Chapitre XII Le retour sans chef

(27 avril 1521 - 6 septembre 1521)

Les Espagnols ont perdu huit des leurs dans cette lamentable affaire. En soi ce n’est pas très grave. Mais la mort de leur chef est une catastrophe. Avec la disparition de Magellan s’écroule l’auréole qui faisait jusqu’alors des blancs une sorte de dieux. C’est uniquement sur elle que reposait la puissance des conquistadors. En dépit de leur bravoure, de leur énergie, en dépit de toutes leurs qualités guerrières et de la puissance de leurs armes, jamais Cortez, jamais Pizarro n’eussent réussi à vaincre leurs dizaines, leurs centaines de milliers d’adversaires s’ils ne s’étaient appuyés, comme sur un ange protecteur, sur la croyance, unanimement répandue chez les indigènes, que les blancs étaient des êtres invulnérables et invincibles. On ne pouvait ni les tuer, car les flèches rebondissaient sur leurs cuirasses, ni les fuir, car leurs montures rapides rendaient toute fuite impossible. Rien ne témoigne mieux de la force paralysante de cette peur que cet épisode de l’époque des conquistadors où un Espagnol se noie dans un fleuve. Pendant trois jours les Indiens restent autour du corps, sans oser le toucher, de peur que le dieu étranger ne se réveille. Ce n’est que lorsque le cadavre commence à se décomposer qu’ils reprennent courage et s’apprêtent à la résistance. Un seul dieu blanc qui se révèle vulnérable, une seule défaite de ceux qui n’avaient encore jamais été vaincus, et l’enchantement est rompu, disparu le mythe de leur invincibilité.

C’est ce qui se passe également cette fois. Le roi de Sébu s’était soumis sans réserve aux Espagnols. Il avait humblement accepté leur croyance dans l’idée que le dieu qu’ils priaient devait être plus fort que les idoles de bois qu’il avait adorées jusque-là. Il avait espéré qu’en concluant un traité d’amitié avec ces êtres surnaturels il deviendrait vite le monarque le plus puissant de l’archipel. Et maintenant il a vu, et ses guerriers aussi l’ont vu, comment Silapulapu, ce petit chef, a vaincu les dieux blancs. Il a constaté de ses propres yeux que leur éclair et leur tonnerre est resté impuissant. Bien plus, il les a vus s’enfuir piteusement, ces guerriers soi-disant invulnérables, devant les guerriers nus de Silapulapu et abandonner leur chef aux mains de ses ennemis.

Peut-être une attitude énergique aurait-elle pu sauver le prestige des Espagnols ? Si l’un d’eux avait rassemblé les deux cents hommes de l’équipage, les avait transportés dans l’île Mactan, pour reprendre de force le corps de leur chef et infliger une sévère leçon au roitelet indigène et à sa horde, peut-être une peur salutaire se serait-elle emparée du roi de Sébu ? Mais au lieu de cela Carlos-Humabon (il ne portera plus longtemps ce nom) voit que les Espagnols vaincus envoient des émissaires au petit chef indigène pour le prier humblement de leur rendre le corps de Magellan. Et voici que ce chef insignifiant d’une île insignifiante rejette avec mépris l’offre des Espagnols et renvoie leur émissaire.

Cette attitude lâche des dieux blancs doit bien entendu inspirer d’étranges pensées au roi de Sébu. Peut-être éprouve-t-il un sentiment analogue à celui de Caliban constatant avec indignation que celui qu’il avait pris jusque-là pour un dieu n’était en réalité qu’un bavard sans courage. D’ailleurs les Espagnols ont tout fait pour détruire la bonne entente qui régnait entre eux et les indigènes. Pierre Martyr, qui interrogea les matelots à leur retour pour savoir quelle avait été la cause du revirement constaté chez les indigènes après la mort de Magellan, reçut d’un témoin oculaire, le Génois Martin, cette réponse qui n’est que trop plausible : Feminarum stupra causant perturbationis dédisse arbitrantur. Malgré toute son énergie déjà Magellan n’avait pu empêcher les matelots, enragés par plusieurs mois de continence, de se jeter sur les femmes de leurs hôtes. En vain avait-il essayé – à plusieurs reprises – de mettre fin à leurs actes de violence et même puni son propre beau-frère Barbosa pour être resté à terre trois nuits de suite. Il est probable qu’après sa mort cette licence effrénée n’a fait que croître. Ce qui est sûr, c’est qu’avec le respect pour la valeur guerrière des Espagnols toute estime pour eux a disparu.

Il faut croire que ceux-ci se sont rendu compte de ce changement de dispositions, car, brusquement, ils sont impatients de partir. Qu’on ramène à bord les marchandises non vendues, et vite aux îles des épices ! L’idée de Magellan, qui était de gagner par la paix et l’amitié ces îles à l’empereur et à la foi catholique, cette idée ne préoccupe que très peu ses successeurs. Mais pour terminer les dernières transactions les Espagnols ont besoin d’Henrique, car seul il connaît la langue du pays et peut servir d’intermédiaire. Déjà à cette occasion se manifeste la distance qui sépare Magellan de ses successeurs dans l’art de traiter les hommes. Jusqu’au dernier moment son fidèle Henrique est resté à ses côtés dans le combat. On l’a ramené, blessé, sur le navire, et maintenant il gît là, sans mouvement, enveloppé dans sa natte, soit à cause de la blessure qu’il a reçue, soit parce qu’il pleure, avec la fidélité d’un animal, la perte de son maître. Voilà que Duarte Barbosa, que les matelots, après la mort de Magellan, ont nommé, conjointement avec Serrao, chef de la flotte, commet la faute insigne d’offenser mortellement ce fidèle serviteur du disparu. Avec brutalité il lui déclare qu’il ne faut pas qu’il s’imagine que maintenant que son maître est mort il pourra faire le paresseux et qu’il n’est plus un esclave. À Lisbonne on le remettra à la femme de Magellan, mais en attendant il faut qu’il obéisse. S’il ne se lève pas tout de suite pour aller à terre servir d’interprète, on lui fera sentir le fouet.

