Chapitre II Magellan aux Indes

(Mars 1505 - juin 1512)

Lespremiers vaisseaux qui quittèrent Lisbonne en descendant le Tage pour s’élancer vers l’inconnu avaient servi à la découverte de territoires ; les seconds ne cherchaient qu’à commercer paisiblement avec les nouveaux pays. La troisième flotte, par contre, est déjà équipée militairement. C’est ainsi que le 25 mars 1505 marque le début d’une ère de colonisation dont l’activité se déroulera invariablement en trois temps. Le même processus se répétera pendant des siècles : on construit d’abord une factorerie, puis une forteresse, soi-disant pour la protéger. En premier lieu on se livre à de pacifiques échanges avec les souverains indigènes, ensuite, dès qu’on a amené suffisamment de soldats, on spolie tout bonnement ces princes de leurs États et l’on s’empare des denrées du pays. Dix ans de succès ont fait oublier au Portugal qu’à l’origine son seul désir était d’acquérir une modeste place dans le commerce des épices. Mais les bonnes résolutions s’effacent rapidement avec la réussite ; du jour où Vasco de Gama a débarqué aux Indes, le Portugal veut le gâteau pour lui seul et regarde l’Afrique, l’Inde et le Brésil comme sa propriété. De Gibraltar à Singapour et jusqu’en Chine aucun bâtiment n’a le droit de sillonner les mers, personne ne peut faire de commerce sur une moitié du globe s’il n’appartient à la plus infime nation de la petite Europe.

C’est pourquoi un spectacle magnifique se déroule en cette journée du 25 mars 1505, où la première flotte de guerre portugaise quitte Lisbonne pour conquérir un nouvel empire, spectacle seulement comparable dans l’histoire à celui d’Alexandre franchissant l’Hellespont. La tâche qu’elle se propose n’est pas moins présomptueuse : l’asservissement d’un monde. Vingt bâtiments attendent toutes voiles dehors l’ordre de lever l’ancre, vingt bâtiments qui n’ont rien de commun avec les légères embarcations ouvertes du temps d’Henrique et qui sont de grands et lourds galions possédant de hauts gaillards d’avant et d’arrière, de puissants voiliers à trois et quatre mâts, aux équipages considérables. À bord, outre plusieurs centaines de marins exercés à la guerre, on ne compte pas moins de cinq cents soldats armés de pied en cap et de deux cents bombardiers ; on a embarqué en outre des charpentiers et toutes sortes d’ouvriers avec l’outillage voulu pour construire sur place de nouveaux bateaux dès qu’on sera aux Indes.

On conçoit d’emblée qu’une flotte aussi gigantesque ait un but grandiose : la prise de possession définitive de l’Orient. Ce n’est pas en vain que le titre de vice-roi des Indes a été conféré à l’amiral Francisco de Almeida ni par hasard que le premier héros et le premier navigateur du Portugal, Vasco de Gama, « l’Amiral des mers de l’Inde » a choisi et vérifié les équipements. La mission militaire d’Almeida est d’une clarté limpide : détruire et raser toutes les villes de commerce musulmanes de l’Inde et de l’Afrique, édifier des forteresses sur chaque point d’appui et y laisser une garnison. Il doit – l’Angleterre reprendra cette idée politique – occuper toutes les issues et passages, garder tous les détroits, de Gibraltar à Singapour, fermer la mer Rouge, le golfe Persique et l’océan Indien au négoce étranger. De plus, il a l’ordre d’anéantir la puissance maritime du sultan d’Égypte, des radjahs de l’Inde et de maintenir tous les ports sous un contrôle extrêmement sévère pour qu’à partir de l’an de grâce 1505 tout navire ne battant pas pavillon portugais ne puisse plus transporter un seul grain d’épice. L’entreprise militaire marche en outre de pair avec une mission idéale : répandre le christianisme dans tous les pays conquis. C’est pourquoi ce départ offre également le cérémonial d’une croisade. Dans la cathédrale le roi remet de sa propre main à Francisco d’Almeida la bannière en damas blanc, ornée de la croix qui doit flotter victorieusement sur tous les pays maures et païens. L’amiral la reçoit à genoux et, derrière lui, agenouillés également, ses quinze cents hommes, tous purifiés par la communion, prêtent serment de fidélité à leur souverain temporel, le roi du Portugal, ainsi qu’à leur souverain céleste, sous l’autorité desquels ils vont placer de nouveaux empires. Ensuite, solennelle comme une procession, l’armée traverse la ville pour se rendre au port ; les canons tirent une salve d’adieu et les vaisseaux descendent majestueusement le Tage vers la haute mer, que leur amiral a juré de conquérir d’un bout à l’autre.

