tombe sous la main. En l’espace d’un instant toutes sortes d’objets disparaissent comme par enchantement, jusqu’au canot du Trinidad, que l’on a coupé de ses amarres. Sans penser qu’ils aient pu commettre quoi que ce fût de mal, et riant de s’être procuré aussi facilement des choses qu’ils n’ont pas encore vues, ils s’en retournent à terre avec leur butin. Car il leur est tout aussi naturel – ceux qui vont nus n’ont pas de poches – d’emporter quelques objets brillants dans leur chevelure qu’aux Espagnols, au pape et à l’empereur de proclamer toutes ces îles inconnues, avec leurs habitants, hommes et bêtes, propriété légale du roi très-chrétien.

Dans la situation difficile où il se trouve, Magellan ne peut guère admettre les pratiques de ces sauvages. Il lui est impossible de leur laisser son canot, qui déjà à Séville lui a coûté 4.000 maravédis et qui ici, à des milliers de milles de distance, a une valeur inestimable parce qu’irremplaçable. Aussi dès le lendemain il envoie à terre quarante hommes armés avec mission de reprendre son bien et de donner une bonne leçon aux indigènes. On met le feu à quelques-unes de leurs cases, mais aucun combat véritable ne s’engage, car ces pauvres enfants de la nature sont tellement ignorants dans l’art de tuer que lorsque les flèches des Espagnols viennent s’enfoncer dans leurs corps ils ne peuvent comprendre comment de si loin ces choses empennées peuvent les atteindre et leur faire si effroyablement mal. Désespérés ils arrachent les flèches de leur chair en sang et s’enfuient en un tumulte sauvage dans la forêt. Et maintenant les Espagnols peuvent emporter un peu d’eau pour leurs compagnons et se livrer à une razzia en règle. Ils raflent dans les huttes abandonnées tout ce qu’ils trouvent : poulets, porcs et fruits, et après qu’indigènes et Espagnols se sont ainsi volés réciproquement, ces derniers, « pour la honte éternelle de l’endroit », le baptisent « Îles des Larrons ». Quoi qu’il en soit cette razzia sauve les Espagnols. Trois jours de repos, une nourriture fraîche, de la délicieuse eau de source ont vite fait de rétablir la plupart des hommes. Si, par la suite quelques matelots, entre autres le seul Anglais du bord, meurent d’épuisement, si quelques dizaines d’autres restent malades et sans forces, la période la plus dure est passée, et c’est avec un courage nouveau que les navires reprendront le voyage vers l’Ouest. Lorsqu’au bout d’une semaine, le 17 mars, surgissent les contours d’une île nouvelle, puis d’une autre encore, Magellan comprend qu’ils sont sauvés. D’après ses calculs, ce doit être les Moluques. Enfin il touche au but ! Mais même l’impatience qu’il éprouve de soigner ses malades et de rétablir ses hommes affaiblis ne peut le faire se départir de sa prudence habituelle. Au lieu de débarquer à Suluan, la plus grande des deux îles, il choisit l’autre, que Pigafetta appelle « Humunu », pour y jeter l’ancre, parce qu’elle n’est pas habitée. Étant donné l’état de santé de ses équipages il veut éviter toute rencontre avec les indigènes. Avant de négocier ou de combattre il s’agit de remettre les hommes sur pied. On transporte à terre les malades, on leur donne à boire de l’eau fraîche, on tue l’un des porcs que l’on a volés dans les îles des Larrons. Pour le moment, la chose qui prime c’est le repos ! Mais cela ne dure pas longtemps. Dans l’après-midi du lendemain on voit s’approcher, venant de la grande île, un canot chargé d’indigènes, qui font de loin des signes amicaux. Ils apportent avec eux des fruits, qui sont tout à fait inconnus pour le brave Pigafetta, et qu’il ne peut assez admirer, car ce sont des bananes et des noix de coco, dont le jus laiteux rafraîchit si bien les malades. En échange de quelques clochettes et verroteries, les Espagnols peuvent à présent se procurer du poisson, des poulets, du vin de palme, des oranges et toutes sortes de légumes et de fruits. Pour la première fois depuis de longs mois ils mangent à leur faim.