Henrique, qui appartient à cette race malaise qui ne pardonne jamais une injure, écoute la menace en détournant les yeux. Il sait sans aucun doute que dans son testament Magellan l’a déclaré libre à dater de l’heure de sa mort et lui a même fait un legs. En secret il serre les dents : ces hommes, qui, non contents d’insulter à sa douleur, veulent encore lui refuser son droit, ces hommes qui l’ont appelé chien et l’ont traité comme un chien, ils vont payer cher cette offense.

Le perfide Malais ne laisse rien paraître de sa colère. Mais il mûrit ses projets de vengeance. Obéissant à l’ordre qui lui a été donné il se rend sur le marché et sert d’interprète auprès des indigènes. Mais il utilise sa connaissance de la langue du pays pour faire savoir au roi de Sébu que les Espagnols ont déjà pris toutes leurs dispositions pour rembarquer les marchandises non vendues et mettre à la voile aussitôt après. En agissant avec habileté, ce serait facile au roi de s’emparer de ces marchandises sans avoir rien à donner en échange, et même de mettre la main sur les trois navires.

Il est probable qu’en faisant cette proposition Henrique n’a fait qu’exprimer les pensées les plus secrètes du roi. En tout cas ses paroles trouvent un excellent accueil. Entre les deux hommes un plan est établi dont au début rien n’est visible. Les échanges se poursuivent amicalement, le roi se montre plus cordial que jamais à l’égard de ses nouveaux coreligionnaires, et Henrique lui-même, depuis que Barbosa lui a montré le fouet, semble être tout à fait guéri de sa prétendu paresse. Le troisième jour après la mort de Magellan, le 1er mai, il apporte, le visage tout rayonnant, un message particulièrement joyeux aux capitaines. Le roi de Sébu a enfin les joyaux qu’il destine à son maître et ami, le roi d’Espagne. Pour donner à la cérémonie de la remise desdits joyaux un caractère solennel il a convoqué tous ses chefs et subordonnés. Il prie également les deux capitaines Barbosa et Serrao de venir avec leurs officiers et l’élite de l’équipage pour recevoir le cadeau qu’il veut faire au roi d’Espagne.

Si Magellan avait encore été en vie il se serait rappelé la scène au cours de laquelle les capitaines invités de la même façon par le roi de Malacca et venus à terre sans méfiance avaient été assassinés sur un signe de ce dernier. Grâce à sa vaillance personnelle il avait alors réussi à sauver son cousin Francisco Serrao. Mais l’autre Serrao et Duarte Barbosa tombent confiants dans le piège qui leur est tendu. Ils acceptent l’invitation, et une fois de plus il apparaît que ceux qui font métier de lire dans les étoiles ne savent jamais y lire leur propre destin. Car l’astrologue Andres de San Martin, qui a probablement oublié de tirer son horoscope, se joint aux deux capitaines, tandis que Pigafetta, pourtant si curieux d’ordinaire, est contraint par sa blessure de rester couché. Ce qui, en fait, lui sauve la vie.

En tout vingt-neuf Espagnols se rendent à terre et parmi eux les meilleurs, les capitaines et les pilotes les plus éprouvés. Reçus en grande pompe par le roi ils sont conduits dans une palmeraie où l’on a préparé pour eux un magnifique festin. Des foules d’indigènes, venus là soi-disant en curieux, se pressent autour des étrangers avec une cordialité surprenante. Mais précisément la façon pressante avec laquelle le roi conduit ses hôtes dans la palmeraie éveille les soupçons du pilote Juan Carvalho. Il en fait part à Gomez de Espinosa, le maître d’armes de la flotte, et les deux hommes décident d’aller vite chercher le reste de l’équipage pour pouvoir, en cas de traîtrise, sauver leurs camarades. Sous un habile prétexte ils s’esquivent, montent dans un canot et font force de rames dans la direction des navires. Mais ils ne sont pas encore à bord que des cris épouvantables se font entendre du rivage. Tout comme autrefois à Malacca les indigènes sont tombés soudain sur les Espagnols et les ont massacrés avant qu’ils aient pu faire un geste de résistance. D’un seul coup le perfide roi de Sébu s’est débarrassé de ses hôtes et rendu maître des marchandises débarquées ainsi que des armes des Espagnols.

Sur le moment la stupeur et l’effroi paralysent les matelots restés sur les navires. Puis Carvalho, que l’assassinat des autres capitaines élève d’un seul coup au rang d’amiral, donne l’ordre de se rapprocher de la côte et de pointer tous les canons sur la ville. L’une après l’autre les batteries font feu. Peut-être Carvalho espère-t-il par cette mesure de représailles sauver encore quelques-uns de ses camarades ? Peut-être n’est-ce là de sa part qu’un accès de fureur spontanée ?

