Chapitre V Une volonté à l’assaut de mille obstacles

(22 mars 1518 - 10 août 1519)

Des grands exploits des héros le monde, pour des raisons de simplification synoptique, ne retient de préférence que l’instant dramatique, pittoresque : César passant le Rubicon, Napoléon au pont d’Arcole. Cette brutale amputation a l’inconvénient de mettre dans l’ombre les années non moins créatrices de la préparation, la lente gradation spirituelle, constructive du fait historique. Représenter Magellan lui aussi au moment du triomphe, quand il franchit le détroit qu’il a découvert, peut séduire le peintre, le poète. En réalité, la partie la plus ardue de son œuvre fut peut-être d’arracher l’obtention d’une flotte, de poursuivre son armement au milieu de mille difficultés. L’ancien « sobresalente », le « soldat anonyme », se trouve tout à coup en présence d’une tâche formidable. Organisateur novice, il doit accomplir quelque chose de nouveau, de jamais réalisé : équiper une escadre de cinq navires en vue d’un voyage sans exemple auquel ne s’applique aucune mesure connue. Personne ne peut le conseiller, car tout le monde ignore les zones vierges dans lesquelles il va s’aventurer le premier. Personne ne peut lui prédire la durée de son expédition, vers quel pays, quel climat, quels peuples elle le conduira. L’équipement de cette flotte doit parer à toutes les éventualités à la fois : températures polaire et tropicale, tempêtes et calmes plats, navigation d’une, deux, voire trois années, guerre et commerce. Il doit tout prévoir, tout faire, tout réaliser par lui-même, et cela en dépit des obstacles les plus inattendus. C’est maintenant seulement, en face de l’immensité de cette entreprise, que se révèle l’énergie de Magellan, longtemps éclipsée par les événements. Alors que son rival en gloire, Colomb, ce « Don Quichotte de la mer », ce fantasque naïf et idéaliste, se déchargeait sur Pinzon et sur les autres pilotes des soucis trop terre-à-terre des préparatifs, Magellan – semblable en cela à Napoléon – se montre aussi hardi dans la conception de son expédition que méticuleux et méthodique dans l’examen, le choix des détails. Il allie lui aussi une imagination puissante à une géniale précision, et de même que Bonaparte avait dû calculer plusieurs semaines avant son foudroyant passage des Alpes combien de livres de poudre, de sacs d’avoine il lui faudrait disposer à tel ou tel point de sa route, ce conquérant de l’univers prémunit ses vaisseaux contre tout risque pour un avenir de deux ou trois ans. Quelle tâche surhumaine pour un homme seul que de vaincre, au cours d’une tentative aussi vaste, aussi illimitée, les difficultés de toute espèce que présente la réalisation de son idée ! Sans doute l’empereur Charles s’est engagé à fournir tout ce qui était nécessaire pour cette expédition et a requis ses fonctionnaires de prêter leur plus large concours à sa préparation. Mais entre un ordre, même émanant d’un empereur, et son exécution, il y a place pour une foule de retards et d’empêchements. Aussi Magellan ne laisse à personne le soin de mettre en œuvre son projet ; tout en discutant ferme avec la Casa de Contratacion, avec les employés, les marchands, les fournisseurs, les ouvriers, conscient de sa responsabilité envers les hommes qui lui confient leur existence, il surveille les moindres préparatifs de son voyage. Il contrôle lui-même les marchandises à bord, revise les factures, vérifie les cordages, les armes ; il connaît comme sa poche les cinq navires depuis la hune jusqu’à la cale. Comme ces hommes qui travaillaient à la reconstruction du temple de Jérusalem la truelle dans une main, l’épée dans l’autre, il faut encore que Magellan, tout en armant sa flotte pour un voyage dans l’inconnu, se défende contre la malveillance et l’hostilité de ceux qui essayent à tout prix d’empêcher son départ – lutte héroïque d’un individu contre un triple front d’adversaires, contre les ennemis du dedans, ceux du dehors et la résistance que la matière oppose à tout dessein qui dépasse les limites ordinaires. Non seulement pendant l’action, mais même au cours des préliminaires il a fait preuve d’un héroïsme et d’un esprit de sacrifice surhumains. La somme des obstacles qu’un homme surmonte en pareil cas donne toujours la mesure véritable, exacte, de l’œuvre et de celui qui l’a accomplie.