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Magellan avait cru tout d’abord avoir déjà atteint le véritable but de son voyage ; les îles promises, les îles des épices. Mais il se rend compte maintenant que ce ne sont pas les Moluques, car son esclave Henrique ne comprend pas le langage des indigènes. Ce doit être par conséquent un autre archipel. Une fois de plus les calculs de Magellan, qui lui ont fait prendre une route de dix degrés plus au Nord, se sont révélés faux. Et une fois de plus son erreur lui vaut une découverte. Car ainsi il est arrivé sur un archipel complètement inconnu, dont aucun Européen ne soupçonnait jusqu’alors l’existence. En cherchant les Moluques il a trouvé les Philippines, enrichissant de ce fait l’empereur Charles-Quint d’une terre nouvelle, qui restera d’ailleurs plus longtemps au pouvoir de la couronne d’Espagne que celles découvertes ou conquises par Christophe Colomb, Cortez et Pizarro. Et en même temps il a fondé un empire pour lui, car, aux termes de son contrat, lui et Faleiro ont droit à deux îles au cas où il en découvrirait plus de six. De sorte qu’en l’espace de vingt-quatre heures celui qui hier encore n’était qu’un pauvre aventurier, au bord de l’abîme, est devenu gouverneur d’une terre qui lui appartient en propre, ce qui, avec ses autres avantages, fait de lui un des hommes les plus riches du monde.

Brusque et merveilleux tournant de la fortune, après tant de mois sombres et pénibles ! La certitude d’avoir enfin triomphé ne ranime pas moins sûrement les malades que la nourriture abondante, saine et fraîche, apportée chaque jour de l’île de Suluan par les indigènes. Au bout de neuf jours de repos sur cette tranquille plage tropicale, presque tous les matelots sont remis et Magellan se prépare à aller explorer la grande île proche de Massawa. Un peu plus, au dernier moment, un accident désagréable eût gâté sa joie. Son ami Pigafetta, en pêchant à la ligne, est tombé à l’eau sans que personne s’en aperçût. Comme il ne sait pas nager, l’histoire de ce premier voyage autour du monde se serait noyée avec lui si par bonheur il n’avait réussi à agripper un cordage. Ses cris vigoureux alertent l’équipage, qui remonte à bord le précieux chroniqueur.

Cette fois c’est avec joie qu’on hisse les voiles. Tout le monde sait qu’on est au bout de l’immense et horrible océan, que c’en est fini de ce vide obsédant et écrasant. Ils n’ont plus que quelques heures, quelques jours à voyager. Et en effet ils ne tardent pas à apercevoir à droite et à gauche les contours de nouvelles îles. Enfin, le quatrième jour, le 28 mars la flotte jette l’ancre devant Massawa, avant le dernier élan pour atteindre le but tant désiré.

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À Massawa, cette petite île insignifiante de l’archipel des Philippines que l’on ne peut trouver qu’à la loupe sur la carte, Magellan connaît encore l’un des moments dramatiques de sa vie. À peine les trois navires s’approchent-ils, toutes voiles dehors, que la population se rassemble, joyeuse et curieuse, pour attendre sur le rivage l’arrivée des étrangers. Mais avant de débarquer Magellan envoie, par mesure de prudence, son esclave Henrique comme intermédiaire, supposant très justement que les indigènes auront plus de confiance en un individu de leur couleur qu’en des hommes barbus à la peau blanche, si étrangement habillés et armés.

Et voici que le miracle se produit. Criant et gesticulant les indigènes à demi-nus entourent Henrique, et soudain l’esclave malais s’arrête étonné. Car il a saisi quelques paroles. Il a compris ce que ces gens lui disent, ce qu’ils lui demandent. Arraché depuis des années à son pays, il vient d’entendre des mots de son dialecte. Moment inoubliable ! Pour la première fois un homme est revenu à son point de départ après avoir fait le tour du monde. Peu importe qu’il s’agisse d’un esclave insignifiant ! Ce n’est pas dans l’individu mais dans son destin que réside ici la grandeur. Car cet esclave malais, dont nous ne connaissons que le nom de baptême, Henrique, qu’on a enlevé de son île et traîné en Europe, à Lisbonne, en passant par l’Inde et l’Afrique, qui a regagné par le Brésil et la Patagonie la sphère où l’on parle sa langue, est le premier, parmi les myriades d’hommes qui aient jamais peuplé la terre, qui en ait fait le tour.

En cette minute Magellan se rend compte qu’il a atteint son but. Il est revenu par l’Est à la sphère des langues malaises, qu’il a quittée douze ans auparavant en se dirigeant vers l’Ouest. Bientôt il sera à Malacca où il a acheté son esclave et où il le ramènera sain et sauf. Que ce soit demain ou plus tard, lui-même ou un autre qui atteigne les îles promises, cela lui est désormais indifférent. Car l’essentiel est fait : il a prouvé qu’en poursuivant toujours dans la même direction, que ce soit du côté où le soleil se lève ou du côté opposé, on doit revenir au point d’où l’on est parti. Ce que les savants supposaient depuis des milliers d’années est devenu, grâce au courage d’un individu, une certitude : la terre est ronde et voici un homme qui vient d’en faire l’expérience.

