Chapitre XIII Les morts ont toujours tort

La foule, étonnée, se rassemble sur la plage de Séville pour (écrit Oviédo) « admirer ce navire glorieux, dont le voyage représente le plus grand exploit qui ait jamais été réalisé depuis la création du monde ». Elle regarde les dix-huit hommes descendre un à un du navire, fouler le sol d’un pas chancelant. Comme ils sont fatigués, faibles, malades, ces héros anonymes que trois années terribles ont vieillis d’au moins dix ans ! On les acclame et on les plaint. On leur offre des aliments, on les invite à entrer dans les maisons, on les prie de raconter leurs aventures et leurs souffrances. Mais ils s’y refusent. Plus tard, plus tard ! Qu’on leur permette tout d’abord de tenir la promesse qu’ils ont faite au moment du pire danger : l’acte de pénitence qu’ils se sont imposé. Dans un silence respectueux, on fait la haie pour les voir se rendre, pieds nus et couverts d’un suaire, un cierge allumé à la main, à l’église Santa Maria de la Victoria. Là où ils ont communié et reçu la bénédiction avant leur départ, ils vont remercier Dieu de la grâce inespérée qu’il leur a faite de les avoir tirés d’une telle détresse et ramenés au pays. De nouveau l’orgue retentit, de nouveau le prêtre élève dans l’ombre de la cathédrale, au-dessus des hommes agenouillés, l’ostensoir, tel un petit soleil rayonnant. Ayant adressé leurs remerciements au Tout-Puissant et à ses saints les dix-huit matelots récitent la prière des morts pour leur chef et leurs frères disparus. Où sont-ils, ceux qui, à cette même place, regardaient leur amiral déployer l’étendard de soie que le roi lui avait offert et que le prêtre allait bénir ? Perdus en mer, massacrés par les Indiens, morts de faim et de froid, disparus ou faits prisonniers. C’est eux seuls, on ne sait pourquoi, que le destin a choisis pour le triomphe.

Cependant la nouvelle a fait le tour de l’Europe, provoquant tout d’abord la surprise, puis l’admiration. Depuis le voyage de Christophe Colomb aucun événement n’a suscité chez les contemporains un tel enthousiasme. Maintenant l’incertitude a pris fin. Le doute, cet ennemi cruel de toute connaissance humaine, a été vaincu dans le domaine géographique. Depuis qu’un navire a quitté le port de Séville et, allant tout droit devant lui, est revenu à son point de départ, la preuve est faite que la terre est une boule et toutes les mers une seule mer. Dépassée la cosmographie des Grecs et des Romains ; finies une fois pour toutes l’opposition de l’Église et les fables stupides sur les antipodes, où les hommes vont la tête en bas. On a établi définitivement la forme et l’étendue véritables de la terre. D’autres explorateurs pourront faire encore des découvertes de détail, qui compléteront l’image qu’on a du monde, mais sa forme fondamentale a été donnée par Magellan. Désormais la terre est un domaine nettement délimité et l’humanité a conquis ce domaine. À dater de ce jour historique la nation espagnole sent croître sa fierté. C’est sous sa bannière que Christophe Colomb a commencé l’œuvre de la découverte du monde, c’est sous sa bannière que Magellan l’a achevée. En un quart de siècle l’humanité en a appris plus sur elle-même qu’au cours des milliers d’années qui ont précédé. Et inconsciemment les hommes qui en l’espace d’une seule génération ont vécu ces choses inouïes sentent qu’on entre dans une ère nouvelle : celle des temps modernes.

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L’enthousiasme provoqué par la grande conquête intellectuelle de ce voyage est général. Même ceux qui ont financé l’entreprise, la Casa de Contratacion et Christopher de Haro ont tout lieu d’être satisfaits. Ils avaient déjà inscrit au compte des profits et pertes les huit millions de maravédis investis dans l’équipement de la flotte, et voilà que le chargement de ce petit navire qui revient d’une façon inattendue couvre non seulement tous leurs frais mais il y a même un excédent. Les cinq cent vingt quintaux d’épices (vingt-six tonnes) que le Victoria rapporte des Moluques donnent un bénéfice net d’environ 500 ducats. La cargaison de ce seul navire dédommage amplement de la perte des quatre autres, à condition bien entendu de ne compter pour rien les deux cents marins disparus.