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Parmi les quinze cents soldats qui se sont agenouillés, le front incliné, devant l’autel et ont levé la main pour prêter le serment de fidélité se trouve un jeune homme de vingt-quatre ans au nom encore obscur : Fernão de Magalhães. Tout ce qu’on connaît de ses origines c’est qu’il est né en 1480. Mais le lieu de sa naissance est déjà l’objet de contestations : de récentes recherches ont démontré que l’affirmation selon laquelle il serait né à Sabrosa, dans la province de Tras los Montes, est inexacte : en effet le prétendu testament d’où l’on avait tiré cette assertion a été définitivement reconnu apocryphe. Il semble beaucoup plus probable qu’il soit né à Oporto. On ne sait rien non plus de sa famille, sauf qu’elle devait être noble, mais n’appartenait sans doute qu’au quatrième rang de la noblesse, aux « fidalgos de cota de armes » ; toutefois son extraction accordait à Magellan le droit de posséder ses armoiries et de les transmettre à ses héritiers, de même que celui d’aller à la Cour. Il aurait servi dans son enfance, croit-on, comme page auprès de la reine Éléonore, ce qui ne prouve d’ailleurs nullement qu’il ait occupé ensuite une position importante au palais. Car lorsqu’il entre dans la flotte, à l’âge de vingt-quatre ans, il n’est que simple « sobresalente », un de ces « soldats inconnus » qui partent par milliers à la conquête de l’univers, dont une douzaine seulement reviennent et dont un seul accapare l’immortelle gloire de leurs communes prouesses.

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Magellan, au cours de cette expédition, n’est qu’un des quinze cents hommes de l’amiral de Almeida et rien de plus. On cherche en vain son nom dans les chroniques de la guerre des Indes, et, sincèrement, on ne peut rien dire de toutes ces années, sinon qu’elles ont dû être pour lui d’incomparables années d’apprentissage. On ne ménage pas un « sobresalente » et on l’emploie à toutes les besognes : il doit arriser les voiles pendant le grain et actionner les pompes, courir aujourd’hui à l’assaut d’une ville, et demain pelleter du sable pour la construction d’un retranchement. Il doit porter les marchandises au marché, monter la garde dans les factoreries, manier la sonde et l’épée, obéir et commander. Mais en servant à tout, il apprend tout et devient en même temps soldat, marin, marchand, psychologue, géographe, océanographe et astronome. Bref, la destinée, qui lui réserve les plus hautes missions, le mêle aux plus grands événements qui ont abouti à la longue suprématie de sa nation et à la transfiguration de l’univers. Après quelques escarmouches qui sont plutôt des rapines que de véritables combats, Magellan reçoit définitivement le baptême du feu à la bataille navale de Cannanore (16 mars 1506).

Cette bataille représente une heure décisive dans l’histoire des guerres coloniales portugaises. Le zamorin de Calicut avait amicalement accueilli Vasco de Gama lors de son premier débarquement (1498) et s’était montré disposé à faire du commerce avec le Portugal. Mais lorsque les Portugais revinrent quelques années plus tard sur des vaisseaux plus grands et mieux armés le zamorin se rendit vite compte qu’ils aspiraient à s’emparer des Indes. Les négociants indiens et musulmans voient avec frayeur l’intrusion de ce brochet vorace dans leur paisible vivier, car les étrangers se sont soudain emparés de toutes les mers. Aucun navire n’ose plus sortir des ports par crainte de ces pirates brutaux, le commerce des épices s’arrête, les caravanes pour l’Égypte ne partent plus ; on sent jusqu’au Rialto de Venise qu’une main violente et rude a rompu la chaîne. Le sultan d’Égypte, qui voit fondre ses revenus douaniers, essaye tout d’abord d’une menace pacifique. Il écrit au pape que si les Portugais continuent de faire la loi dans l’océan Indien, il détruira par mesure de représailles le Saint Sépulcre, à Jérusalem. Mais ni roi, ni pape, ni empereur n’ont plus aucune autorité devant la volonté impérialiste du Portugal. On ne peut refouler ces conquérants que par la violence ; il ne reste plus aux Orientaux spoliés qu’à se rassembler et à les exterminer avant qu’ils se soient définitivement installés aux Indes. Le zamorin de Calicut prépare l’attaque, secrètement soutenu par le sultan d’Égypte et sans doute aussi par les Vénitiens, qui lui envoient en sous-main – l’or pèse plus lourd que le sang – des fondeurs de canons et des canonniers. La flotte chrétienne sera assaillie à l’improviste et anéantie d’un seul coup.