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La première attaque dirigée contre l’entreprise de Magellan vient du Portugal. Bien entendu le roi Manoel a immédiatement appris l’accord conclu ; il ne pouvait recevoir nouvelle plus mauvaise. Le monopole des épices lui rapporte à présent deux cent mille ducats par an et ses vaisseaux n’ont fait encore que s’approcher de la mine d’or elle-même, les Moluques. L’idée que les Espagnols pourraient atteindre ces richesses par l’ouest avant ses navires est pour lui un cauchemar. Le péril est trop grand pour le trésor de la Couronne pour que Manoel n’essaye pas par tous les moyens d’empêcher cette dangereuse expédition. Aussi charge-t-il officiellement son ambassadeur Alvaro da Costa de la faire avorter.

Alvaro da Costa affronte hardiment la difficulté et l’attaque même par les deux bouts. Il va d’abord trouver Magellan et cherche à la fois à l’intimider et à le séduire. Ne se rend-il pas compte du péché qu’il commet envers Dieu et son roi en servant un souverain étranger ? Ignore-t-il que don Manoel doit épouser Léonore, la sœur de Carlos Ier, et que l’entreprise qu’il projette peut faire rompre le mariage ? En même temps, l’ambassadeur lui prédit les plus hautes récompenses s’il revient à la raison, dénonce la « Capitulacion » et rentre à Lisbonne en loyal sujet de Sa Majesté. Mais Magellan sait le peu d’amour que lui porte son seigneur et maître et se doute bien qu’en fait de récompenses un bon coup de poignard serait le prix de son retour. Aussi déclare-t-il qu’il regrette, mais qu’il est trop tard. Il a donné sa parole au roi d’Espagne ; il doit y faire honneur.

Ce petit Magellan, pièce minuscule et pourtant redoutable de l’échiquier diplomatique, était imbattable. Alvaro da Costa risque alors un audacieux « échec au roi ». Il demande une audience au souverain espagnol, et sa lettre à don Manoel prouve avec quelle violence il entreprend le jeune Carlos : « En ce qui concerne l’affaire Ferdinand Magellan, Dieu sait tout ce que j’ai fait et le mal que je me suis donné ! Je parlai très énergiquement au roi de cette question… Je lui remontrai qu’un roi se désobligeait et contrevenait aux usages en prenant à son service les sujets d’un souverain allié, contre les désirs formels de celui-ci ;… Je le priai de considérer que ce n’était vraiment pas l’heure d’offenser Votre Altesse, surtout pour une affaire aussi futile et aussi hasardeuse. N’avait-il pas toujours à sa disposition assez de sujets et d’autres gens pour faire des découvertes sans employer ceux qui avaient irrité Votre Altesse ?… Je lui représentai combien Votre Altesse serait froissée d’apprendre que ces hommes avaient demandé l’autorisation de s’en retourner et ne l’avaient pas reçue. Finalement, je le suppliai de consentir, dans son propre intérêt et dans celui de Votre Altesse, à une de ces deux solutions : permettre à ces deux hommes de rentrer dans leur pays ou bien retarder l’expédition d’un an. »