Seuls une dizaine d’hommes dans le monde entier apprennent avec épouvante le retour dans le port de Séville d’un navire de la flotte de Magellan. Ce sont les capitaines rebelles et leur pilote, qui ont déserté avec le San Antonio et sont revenus au pays un an auparavant. La nouvelle retentit à leurs oreilles d’une façon lugubre. Ils espéraient bien qu’on ne reverrait jamais ce témoin dangereux ! Cet espoir ils l’avaient d’ailleurs exprimé ouvertement devant la justice. Si grande était leur conviction que les navires et leurs équipages reposaient depuis longtemps au fond de l’océan que devant la commission d’enquête ils s’étaient vantés de leur rébellion comme d’un acte hautement patriotique. Le fait que Magellan, au moment où ils le quittèrent, avait déjà trouvé le passage, bien entendu ils n’en avaient soufflé mot. Ils avaient seulement parlé d’une « baie » dans laquelle ils étaient entrés et affirmé que la voie cherchée par l’amiral était inutile et sans aucun intérêt. Par contre, ils l’avaient accusé d’avoir assassiné les hommes de confiance du roi pour pouvoir livrer la flotte aux Portugais. Ils n’avaient pu sauver que ce seul navire en faisant prisonnier Mesquita qui, contre tout droit, en avait reçu le commandement de son cousin Magellan.

À la vérité le tribunal royal n’avait pas ajouté entièrement foi aux déclarations des déserteurs et avec une évidente impartialité il avait jugé que les deux parties étaient suspectes. Le fidèle Mesquita, les capitaines et le pilote rebelles, tout le monde avait été jeté en prison ; on avait également donné l’ordre à la femme de Magellan – personne ne savait encore qu’elle était veuve – de ne pas quitter la ville. Il fallait attendre – telle était la décision tribunal – que revinssent les autres navires pour savoir réellement à quoi s’en tenir. On comprend que les salves annonçant le retour du Victoria déchirent les oreilles des mutins. Maintenant ils sont perdus. Magellan a réussi et il se vengera cruellement de ceux qui, violant leur serment, l’ont lâchement abandonné et ont mis aux fers le capitaine choisi par lui.

Quel soulagement lorsqu’ils apprennent que l’amiral est mort ! Le principal accusateur ne parlera pas. Et leur assurance ne fait que croître à la nouvelle que c’est del Cano qui a ramené le Victoria, del Cano qui a été leur complice lors de la mutinerie de San Julian. Il ne pourra pas les accuser d’un crime qu’il a commis lui-même. Il ne témoignera pas contre eux, mais pour eux ! Et les événements leur donnent raison. Certes on met Mesquita en liberté, en lui accordant même une indemnité. Mais, grâce à l’aide de del Cano, on libère aussi les autres : leur révolte est oubliée dans la joie générale. Toujours les vivants ont raison contre les morts.

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Le messager de del Cano a apporté à Valladolid la nouvelle de l’heureux retour. Charles-Quint vient justement de rentrer d’Allemagne ; il passe d’un moment historique à un autre. Au Reichstag de Worms il a assisté à la destruction de l’unité de l’Église par la main vigoureuse de Luther. Ici il apprend qu’un autre homme vient de transformer complètement l’image du monde et prouver, au prix de sa vie, l’unité géographique de la terre. Impatient d’en savoir plus long sur cette prouesse extraordinaire – car il y a contribué personnellement, et c’est peut-être là son triomphe le plus complet, le plus durable – il envoie, le même jour, le 13 septembre, à del Cano l’ordre de se rendre sur-le-champ à la cour avec deux de ses hommes, les plus autorisés et les plus intelligents, et de lui apporter tous les documents qui ont été rédigés au cours du voyage.