Mais souvent la présence d’esprit et l’énergie d’une figure de second plan, l’intervention d’un personnage jusque-là très effacé décident de plusieurs siècles d’histoire. Un heureux hasard sauve les Portugais. En ce temps-là errait de par le monde un aventurier italien, sympathique par son courage et sa juvénilité, du nom de Lodovico Varthema. Ce n’était ni l’appât du gain ni l’ambition qui avaient poussé ce jeune homme à s’expatrier, mais un amour inné, instinctif, des voyages. « D’esprit lourd et peu enclin à étudier dans les livres », dit-il de lui sans aucune fausse honte, il avait résolu « de voir de ses propres yeux les différents pays de la terre, car les rapports d’un seul témoin oculaire ont plus de valeur que tous les racontars ». C’est ainsi que l’intrépide Varthema réussit à s’introduire dans la Mecque, ville interdite aux infidèles (il est le premier Européen à avoir accompli cet acte audacieux et le récit qu’il en a fait reste encore aujourd’hui la description type de la Casbah), puis, après avoir couru mille dangers mortels, gagne non seulement l’Inde, Sumatra et Bornéo, où Marco Polo l’avait précédé, mais – ceci aura une influence décisive sur l’exploit de Magellan – il est aussi le premier Européen à avoir visité les mystérieuses îles des épices. À son retour, qu’il effectue sous l’habit d’un prêtre musulman, il apprend à Calicut, de la bouche de deux renégats chrétiens, le coup de main que le zamorin prépare contre les Portugais. Obéissant à un sentiment de solidarité chrétienne, il rejoint ceux-ci au péril de sa vie, et par bonheur son avertissement arrive à temps. Le 15 mars 1506, tandis que les deux cents navires du zamorin espèrent surprendre les onze vaisseaux des Portugais, ceux-ci sont déjà rangés en ordre de bataille. C’est le plus rude combat que le Portugal aura soutenu jusqu’ici et c’est avec quatre-vingts morts et deux cents blessés (chiffre énorme pour ces premières guerres coloniales) que le Portugal paye une victoire qui lui assure définitivement la suprématie sur les côtes de l’Inde.

Magellan se trouve parmi les deux cents blessés : pendant ces années d’obscurité son destin veut qu’il récolte plus de blessures que de distinctions. On l’expédie d’abord avec les autres en Afrique. Ici sa trace se perd complètement : qui donc prendrait note de ce qui arrive à un simple « sobresalente » ? De toute façon il a dû faire partie d’un contingent de rapatriés ; il est probablement rentré à Lisbonne pendant l’été 1507 sur le même bâtiment que Varthema. Mais la passion des voyages le reprend bientôt. Il se sent dépaysé au Portugal et son bref congé se passe à attendre avec impatience le départ de la nouvelle flotte des Indes qui le ramènera au sein de sa véritable patrie : l’aventure.

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Cette nouvelle flotte avec laquelle Magellan retourne aux Indes a une mission particulière. Son illustre compagnon de bord, Lodovico Varthema, a sans doute renseigné la cour sur l’opulence de la ville de Malacca et lui a fourni des indications précises sur les introuvables îles des épices. Grâce à ces informations, on sait maintenant à la cour de Portugal que la conquête de l’Inde et de ses trésors ne sera pas complète tant qu’on ne se sera pas emparé des fameuses îles, et que la chose est impossible si on n’en possède pas la clef : le détroit et la ville de Malacca. Cependant, au lieu d’envoyer immédiatement une flotte de guerre, on a recours à une ruse infaillible : on charge Lopez de Sequeira de s’approcher prudemment de Malacca avec ses quatre vaisseaux, de reconnaître le terrain et de se présenter sous le masque rassurant d’un paisible marchand.

