Chapitre premier Navigare necesse est

Au commencement étaient les épices. Du jour où les Romains, au cours de leurs expéditions et de leurs guerres, ont goûté aux ingrédients brûlants ou stupéfiants, piquants ou enivrants de l’Orient, l’Occident ne veut plus, ne peut plus se passer d’« espiceries », de condiments indiens dans sa cuisine ou dans ses offices. La nourriture nordique, en effet, restera fort avant dans le moyen âge d’une fadeur, d’une insipidité inimaginables. Il faudra du temps encore avant que des fruits du sol, aujourd’hui de consommation générale, tels que la pomme de terre, le maïs et la tomate trouvent droit de cité en Europe ; le citron manque pour assaisonner les aliments, le sucre pour les adoucir ; on ignore le thé et le café, ces délicieux toniques. Les princes et les grands eux-mêmes s’abandonnent à leur bestiale gloutonnerie pour tromper la fastidieuse monotonie des plats. Mais, ô surprise : un grain d’épice, une ou deux pincées de poivre, un nacis séché, un soupçon de gingembre ou de cannelle ajoutés au mets le plus grossier suffisent à flatter le palais d’une saveur excitante et imprévue. Toute une gamme délicieuse de tons et de demi-tons culinaires vient subitement s’intercaler entre les tonalités rudimentaires de l’acide et du doux, du relevé et du fade, et bientôt les papilles barbares de l’homme du moyen âge n’arrivent plus à se rassasier de ces stimulants nouveaux. On n’apprécie vraiment un plat que s’il est poivré à l’excès et s’il vous emporte la bouche ; on met du gingembre même dans la bière et on aromatise si généreusement le vin avec des épices en poudre que la moindre gorgée vous brûle le gosier comme du feu liquide. Mais ce n’est pas seulement de la multitude des épices pour sa cuisine dont a besoin l’Occident ; les femmes réclament en quantités toujours plus grandes de nouveaux parfums à l’Arabie : le musc lascif, l’ambre entêtante, la suave essence de rose ; l’église catholique elle aussi a besoin de ces produits orientaux et en consomme une quantité de plus en plus grande ; en effet, pas un des milliards de grains d’encens qui brûlent dans le balancement des encensoirs des églises sans nombre d’Occident n’a poussé sur le sol européen ; il a fallu les importer tous d’Arabie par des voies maritimes et terrestres interminables. Non moins nécessaires sont aux apothicaires leurs fameux « spécifiques indiens » : l’opium, le camphre, la précieuse gomme ; ils savent depuis longtemps par expérience que la clientèle douterait de l’efficacité d’un baume ou d’une drogue si ces mots magiques : arabicum ou indicum ne figuraient pas en lettres bleues sur leurs flacons de porcelaine. Tout ce qui est oriental a sans cesse exercé sur l’Europe, à cause de son éloignement, de sa rareté, de son exotisme, et peut-être aussi en raison de sa cherté, une sorte de suggestion, de fascination. Arabe, persan, hindou, ces attributs sont au moyen âge (comme au XVIIIe siècle l’étiquette « origine française ») synonymes d’exquis, excellent, raffiné, délicieux et précieux. Aucun article n’est aussi demandé que « l’espicerie » et l’on dirait que l’étrange et mystérieux parfum de ces fleurs orientales a grisé de sa magie l’âme de l’Europe.