Carlos Ier n’est pas encore rompu à la diplomatie. C’est pourquoi il ne peut entièrement dissimuler l’étonnement que lui cause le mensonge éhonté d’Alvaro affirmant que Magellan et Faleiro désiraient rentrer au Portugal et n’en étaient empêchés que par la cour d’Espagne. « Il fut si surpris, note da Costa, que de mon côté j’en fus décontenancé. » Quant à la demande de différer d’un an le voyage projeté, le roi ne se laisse point prendre à cette malice cousue de fil blanc. C’est justement le temps nécessaire au Portugal pour équiper une flotte en toute hâte et occuper les îles des épices avant l’Espagne. Aussi réplique-t-il froidement à l’ambassadeur qu’il ferait mieux de s’adresser au cardinal d’Utrecht. Celui-ci renvoie la chose devant le conseil de la Couronne ; ce dernier désigne Fonseca, l’évêque de Burgos, comme étant le conseiller royal le plus qualifié pour connaître de cette affaire. Par ce procédé dilatoire on enterre sans bruit la protestation diplomatique du Portugal, non sans inonder son souverain d’eau bénite de cour : il n’entre pas du tout dans l’intention du roi Carlos, assure-t-on, de créer le moindre ennui à son « muy caro é muy amado tio é hermano » le roi Manoel. Alvaro da Costa n’a rien obtenu et même la jalouse intervention du Portugal a favorisé Magellan d’une façon imprévue. Les caprices des grands monarques de la terre se heurtent étrangement dans la destinée du fidalgo hier encore inconnu. C’est seulement au moment où Carlos Ier lui a confié une flotte que ce petit officier devient un personnage aux yeux de don Manoel. En revanche, depuis que ce dernier essaye de le ravoir à tout prix, Carlos l’apprécie davantage. Et plus l’Espagne cherche à hâter le départ de sa flotte, plus le Portugal fait de furieux efforts pour le retarder.

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Un sabotage secret de l’expédition est organisé par Sebastian Alvarez, consul du Portugal à Séville. Il rôde constamment autour des cinq vaisseaux, contrôle et énumère toutes les cargaisons qu’on charge à bord. Il se lie intimement avec les officiers espagnols aux ordres de Magellan, leur retourne adroitement le couteau dans la plaie en leur demandant si de vrais gentilshommes castillans comme eux allaient sérieusement obéir au doigt et à l’œil à ces deux aventuriers portugais ? Le nationalisme est une corde que la main la plus inexperte fait vibrer sans grande peine. La sourde jalousie des marins sévillans envers les deux Portugais s’enflamme bientôt. Quoi ! sans qu’ils aient jamais navigué au service de l’Espagne, sur une simple vantardise de leur part, on a confié une flotte à ces deux étrangers et on les a nommés amiraux et chevaliers de l’ordre de Santiago ! Mais la rumeur confuse qui gronde autour de la table des capitaines et dans les tavernes ne suffit pas à Alvarez. Il lui faut bel et bien une émeute qui coûte à Magellan son commandement et – mieux encore – la vie si possible. L’adroit espion est un maître – reconnaissons-le – dans l’art de fomenter une révolte.

Dans tous les ports du monde il y a une foule indolente de flâneurs qui ne savent comment tuer le temps. C’est ainsi que par une journée d’octobre ensoleillée une troupe de badauds – quoi de plus délectable pour un fainéant que de regarder travailler les autres ? – traîne autour du Trinidad, le vaisseau-amiral de Magellan qu’on vient d’amener au rivage pour le calfater et le caréner. Les mains dans les poches, mâchonnant cette herbe appelée tabac nouvellement venue des Indes occidentales, les « chômeurs » sévillans admirent l’habileté des vaillants matelots qui, à l’aide du marteau et du tampon, de la poix et de l’étoupe, bouchent les moindres fissures. Tout à coup quelqu’un dans la foule désigne le sommet du grand mât. Quelle humiliation, s’écrie-t-il, de voir ce Magellan, un homme venu d’on ne sait où, arborer insolemment, en plein port de Séville, sur un bâtiment espagnol le pavillon portugais ! Un Andalou ne devrait pas subir cette provocation sans protester ? Les badauds ainsi interpellés ne remarquent pas que l’ardent patriote qui dénonce avec tant d’emphase cet outrage à l’honneur national n’est point un Espagnol, mais le consul du roi de Portugal, le senhor Sebastian Alvarez, qui joue ici le rôle d’agent provocateur. Ils se joignent à lui et, au bruit qu’ils font, des curieux affluent de tous côtés. Quelqu’un propose d’arracher sur-le-champ l’oriflamme étrangère. Et la meute se précipite sur le navire.