Sans incident notable la petite flotte atteint les Indes en avril 1509. Le voyage à Calicut, cette incomparable prouesse qui valut à Vasco de Gama les honneurs de l’histoire et de la poésie, est refait, moins de dix ans après, par le premier capitaine venu de la marine portugaise. De Lisbonne à Mombassa, de Mombassa aux Indes, on connaît déjà tous les récifs, tous les havres, on n’a plus besoin de pilote ni de « maître de l’astrologie ». Ce n’est que le 19 août, lorsque Sequeira, quittant le port de Cochin, poursuit sa route vers l’Est, que les vaisseaux portugais naviguent dans des eaux inconnues.

Après trois semaines de traversée, le 11 septembre 1509, la petite flotte est en vue de Malacca. À distance déjà on peut constater que le brave Varthema n’a pas menti ni exagéré quand il disait « qu’il abordait dans ce port plus de navires qu’en aucun autre endroit du monde ». Grands et petits bateaux, blancs et multicolores, jonques et praos d’origine malaise, chinoise et siamoise se pressent voile contre voile dans la rade immense. La Chersonèse d’Or, le détroit de Malacca, doit à sa situation géographique d’avoir été choisie pour être le grand marché de l’Orient. Tout vaisseau qui veut aller de l’Est à l’Ouest, du Nord au Sud, de l’Inde en Chine, des Moluques en Perse est obligé de passer par ce Gibraltar oriental. Il est donc normal qu’on échange dans cet entrepôt toutes les marchandises imaginables, les clous de girofle des Moluques et les rubis de Ceylan, la porcelaine de Chine et l’ivoire du Siam, les cachemires du Bengale et le bois de santal de Timor, les lames damasquinées de l’Arabie, le poivre de Malabar et les esclaves de Bornéo. Toutes les races, toutes les couleurs et les langues se mêlent, en une confusion babylonienne, dans ce centre commercial qui compte, estime-t-on (avec quelque exagération sans doute), deux cent mille habitants et au centre duquel s’élèvent, au-dessus d’un amoncellement de cabanes, les silhouettes majestueuses d’un palais éclatant et d’une mosquée de pierre.

Du haut de leurs vaisseaux, les Portugais contemplent avec étonnement la puissante cité ; ils regardent avec convoitise cette blanche perle d’Orient qui étincelle dans la lumière éblouissante du soleil et qui pourrait devenir le plus beau joyau de la couronne impériale du Portugal. De son côté, le prince malais et ses vizirs observent du palais, avec surprise et inquiétude, ces singuliers et redoutables navires. Les voilà donc, ces bandits incirconcis ! Ces maudits ont fini par découvrir la route de Malacca ! Le bruit des sanglantes tueries d’Almeida et d’Albuquerque s’est déjà répandu à des milliers de lieues ; on sait ici que ces terribles étrangers ne traversent pas la mer, comme les patrons des jonques siamoises et japonaises, pour se livrer à de pacifiques échanges, mais attendent sournoisement le moment de s’installer et de tout piller. Le plus sage serait de ne pas les laisser entrer dans le port ; lorsque ces envahisseurs auront un pied dans la place, il sera trop tard. Mais, d’autre part, le sultan connaît par ouï-dire l’efficacité de ces lourds canons, dont les gueules noires et silencieuses passent menaçantes hors des écoutilles ; il sait que ces pirates blancs se battent comme des démons et qu’on ne peut leur résister. Mieux vaut donc opposer le mensonge au mensonge, la ruse à la ruse, et prévenir l’attaque de l’ennemi.