Mais précisément parce qu’elles jouissent d’une pareille faveur, les denrées indiennes restent coûteuses et ne cessent d’augmenter de prix. Aujourd’hui que les tableaux monétaires sont pratiquement inutilisables, il est à peu près impossible d’en retracer exactement la courbe toujours ascendante. Cependant pour se faire une idée approximative de la valeur insensée qu’atteignent les épices qu’on veuille bien se rappeler qu’au début du XIe siècle ce même poivre que l’on trouve aujourd’hui à profusion sur toutes les tables et qu’on gaspille ni plus ni moins que si c’était du sable se vendait au grain et valait son pesant d’argent. Il présentait une telle stabilité monétaire que beaucoup d’États et de villes comptaient avec lui comme avec un métal précieux ; il permettait d’acquérir des terres, de payer une dot, d’acheter un droit de bourgeoisie ; beaucoup de princes et de cités établissaient leurs tarifs douaniers par quantités de poivre, et lorsqu’au moyen âge on voulait dire d’un homme qu’il était immensément riche on le traitait de « sac à poivre ». Par ailleurs, le gingembre, l’écorce d’orange et le camphre se pesaient sur des balances d’apothicaire et de joaillier, opération qui se pratiquait portes et fenêtres soigneusement closes, de crainte qu’un courant d’air n’emportât une parcelle de la précieuse poudre. Si absurde que nous paraisse aujourd’hui cette surévaluation, elle s’explique d’elle-même dès qu’on examine les difficultés et les risques du transport. L’Orient se trouve alors à une distance incommensurable de l’Occident. Quels obstacles, quels dangers, les vaisseaux, les caravanes et les convois ne doivent-ils pas surmonter en chemin en ces temps de guerres et de pirateries ! Quelle n’est pas l’odyssée du plus infime grain, de la moindre fleur, entre le vert arbuste de l’archipel malais et le port final, le comptoir de l’épicier européen ! Aucune de ces épices n’a en soi rien de bien rare. Aux antipodes, à Tidore, à Amboina, à Banda, à Malabar, le cannelier, le giroflier, le muscadier et le poivrier croissent et prospèrent comme chez nous les chardons. Dans l’archipel malais, un quintal d’aromates ne coûte pas plus cher qu’une pincée en Occident. Mais la marchandise doit passer par une infinité de mains avant d’atteindre par delà les mers et les déserts le dernier acheteur, le consommateur. La première manipulation, comme toujours, est la plus mal payée ; l’esclave malais qui cueille les fleurs fraîches et sur son dos bronzé les porte au marché dans un faisceau d’écorce n’a pour tout salaire que sa peine. Son maître, lui, en tire déjà un profit ; un marchand musulman lui achète sa charge et la transporte sur un frêle prao en huit et dix jours, voire plus, sous un soleil de plomb, des Moluques à Malacca (non loin de l’actuel Singapour). C’est ici qu’une première araignée a tendu sa toile. Le maître du port, le sultan de Malabar, exige un tribut du trafiquant pour le transbordement des marchandises. Ce n’est qu’une fois la taxe acquittée que l’odorante récolte pourra être chargée sur une nouvelle jonque, plus grande cette fois ; puis, déployant ses rames ou sa voile carrée, le petit bâtiment glisse lentement d’un port à l’autre de l’Inde : ce sont alors des mois de navigation monotone et d’interminables stationnements par calme plat, sous un soleil de feu et un ciel sans nuages ; c’est parfois aussi la fuite soudaine devant les typhons ou les corsaires. Cette traversée de deux ou trois mers tropicales n’est pas seulement exténuante, elle est aussi infiniment dangereuse ; un navire sur cinq devient presque infailliblement la proie des tempêtes ou des pirates. Mais Cambagda est enfin dépassée, Ormuz, le port du golfe Persique, ou Aden, celui de la mer Rouge, sont atteints, et avec eux les portes de l’Arabie heureuse ou de la Perse. Le nouveau mode de transport qui s’offre à présent n’est pas moins épuisant ni moins périlleux. Les chameaux en longues files patientes attendent par milliers dans ces ports de transit ; sur un signe de leur maître, ils plient docilement le genou et on hisse sur leur dos les ballots de poivre et de muscade. D’un pas lent et balancé, les vaisseaux du désert emportent leur fardeau à travers l’océan de sable. Après un voyage de plusieurs mois, les caravanes arabes amènent la marchandise soit à Beyrouth ou à Trébizonde, en passant par Bassorah, Bagdad et Damas – noms évocateurs des Mille et une Nuits ! – soit au Caire, par la route de Djedda. Ces pistes interminables sont fort anciennes et étaient déjà familières aux marchands au temps des Pharaons et des Bactriens. Malheureusement, les pirates bédouins les connaissent fort bien aussi ; une agression audacieuse anéantit souvent d’un seul coup le fruit de plusieurs mois d’efforts. Ce qui a échappé aux Bédouins et aux tempêtes de sable passe par les mains de brigands officiels, les émirs du Hedjaz, les sultans d’Égypte et de Syrie qui prélèvent un tribut considérable sur chaque chamelée, sur chaque sac. On évalue à cent mille ducats les droits de transit annuellement perçus sur le trafic des épices par un seul de ces forbans : le sultan d’Égypte. Maintenant, supposons Alexandrie et les bouches du Nil atteintes sans encombre ; là encore, un ultime profiteur, et non des moindres, guette sa proie : la flotte vénitienne. Depuis le perfide anéantissement de sa rivale Byzance, la petite république a le monopole du commerce des épices orientales. Au lieu de transporter la denrée plus loin, on l’amène directement au Rialto, où les facteurs allemands, flamands et anglais l’achètent aux enchères. Puis des chariots aux roues robustes emportent à travers les neiges et les glaces des cols alpins ces mêmes fleurs qui deux ans plus tôt s’épanouissaient au soleil des tropiques. Finalement, la marchandise parvient au détaillant et à la clientèle.

Les aromates, comme le dit mélancoliquement Martin Behaim dans sa fameuse Pomme de Terre de 1492, passent par une douzaine de mains avant de toucher le consommateur. Cependant s’ils sont douze à se partager les profits de ce commerce l’affaire n’en reste pas moins extrêmement intéressante pour chacun d’eux. Malgré tous ses risques et ses dangers, le trafic des épices au moyen âge reste de beaucoup le plus fructueux de tous les trafics, vu le faible volume de la marchandise. Qu’importe si sur cinq navires quatre coulent avec leur cargaison – l’expédition de Magellan nous fournit un exemple de ce genre –, si sur deux cent soixante-cinq hommes deux cents ne reviennent pas : le marchand, lui, y trouve son compte ! Qu’un seul de ces vaisseaux, le plus petit des cinq, revienne au bout de trois ans chargé d’épices, les gains compenseront largement les pertes, car, au XVe siècle, le moindre sac de poivre vaut infiniment plus qu’une vie humaine. Et comme alors – comme de tout temps, du reste – l’homme n’était pas avare de son existence et qu’un furieux besoin d’aromates se faisait sentir, rien d’étonnant que ce calcul s’avérât toujours juste ; les palais de Venise, ceux des Fugger et des Welser ont été presque uniquement édifiés avec les bénéfices du commerce des aromates.