L’alcade accouru, Magellan, qui surveille le travail des matelots depuis trois heures du matin, s’empresse de lui expliquer la méprise des assaillants. C’est par hasard que le pavillon royal espagnol n’a pas été hissé au grand mât ; on le repeint à neuf justement aujourd’hui ; l’autre bannière n’est pas celle du Portugal, mais son pavillon personnel, qu’il est tenu d’arborer sur le vaisseau-amiral. Puis, croyant avoir dissipé ce malentendu, il invite l’alcade à user de son autorité pour faire évacuer le pont par les manifestants.

Toutefois il est infiniment plus facile de soulever une foule ou même un peuple entier que de l’apaiser. La populace – l’alcade avec elle – veut être satisfaite. Qu’on enlève d’abord le pavillon étranger, sinon c’est elle-même qui le fera. Déjà la discussion menace de s’envenimer. En vain le docteur Matienzo, le plus haut fonctionnaire de la « maison des Indes », veut intervenir. L’alcade, entre-temps, a déjà ramené des renforts en la personne de l’officier du port, suivi de sa brigade de police. Celui-ci déclare l’Espagne outragée par l’acte de Magellan et ordonne à ses alguazils d’arrêter le capitaine portugais pour avoir hissé le drapeau du Portugal dans un port espagnol.

Cette fois Matienzo s’interpose énergiquement et avertit l’officier. Qu’il prenne garde ! C’est se mettre dans un mauvais cas que d’arrêter un capitaine que le roi d’Espagne a lui-même élevé au grade suprême. Il ferait mieux de ne pas se mêler de cette affaire. Trop tard ! L’équipage de Magellan est déjà aux prises avec la lie du port. On tire l’épée, et seule la présence d’esprit et le calme imperturbable de Magellan empêchent l’émeute si machiavéliquement fomentée par l’agent provocateur qui jubile. Bon, déclare Magellan, je suis prêt à quitter le navire. Que la populace dispose à sa guise d’un bien royal ! Mais la responsabilité des dégâts éventuels incombera aux officiers du port. Cela ne fait pas l’affaire des hommes de police qui se retirent furieux. Quelques jours plus tard ils reçoivent fortement sur les doigts : Magellan a écrit sur-le-champ au roi pour se plaindre que sa majesté a été offensée dans sa personne. Sans hésiter Charles-Quint prend le parti de son amiral : les officiers du port sont punis. Alvarez s’est réjoui trop tôt, et les travaux se poursuivent librement.

La perfide manœuvre a lamentablement échoué. Mais à peine a-t-on triomphé d’une difficulté qu’une autre se présente. Chaque jour amène de nouveaux incidents. D’abord les chefs de la Casa de Contratacion exercent une résistance passive. Magellan doit faire appel contre cette obstruction au concours personnel de Charles-Quint. Seul un rescrit signé de la main de l’empereur réussit à tirer ces fonctionnaires de leur léthargie volontaire. C’est alors que le trésorier de la « Casa » découvre subitement que la caisse est vide. Il semble un moment que faute d’argent l’entreprise va être ajournée indéfiniment. Mais l’indomptable volonté de Magellan sait triompher de toutes les résistances ; il pousse la Cour à intéresser des bourgeois dans l’affaire. Deux des huit millions de maravédis que doit coûter l’armada sont réunis grâce à un consortium rapidement constitué par Christopher de Haro, qui reçoit en récompense le droit de participer pour une quote-part égale aux expéditions futures.