Mais au moment où les premiers boulets tombent sur les huttes, quelque chose d’effroyable se produit, une de ces scènes qui, lorsqu’on les a vécues, s’impriment à tout jamais dans la mémoire. Un seul des Espagnols descendus à terre, le plus vaillant d’entre eux, Joao Serrao, a réussi, tout comme autrefois Francisco Serrao sur la plage de Malacca, à échapper à ses ennemis et à s’enfuir sur le rivage. Mais les autres le poursuivent, le rattrapent et le chargent de liens. Et il est là sans défense, entouré d’une horde sauvage, et il crie de toutes ses forces à ses camarades d’arrêter le feu, sinon ils vont le massacrer. Qu’ils envoient, pour l’amour du ciel, un canot à terre avec des marchandises pour le racheter.

Il semble un moment que l’échange va réussir. Déjà la rançon a été fixée : deux bombardes et quelques tonnes de cuivre. Mais les indigènes exigent qu’on les apporte sur le rivage, et Carvalho craint peut-être que ces coquins, qui ont déjà violé leur parole une fois, ne s’emparent non seulement des marchandises mais aussi du canot. Peut-être aussi – c’est Pigafetta qui exprime ce soupçon – redoute-t-il, en rachetant Serrao, de perdre le commandement de la flotte qui lui était échu et de redevenir simple pilote ? Toujours est-il que l’effroyable se produit. Sur le rivage un homme ligoté et couvert de sang se tord avec désespoir au milieu d’une bande de sauvages prêts à le mettre à mort. Son seul espoir d’échapper à la haine de ses ennemis réside en ce fait que devant lui, à un jet de pierre, se trouvent trois bâtiments espagnols, toutes voiles dehors et bien armés, et qu’au parapet du navire-amiral se tient justement son compatriote Carvalho, son « compadre », son ami intime, avec qui il a partagé mille dangers et qui fera tout pour le sauver. Il lui crie d’envoyer rapidement à terre les objets d’échange. D’un regard avide il fixe le canot, qui se balance auprès du navire. Mais qu’attend Carvalho ? Pourquoi n’envoie-t-il pas l’embarcation ? Et tout à coup Serrao, qui connaît les moindres manœuvres à bord d’un navire, voit qu’on la hisse. Trahison ! Trahison ! Au lieu d’envoyer le canot pour le ramener à bord les navires virent lentement sur eux-mêmes et s’éloignent vers la pleine mer. Déjà leurs voiles claquent au vent du large. Au premier moment le malheureux Serrao ne peut et ne veut pas comprendre que ses propres camarades, sur l’ordre d’un ami intime, l’abandonnent lâchement lui, le chef, le commandant. Encore une fois il crie d’une voix qui s’étrangle vers ceux qui s’enfuient, il prie, il ordonne, il hurle dans le désespoir de la mort. Mais comme il voit enfin que les navires ont déjà quitté la rade, il fait appel à ses dernières forces et lance par-dessus les flots une terrible malédiction à l’adresse de Juan Carvalho : au jour du Jugement dernier il rendra compte devant Dieu de son infâme trahison.

Mais ce sont là ses dernières paroles. Avant de s’éloigner définitivement les Espagnols assistent à la mise à mort de leur commandant. Et en même temps la grande croix chrétienne est renversée au milieu des hurlements de joie des indigènes. Tout ce que Magellan a édifié au cours de plusieurs semaines de travail patient s’écroule par suite de la stupidité et de la maladresse de ses successeurs. Couverts de honte, avec dans les oreilles le cri de malédiction de leur capitaine mourant et derrière eux le spectacle moqueur des sauvages dansant de joie, les Espagnols fuient, comme des criminels pourchassés, l’île où, sous la direction de leur chef, ils étaient venus comme des dieux.

C’est une triste revue qu’à peine échappés du port funeste les rescapés tiennent maintenant ! De tous les coups du sort que la flotte a eu à subir depuis son départ de Séville, ce séjour à Sébu a été le plus fatal. En dehors de Magellan, le chef irremplaçable, ils ont perdu leurs meilleurs capitaines : Duarte Barbosa et Joao Serrao, qui, par leur connaissance de la côte des Indes orientales, leur eussent été particulièrement utiles pour le retour. La mort d’Andres de San Martin les a privés de leur expert nautique, la fuite d’Henrique de leur interprète. Sur les deux cent soixante-cinq hommes que comptait l’équipage au départ de Séville il n’en reste plus que cent quinze, c’est-à-dire tout juste assez pour permettre à deux navires de tenir la mer. Il faut donc en sacrifier un. Le sort désigne le Conception, qui fait déjà eau depuis longtemps. C’est près de l’île de Bohol que la sentence de mort est exécutée. Tout ce qu’il contient d’utilisable, jusqu’au dernier clou et au plus petit cordage, on le transporte sur les autres navires, puis la vieille carcasse est livrée aux flammes. Les matelots regardent d’un œil sombre le feu dévorer le bâtiment qui deux années durant a été leur foyer et leur patrie et qui s’enfonce maintenant dans les eaux hostiles en répandant une fumée épaisse. Cinq navires gaiement pavoisés et bien équipés avaient quitté le port de Séville. La première victime a été le Santiago, qui s’est brisé sur la côte de Patagonie. Dans le détroit le San Antonio les a lâchement abandonnés. Aujourd’hui c’est le Conception qui est devenu la proie des flammes. Seuls deux navires, les deux derniers, voguent à présent l’un à côté de l’autre sur la mer inconnue : le Trinidad, l’ancien navire-amiral de Magellan, et ce petit bâtiment insignifiant, le Victoria qui, en justifiant son nom, aura la gloire d’immortaliser l’idée et l’œuvre de Magellan.