Mais les gros profits suscitent inévitablement l’envie. Toute prérogative est considérée par le voisin comme une injustice. Depuis longtemps les Génois, les Français, les Espagnols voient d’un œil jaloux l’habile Venise drainer cette marée d’or dans le Canale Grande et regardent avec plus de colère encore du côté de l’Égypte et de la Syrie, où l’Islam dresse une barrière infranchissable entre les Indes et l’Europe. Aucun navire chrétien n’a le droit de croiser dans la mer Rouge, aucun marchand chrétien ne peut même la traverser ; tout le négoce entre les Indes et les « roumis » passe nécessairement par les mains des « mouros », des commerçants turcs et arabes. Ce qui a non seulement pour effet de renchérir inutilement la marchandise vis-à-vis de l’acheteur européen, de sevrer le commerce occidental d’une partie de ses bénéfices, mais encore de faire émigrer vers l’Orient tout le stock de métal précieux, puisque les produits européens n’atteignent pas, à beaucoup près, la valeur d’échange des coûteuses denrées indiennes. Cette situation incite de plus en plus vivement l’Occident à se soustraire à l’onéreux et humiliant contrôle, et un beau jour les énergies se groupent. Une croisade est décidée. Les croisades ne sont pas simplement (comme des esprits romantiques les ont souvent dépeintes) une tentative mystico-religieuse en vue d’arracher les lieux saints aux infidèles ; cette première coalition européo-chrétienne représente aussi le premier effort logique et conscient ayant pour but de briser la barrière qui ferme l’accès de la mer Rouge et d’ouvrir les marchés orientaux à l’Europe, à la Chrétienté. L’entreprise ayant échoué, l’Égypte n’ayant pu être enlevée aux musulmans et l’Islam continuant d’occuper la route des Indes, il fallait nécessairement que s’éveillât le désir de trouver un nouveau chemin, libre, indépendant. L’intrépidité qui poussa Colomb vers l’ouest, Bartholomeu Diaz et Vasco de Gama vers le sud, Cabot vers le nord, vers le Labrador, est née avant tout de l’ardente volonté de découvrir des voies maritimes franches de toute servitude et d’abattre en même temps l’insolente hégémonie de l’Islam. Dans les grandes inventions et découvertes l’élan spirituel, moral, fait toujours fonction de force accélératrice ; mais, la plupart du temps, l’impulsion réalisatrice décisive n’est due qu’à des facteurs matériels. Sans doute la hardiesse des idées de Colomb et de Magellan aurait suffi à enthousiasmer les rois et leurs conseillers ; mais jamais personne n’eût financé leurs projets, jamais les princes ni les spéculateurs ne leur eussent équipé une flotte si on n’avait eu en même temps la perspective de récupérer au centuple les dépenses. Derrière les héros de cette époque se cachent les forces agissantes, les commerçants, l’impulsion première elle-même a eu des causes essentiellement pratiques. Au commencement étaient les épices.

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Il est toujours merveilleux dans le cours de l’histoire de voir le génie d’un individu communier avec le génie de l’heure, un homme comprendre clairement le désir de son époque. Parmi les pays d’Europe, il en est un qui n’a pu jusqu’ici accomplir sa part de la mission européenne : le Portugal, qui vient de se libérer de la domination maure dans de longues et interminables luttes. Mais depuis qu’il a remporté la victoire et conquis définitivement son indépendance, le dynamisme magnifique de ce peuple jeune et passionné demeure inutilisé, ce besoin naturel d’expansion, inhérent à toutes les nations ascendantes, ne trouve d’abord aucune soupape d’échappement. Le Portugal s’appuie sur toutes ses frontières à l’Espagne, son alliée, sa sœur ; pays petit et plutôt pauvre, il ne pourrait se développer que du côté de la mer, par le commerce et la colonisation. Malheureusement sa situation géographique est la plus défavorable de toutes les nations maritimes de l’Europe, ou du moins semble telle. Car l’océan Atlantique, qui le borde à l’ouest, passe, d’après la géographie ptoléméenne (la seule qui fît autorité pendant tout le moyen âge), pour une nappe d’eau illimitée et infranchissable ; non moins impraticable est la route du Sud, le long de la côte africaine, puisqu’il est impossible, toujours selon Ptolémée, de contourner en bateau ce pays inhospitalier et inhabitable qui touche au pôle antarctique et est relié sans la moindre fissure à la terra australis. D’après l’ancienne géographie, le Portugal, parce qu’en dehors de la seule mer navigable, la Méditerranée, occupe parmi les nations maritimes de l’Europe la position la plus défavorable qui soit. Rendre possible cette soi-disant impossibilité et essayer si, selon la parole de l’Écriture, les derniers ne pourraient pas devenir les premiers, sera l’idée à laquelle un prince portugais vouera son existence. Si Ptolémée, ce geographus maximus, ce « pape de la géographie » s’était grossièrement trompé ? Si cet océan, dont les vagues puissantes amènent parfois de l’ouest sur les côtes du Portugal d’étranges morceaux de bois (qui viennent pourtant de quelque part !) n’était pas infini, mais conduisait vers des pays nouveaux et inconnus ? Si l’Afrique était habitable au delà des tropiques et si l’on pouvait atteindre par mer l’océan Indien ? Alors le Portugal, parce que situé si loin à l’ouest, serait le véritable tremplin de toutes les découvertes, le mieux placé sur la route des Indes ; il serait non plus déshérité par l’océan mais prédestiné plus qu’aucune nation d’Europe aux voyages sur mer. Transformer le Portugal, ce petit pays impuissant, en une puissance maritime, et l’océan Atlantique, considéré jusque-là comme un obstacle, en un moyen de communication a été en substance le rêve de toute la vie de l’Infant Henrique, celui que l’Histoire a surnommé à tort et à raison le Navigateur. À tort, parce qu’en dehors d’une brève expédition militaire contre Ceuta il n’est jamais monté sur un navire et qu’il n’existe pas de livre, de traité de navigation signé de sa main. À raison, car il a consacré toute sa fortune à la marine et aux marins. Ayant fait ses preuves tout jeune pendant la guerre contre les Maures au siège de Ceuta (1412) et en même temps un des hommes les plus riches de son pays, ce fils et neveu de rois portugais et anglais pouvait prétendre briller dans les plus hautes sphères ; toutes les cours l’invitent, l’Angleterre lui offre un haut commandement. Mais cet étrange rêveur choisit comme forme d’existence la féconde solitude. Il se retire sur le cap Sacrez, l’ancien « promontoire sacré » des Anciens. C’est de là qu’il prépare, durant près de cinquante ans, le voyage aux Indes et la grande offensive contre la mare incognitum.