Maintenant que la question financière est réglée on peut enfin mettre les navires en état et les équiper. Ils n’avaient pas l’allure bien royale, les cinq galions du roi, le jour où ils étaient entrés dans le port de Séville. « Ils sont fort vieux et tout retapés, écrit l’espion Alvarez au Portugal, et j’aurais grand peur s’il me fallait prendre l’un d’eux, ne serait-ce que jusqu’aux Canaries, car leurs flancs sont mous comme beurre ». Mais Magellan, navigateur expérimenté, qui sait que bien souvent les vieilles montures vous mènent plus loin que les jeunes et qu’un travail consciencieux peut renflouer les bateaux les plus éprouvés ne perd pas son temps. Pendant que sur ses indications des ouvriers de métier travaillent nuit et jour à la transformation et à la remise à neuf de ces vieux bâtiments il s’occupe de l’enrôlement d’un équipage bien amariné.

Hélas ! déjà une nouvelle difficulté se prépare. Bien que des hérauts aient tambouriné dans toutes les rues de Séville et qu’on ait même envoyé des recruteurs à Cadix, à Palos et dans tous les ports, on n’arrive pas à réunir les deux cent cinquante hommes nécessaires. Il faut que le bruit se soit répandu que tout n’était pas rassurant dans ce voyage, car les recruteurs ne veulent pas préciser la direction ni le but de l’entreprise ; en outre le fait d’embarquer des vivres pour deux ans semble suspect aux gens. La bande de loqueteux qu’on finit par rassembler n’a vraiment rien d’une garde d’honneur ; c’est un ramassis de toutes les races et de toutes les nationalités, qui fait penser aux conscrits de Falstaff : Espagnols, Nègres, Basques, Portugais, Allemands, Anglais, Cypriotes, Corfiotes, tous de vrais « desperados » qui, pour toucher une prime et avec l’espoir d’un gain futur élevé iraient au bout du monde et vendraient leur âme au diable.

À peine l’équipage est-il enrôlé que surgit une nouvelle anicroche. La Casa de Contratacion prétend qu’il y a trop de Portugais parmi les recrues et qu’elle ne versera pas un maravédi à ces étrangers. Pourtant la cédule royale laissant à Magellan toute liberté dans le choix de ses effectifs celui-ci persiste dans son droit : nouvelle lettre à l’empereur, nouvel appel au secours. Mais cette fois l’affaire est épineuse. Sous le prétexte de ne pas offenser don Manoel en dotant cette expédition d’un équipage comptant trop de Portugais, en réalité par crainte que Magellan ne forme avec eux une coterie, l’empereur limite leur nombre à cinq pour toute l’escadre. Autre empêchement : les matériaux, que, pour des raisons d’économie, on a commandés dans d’autres provinces et même en Allemagne, ne sont pas arrivés en temps voulu. Ce retard n’a pas encore été réparé qu’un des capitaines espagnols se révolte contre l’amiral et l’insulte en présence des hommes. Il faut derechef faire appel à la Cour, de nouveau le roi doit mettre de l’huile dans les rouages. Vingt fois il semble que l’entreprise va échouer avant même que l’armada ait quitté le port de Séville.

Mais grâce à sa vigilance et à sa tenace énergie Magellan a raison de tous les obstacles. À son grand dam Alvarez, l’agent de Manoel, est obligé de reconnaître que toutes ses intrigues en vue d’empêcher l’expédition ont avorté devant la résistance patiente, mais acharnée de son adversaire. Déjà les cinq navires gréés de neuf, presque entièrement affrétés et montés, attendent l’ordre du départ. Il semble à présent qu’il soit impossible de gêner encore Magellan. Mais Alvarez a gardé une flèche dans son carquois, une flèche empoisonnée : il s’en servira pour atteindre Magellan à l’endroit le plus vulnérable. Une lettre d’Alvarez à don Manoel nous renseigne avec précision à ce sujet :