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Qu’à cette flotte ainsi diminuée il manque un véritable chef, c’est ce que montre bientôt la voie indécise que prennent les navires. Tels des aveugles ils errent de gauche à droite dans l’archipel de la Sonde. Au lieu de prendre la direction du Sud-Ouest, vers les Moluques, dont ils sont déjà tout près, ils se dirigent, on ne sait trop pourquoi, vers le Nord-Ouest, en faisant zigzags sur zigzags. Ils perdent ainsi six mois entiers à des courses vagabondes qui les mènent jusqu’à Mindanao et l’île de Bornéo. Mais bien plus encore qu’à cette incertitude touchant la route à suivre, c’est à l’affaiblissement de la discipline qu’on reconnaît l’absence du grand amiral. Sous la direction de Magellan il n’y avait à terre aucun pillage inutile, sur mer aucune piraterie. Tout était en ordre et la comptabilité bien tenue. Pas un instant il n’oubliait que sa qualité d’amiral de Charles-Quint lui faisait une obligation de garder intact l’honneur du pavillon espagnol jusque dans les pays les plus lointains. Mais son successeur Carvalho, qui ne doit son commandement qu’à la disparition de ses supérieurs, ignore totalement ces scrupules. Il se livre sans honte à la piraterie et fait main basse sur tout ce qui se présente à sa portée. Toutes les jonques que l’on rencontre sont attaquées et pillées, et les rançons que Carvalho prélève dans de telles occasions il les met purement et simplement dans sa poche. Il n’y a plus de comptabilité à bord : il est lui-même le « contado » et le « tesorero ». Alors que Magellan, soucieux avant tout de maintenir la discipline, n’a jamais toléré une femme à bord, il en fait venir trois provenant d’une jonque pillée, sous prétexte de les ramener à la reine d’Espagne. Bientôt fatigués de la conduite de ce pacha – comme ils voyaient (rapporte del Cano) qu’il ne travaillait pas pour le roi mais pour lui-même – les matelots lui retirent son commandement et le remplacent par un triumvirat composé de Gomez de Espinosa, capitaine du Trinidad, de Juan del Cano, capitaine du Victoria, et du pilote Poncero, « governador dell armata. » Cependant au début rien ne change à ces courses en rond et en zigzag dans l’archipel de la Sonde. Grâce à l’échange et au pillage, on a pu reconstituer entièrement les stocks de provisions, mais déjà on semble avoir oublié le but en vue duquel le voyage a été entrepris. Enfin un hasard heureux les met dans la bonne voie. Sur une barque rencontrée en cours de route et qu’ils ont pillée, ils font prisonnier un homme qui est originaire de Ternate, l’une des îles des épices. Il doit connaître par conséquent le chemin qui y conduit. Et vraiment il en est ainsi. Il connaît même Francisco Serrao, l’ami de Magellan. À présent ils peuvent aller droit au but, qu’ils ont contourné plusieurs fois au cours de ces semaines insensées sans jamais parvenir à le toucher. En quelques jours ils s’en approchent plus, et sans peine, qu’en six mois de recherches folles. Le 6 novembre ils voient se dresser au loin des montagnes, les sommets de Ternate et de Tidore. Enfin ils ont atteint les îles bienheureuses !

« Le pilote qui nous accompagnait, raconte Pigafetta, nous déclara que c’étaient les Moluques. Nous remerciâmes tous Dieu, et pour manifester notre joie nous tirâmes plusieurs salves. Qu’on ne s’étonne pas de notre joie, car nous avions passé vingt-sept mois moins deux jours uniquement à la recherche de ces îles. »

Enfin, le 8 novembre 1521, ils arrivent à Tidore, l’une des cinq îles dont Magellan a rêvé toute sa vie. De même que le Cid mort maintenu par ses hommes sur son fidèle cheval de bataille remporte encore une victoire, de même l’énergie de Magellan impose, par delà le trépas, sa volonté. Ses hommes contemplent enfin la terre promise qu’il ne lui a pas été donné de voir. D’ailleurs celui qui l’a appelé à lui par delà les océans, l’homme qui lui a inspiré l’idée de son entreprise et l’a encouragé à la réaliser, Francisco Serrao, est également disparu. Il est mort quelques semaines auparavant, empoisonné, dit-on. Les deux créateurs ont payé de leur vie la rançon de cet exploit admirable. Les descriptions enthousiastes que Serrao avait faites de ces îles s’avèrent pleinement justifiées. Le paysage est magnifique, le sol d’une fertilité extraordinaire, les habitants sont d’une douceur et d’une cordialité sans pareilles. « Que dire de ces îles ? écrit Maximilien Transilvanus dans sa célèbre Lettre. Ici tout est simple et sans grande valeur, en dehors de la paix, de la tranquillité et des épices. Car la meilleure de ces choses, et peut-être le plus grand bien sur terre, la paix, semble s’être réfugiée dans ce pays après avoir été chassée de notre monde par la méchanceté des hommes ». Le roi Almansor, dont Serrao a été l’ami, arrive rapidement sous un palanquin de soie et fait à ses hôtes un accueil fraternel. « Venez, et réjouissez-vous, leur dit-il. Après avoir erré si longtemps sur la mer et connu tant de dangers, reposez-vous, ne pensez à rien, sinon que vous êtes dans l’empire de votre propre maître ». Volontiers, il reconnaît la souveraineté du roi d’Espagne, et au lieu, comme les autres chefs indigènes, de tirer d’eux le plus possible, il les prie de ne pas lui faire trop de cadeaux, car « il ne possède rien qui soit digne de leur être donné en échange. » Îles bienheureuses ! Tout ce que les Espagnols désirent ils l’obtiennent en abondance : épices précieuses, vivres et poussière d’or, et ce que le roi ne peut leur fournir lui-même il le fait venir des îles voisines. Après les multiples privations et souffrances endurées les matelots sont enchantés de tant de bonheur. Fous d’enthousiasme ils achètent tout ce qu’ils peuvent comme épices et oiseaux rares, ils donnent en échange leurs fusils, leurs arquebuses, leurs manteaux, leurs ceinturons. À quoi bon garder tout cela ? Ne va-t-on pas bientôt prendre le chemin du retour ? Un certain nombre à vrai dire préféreraient ne pas quitter ce paradis. Aussi plusieurs, juste avant le départ, accueillent-ils avec joie la nouvelle subite qu’un seul des navires est capable de reprendre la mer et qu’en attendant que l’autre soit remis en état cinquante d’entre eux devront rester à terre.