Il semble que c’est Pigafetta et le pilote Alvaro, qui, certes, étaient les plus qualifiés, que Sebastian del Cano emmena avec lui à Valladolid. Plus obscure par contre apparaît sa conduite en ce qui concerne la remise à Charles-Quint des papiers de la flotte. Conduite plutôt suspecte, car il n’a pas transmis une seule ligne de la main de Magellan (le seul document écrit par Magellan durant ce voyage qui nous ait été conservé nous le devons au fait qu’il est tombé avec le Trinidad entre les mains des Portugais) ! Il serait étonnant que l’amiral de la flotte n’eût pas tenu un journal régulier, lui si ordonné et si méthodique : selon toute vraisemblance une main malhonnête a dû le détruire. Ceux qui se sont dressés pendant le voyage contre leur chef ne crurent pas opportun que Charles-Quint sût trop de choses sur ces événements. Non moins mystérieuse est la disparition par la suite du Journal de Pigafetta, dont il remit lui-même le manuscrit à l’empereur. (Fra le altre cose li detti uno libro, scritto de mia mano, de tutte le cose passate de giorno in giorno el viaggio nostro, écrit plus tard Pigafetta). Le récit de voyage que nous connaissons, et qui n’en est visiblement qu’un résumé, ne peut être confondu avec le Journal disparu. Le fait qu’il s’agit bien de deux choses différentes, c’est le rapport de l’ambassadeur mantouan, qui, le 21 octobre, parle d’un Journal tenu régulièrement par Pigafetta (libro molto bello che de zorno in zorno li e scritto el viagio e faese che anno ricercato) pour n’en promettre trois semaines plus tard qu’un court extrait, c’est-à-dire exactement ce que nous connaissons aujourd’hui, complété, d’une façon d’ailleurs insuffisante, par les indications de différents pilotes, les lettres de Pierre Martyr et de Maximilian Transilvanus. Pour quelles raisons ce Journal a-t-il été détruit ? Nous ne pouvons faire là-dessus que des conjectures. Manifestement on voulait laisser dans l’ombre tout ce qui avait trait à la résistance opposée par les officiers espagnols au Portugais Magellan, afin de pouvoir mieux mettre en lumière le triomphe de del Cano, le gentilhomme basque.

Ces procédés tendant à réduire le rôle de Magellan semblent avoir fortement indisposé le fidèle Pigafetta. Il se rend compte qu’ici on pèse avec de faux poids. Le monde ne récompense que ceux qui ont la chance d’achever une œuvre, il oublie ceux qui l’ont commencée et lui ont fait le sacrifice de leur vie. Mais cette fois le sort est par trop injuste. L’homme qui récolte toute la gloire et le profit de l’entreprise c’est précisément celui qui, au moment décisif, voulait l’empêcher. C’est ainsi que le délit commis autrefois par del Cano et à cause duquel il s’est engagé dans la flotte de Magellan (il avait vendu un navire espagnol à un étranger) est annulé et qu’on accorde à l’ex-mutin une pension viagère de cinq cents florins. Charles-Quint l’élève en outre au rang de chevalier et lui confère des armes qui le désignent nettement comme l’auteur de l’exploit immortel : deux tiges de cannelle entrecroisées, avec des noix muscades et des clous de girofle, et au-dessus un casque, portant le globe terrestre, avec cette fière devise : Primus circumdedisti me. Plus comique encore est la récompense accordée à Estevao Gomez. Ce déserteur, qui a abandonné Magellan dans le détroit même et qui est venu déclarer, devant le tribunal de Séville, qu’on n’avait trouvé qu’une baie, est anobli lui aussi « pour avoir, en qualité de guide et de premier pilote, découvert le passage ».

Pigafetta se tait, mais n’en pense pas moins. Ce jeune homme à la foi si touchante et au cœur fidèle se rend compte de l’injustice éternelle, qui est la loi de ce monde. Il se retire sans bruit. Me ne partii de li al meglio potei, écrit-il. Que les flagorneurs de la cour fassent le silence sur Magellan, que ceux qui sont avides d’honneurs se mettent en avant ! Il sait bien, quant à lui, à qui revient tout le mérite de l’exploit. S’il ne peut rien dire pour le moment il se réserve, pour l’amour de la justice, de rendre hommage devant la postérité à l’homme qui l’a accompli. Pas une fois dans son récit du voyage de retour il ne mentionne le nom de del Cano. Il n’emploie que les formules : « nous allâmes », « nous décidâmes », etc. Que ce favorisé du hasard soit récompensé par la cour, la gloire inoubliable de l’entreprise et de sa réussite n’en appartient pas moins uniquement à celui qu’aucun honneur ne peut plus récompenser ! Avec une fidélité émouvante Pigafetta se range du côté du vaincu et apporte un témoignage éloquent en faveur de celui qui n’est plus. « J’espère, écrit-il dans la dédicace de son livre adressée au grand-maître de l’ordre des chevaliers de Rhodes, que la gloire d’un si grand capitaine ne s’éteindra pas. Parmi tant de vertus qui l’ornaient, il y en avait une particulièrement remarquable : c’est que même dans les pires moments de détresse il a toujours été le plus ferme. Il supporta la faim avec plus de patience que les autres. Il n’y avait personne sur terre qui connût mieux que lui la science des cartes et de la navigation. Et ce qui le prouve, c’est qu’il a fait des choses que personne n’a faites avant lui. »