Qui a donné à ce hardi penseur l’audace de prétendre, à l’encontre des plus hautes autorités de son temps en matière de cosmographie, que l’Afrique n’était pas un continent soudé au pôle, mais parfaitement contournable et ouvert vers les Indes ? Mystère. Toutefois le bruit courait encore (Hérodote et Strabon le mentionnent) qu’à l’époque lointaine des Pharaons une flotte phénicienne avait descendu la mer Rouge et était revenue inopinément deux ans plus tard par les Colonnes d’Hercule (le détroit de Gibraltar). Peut-être aussi l’Infant avait-il appris d’un marchand d’esclaves maure qu’il existait au delà de la « Libya deserta », du Sahara sablonneux, un « pays de richesse », un « bilat ghana ». Effectivement l’actuelle Guinée se trouve déjà indiquée sous ce nom avec beaucoup d’exactitude sur une carte dressée en 1150 par un cosmographe arabe pour le roi normand Roger II. Il se pourrait donc qu’Henrique fût mieux renseigné sur la géographie de l’Afrique par un bon service de renseignements que les géographes patentés qui ne juraient que par les codices de Ptolémée et récusaient les œuvres de Marco Polo et d’Ibn Battuta comme des impostures.

Ce qui fait surtout la grandeur morale d’Henrique, c’est d’avoir reconnu, en même temps que l’importance du but, l’énormité de la tâche, d’avoir su noblement se résigner à ne jamais voir son rêve s’accomplir, parce qu’il fallait déjà plus que le cours d’une vie humaine pour en préparer la réalisation. Car comment entreprendre un voyage du Portugal aux Indes sans connaître la mer et sans vaisseaux ? On ne conçoit pas, à l’époque où Henrique se met au travail, combien les notions géographiques et nautiques de l’Europe sont rudimentaires. Pendant les sombres siècles d’ignorance et d’abrutissement qui suivirent la chute de l’empire romain, le moyen âge a oublié tout ce que les Phéniciens, les Grecs, les Romains savaient en cosmologie. L’expédition d’Alexandre jusqu’aux confins de l’Afghanistan et même de l’Inde est tenue pour légendaire ; les excellentes cartes, les globes des Romains sont perdus, leurs chaussées jalonnées de bornes milliaires, qui pénétraient jusqu’au cœur de l’Angleterre et de la Bithynie, sont oubliées ; on a désappris à voyager, la joie de découvrir est morte, la science de la navigation est retombée en enfance : sans cartes et sans boussole, sans but vaste ni hardi, de frêles esquifs pratiquent un timide et mesquin cabotage de port en port, avec la crainte continuelle des tempêtes ou des pirates, plus redoutables encore. Au milieu d’une pareille décadence de la cosmographie et avec d’aussi pitoyables embarcations il est impossible de dompter les océans et de conquérir les empires d’outre-mer. Il faudra tout d’abord reconstituer par un long, très long sacrifice ce que des siècles d’indifférence ont laissé se perdre. Et Henrique, dont la gloire est de l’avoir compris, est résolu à vouer sa vie à cette entreprise.

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Seuls quelques murs en ruine subsistent encore de l’ancien château que le prince Henrique avait fait construire sur le cap Sacrez et qu’un ingrat héritier de sa science, Francis Drake, pilla et détruisit. À travers les ombres et les voiles de la légende, il est difficile de discerner de quelle façon l’Infant a élaboré ses vastes plans de conquêtes. D’après les récits, un peu romancés, peut-être, de ses chroniqueurs intimes, il fit tout d’abord venir une foule de livres et de cartes de tous les coins du monde et appela auprès de lui des savants arabes et juifs. Tout capitaine, tout marin qui rentrait de voyage fut interrogé ; leurs rapports, leurs communications furent consignés dans des archives privées ; en même temps une série d’expéditions étaient organisées. Sans arrêt on s’attacha au perfectionnement de l’art de la construction navale ; aux antiques « barcas », aux barques de pêche non pontées, véritables « naos » comptant dix-huit hommes d’équipage, succèdent en quelques années de robustes cotres de quatre-vingts et cent tonnes, capables de tenir la mer par gros temps. Ce nouveau et excellent modèle de bateau nécessite à son tour un nouveau type de marins : au pilote s’adjoint un « maître de l’astrologie », un spécialiste de la navigation, qui sait lire les portulans, calculer la déclinaison astrale et tracer les méridiens. Théorie et pratique s’unissent dans une collaboration féconde. Ainsi émerge peu à peu, systématiquement, une race de navigateurs et de découvreurs dont l’avenir s’annonce glorieux. De même que Philippe de Macédoine laisse à son fils Alexandre son irrésistible phalange pour conquérir le monde, de même Henrique lègue au Portugal la flotte la plus moderne, la meilleure de son époque, les plus habiles nautoniers pour vaincre l’océan.