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Ces journées passées à Massawa sont les plus heureuses de tout le voyage. L’étoile de Magellan est au zénith. Il y aura un an, dans trois jours, qu’il a dû, à San Julian, se défendre par la violence contre la conspiration, et depuis que de misères, que de souffrances, que de malheurs ! Derrière lui il y a une horreur sans fin, la famine, les nuits de tempête dans la mer inconnue. Derrière lui la plus effroyable de toutes les tortures, le doute, qui pendant des mois et des mois lui a rongé l’âme et lui faisait se demander constamment s’il menait dans la bonne direction la flotte qu’on lui avait confiée. Mais à présent l’affreuse dissension qui s’était manifestée dans ses équipages est enterrée pour toujours. C’est une vraie fête de la résurrection que Magellan peut célébrer en ces jours de Pâques. Les nuages sombres une fois dissipés, il ne reste plus que la gloire de l’exploit accompli. Le but auquel il aspirait ardemment depuis des années et des années est atteint. Magellan a trouvé la route vers l’Ouest, qu’ont cherchée en vain Christophe Colomb, Americ Vespuce, Cabot, Pinzon et tous les autres navigateurs. Il a découvert des pays et des mers qu’aucun autre n’a vus avant lui, il a traversé un immense océan qu’aucun Européen, aucun homme, n’a jamais traversé. Il est allé plus loin que personne ne l’a jamais fait. À côté de cela, combien est facile ce qui reste à accomplir ? Quelques jours encore pour se rendre aux Moluques, les îles les plus riches de la terre, et il aura tenu la promesse faite à l’empereur. Il embrassera avec reconnaissance l’ami Serrao, qui l’a toujours encouragé et lui a indiqué le chemin, puis il emplira d’épices la cale de ses navires, et en route vers l’Espagne par la voie bien connue qui passe par l’Inde et le Cap de Bonne-Espérance ! En route vers l’Espagne par l’autre moitié de la terre, cette fois en vainqueur, en triomphateur, en homme riche, en gouverneur, avec au front le laurier impérissable de l’immortalité !

Aussi inutile de se hâter, de se presser ! Qu’on jouisse du repos, du bonheur pur de l’accomplissement de la tâche assignée, après les mois douloureux du voyage dans l’inconnu. Les Argonautes victorieux se reposent au port qu’ils ont enfin atteint. Magnifique est le paysage, paradisiaque le climat, doux et hospitaliers les indigènes, qui sont encore à l’âge d’or, paisibles, insouciants et paresseux. (Questi popoli vivano con iusticia, peso e mesura, amano la face, l’otio e la quiète, dit Pigafetta). Mais outre la paresse et la tranquillité ces enfants de la nature aiment la bonne chère, et c’est ainsi que les matelots affamés, qui peu de temps avant mangeaient encore de la sciure et des rats, tombent d’un seul coup dans un pays de cocagne. La tentation des mets appétissants est si forte que même le pieux Pigafetta qui jamais n’oublie de prier la sainte Vierge et tous les saints de ne pas tomber dans le péché en commet un lourd. Car ce n’est pas seulement un vendredi, mais par-dessus le marché un vendredi saint que Magellan l’envoie auprès du roi de l’île, et ce dernier, qui s’appelle Calambou, l’introduit en grande pompe dans sa hutte de bambous où mijote dans une chaudière une magnifique viande de porc, grasse et croquante à souhait. Par politesse envers son hôte, et peut-être aussi par gourmandise, Pigafetta commet le péché : il ne peut résister à l’odeur savoureuse, il mange, en ce jour saint, de cette viande délicieuse, qu’il arrose d’un bon vin de palme. Mais à peine le repas est-il terminé, que le roi l’invite à en prendre un autre. Les jambes croisées – « comme des tailleurs au travail », raconte Pigafetta – les invités doivent se remettre à table, et les plats circulent, pleins jusqu’aux bords de poissons rôtis, parfumés de gingembre fraîchement cueilli et arrosés de vin de palme, et le pécheur continue à pécher. Mais ce n’est pas fini. Le fils du roi vient à son tour saluer Pigafetta et son compagnon, et par politesse ils doivent prendre place à sa table et manger une troisième fois. Pour changer, on leur sert du poisson bouilli et du riz épicé, et l’on boit si vaillamment que le camarade du chroniqueur doit être conduit, chancelant et bégayant, vers une natte de bambous, pour y cuver la première ivresse d’un Européen aux îles Philippines. Et l’on peut être sûr qu’il y rêve du paradis !