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C’est souvent la mort qui nous dévoile le secret le plus profond d’une personnalité ; c’est au moment où son idée a triomphé que se manifeste le tragique de la destinée de Magellan, à qui il était permis de porter le poids d’une tâche mais non de se réjouir de sa réussite. C’est seulement pour l’action que le sort a désigné cet homme sombre, renfermé, taciturne, sans cesse prêt à mettre tout en jeu, y compris sa vie, pour le triomphe de son idée. Ce n’est que pour l’effort et non pour la joie qu’il l’a choisi. L’œuvre qu’il a entreprise, d’autres en ont tiré la gloire et le profit. Le sort fut aussi dur pour lui que Magellan le fut avec tous et en tout, il ne lui accorde qu’une chose, celle à laquelle il a aspiré de toute la force de son âme : la découverte de la route qui permet de faire le tour du monde. Mais le bonheur de la parcourir jusqu’au bout il le lui refuse. Il ne peut que contempler et saisir la couronne de la victoire, dès qu’il veut la poser sur sa tête le destin lui dit : « Assez ! » et fait retomber sa main impatiente. C’est pourquoi il n’est rien de plus émouvant que de relire son testament au moment où ses dernières volontés devraient être exécutées. Tout ce qu’il a demandé à l’heure du départ lui est refusé. Rien de ce qu’il a obtenu dans son contrat pour lui et pour les siens ne lui est accordé. Pas une seule de toutes les dispositions qu’il a inscrites avec tant de soin et de prévoyance dans son testament ne sera appliquée. Aucun des souhaits formulés par lui, même les plus pieux, ne sera réalisé. Il avait demandé d’être enterré dans une église catholique, et son corps pourrit sur une plage étrangère. Trente messes devaient être dites sur son cercueil, mais c’est la horde sauvage de Silapulapu qui hurle sa joie au-dessus de son corps mutilé. Trois pauvres devaient être habillés et nourris le jour de ses obsèques, rien n’a été fait. Personne n’est appelé à prier pour « le repos de son âme ». Les réaux d’argent destinés à la sainte croisade, les aumônes pour les prisonniers, les sommes qui devaient revenir aux cloîtres et aux hôpitaux, rien de tout cela n’est versé. Car personne n’est là pour exécuter ses dernières volontés ; et même si ses camarades avaient ramené son corps on ne disposerait pas d’un maravédis pour lui acheter un linceul.

Mais comment ? Ses héritiers ne sont-ils pas riches ? Le contrat qu’il a signé ne leur accorde-t-il pas un cinquième de tous les bénéfices que l’on tirera de son voyage ? Sa veuve n’est-elle pas une des femmes les plus aisées de Séville ? Ses fils et ses petits-fils ne seront-ils pas gouverneurs des îles découvertes par lui ? Non. Personne n’hérite de lui, car il n’y a personne pour réclamer son héritage. Au cours de ces trois années, Béatrice, sa femme, son fils aîné, et celui qu’elle a mis au monde après son départ sont morts. Sa race s’est éteinte d’un seul coup. Il n’y a plus personne pour porter ses armes. Vains étaient les soucis du gentilhomme, vains ceux de l’époux, vains ceux du père, vains les souhaits pieux du chrétien. Seul lui survit Barbosa, son beau-père. Mais comme il doit maudire le jour où cet hôte sombre a franchi le seuil de sa maison ! Il a pris sa fille, et elle est morte, emmené avec lui son fils unique, et il n’est pas revenu. Quelle effroyable atmosphère de malheur autour de cet homme ! Tous ses amis Magellan les a entraînés avec lui dans son sombre destin, tous ceux qui se sont fiés à lui l’ont durement expié. Tous ceux qui l’ont aidé, le malheur les frappe. Faleiro est arrêté et mis en prison alors qu’il vient de franchir la frontière du Portugal. Aranda est soumis à une enquête honteuse et perd tout l’argent placé dans l’entreprise. Henrique, à qui il a promis la liberté après sa mort, est redevenu esclave. Mesquita, son cousin, est mis aux fers à trois reprises parce qu’il ne l’a pas trahi. Barbosa fils et Serrao meurent trois jours après lui. Seul Sebastian del Cano, qui a été contre lui, tire la gloire et les avantages qui devaient revenir à ceux qui ont été fidèles et à ceux qui sont morts.