Le bâtiment condamné à l’attente est le vaisseau-amiral de Magellan, le Trinidad. Le premier il a quitté San Lucar, le premier il s’est engagé dans le détroit, le premier il s’est lancé dans l’océan inconnu, toujours en avant, incarnation vivante de la volonté de son chef. Maintenant que ce dernier n’est plus là, le navire est à bout, il ne peut aller plus loin. Tel un chien fidèle qui ne veut pas abandonner la tombe de son maître il s’arrête au but fixé par Magellan. Déjà on a transporté à bord les vivres et la cargaison d’épices, déjà on a hissé la bannière de saint Jacques portant l’inscription : « Voici le signe de notre heureux retour », déjà les voiles sont tendues, lorsque le vieux bateau à la coque vermoulue gémit tout à coup et craque dans toutes ses jointures. L’eau afflue dans la cale sans qu’on puisse trouver d’où elle vient et il faut procéder en toute hâte au déchargement de la cargaison sinon elle serait perdue. De longues semaines seront nécessaires pour réparer le bâtiment.

Cependant le dernier navire ne peut pas attendre. Il est temps d’aller faire savoir à l’empereur que Magellan a tenu sa promesse et, au prix de sa vie, a réalisé sous le pavillon espagnol l’exploit le plus magnifique de l’histoire de la navigation. À l’unanimité, on décide qu’une fois réparé le Trinidad essayera de retraverser l’océan Pacifique pour atteindre à Panama l’Espagne d’outre-mer, tandis que le Victoria, utilisant les vents favorables, retournera au pays par l’Ouest, par l’océan Indien.

Les commandants des deux navires qui sont maintenant l’un en face de l’autre pour se dire adieu après deux années et demie de travail en commun, Gomez de Espinosa et Sebastian del Cano, se sont déjà trouvés face à face en une heure décisive. En cette nuit fatidique de la grande mutinerie de San Julian le maître d’armes Gomez de Espinosa avait été le compagnon le plus fidèle de Magellan. C’est son coup de poignard audacieux qui avait permis à l’amiral de reprendre le Victoria et par là sauvé toute l’entreprise. Par contre Sebastian del Cano qui n’était alors que « sobresaliente » se trouvait du côté des mutins. C’est avec sa collaboration active que les autres rebelles s’étaient emparés du San Antonio. Magellan avait récompensé le fidèle Gomez de Espinosa et gracié le traître del Cano. Si le sort était juste, c’est à Espinosa que reviendrait l’honneur d’achever glorieusement l’œuvre de l’amiral. Mais le destin est plus généreux que juste. Et tandis qu’Espinosa, avec ses camarades du Trinidad, périra sans gloire, après d’indicibles souffrances, oublié de la postérité ingrate, c’est précisément l’homme qui voulait empêcher l’entreprise de Magellan que le sort couronnera.

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Adieu émouvant ! Quarante-sept officiers et matelots vont entreprendre le voyage de retour avec le Victoria, cinquante et un hommes attendront à Tidore la remise en état du Trinidad. Jusqu’au moment du départ ceux-ci restent à bord avec leurs camarades pour les embrasser une dernière fois, leur remettre des lettres et des commissions pour leurs familles. Deux années et demie de travail en commun ont fait de cet équipage formé d’hommes de toutes races et de toutes nationalités un seul bloc. Désormais aucune dissension, aucun conflit ne pourra plus les diviser. Lorsque le Victoria lève enfin l’ancre, ceux qui restent ne veulent pas encore se séparer de ceux qui s’en vont. Montés dans des canots et des barques malaises ils rament le long du navire pour saluer une dernière fois leurs camarades, avant la séparation définitive. Ce n’est qu’au moment où le soir tombe et que les bras commencent à se fatiguer que les canots s’en retournent et qu’en signe d’adieu une salve d’artillerie salue les frères restés sur le rivage. Et le Victoria commence son voyage inoubliable.