« Jugeant l’instant venu, écrit l’agent secret à son roi, de communiquer à Magellan ce que Votre Altesse m’avait chargé de lui dire, je me rendis chez lui. Je le trouvai occupé à emballer des provisions et différents objets dans des paniers et des caisses. J’en conclus qu’il persistait dans son détestable projet, et, me doutant que ce serait mon dernier entretien avec lui, je l’exhortai encore une fois, comme je l’avais fait souvent en bon patriote et en ami, à s’abstenir de la grave faute qu’il était sur le point de commettre. Je lui représentai que sa route cachait autant de dangers que la roue de Sainte-Catherine, et qu’il ferait bien mieux de rentrer dans sa patrie et dans la faveur de Votre Altesse sur la générosité de laquelle il pouvait compter… Il devrait pourtant se rendre compte que tous les Castillans de condition de cette ville le considèrent comme un homme de basse extraction et sans aucune éducation… et que, depuis qu’il a pris parti contre Votre Altesse, on le regarde communément comme un traître… »

Mais toutes ces paroles ne font pas la moindre impression sur Magellan. Tout ce qu’Alvarez lui apprend sous le masque de l’amitié il le sait déjà. Mieux que quiconque il sait que Séville, que l’Espagne tout entière lui est hostile. Il n’ignore pas que c’est en grinçant des dents que les capitaines castillans se soumettent à ses ordres. Mais que lui importent l’inimitié de messieurs les alcades de Séville, les murmures des envieux et des « sang-bleu » : à présent que sa flotte est prête à appareiller nul roi, nul empereur ne peuvent l’empêcher de partir. Une fois au large, il sera en sécurité, maître à bord après Dieu, maître de sa route, maître de sa destinée, n’obéissant plus qu’à sa mission.

Cependant Alvarez n’a toujours pas encore décoché la flèche qu’il tient en réserve. Il la tire alors de son carquois. Il voudrait encore, dit-il hypocritement à Magellan, lui donner un dernier conseil « d’ami ». Il l’avertit « loyalement » de ne pas trop se fier aux paroles mielleuses du cardinal Fonseca ni même aux assurances de la cour d’Espagne. Sans doute Charles-Quint l’a nommé amiral ainsi que Faleiro et lui a confié le commandement suprême de la flotte. Mais est-il certain qu’on n’ait pas donné à d’autres des instructions secrètes qui limitent son autorité ? Qu’il ne s’illusionne pas, et surtout, qu’il ne s’en laisse pas compter : en dépit des actes officiels, son amiralat et son commandement unique ne sont pas solides. Il existait – il ne pouvait lui en dire davantage – toutes sortes de clauses et d’instructions connues seulement des fonctionnaires royaux qui l’accompagnaient « dont on ne lui donnerait connaissance que lorsqu’il serait trop tard pour son honneur ! »

« Trop tard pour son honneur ! » Magellan a tressailli involontairement. Le sursaut de cet homme imperturbable, si habile d’ordinaire à maîtriser son émotion, montre que cette flèche imprévue l’a touché au cœur, et l’adroit archer peut constater avec fierté : « Il fut extrêmement surpris que je fusse si bien informé. » Le créateur connaît toujours mieux que quiconque le défaut de son œuvre et ses dangers cachés. Ce qu’Alvarez lui dit, Magellan le sait. Depuis longtemps il n’a pu s’empêcher de remarquer une certaine ambiguïté dans l’attitude de la cour d’Espagne et de multiples indices lui font craindre qu’on ne joue pas franc jeu avec lui. L’empereur n’a-t-il pas déjà contrevenu au texte de la Capitulacion en lui interdisant d’avoir à son bord plus de cinq Portugais ? Après tout, la cour ne le prend-elle pas pour un agent secret du Portugal ? Et ce « veedor », ce « contador », ce « tesorero » qu’on lui a adjoints ne sont-ils réellement que des fonctionnaires. Ne seraient-ils pas chargés de le surveiller et, par la suite, de lui arracher des mains le commandement de l’Armada ? Il ne peut se le dissimuler, il y a une certaine vraisemblance dans les insinuations perfides d’Alvarez. Magellan se trouve en face d’un danger insondable. Il est envahi par un sentiment de malaise semblable à celui que peut éprouver un homme en s’asseyant à une table de jeu avec des inconnus et qu’assaille, avant même d’avoir touché une carte, le soupçon que tous ne sont que des tricheurs ligués contre lui.