Et ce qui est encore plus tragique, l’entreprise à laquelle il a tout sacrifié, jusqu’à sa propre vie, il semble que ce fut là une chose vaine également. Magellan voulait conquérir les îles des épices pour l’Espagne, et il le fait. Mais sa mission héroïque s’achève lamentablement : Charles-Quint revend les îles au Portugal pour la somme de trois cent cinquante mille ducats. La route qu’il a trouvée c’est à peine si l’on s’en sert, elle ne rapporte ni argent ni profit. Après sa mort tous ceux qui veulent s’y engager échouent : leurs navires se perdent dans le détroit. Aussi pendant plusieurs décades les navigateurs l’évitent-ils soigneusement. Les Espagnols préfèrent passer par l’isthme de Panama et y transborder leurs marchandises au prix de mille difficultés que de s’aventurer dans les fjords sinistres de Patagonie. Si grands sont les dangers que présente pour la navigation le détroit de Magellan que cette route dont le monde entier avait salué avec joie la découverte tombe rapidement dans l’oubli. Trente-huit ans plus tard on trouve dans le fameux poème de l’Araucana l’opinion ouvertement exprimée que le détroit n’existe plus ; il est devenu introuvable et infranchissable soit parce qu’une montagne l’a fermé, soit parce qu’une île a surgi, qui l’obstrue entièrement :

Esta secreta senda descubierta

Quedo para nosotros escondida

Ora sea yerro de la altura cierta,

Ora que alguna isleta removida

Del tempestuoso mar y viento airado

Encallando en la boca la ha cerrado.

Ce passage sera si dédaigné, tombera tellement dans la légende, que cinquante ans plus tard le hardi pirate Francis Drake pourra l’utiliser comme la plus sûre des cachettes, d’où il s’élancera à l’improviste, tel un oiseau de proie, sur les colonies espagnoles de la côte ouest ou sur les transports chargés de métal rare. Les Espagnols se souviendront alors de son existence ; mais, après l’échec de la flotte équipée sur l’ordre du roi et commandée par Sarmiento, le détroit sera de nouveau abandonné et seuls quelques baleiniers ou voiliers audacieux s’aventureront encore de temps en temps dans ce « paso » qui devait selon le rêve de Magellan devenir la plus grande route commerciale entre l’Europe et l’Orient. Enfin, lorsqu’en automne 1913 le président Wilson, appuyant sur un bouton électrique, ouvrira les écluses du canal de Panama reliant l’Atlantique au Pacifique, le détroit de Magellan deviendra tout à fait superflu. Aujourd’hui son sort est réglé : il n’est plus qu’une simple notion historique et géographique.

Mais ce n’est jamais l’utilité d’une action qui en fait la valeur morale. Seul enrichit l’humanité, d’une façon durable, celui qui en accroît les connaissances et en renforce la conscience créatrice. Sous ce rapport l’exploit de Magellan dépasse tous ceux de son époque. C’est pourquoi la magnifique entreprise de ces cinq petits et faibles navires partant pour la guerre sainte de l’humanité contre l’inconnu restera à jamais inoubliable. Inoubliable aussi restera le nom de l’homme qui a conçu et réalisé un projet si grandiose. Car en trouvant la mesure, cherchée en vain depuis des siècles et des siècles, du globe terrestre, l’humanité a découvert sa véritable mesure, et, à la grandeur de l’espace terrestre vaincu, reconnu avec joie et courage sa propre grandeur. L’exploit de Magellan a prouvé, une fois de plus, qu’une idée animée par le génie et portée par la passion est plus forte que tous les éléments réunis et que toujours un homme, avec sa petite vie périssable, peut faire de ce qui a paru un rêve à des centaines de générations une réalité et une vérité impérissables.

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