Le sultan de Malacca reçoit les envoyés de Sequeira avec empressement, il accepte leurs présents avec des remerciements exagérés. Soyez les bienvenus, leur dit-il, faites ici tout le commerce qu’il vous plaira. Je vous procurerai sous peu de jours autant de poivre et d’autres épices que vous pourrez en emporter. Il invite aimablement les capitaines à dîner au palais, et bien que ceux-ci – avertis de plusieurs côtés – déclinent l’invitation, les marins se répandent librement et joyeusement à travers la ville étrangère et si hospitalière. Quel plaisir de sentir enfin la terre ferme sous ses pieds, de pouvoir s’amuser avec des femmes faciles, de ne plus loger dans une cabine puante ni dans ces infects villages où des hommes-bêtes, entièrement nus, vivent parmi les porcs et la volaille. Ils entrent bavarder dans les maisons de thé, font des emplettes sur les marchés, se régalent de boissons malaises fortement alcoolisées et de fruits crus ; jamais depuis leur départ de Lisbonne ils n’ont rencontré un accueil aussi cordial, aussi généreux. À leur tour, les Malais, montés sur de petits canots rapides chargés de vivres, accostent par centaines les vaisseaux étrangers, grimpent comme des singes le long des cordages, admirent toutes ces choses étranges qu’ils n’ont jamais vues. Un commerce d’échange très actif prend naissance, et c’est à regret que l’équipage apprend que le sultan a déjà rassemblé tout le chargement et a prié Seiqueira d’envoyer à quai toutes ses chaloupes le lendemain pour que la gigantesque cargaison puisse être chargée avant le coucher du soleil. Sequeira, ravi de s’être procuré aussi rapidement les précieuses denrées, dépêche effectivement à la côte les baleinières des quatre navires avec un équipage nombreux. Quant à lui, trouvant ces tractations commerciales indignes d’un gentilhomme portugais, il reste à bord et joue aux échecs avec un camarade, ce qu’il y a de mieux à faire sur un bateau par une journée ennuyeuse et torride. Les trois autres galions sommeillent paisiblement. Cependant Garcia de Susa, le capitaine de la petite caravelle qui accompagne l’escadre, s’étonne de voir s’accroître sans cesse la foule des embarcations malaises autour des vaisseaux et un nombre toujours plus grand de ces drôles à demi-nus grimper aux agrès sous prétexte de monter des marchandises à bord. Le soupçon lui vient tout à coup que ce trop aimable sultan leur a tendu un piège, à la fois sur terre et sur mer.

Par bonheur, la caravelle n’a pas envoyé sa chaloupe à terre avec les autres. Susa ordonne à son homme de confiance de gagner en toute hâte le vaisseau-amiral pour avertir le commandant. Son choix est bon, cet homme de confiance est le sobresalente Magellan. Ce dernier fait force de rames et trouve Sequeira tranquillement installé à sa partie ; mais, à sa vive contrariété, plusieurs Malais, spectateurs en apparence, se tiennent derrière les deux joueurs, le kriss nu passé dans la ceinture, à portée de la main. Il murmure un avertissement au capitaine. Celui-ci, pour ne pas éveiller la méfiance, a la présence d’esprit de ne pas interrompre le jeu. Mais il commande à un matelot de prendre la garde dans la hune et ne lâche plus la poignée de son épée de toute la partie.

L’avertissement de Magellan est arrivé au dernier moment, au tout dernier, même. À cette minute précise, une colonne de fumée s’élève du palais du sultan ; c’est le signal convenu de l’attaque simultanée sur terre et sur mer. La vigie donne heureusement l’alarme aussitôt. Sequeira se lève d’un bond et frappe les Malais avant qu’ils aient pu faire un geste. On sonne l’alerte, les indigènes qui ont envahi le pont sont jetés par-dessus bord, et c’est en vain que des praos chargés de guerriers se ruent maintenant de tous côtés à l’abordage : Sequeira a eu le temps de lever l’ancre et peut se frayer un chemin à coups de boulets. L’attaque des navires a échoué grâce à la vigilance de Susa et à la promptitude de Magellan.

Plus critique est la position des malheureux qui sont à terre, une poignée d’hommes désemparés, dispersés à travers les rues contre des milliers d’ennemis. La plupart d’entre eux sont massacrés, une partie est capturée, et quelques-uns seulement parviennent à gagner le rivage. Trop tard ! Les Malais se sont emparés des chaloupes et leur coupent la retraite ; les uns après les autres, les Portugais leur tombent entre les mains. Un seul, le plus brave d’entre eux, résiste encore, l’ami le plus cher, le frère d’armes de Magellan : Francisco Serrao. On l’entoure, il est blessé, il semble perdu. Mais déjà Magellan, accompagné d’un autre soldat, accourt sur une barque, exposant bravement sa vie pour son compagnon. À coups d’épée il réussit à le tirer des griffes de ses adversaires, dix fois supérieurs en nombre, puis l’entraîne dans son canot, l’arrachant ainsi à une mort certaine. Ce combat meurtrier coûte à la flotte portugaise ses baleinières et un tiers de son équipage. Mais Magellan s’est lié fraternellement à un homme dont l’amitié et la confiance auront une influence décisive sur sa vie.