Mais il appartient au destin tragique des précurseurs de mourir au seuil de la terre promise sans la voir. Henrique n’a pas assisté à une seule de ces grandes découvertes qui ont conféré l’immortalité à son pays. L’année de sa mort (1460) on n’a encore obtenu aucun résultat tangible dans le domaine géographique. La fameuse découverte des Açores et de Madère ne fut en réalité qu’une redécouverte (le Portolano Laurentino les signale déjà en 1315). Les « naos » se sont timidement risqués sur la côte occidentale de l’Afrique, mais en un demi-siècle ne sont pas encore descendus jusqu’à l’Équateur ; un trafic peu glorieux a commencé, la traite des noirs : autrement dit, on enlève en masse les nègres sur la côte du Sénégal pour les vendre sur le marché d’esclaves de Lisbonne ; on trouve aussi un peu de poussière d’or : ces maigres et insignifiants débuts sont tout ce qu’Henrique a vu de l’œuvre qu’il a conçue. En réalité le résultat décisif est cependant déjà acquis. Le grand progrès pour la marine portugaise ne réside pas en effet dans la distance parcourue, mais dans l’influence morale, dans l’accroissement du goût des entreprises et dans la destruction d’une fable dangereuse. À travers les siècles, les gens de mer racontaient tout bas que passé le cap « Non » la navigation était impossible. Au delà commençait immédiatement « la mer verte des ténèbres » ; malheur au navire qui s’aventurait dans ces parages mortels ! Sous ces latitudes, l’ardeur du soleil faisait bouillir la mer ; les bordages et les voiles prenaient feu aussitôt et le chrétien qui osait pénétrer dans « le pays de Satan », lequel était désolé comme un paysage lunaire, était métamorphosé sur-le-champ en nègre. Les marins éprouvaient une terreur si insurmontable pour tout voyage le long de la côte africaine que le pape, pour procurer à Henrique des hommes en vue de ses premières expéditions, dut promettre aux volontaires pleine et entière rémission de leurs péchés. Aussi quel triomphe lorsque Gil Eannes double en 1434 ce cap « Non », soi-disant infranchissable, et peut écrire à propos de la Guinée que le grand savant Ptolémée n’était qu’un vieux radoteur, « car, dit-il, la navigation y est aussi facile que chez nous et le pays est en outre d’une beauté et d’une richesse extrêmes ». Ainsi le point mort est dépassé. Le Portugal n’a plus besoin de faire d’efforts pour constituer ses équipages ; amoureux d’aventures et aventuriers accourent de tous les pays pour se mettre à son service. Chaque nouveau voyage couronné de succès enhardit les navigateurs ; une nouvelle race d’hommes jeunes et intrépides éclôt soudain, auxquels l’aventure est plus chère que la vie. Navigare necesse est, vivere non est necesse, le vieil adage des marins a retrouvé son empire sur les esprits. Et toutes les fois qu’une génération ferme et résolue se met au travail l’univers se transforme.

C’est pourquoi la mort d’Henrique ne représente qu’une pause avant le grand élan. À peine l’énergique roi Joao II est-il monté sur le trône qu’il se produit un essor qui dépasse toute attente. Ce qui n’avançait jusque-là qu’avec la lenteur de l’escargot marche maintenant à pas de géant. Hier encore, on s’émerveillait d’avoir, en douze ans, franchi les quelques centaines de milles qui séparent Lisbonne du cap Bojador et, en douze autres années de lente progression d’avoir réussi à atteindre le cap Vert : aujourd’hui un bond en avant de cent, de cinq cents milles n’a plus rien d’extraordinaire. Nous seuls, qui avons assisté à la conquête de l’air, qui, au début du siècle, nous extasions à la pensée qu’un aéroplane parti du Champ de Mars avait pu tenir l’air trois, cinq, dix kilomètres et qui avons vu plus tard survoler continents et océans, nous seuls, peut-être, sommes capables de comprendre l’intérêt passionné, l’enthousiasme vibrant avec lequel l’Europe accueille les brusques succès du Portugal. En 1471, l’Équateur est atteint ; en 1484, Diego Cam débarque à l’embouchure du Congo ; en 1486, le rêve prophétique d’Henrique s’accomplit : un navigateur portugais, Bartholomeu Diaz, touche à la pointe sud de l’Afrique le cap de Bonne-Espérance, baptisé d’abord par lui, sans doute à cause des tempêtes qu’il y essuie, « Cabo tormentoso ». Mais bien que l’ouragan ait déchiré sa voilure et brisé ses mâts, le hardi conquistador continue sa route. Il est déjà en vue de la côte occidentale, d’où les pilotes musulmans pourraient facilement le conduire aux Indes, lorsque son équipage se révolte : c’est assez pour cette fois. Le cœur ulcéré, Bartholomeu Diaz doit faire demi-tour, renonçant par la faute d’autrui à la gloire d’être le premier Européen à avoir frayé la route des Indes, et c’est un autre Portugais, Vasco de Gama, qu’à cette occasion Camoëns glorifie dans des vers immortels. Comme toujours, le pionnier, l’initiateur infortuné est oublié au profit du réalisateur plus heureux. Toutefois l’acte décisif est effectué. Pour la première fois, la configuration géographique de l’Afrique se trouve précisée, Ptolémée reçoit un démenti formel : il existe bien une route maritime des Indes. Les disciples et les héritiers d’Henrique ont réalisé le rêve de sa vie vingt-six ans après la mort de leur maître.