Ce voyage autour de la moitié de la terre du petit voilier usé et fatigué par trente mois de navigation incessante appartient lui aussi aux grands faits de l’histoire maritime. En terminant l’entreprise de son chef disparu Sebastian del Cano a réparé avec gloire la faute commise à son égard. Au premier abord il semble que la tâche qui lui a été confiée n’est pas particulièrement difficile. Car depuis le début du siècle des navires portugais quittent régulièrement, avec les moussons, l’archipel malais pour le Portugal, et vice-versa. Un voyage aux Indes, qui, une décade encore auparavant, sous Albuquerque et Almeida, était une expédition dans l’inconnu, n’exige plus alors que la connaissance de cette route, jalonnée par de nombreuses stations. À chaque escale, dans l’Inde et en Afrique, à Malacca, en Mozambique et au cap Vert se trouvent des comptoirs et des fonctionnaires portugais. On peut s’y ravitailler facilement, car on y trouve en abondance des vivres et du matériel de rechange, et même des pilotes, en cas de besoin. Mais l’immense difficulté que doit surmonter del Cano consiste en ceci que non seulement il ne peut pas utiliser ces escales portugaises mais qu’il doit même passer très au large de la route ordinaire. Car à Tidore ils ont appris de la bouche d’un réfugié portugais que le roi Manoel a donné l’ordre de s’emparer des navires de Magellan et de traiter leurs équipages comme pirates. En fait c’est le sort cruel qui devait être réservé à leurs camarades du Trinidad. Il faut donc qu’avec son vieux voilier épuisé, vermoulu et chargé jusqu’aux bords, ce bâtiment dont Alvarez déclarait naguère, dans le port de Séville, qu’il n’oserait même pas le prendre pour aller aux Canaries, del Cano traverse tout l’Océan Indien, contourne le cap de Bonne-Espérance et remonte le long des côtes de l’Afrique, sans débarquer une seule fois, – entreprise dont seule l’étude de la carte permet de saisir toute la témérité, et qui, même aujourd’hui, après quatre cents ans, représenterait encore pour un navire moderne une prouesse extraordinaire.

C’est le 13 février 1522 – date mémorable – que commence ce bond sans exemple de l’île Timor à Séville. Une fois de plus del Cano a embarqué des vivres et de l’eau, une fois de plus, fidèle à l’exemple donné par son chef disparu, il a calfaté et restauré de fond en comble le navire avant de le livrer pour des mois au jeu des vents et des flots. Les premiers jours ils longent encore des îles et voient de loin la végétation tropicale et les contours de montagnes dressées au-dessus de l’horizon. Mais la saison est trop avancée pour qu’on puisse faire halte quelque part. Il faut utiliser le vent d’Ouest. C’est pourquoi le Victoria passe sans s’arrêter devant toutes ces îles attrayantes, au grand regret de l’insatiable Pigafetta, qui n’a pas encore assez vu de « choses étonnantes ». Pour tromper son ennui il passe son temps à se faire raconter par les indigènes de l’équipage (on en a embarqué dix-neuf, en plus des quarante-sept Européens) toutes sortes de fables sur les îles au large desquelles on passe. Sur cette île, là-bas, vivent des hommes dont la taille ne dépasse pas vingt-cinq centimètres, mais dont les oreilles sont si grandes qu’elles pendent jusqu’à terre. La nuit ils se servent de l’une comme matelas et de l’autre comme couverture. Sur cette autre, plus loin, ne vivent que des femmes ; les hommes n’ont pas le droit d’y pénétrer. Néanmoins elles deviennent enceintes par le vent ; tous les garçons qu’elles mettent au monde elles les tuent et ne gardent que les filles. Mais peu à peu les dernières îles disparaissent dans la fumée des contes bleus que les Malais font au bon Pigafetta, et bientôt ils n’ont plus autour d’eux que l’océan sans bornes. Pendant des semaines et des semaines, tandis qu’ils traversent en une course aveugle tout l’océan Indien, ils ne voient que le ciel et la mer, d’une monotonie cruelle. Aucun homme, aucun oiseau, aucun son, rien que du bleu, encore du bleu, et l’immense surface vide et sans fin.

Mais soudain des profondeurs du navire surgit le vieux spectre bien connu, le spectre blême, aux yeux caves, de la faim. La faim, leur compagnon fidèle de l’océan Pacifique, le bourreau impitoyable, qui a déjà tué tant de leurs camarades. Il faut qu’il se soit glissé en cachette à bord, car le voici tout à coup au milieu d’eux, qui les regarde ironiquement. Que s’est-il passé ? Une catastrophe imprévue, qui détruit tous les calculs de Sebastian del Cano. Ils ont bien embarqué des vivres pour cinq mois, avant tout une grande quantité de viande. Mais à Timor ils n’ont pu trouver de sel, et sous le soleil torride de l’océan Indien la viande insuffisamment saumurée commence à se putréfier. Pour échapper à l’odeur pestilentielle qui monte de la cale il faut jeter par-dessus bord toute la provision. Et ils n’ont plus maintenant que du riz pour toute nourriture, du riz et de l’eau, de l’eau et du riz, et toujours moins de riz et toujours moins d’eau, celle-ci d’ailleurs de plus en plus saumâtre. De nouveau le scorbut fait son apparition, de nouveau la mort frappe parmi eux. Au début de mai la situation devient telle qu’une partie de l’équipage déclare que plutôt que de mourir de faim il est préférable de se diriger sur la Mozambique et de livrer le navire aux Portugais.