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C’est la première fois, en cette occasion, que la physionomie encore fort estompée de Magellan nous dévoile un trait fondamental de son caractère : son intrépide volonté. Il n’y a rien de pathétique dans sa nature, rien qui étonne en lui, et l’on comprend qu’il ait passé si longtemps inaperçu, car il fut toute sa vie un modeste. Il ne sait pas se faire remarquer et n’en a d’abord nulle envie. Mais chaque fois qu’on lui a confié une mission, et, plus encore, chaque fois qu’il s’en est imposé une, cet homme obscur et effacé agit avec un mélange d’intelligence et de courage. Par contre il est incapable de tirer parti de ses succès ni même de s’en vanter ; il rentre patiemment dans l’ombre. Il sait se taire, attendre, comme s’il prévoyait qu’avant d’accomplir le véritable exploit pour lequel il est né le destin lui ménage une foule d’épreuves préalables. Peu de temps après sa participation à la bataille de Cannanore, une des plus grandes victoires de la flotte portugaise, et à celle de Malacca, une de ses plus lourdes défaites, la rude école de la mer soumet la bravoure de Magellan à une nouvelle épreuve : celle d’un naufrage.

Il a été chargé d’accompagner un de ces transports d’épices qui rentrent régulièrement avec la mousson, quand le galion donne sur un écueil appelé banc de Padua. Personne ne manque à l’appel, mais le navire se brise contre le récif de corail, et comme l’équipage tout entier ne peut tenir dans les chaloupes, une partie des naufragés doit demeurer sur ce banc. Bien entendu, le capitaine, les officiers et les gentilshommes veulent être les premiers à revenir au port de départ et à utiliser les baleinières. Cette prétention irrite les « grumetes », les simples matelots. Une mutinerie est sur le point d’éclater, quand Magellan s’offre à rester avec les marins si les « capitanes y hidalgos » s’engagent à revenir les chercher avec un autre vaisseau.

Sa courageuse attitude semble avoir attiré sur lui l’attention du haut commandement. En effet, un peu plus tard, en octobre 1510, lorsque d’Albuquerque, le nouveau vice-roi, prend conseil des « capitanos del Rey » avant d’entreprendre le siège de Goa, Magellan se trouve mentionné parmi ceux qu’on consulte. Après cinq ans de service le sobresalente semble avoir enfin monté en grade ; bientôt il est nommé officier de la flotte qui doit venger définitivement la honteuse défaite que Sequeira a subie à Malacca.

Magellan reprend donc deux ans après la route d’extrême-Orient, de la Chersonèse d’Or. Dix-neuf vaisseaux, une escadre d’élite, s’alignent menaçants en juillet 1511 devant le port de Malacca et une lutte acharnée s’engage. Il faudra six semaines à Albuquerque pour briser la résistance du sultan ; mais ensuite les pillards récoltent un butin qui dépasse toute espérance. La possession de cette clef ouvre au Portugal la porte de l’Orient tout entier. L’artère du commerce musulman est à tout jamais coupée et tarit en quelques semaines. L’écho de ce coup décisif porté au prestige de l’Islam, le plus sévère qu’il ait subi depuis des temps immémoriaux, se propage jusqu’en Chine et au Japon et retentit joyeusement en Europe. Devant une assemblée de fidèles, le pape prononce publiquement des actions de grâce pour le magnifique exploit du Portugal qui livre au christianisme la moitié de la terre et Rome assiste à un spectacle tel que la maîtresse de l’univers n’en a plus vu depuis l’époque des Césars. Une ambassade conduite par Tristao de Cunha est venue avec une foule de présents provenant du butin de la victoire ; on remarque de superbes chevaux richement caparaçonnés, des léopards et des panthères ; la principale attraction de la fête est un éléphant que les navires portugais ont amené vivant et qui s’agenouille trois fois devant le saint Père au milieu des acclamations de la foule.

Mais pendant que l’Occident fête le triomphe de la Chrétienté, le Portugal ne se repose pas sur ses lauriers. Il n’est pas d’exemple dans l’Histoire qu’une grande victoire ait jamais rassasié un vainqueur, et Malacca n’est que la clef du trésor des épices. Après s’être rendu maître du vestibule, il veut à présent s’emparer de la trésorerie elle-même, des fabuleuses richesses de l’archipel de la Sonde, des légendaires Amboina, Banda, Ternate et Tidore. Trois navires sont placés sous le commandement d’Antonio d’Abreu pour les découvrir, les occuper, et plusieurs chroniqueurs du temps ont fait participer Magellan à cette nouvelle expédition. En réalité, celui-ci en a fini avec les Indes. Cela suffit, ordonne son destin. Tu en as assez fait, assez vu en Orient ! Suis une nouvelle voie, la tienne ! Ces fabuleuses îles des épices, dont il rêvera toute sa vie, et qui exercent dès à présent sur son esprit une sorte de fascination, il ne les a jamais vues de ses propres yeux. Il ne lui a jamais été donné de mettre le pied dans cet Eldorado, qui restera un rêve pour lui, mais un rêve créateur. Cependant, Magellan, par suite d’un merveilleux enchaînement de circonstances, est mieux renseigné sur elles qu’aucun de ses contemporains, grâce à son amitié avec Francisco Serrao, et l’odyssée de son ami l’incitera à tenter l’aventure la plus sublime et la plus hardie de son temps.