Le monde tourne maintenant des regards étonnés et envieux vers cet insignifiant petit peuple de marins, relégué à l’extrême pointe de l’Europe. Pendant que les grandes puissances, la France, l’Allemagne, l’Italie s’entre-déchirent dans des guerres stupides, leur frère cadet, le Portugal, décuple, centuple son champ d’action. Rien ne peut plus entraver son formidable essor. Il est devenu du jour au lendemain la première nation maritime du monde, il a acquis par son activité non seulement de nouvelles provinces mais même de véritables continents. Dix ans encore, et le plus petit État d’Europe pourra prétendre posséder et régir un territoire plus vaste que l’empire romain au temps de sa plus grande extension.

Il est évident qu’en essayant de réaliser des prétentions aussi exagérément impérialistes le Portugal ne tardera pas à épuiser ses forces. Un enfant prévoirait qu’un pays aussi minuscule, qui ne compte guère au total plus d’un million et demi d’habitants, ne saurait à lui seul occuper, coloniser, gouverner, ni même seulement monopoliser commercialement l’Afrique, l’Inde et le Brésil tout entiers, ni surtout se défendre éternellement contre la jalousie des autres nations. Une seule goutte d’huile ne peut suffire à rendre étale une mer démontée, un pays grand comme la main soumettre des pays cent fois plus étendus. Raisonnablement, l’expansion illimitée du Portugal représente une absurdité, une donquichotterie de la plus dangereuse espèce. Mais ce qui est héroïque est toujours déraisonnable, irrationnel. Chaque fois qu’un homme ou un peuple s’impose une mission qui dépasse sa mesure, ses forces se haussent à un niveau insoupçonné. Jamais peut-être une nation ne s’est aussi magnifiquement synthétisée dans une période glorieuse que le Portugal à la fin du XVe siècle : il possède tout à coup non seulement un Alexandre, des Argonautes en Albuquerque, Vasco de Gama et Magellan, mais un Homère en Camoëns, un Tite-Live en Barros. Des savants, des architectes, de grands commerçants lui naissent spontanément. Comme la Grèce au temps de Périclès, l’Angleterre sous Élisabeth, la France sous Napoléon, ce peuple réalise son idée profonde sous une forme universelle et la met en évidence aux yeux du monde. Pendant une heure de l’histoire du monde, le Portugal est la première nation de l’Europe, le guide de l’humanité !

Mais les hauts faits d’un peuple profitent toujours aux autres peuples. Tous sentent que cette poussée dans l’inconnu a bouleversé tous les concepts et mesures admis jusqu’ici, toutes les notions de distance, et dans les cours, dans les universités, on attend avec une impatience fébrile les dernières nouvelles de Lisbonne. Grâce à une merveilleuse clairvoyance, l’Europe comprend tout à coup que les grands voyages et les découvertes vont transformer davantage l’univers que toutes les guerres et la grosse artillerie, qu’une époque séculaire, millénaire, le moyen âge, est révolue et qu’une autre commence, celle des temps modernes, qui pensera et créera dans des dimensions plus vastes. C’est pourquoi l’humaniste florentin Polician, pressentant ce moment historique, prend solennellement la parole pour glorifier le Portugal, et la gratitude de toute l’Europe civilisée s’exprime par sa bouche en ces termes enthousiastes : « Il n’a pas seulement laissé derrière lui les colonnes d’Hercule et dompté un océan déchaîné, mais resserré les liens jusqu’alors relâchés de l’unité du monde habitable. À quelles nouvelles possibilités et à quels avantages économiques, à quelle élévation du savoir, à quelle confirmation de la science antique, dont on récusait jusqu’à présent l’exactitude, n’est-on pas maintenant en droit de s’attendre ? De nouveaux pays, de nouvelles mers, de nouveaux mondes (alli mundi) ont émergé des ténèbres séculaires. Le Portugal est aujourd’hui le gardien, la sentinelle d’un second univers ! »