Mais avec le commandement c’est aussi la volonté de fer de Magellan qui est passée dans l’âme de l’ancien mutin. Le même del Cano qui voulait autrefois contraindre l’amiral à prendre le chemin du retour exige à présent de ses gens qu’ils fassent appel à tout leur courage et il réussit à leur imposer sa façon de voir. « Nous décidâmes qu’il valait mieux mourir que tomber aux mains des Portugais », pourra-t-il raconter plus tard fièrement à l’empereur. Un débarquement audacieux sur la côte de l’Afrique orientale ne donne aucun résultat ; ils ne découvrent ni eau ni fruits dans ce pays complètement nu, et il leur faut reprendre le terrible voyage sans avoir trouvé aucun adoucissement à leur misère. Au cap de Bonne-Espérance – (involontairement ils l’appellent de son ancien nom « Cabo tormentoso », cap des Tempêtes) – une tempête effroyable leur enlève le mât de misaine et fend le grand mât. Surmenés, chancelants de fatigue, les matelots réparent tant bien que mal les dégâts. Lourdement, lentement, gémissant, le navire se traîne comme un blessé le long de la côte africaine. Mais ni pendant la tempête, ni par temps calme, ni le jour, ni la nuit, le terrible persécuteur ne les lâche un seul instant ; le spectre gris de la faim ricane, car cette fois il a inventé une torture nouvelle, plus diabolique que toutes les autres. En effet les cales du navire ne sont pas vides comme lors de la traversée de l’océan Pacifique, au contraire, elles sont pleines jusqu’au bord. Le Victoria emporte avec lui sept cents quintaux d’épices, c’est-à-dire assez pour assaisonner le repas le plus abondant de plusieurs centaines de milliers, de plusieurs millions d’hommes. Mais à quoi servent les épices à un équipage affamé ? Peut-on mordre dans des grains de poivre, remplacer le pain par de la cannelle ou des noix muscade ? De même que c’est une ironie cruelle de mourir de soif sur la mer, de même, à bord du Victoria, la souffrance la plus diabolique est de mourir de faim au milieu d’une montagne d’épices. Chaque jour on jette par-dessus bord de nouveaux cadavres. Sur les quarante-sept Espagnols partis de l’île Timor il n’en reste plus que trente et un, et sur les dix-neuf indigènes trois seulement, lorsque le navire, épuisé après cinq mois de navigation incessante, arrive enfin, le 9 juillet, en vue des îles du cap Vert.

Les îles du cap Vert sont une colonie portugaise, et Santiago un port portugais. Y faire escale, c’est se livrer à l’ennemi, capituler au seuil même de la victoire. Mais il n’y a plus de provisions que pour deux ou trois jours à peine. La famine ne leur laisse pas le choix : il faut débarquer et ils useront d’un stratagème audacieux. Avant d’envoyer ses gens à terre, del Cano leur fait jurer de ne pas révéler aux Portugais qu’ils sont les derniers survivants de la flotte de Magellan. Ils raconteront qu’une tempête les a poussés d’Amérique, par conséquent du territoire espagnol, et en fait le mât fendu, l’état effroyable de la coque donnent à ce récit un air de vraisemblance. Sans poser beaucoup de questions, sans envoyer des fonctionnaires examiner la cargaison, les Portugais, par esprit de camaraderie, font bon accueil au canot. Ils fournissent aux Espagnols de l’eau en quantité et des vivres frais. Une fois, deux fois, trois fois, le canot revient à bord chargé de provisions. Déjà il semble que la ruse a pleinement réussi, déjà les vivres dont ils disposent à présent leur permettront d’atteindre Séville. Une quatrième fois del Cano envoie la barque chercher du riz et des fruits. Ce sera la dernière. Après on s’en ira. Mais voilà qui est étrange. La barque ne revient pas. Del Cano n’est pas long à comprendre ce qui est arrivé. L’un des matelots a dû prononcer des paroles imprudentes ou essayer de vendre quelques épices contre de l’eau-de-vie. En tout cas il semble que les Portugais ont reconnu le navire de Magellan, car déjà del Cano remarque qu’au rivage on prépare un bâtiment pour retenir le sien. Seule l’audace peut encore le tirer de là. On laissera les autres à terre, tant pis ! Et quoique le Victoria n’ait que dix-huit hommes à bord, probablement trop peu pour conduire jusqu’en Espagne le navire qui fait eau, del Cano donne l’ordre de lever l’ancre et de hisser les voiles en toute hâte. C’est une fuite, il est vrai, mais une fuite au seuil de la victoire.

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Mais si court et si dangereux qu’ait été l’arrêt aux îles du cap Vert, c’est précisément ici que Pigafetta, le brave chroniqueur, a réussi à vivre enfin au dernier moment un des miracles pour lesquels il a entrepris ce voyage. Là il observe le premier un phénomène qui par sa nouveauté et son importance excitera l’intérêt du monde entier. Les hommes qui ont débarqué pour acheter des vivres apportent la nouvelle qu’à terre c’est jeudi, alors que sur le bateau on leur a assuré que c’était mercredi. Pigafetta s’étonne : jour par jour, pendant toute la durée du voyage, il a tenu son journal et inscrit sans cesse : lundi, mardi, mercredi, etc. Aurait-il oublié un jour ? Il interroge Alvo, le pilote, qui a inscrit également chaque jour dans son livre de loch, et chez lui aussi c’est mercredi. Il faut croire qu’en allant toujours vers l’Est les navigateurs ont d’une façon inexplicable gagné un jour. La communication faite par Pigafetta sur cet étrange phénomène étonne tout le monde cultivé. Un secret a été dévoilé, dont ni les sages de la Grèce, ni Ptolémée, ni Aristote n’ont soupçonné l’existence et que seule l’entreprise de Magellan a permis de découvrir. Cette nouvelle connaissance, que quiconque fait le tour de la terre dans le sens de sa rotation peut gagner du temps sur l’infini, excite chez les humanistes du XVIe siècle un intérêt aussi vif que la théorie de la relativité aujourd’hui. Pierre Martyr se fait aussitôt expliquer ce phénomène par un savant, et il l’explique à son tour à l’empereur et au pape. Ainsi, tandis que les autres ont ramené des sacs d’épices, c’est le petit chevalier de Rhodes qui a rapporté de ce voyage le plus précieux de tous les biens : une connaissance nouvelle.