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L’étonnante odyssée de Francisco Serrao, qui aura tant d’influence sur Magellan, forme un épisode récréatif dans la chronique sanglante des batailles et des tueries portugaises et parmi tous les conquistadors célèbres de cette époque le visage de ce capitaine obscur mérite notre attention. Après avoir quitté à Malacca son frère d’armes qui retourne à Lisbonne, Francisco Serrao, en compagnie des capitaines des deux autres navires, met le cap sur les îles légendaires. Ils atteignent sans encombre les rivages verdoyants des Moluques et y trouvent un accueil particulièrement aimable. Les Musulmans n’ont pas encore pénétré avec leur civilisation et leur bellicisme dans ces contrées lointaines. Nue et pacifique, la population vit à l’état de nature, ignore encore l’argent et ne court pas après le gain. Pour quelques clochettes et bracelets ces naïfs insulaires apportent les clous de girofle par quintaux, et dès les deux premières îles, Banda et Amboina, les Portugais ont rempli leurs bateaux à pleins bords. Impatient de mettre leurs cargaisons en sûreté, l’amiral Abreu décide de ne pas faire escale aux autres îles, mais de rentrer en toute hâte à Malacca.

La rapacité des Portugais les a peut-être poussés à charger trop lourdement leurs navires. Quoi qu’il en soit l’un d’eux, celui que commande Francisco Serrao, donne contre un récif et se brise. C’est à grand’peine que ses hommes et lui réussissent à sauver leur vie. Ils errent d’abord sur une plage inconnue et déserte, puis Serrao réussit à s’emparer d’une chaloupe de pirates, sur laquelle ils retournent à Amboina. Là, le chef des naturels accueille les naufragés avec la même bonne grâce que lorsqu’ils étaient venus en grands seigneurs et leur offre l’hospitalité (fueron recibidos y hospedados con amor, veneracion y magnificencia) disent les rapports. Sans doute le devoir du capitaine Francisco Serrao exigerait maintenant qu’il rejoignît sans tarder son amiral dans une de ces nombreuses jonques qui font constamment route vers Malacca et qu’il se remît au service de Sa Majesté, à laquelle le lie son serment. Mais l’enchantement de cet Eden, la tiédeur balsamique du climat ont considérablement affaibli le sentiment de la discipline militaire chez Francisco Serrao. Que lui importe à présent qu’un roi grogne ou non à l’autre bout du monde ! N’a-t-il pas assez fait pour le Portugal ? N’a-t-il pas suffisamment risqué sa peau pour son pays ? Il voudrait bien à présent jouir de l’existence aussi béatement que ces êtres nus et insouciants sur leur île fortunée ! Que les autres marins et les autres capitaines continuent à sillonner les mers, à payer de leur peine et de leur sang le poivre et la cannelle pour le profit des courtiers étrangers ! Qu’ils continuent à trimer, ces loyaux insensés, au milieu des dangers et des combats, à seule fin de remplir la caisse de l’Alfanda de Lisbonne ! Quant à lui, Francisco Serrao, ci-devant capitaine de la flotte portugaise, il en a par-dessus la tête de la guerre, des aventures et du trafic des épices ! Il passe sans emphase du monde héroïque dans l’idyllique et décide de mener l’existence toute primitive, idéalement oisive de cette aimable peuplade. La haute dignité de grand-vizir que lui confère le roi de Ternate ne l’accable pas de travail ; il n’aura qu’à figurer une seule fois, à l’occasion d’une guerre sans importance, aux côtés de son souverain en qualité de conseiller militaire. Il reçoit en récompense une maison avec des serviteurs et des esclaves, plus une jolie sauvagesse qui le rendra père de deux ou trois petits moricauds.