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Un événement déconcertant vient, hélas ! interrompre cette incomparable marche triomphale. Le « second univers » semble déjà atteint par la voie orientale, le sceptre et les trésors de l’Inde paraissent déjà assurés au roi Joao : depuis que le cap de Bonne-Espérance a été doublé, personne ne peut plus devancer le Portugal, ni même le suivre dans la voie qu’il a prise. Car Henrique le Navigateur avait eu la prudence de faire garantir aux Portugais par bref spécial du pape la propriété exclusive de tous les continents, mers et îles qu’ils découvriraient au-dessous du cap Bojador, et trois autres papes avaient confirmé cette étrange « donation », aux termes de laquelle la maison des Viseu recevait en apanage tout l’Orient encore inconnu et des millions d’habitants. Avec d’aussi indiscutables garanties entre les mains, on ne se sent généralement pas enclin aux affaires hasardeuses ; rien d’étonnant donc que le beatus possidens, que Joao II eût montré peu d’intérêt pour les projets confus de ce Génois inconnu qui réclamait avec emphase toute une flotte « para buscar el levante por el ponente », pour gagner les Indes par l’ouest. Certes on avait aimablement accordé audience à messer Christoforo Colombo au palais de Lisbonne ; on ne lui avait pas opposé un refus brutal, mais on s’en était tenu là. On se rappelait trop bien que toutes les expéditions visant les fabuleuses Antilles et le Brésil, lesquels devaient se trouver quelque part à l’ouest, entre l’Europe et les Indes, avaient, les unes après les autres, lamentablement échoué. Et d’ailleurs pourquoi risquer d’excellents ducats portugais dans la recherche d’une route des Indes problématique, alors qu’on venait de trouver la bonne après des années d’efforts et que les chantiers navals du Tage travaillaient jour et nuit à la construction de la grande flotte qui irait directement aux Indes par le Cap ? La brusque nouvelle que l’aventurier génois a réellement franchi « l’Océano tenebroso » pour le compte de l’Espagne et rencontré la terre à l’ouest après trois courtes semaines de navigation éclate au palais du roi Joao comme un coup de tonnerre. Un miracle s’est accompli. Elle s’est soudain réalisée la prophétie mystique de la « Médée » de Sénèque qui, depuis bien des années, hantait l’esprit des grands navigateurs :

Venient annis scecula seris, quibus oceanus vincula rerum laxet et ingens pateat tellus, Typhisque novos detegat orbes, nec sit terris ultima Thula.

En vérité, il semble venu « le jour où, après des siècles d’attente, l’océan livre son secret, où l’argonaute découvre de nouveaux mondes et où Thulé n’est plus la terre la plus lointaine de notre globe ». Il est vrai que Colomb, le nouvel argonaute, est à cent lieues de soupçonner qu’il a découvert un monde nouveau. Cet homme fantasque et obstiné continuera jusqu’à sa dernière heure à prétendre, sans jamais vouloir en démordre, qu’il a atteint le continent asiatique et qu’en poursuivant à l’ouest de l’Espagne il débarquerait peu de jours après à l’embouchure du Gange. C’est cela surtout qui effraie le Portugal. À quoi lui sert en effet l’encyclique papale qui lui confère la propriété de tous les pays qu’il rencontrera en allant vers l’est, si avant l’élan final l’Espagne le devance par la route de l’ouest et lui souffle les Indes ? Cinquante années de travail de la vie d’Henrique, quarante années d’efforts après sa mort seraient annihilées du coup et les Indes perdues par le trait de folle audace de ce maudit Génois. Si le Portugal veut maintenir la priorité de ses droits sur les Indes, il n’a plus d’autre ressource que de prendre les armes pour s’opposer à la soudaine intrusion de sa rivale.

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Heureusement le pape conjure le danger menaçant. Le Portugal et l’Espagne sont chers à son cœur, parce que ce sont les seules nations dont les souverains ne se soient jamais dressés contre sa volonté. Ils ont combattu les Maures, chassé les Infidèles, extirpé par le fer et par le feu l’hérésie de leurs royaumes ; jamais l’Inquisition n’a trouvé d’auxiliaires aussi complaisants contre les Musulmans et les Juifs. Non, décide le saint Père, ses enfants chéris ne doivent pas se brouiller. Et il répartit tout bonnement entre eux les parties du monde encore inconnues. Il ne les leur remet pas, pour parler le langage hypocrite de notre diplomatie moderne, à titre de « sphères d’intérêts », mais il les leur donne en toute propriété, en vertu de son autorité de vicaire de Jésus-Christ. Il prend le globe terrestre et le coupe en deux comme s’il s’agissait d’une pomme, non avec un couteau certes, mais à l’aide de la bulle du 4 mai 1493. La ligne de démarcation passe à cent « léguas » (une ancienne mesure militaire) des îles du cap Vert ; tous les pays non encore reconnus à l’ouest de cette ligne appartiendront à sa fille bien-aimée l’Espagne, tous ceux situés à l’est à son cher fils le Portugal. Les deux enfants acceptent d’abord avec reconnaissance ce superbe présent. Mais bientôt le Portugal ressent de l’inquiétude et demande que la limite soit légèrement reculée vers l’occident. Cette requête est exaucée par le traité de Tordesillas (7 juin 1494), qui recule la ligne de démarcation de deux cent soixante-dix léguas vers l’ouest (clause qui octroie au Portugal le Brésil non encore découvert à l’époque).

Si grotesque que puisse paraître à première vue une pareille libéralité, qui confère la presque totalité du monde à deux nations sans tenir compte des autres, il n’en faut cependant pas moins admirer dans cette solution pacifique, qui aplanit un conflit sans recourir à la violence, un des rares actes raisonnables de l’Histoire. Effectivement le pacte de Tordesillas évitera pendant de nombreuses années toute guerre coloniale entre l’Espagne et le Portugal, bien que cet arrangement soit condamné d’avance à n’être que provisoire. Mais où se trouvent les îles tant recherchées, les précieuses îles des épices ? À l’est ou à l’ouest de la ligne de démarcation ? Du côté du Portugal ou du côté de l’Espagne ? C’est ce qu’ignorent à ce moment-là pape, rois et savants, parce que personne n’a encore mesuré la circonférence de la terre et parce que l’Église ne veut reconnaître à aucun prix qu’elle soit ronde. Mais avant la décision finale les deux nations auront fort à faire pour avaler les deux monstrueux morceaux que le destin leur a jetés en pâture : à la petite Espagne, la gigantesque Amérique ; au minuscule Portugal les Indes et l’Afrique !