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Mais le navire n’est pas encore au bout de sa course. Le Victoria harassé, les jointures gémissantes, se traîne toujours pesamment à travers les flots. Sur les soixante-six hommes que comptait l’équipage au départ des îles des épices il n’y en a plus que dix-huit. Or c’est précisément à présent qu’il faudrait des bras solides pour la manœuvre. Car, au moment de toucher au but, une catastrophe menace. Les vieilles planches du navire ne joignent plus, l’eau s’infiltre de plus en plus à travers les fentes. Tout d’abord on essaie d’y parer au moyen d’une pompe. Mais cela ne suffit pas. En fait il faudrait jeter par-dessus bord une partie de la cargaison, afin de diminuer le tirant d’eau, mais del Cano ne veut pas toucher au bien de l’empereur. Nuit et jour l’équipage surmené s’épuise à manœuvrer deux pompes, et en même temps il faut continuer à assurer le travail ordinaire du navire : serrer les voiles, tenir la barre, occuper la hune, etc. Besogne écrasante pour cet équipage réduit. Les matelots, qui ne dorment plus depuis plusieurs nuits, n’en peuvent plus. Tels des somnambules ils vont à leur poste en titubant, « fatigués, écrit del Cano à l’empereur, comme jamais hommes ne le furent ». Et cependant chacun doit faire double et même triple travail. Et ils le font, en employant leurs dernières forces, car on est maintenant tout près du but. C’est le 13 juillet qu’ils sont partis des îles du cap Vert et le 4 septembre 1522 un cri de joie retentit : le cap Vincent est en vue ! C’est à cet endroit que se termine pour nous l’Europe, mais pour eux, qui viennent de faire le tour du monde, c’est là qu’elle commence, que commence la patrie. Lentement le rocher abrupt émerge au-dessus des flots, et au fur et à mesure qu’ils s’en rapprochent leur courage se ranime. En avant ! En avant ! Plus que deux jours et deux nuits ! Plus que deux nuits et un jour ! Plus qu’un jour et une nuit ! Plus qu’une nuit, une seule ! Et enfin – tous se précipitent et se rassemblent sur le pont, le visage rayonnant de joie – voici que se dessine un mince ruban d’argent, le Guadalquivir, qui débouche dans la mer à San Lucar de Barrameda. C’est de là que sont partis il y a près de trois ans, sous la direction de Magellan, cinq navires et deux cent soixante-cinq hommes. Aujourd’hui s’avance seul le plus petit des cinq, qui jette l’ancre à la même place, et dix-huit hommes en sortent en titubant, qui tombent à genoux et embrassent la bonne et solide terre maternelle. Le 6 septembre 1522 s’achève ainsi le plus grand voyage sur mer qui ait jamais été accompli.

À peine débarqué, le premier soin de del Cano est d’envoyer un message à l’empereur pour lui annoncer la grande nouvelle. Puis leurs mains avides saisissent le pain chaud et frais qu’on leur tend. Depuis des années ils n’ont pas senti cette bonne mie tendre entre leurs doigts, ils n’ont pas goûté le vin, la viande, les fruits de la terre natale. On les regarde comme s’ils étaient des échappés de l’enfer. Après avoir mangé ils se jettent sur leurs paillasses et dorment, dorment toute la nuit, tranquillement, pour la première fois depuis des années, le cœur serré contre celui de la patrie.

Le lendemain matin le Victoria, qui a si bien fait honneur à son nom, remonte le Guadalquivir dans la direction de Séville. De tous les bateaux qu’ils croisent, on les regarde avec étonnement, on les appelle. Qui sont-ils ? Quel est ce navire ? Personne ne se souvient plus d’eux. Depuis longtemps l’Espagne et le monde entier ont cru perdue et engloutie la flotte de Magellan, et voilà que le petit navire victorieux revient, avançant péniblement, mais fièrement, vers le triomphe qui l’attend ! Enfin brille au loin la Giralda, la tour blanche de Séville. On aperçoit le port de las Muelas d’où sont descendus les cinq bâtiments. « Aux bombardes ! » commande del Cano. C’est le dernier ordre du voyage. Une salve retentit. C’est ainsi qu’il y a trois ans ils ont pris congé de la patrie. C’est ainsi qu’ils ont salué la découverte du fameux détroit, et plus tard l’entrée dans l’océan Pacifique. C’est par une salve semblable qu’ils ont salué la découverte des îles Philippines et annoncé l’accomplissement de la tâche que s’était fixée Magellan : l’arrivée aux îles des épices par la route de l’Ouest. C’est ainsi qu’ils ont pris congé de leurs camarades restés à Tidore. Mais jamais la voix d’airain n’a résonné si claire et si joyeuse qu’aujourd’hui, car elle annonce : « Nous sommes de retour ! Nous avons fait ce que personne n’a fait avant nous : le tour du monde ! »

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