Ce que Magellan vit en cette minute, c’est la tragédie de Coriolan, du transfuge par amour-propre, immortalisée par Shakespeare. Comme lui, Coriolan est un homme qui a servi fidèlement sa patrie pendant des années, qui, injustement repoussé par elle, met son talent dédaigné au service de l’adversaire. Mais rien ne sert – à Séville comme à Rome – à un déserteur d’avoir la conscience pure. Le soupçon que celui qui a trahi un drapeau peut en trahir un autre, que celui qui a abandonné son roi peut être infidèle une seconde fois, s’attache à lui comme son ombre. Il sera toujours seul, et seul contre tous. Un drame ne commence vraiment qu’au moment où le héros reconnaît le tragique de sa situation ; et peut-être en cette minute Magellan a-t-il pressenti tout son malheur.

Mais le rôle d’un héros est aussi de lutter contre un destin écrasant. Magellan repousse énergiquement le tentateur. Non, il ne pactisera pas avec Manoel ! Alvarez se retire découragé ; seule la mort, l’espion s’en rend compte, pourrait briser la volonté de cet homme de fer, et il conclut son rapport au roi de Portugal par ce pieux souhait : « Plaise au Dieu Tout-Puissant qu’ils aient le sort des Cortereal ! » c’est-à-dire qu’ils se perdent sans laisser de traces dans l’océan inconnu, comme les frères Cortereal dont la fin et le tombeau sont restés un mystère. « Si ce vœu se réalise Votre Altesse sera délivrée de tout souci et continuera d’être enviée par tous les princes de la terre. »

Le coup n’a pas terrassé Magellan et ne l’a pas fait céder. Mais le venin corrosif du soupçon commence ses ravages dans son âme. Dès ce moment, il se sait environné – ou pense l’être – d’ennemis sur son propre vaisseau. Toutefois ce sentiment d’insécurité ne l’abat nullement, il durcit plutôt sa volonté, il stimule son courage. Celui qui voit approcher une tempête sait que le moyen de sauver le navire et l’équipage est que le capitaine prenne la barre en main et la tienne bien.

S’il doit être seul, Magellan veut l’être réellement : le commandement de la flotte ne doit pas être réparti plus longtemps entre deux « capitan-generales », entre deux amiraux. Un seul doit commander, envers et contre tous s’il le faut. Il ne veut pas s’encombrer davantage de cet être querelleur, de cet hystérique qu’est Ruy Faleiro, il faut jeter ce lest par-dessus bord avant que la flotte quitte le port. Depuis longtemps l’homme n’est plus pour lui qu’un fardeau inutile. Il n’a rien fait pendant ces derniers mois, car ce n’est pas l’affaire d’un astrologue de recruter des matelots, de faire calfater des bateaux, de choisir des vivres, de vérifier des mousquetons et d’établir des règlements ; il sent qu’il lui sera plus une gêne qu’un secours durant le voyage et il a besoin d’avoir les mains libres contre les dangers qu’il va affronter et la conjuration qui peut-être se prépare derrière lui.

On ignore comment Magellan a pu accomplir cet ultime et adroit tour de force ; Faleiro se serait soi-disant tiré son horoscope et trouvant qu’il ne devait pas revenir de cette expédition il se serait effacé de lui-même. Pour sauver les apparences une sorte d’avancement en grade couvre sa démission : un édit royal confère à Faleiro le commandement unique d’une seconde flotte (qui n’existe qu’à l’état de projet). En revanche Faleiro remet à son compatriote ses cartes et ses tables astronomiques. Ainsi, le dernier obstacle, le plus rude de tous, se trouve écarté, et l’entreprise de Magellan redevient ce qu’elle était à son début : son idée et son exploit personnels. Tout lui incombe à présent : charges et peines, responsabilités et dangers, mais aussi la plus grande joie du créateur : ne devoir qu’à soi-même la réalisation de l’œuvre qu’il s’est proposée.

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