Mais les indigènes ne sont pas moins enthousiasmés que leurs hôtes affamés. Quels hommes étonnants sont arrivés par mer et quels magnifiques présents ils ont apportés : des verres lisses dans lesquels on peut voir son visage, des couteaux à la lame brillante, de lourdes haches avec lesquelles on peut abattre un palmier d’un seul coup. Magnifique aussi le bonnet rouge vif et l’habit turc dans lequel le roi se pavane à présent, incroyable cette armure merveilleuse contre laquelle les coups ne peuvent rien. Sur l’ordre de l’amiral un des matelots a revêtu sa cuirasse, et les indigènes lancent sur lui leurs pauvres flèches d’os, mais l’homme invulnérable rit et se moque d’eux. Et quel enchanteur ce Pigafetta ! Il tient à la main un bout de bois ou la plume d’un oiseau quelconque et quand on dit quelque chose il fait avec la plume des signes noirs sur une feuille blanche, ce qui lui permet plus tard de répéter exactement ce qu’on lui a dit deux jours auparavant. Et quel spectacle magnifique ces dieux blancs préparent le jour qu’ils appellent le dimanche de Pâques ! Ils dressent sur la plage une sorte de meuble, qu’ils dénomment autel, au-dessus duquel une croix brille au soleil. Et ils viennent tous, deux par deux, l’amiral et cinquante hommes, dans leurs plus beaux habits, et pendant qu’ils s’agenouillent devant la croix des éclairs partent brusquement des navires, et, quoique le ciel soit tout à fait serein, on entend le tonnerre rouler sur la mer.

Comme ils supposent que ce que ces hommes sages et puissants font là doit être quelque chose qui opère des miracles les indigènes imitent respectueusement tous leurs mouvements. Ils s’agenouillent, eux aussi, et embrassent la croix. Et c’est avec joie qu’ils remercient l’amiral lorsque celui-ci leur déclare qu’il veut leur faire faire une croix d’une hauteur telle qu’on pourra la voir de partout sur la mer. Il a ainsi obtenu deux choses en peu de jours : le roi de cette île est devenu non seulement l’allié du roi d’Espagne mais aussi un frère chrétien. On a gagné non seulement un territoire à la couronne mais aussi les âmes de ces enfants de la nature à la foi catholique.

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Jours magnifiques, idylliques, que ceux passés à Massawa ! Mais à présent assez de repos, Magellan ! Les matelots sont rétablis. Pourquoi attendre encore ? À quoi bon découvrir une petite île de plus alors que tu as fait la plus grande découverte du siècle ? Qu’on se rende aux îles des épices, et tu auras rempli ta mission. Puis retourne au pays, où une femme t’attend pour te montrer le deuxième fils qu’elle a mis au monde après ton départ. Rentre au pays pour confondre les mutins, qui t’ont lâchement abandonné, pour apprendre au monde ce qu’ont pu faire le courage d’un gentilhomme portugais, l’énergie et le dévouement d’équipages espagnols. Ne fais pas attendre plus longtemps tes amis, ne laisse pas plus longtemps dans l’incertitude ceux qui ont eu confiance en toi. Rentre en Europe, Magellan !

Mais ce qui fait le génie d’un homme est parfois aussi son malheur. Et le génie de Magellan, c’est la patience. Chez lui le sentiment du devoir est plus fort que le désir de rentrer en vainqueur et de recevoir les remerciements de l’empereur. Tout ce que cet homme a entrepris jusqu’ici il l’a commencé avec soin et mené à bonne fin. Cette fois encore Magellan ne veut pas quitter l’archipel des Philippines sans l’avoir en quelque sorte exploré de part en part et y avoir établi la souveraineté de l’Espagne. Il ne peut se considérer comme satisfait parce qu’il a simplement visité et annexé une petite île. Comme il dispose de trop peu d’hommes pour pouvoir laisser ici des représentants et des agents, il veut pouvoir conclure avec les princes les plus puissants de l’archipel des traités semblables à celui qu’il a conclu avec le petit chef indigène Calambou planter sur toutes les Philippines le drapeau castillan et la croix chrétienne.

Sur sa demande le roi Calambou lui indique l’île la plus grande de l’archipel, qui est Sébu, et lorsque Magellan le prie de lui donner un pilote qui puisse l’y conduire le prince sollicite humblement l’honneur de le servir. Cet honneur d’être piloté par le roi retarde à vrai dire le voyage, car à l’occasion de la récolte du riz le brave Calambou a tellement mangé et bu que ce n’est que le 4 avril que la flotte peut se confier à lui. Les navires quittent le rivage béni qui les a sauvés de la pire misère. Glissant sur les eaux tranquilles de l’archipel ils longent de petites îles dont la population leur fait de loin des signes amicaux et se dirigent vers celle que Magellan a lui-même choisie, car, ainsi que l’écrit tristement le pauvre Pigafetta, « cosi voleva la sua infelice sorte », ainsi le voulait son malheureux destin.

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