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Le succès de Colomb a provoqué en Europe un étonnement sans bornes. Un désir fou d’aventures et de découvertes comme on n’en a jamais vu s’empare des gens : toujours la réussite d’un individu courageux suscite la vaillance et la bravoure de sa génération. Tous ceux qui sont mécontents de leur état et de leur position, tous ceux qui se croient méconnus et sont trop impatients pour attendre, les cadets de famille, les officiers sans emploi, les bâtards des grands seigneurs et les sombres compagnons que la justice recherche, tous veulent partir pour le Nouveau Monde. Princes, négociants, spéculateurs arment tout ce qu’ils peuvent comme bateaux ; il faut séparer de force aventuriers et mercenaires qui jouent du couteau pour être enrôlés les uns avant les autres. Jadis Henrique devait recourir aux offices du pape pour pouvoir recruter une poignée de matelots ; aujourd’hui des villages entiers s’acheminent vers les ports ; les capitaines et les patrons des navires marchands ne savent plus où donner de la tête. Les expéditions se suivent sans arrêt, et de nouvelles îles, de nouvelles terres émergent de tous côtés comme par enchantement, au Nord, au Sud, à l’Est, à l’Ouest, les unes prisonnières des glaces, les autres couvertes de palmiers. En l’espace de vingt ou trente années, les quelques centaines de petits vaisseaux partis de Cadix, de Palos, de Lisbonne découvrent plus de continents que l’humanité entière au cours des siècles précédents.

Quel inoubliable, quel incomparable calendrier nous offre cette époque de découvertes : en 1498, Vasco de Gama – « au service de Dieu et pour le profit de la couronne portugaise », comme le dit avec orgueil le roi Manoel – atteint les Indes et débarque à Calicut, la même année Cabot, capitaine au service de l’Angleterre, aborde Terre-Neuve et du même coup la côte américaine. Un an plus tard, Pinzon, pour le compte de l’Espagne, et Cabrai, pour celui du Portugal, simultanément et indépendamment l’un de l’autre découvrent le Brésil, cependant que Gaspar Cortereal, successeur des Vikings, redécouvre le Labrador cinq cents ans après eux. Les événements se succèdent au même rythme : dans les premières années du siècle qui suit deux expéditions portugaises (Americ Vespuce fait partie de l’une d’elles) descendent le long de la côte sud-américaine jusqu’à proximité du Rio de la Plata. En 1506, les Portugais découvrent Madagascar, en 1507 l’île Maurice ; en 1509 ils touchent Malacca dont ils s’emparent en 1511 et ainsi tiennent déjà la clef de l’Archipel malais. En 1512 Ponce de Léon pénètre en Floride ; en 1515, des hauteurs du Darien, Nunez de Balboa est le premier Européen qui aperçoit l’océan Pacifique. À partir de ce moment l’humanité connaît toutes ses mers. Dans une courte période de cent années la marine européenne a plusieurs fois centuplé ses possibilités. Alors qu’en 1418, sous Henrique, la nouvelle que les premières « barcas » avaient atteint Madère avait fait sensation, en 1518, les vaisseaux portugais – que l’on compare ces deux distances sur la carte – mouillent déjà à Canton et au Japon. Bientôt un voyage aux Indes présentera moins de risques qu’autrefois un voyage au cap Bojador. Soumise à un rythme aussi vertigineux, la face du monde se transforme et se précise d’année en année, de mois en mois. Cartographes et cosmographes travaillent sans répit dans les ateliers d’Augsbourg sans pouvoir suffire aux commandes. On leur arrache des mains les épreuves encore humides et non révisées. Chacun veut être renseigné sur les « mondes nouveaux ». À peine les cosmographes ont-ils dessiné leurs cartes d’après les plus récentes informations que de nouvelles communications, de nouveaux rapports arrivent. Tout est bouleversé, tout est à refaire : ce qu’on prenait pour une île était une presqu’île, ce qu’on croyait être les Indes était un continent ignoré ; il faut indiquer de nouveaux fleuves, de nouvelles montagnes. Jamais la géographie, la cosmographie n’ont connu, jamais elles ne connaîtront plus un progrès aussi accéléré, aussi enivrant, aussi triomphal que pendant cette période de cinquante années au cours de laquelle ont été déterminées la forme et la configuration définitives de la terre, où l’humanité découvre la planète sur laquelle elle s’agite depuis des temps incalculables. Cette tâche formidable est l’œuvre d’une seule génération ; ses marins ont surmonté tous les dangers pour frayer la route à leurs successeurs ; ses conquistadors ont conquis des continents et des mers, ses héros ont résolu tous les problèmes ou presque. Un seul exploit reste encore à réaliser, le dernier, le plus beau, le plus difficile : faire sur un seul et même navire le tour du globe, prouver envers et contre tous les cosmographes et les théologiens du passé la sphéricité de la terre. Accomplir cette mission sera le but et la destinée de Fernão de Magalhães.

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