Nouvel Ulysse oublieux de sa patrie, Francisco Serrao demeurera fort longtemps dans les bras de sa Calypso à la peau bronzée et nul ange de l’ambition ne pourra le chasser de ce paradis du doux farniente. Les neuf années qui lui restent à vivre, il les passera loin de toute civilisation, aux îles de la Sonde, ce qui n’en fera certes pas le plus héroïque de tous les conquistadors et capitaines de l’épopée portugaise, mais sans doute le plus sage et le plus heureux.

Il semble à première vue qu’il n’y ait aucun lien entre la romanesque retraite de Francisco Serrao et la vie et l’œuvre de Magellan. En réalité le renoncement épicurien du petit et obscur capitaine a exercé l’influence la plus décisive sur la destinée de celui-ci, et par contre-coup sur l’histoire de la découverte de la terre. Car malgré l’énorme distance qui les sépare, les deux amis restent en rapport constant. Chaque fois que l’occasion se présente d’envoyer un message à Malacca à destination du Portugal, Serrao écrit à Magellan des lettres détaillées dans lesquelles il vante la richesse et l’attrait de sa nouvelle patrie. « J’ai découvert ici un nouveau monde – ce sont ses propres paroles – plus riche et plus grand que celui de Vasco de Gama. » Tout entier sous le charme des tropiques, il le presse de quitter l’ingrate Europe et le poste misérable qu’il occupe pour venir le rejoindre au plus vite. Il n’est pas douteux que c’est Francisco Serrao qui lui a suggéré l’idée qu’il serait peut-être préférable, étant donné la position extrême-orientale des îles des épices, d’essayer de les atteindre en empruntant la route de Colomb (par l’ouest) plutôt que celle de Vasco de Gama (par l’est).

Jusqu’où allèrent les relations de Magellan et de son ami ? Nous l’ignorons. Quoi qu’il en soit ils ont dû élaborer un plan, car après la mort de Serrao on a trouvé parmi ses papiers une lettre de son correspondant dans laquelle il lui promettait secrètement de venir à Ternate « sinon par le chemin habituel des Portugais, du moins par une autre voie ». Et c’est ainsi que l’idée de découvrir cette autre voie est devenue le but de la vie de Magellan.

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Cette idée, plusieurs cicatrices sur son corps tanné et un esclave malais acheté à Malacca, voilà à peu près tout ce avec quoi Magellan regagne sa patrie après sept années de services aux Indes. Quelle surprise – désagréable sans doute – pour ce soldat chevronné, lors de son débarquement en 1512, de retrouver une Lisbonne, un Portugal, tout différents de ceux qu’il a quittés ! Son étonnement commence dès son arrivée à Belem. À la place de l’antique chapelle où l’on avait autrefois béni l’expédition de Vasco de Gama s’élève une imposante et majestueuse cathédrale, premier signe extérieur de la grande richesse qui est venue avec les épices. Tout autour de lui il n’aperçoit que des changements. Sur la rivière jadis peu fréquentée, les bateaux naviguent à présent bord contre bord ; le long de la rive, les chantiers navals retentissent des coups de marteau des ouvriers qui travaillent sans arrêt à la construction de flottes toujours nouvelles, toujours plus grandes. Dans le port navires nationaux et étrangers, battant tous les pavillons de l’Europe, forment une forêt de mâts ; la rade regorge de marchandises, les docks sont combles, une foule bruyante s’affaire dans les rues entre des palais récemment édifiés. Dans les factoreries, dans les banques, dans les boutiques de courtiers, on entend toutes les langues. Grâce à la conquête des Indes, Lisbonne, la petite Lisbonne, est maintenant un centre mondial, une capitale luxueuse. Assises dans des carrosses découverts, les dames de la noblesse exhibent leurs perles des Indes, cependant qu’une multitude de courtisans superbement vêtus se pavanent dans le palais. Magellan constate qu’une merveilleuse alchimie a converti en or le sang que ses camarades et lui ont versé aux Indes. Tandis que sous l’impitoyable soleil des tropiques ils enduraient privations, angoisses, souffrances, Lisbonne, grâce à leurs exploits, devenait l’héritière d’Alexandrie et de Venise, Manoel devenait « el fortunado », le plus riche monarque de l’Europe. Tout s’est transformé, tout est plus magnifique, plus somptueux, plus raffiné. Lui seul est inchangé, il est toujours le « soldat inconnu » que personne n’attend, personne ne remercie, personne ne salue. Après sept ans de service aux Indes, Magellan rentrant dans sa patrie se sent à l’étranger.

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