Chapitre IV La réalisation d’une idée

(20 octobre 1517 - 22 mars 1518)

Magellan est maintenant à la veille d’une grave décision. Il a un plan d’une hardiesse jamais atteinte par aucun autre navigateur et il a la certitude (ou du moins il croit l’avoir) que grâce aux informations particulières qu’il possède ce plan doit inévitablement réussir. Mais comment exécuter une entreprise aussi hardie ? Repoussé par son roi, impossible pour lui de trouver une aide auprès de ses amis les armateurs portugais : aucun d’eux n’oserait confier un commandement à un homme en disgrâce à la cour. Il ne lui reste plus qu’un moyen : s’adresser à l’Espagne. C’est seulement là qu’il peut espérer trouver une assistance, ce n’est que dans ce pays que sa personne peut avoir quelque valeur, car outre les informations précieuses qu’il a puisées à la Tesoraria de Lisbonne il offre encore à l’Espagne, ce qui n’est pas moins important pour l’entreprise projetée, un titre de propriété. Son associé Faleiro a en effet calculé – mais ce calcul est tout aussi inexact que les informations de Magellan – que les îles des épices sont situées en dehors de la zone portugaise et qu’elles se trouvent dans celle attribuée par le pape à l’Espagne. Ce sont les îles les plus riches du monde et le chemin que connaît Magellan est le plus court qui y conduise. C’est donc à la cour d’Espagne plus que partout ailleurs qu’il peut espérer trouver un encouragement. Ce n’est que là qu’il peut faire aboutir le grand projet de sa vie, certes au prix d’un sacrifice douloureux. Car s’il se tourne vers l’Espagne, il sait qu’il devra renoncer à son nom portugais de Magalhais, qu’il sera mis hors la loi, considéré par ses compatriotes comme un transfuge et un traître. On ne peut comparer l’expatriation volontaire et le passage de Magellan au service d’un pays étranger avec la conduite de Christophe Colomb, de Cabot, de Cadamosto ou d’Americ Vespuce, qui ont conduit eux aussi des flottes étrangères sur les mers. Car Magellan ne quitte pas seulement sa patrie, il porte gravement atteinte à ses intérêts en promettant au rival de son roi les îles des épices, qu’il sait déjà occupées par ses compatriotes, et même il se rend coupable d’un crime de haute trahison en confiant à des étrangers des secrets nautiques qu’il n’a pu connaître qu’en consultant les archives de la Tesoraria de Lisbonne. Traduit en langage contemporain Magellan a, en sa qualité de gentilhomme portugais et d’ancien officier de la flotte portugaise, commis un délit analogue à celui dont se rendrait coupable de nos jours un officier livrant des cartes d’état-major et des plans de mobilisation à une puissance étrangère. Mais l’homme qui crée est soumis à une loi plus haute que la loi nationale. Celui qui a une œuvre à accomplir, une découverte à faire ou un exploit à réaliser qui intéressent l’humanité entière, celui-là sa vraie patrie ce n’est pas le pays où il est né mais son œuvre elle-même. C’est devant elle seule qu’il est en définitive responsable de ses actes. Il lui sera plus facile de mépriser les intérêts temporels d’un État que l’obligation intérieure que lui imposent ses dons particuliers et son destin. Magellan s’était rendu compte, au milieu de sa vie, après des années de fidélité à sa patrie, de la mission spéciale qui lui incombait. Comme son pays lui refusait les moyens de l’accomplir, il devait faire d’elle sa nouvelle patrie. C’est pourquoi il renonce résolument à son nom et à son honneur bourgeois pour s’épanouir dans son œuvre et son exploit immortels.

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La période de préparation est maintenant terminée. En automne 1517 il met son plan à exécution. Laissant provisoirement au Portugal son associé Faleiro, Magellan franchit la frontière espagnole. Le 20 octobre il aborde à Séville avec son esclave Henrique, qui le suit depuis des années comme son ombre. Séville n’est pas à cette époque la résidence du nouveau roi d’Espagne, Carlos Ier, connu plus tard sous le nom de Charles-Quint. Le monarque, âgé de dix-huit ans à peine, vient d’arriver des Flandres à Santander et est en route pour Valladolid, où il se propose d’installer sa cour à partir du milieu de novembre. Mais Magellan n’ignore pas que ce port est en fait le seuil de la nouvelle Inde, c’est de là que partent la plupart des navires qui se rendent vers l’ouest et tel y est l’afflux des marchands, des capitaines, des courtiers et des commissionnaires que le roi y a fait construire un comptoir commercial, la fameuse « Casa de Contratacion » appelée aussi « maison indienne », domus indica, ou encore « Casa del Oceano ». C’est là que sont rassemblés et gardés les actes, cartes, documents, informations et rapports de tous les navigateurs et marchands. La « maison indienne » est en même temps une bourse de marchandises, une compagnie de navigation, et on pourrait l’appeler de préférence une chambre de commerce maritime, un bureau de renseignements, où les hommes d’affaires qui financent les expéditions et les capitaines qui aspirent à les diriger viennent se mettre d’accord sous le contrôle des autorités. Quiconque se propose une nouvelle expédition sous le pavillon espagnol doit commencer par se présenter à la « Casa de Contratacion » pour y obtenir autorisation ou soutien.

Rien ne prouve mieux la force extraordinaire de patience de Magellan que le fait qu’il ne se presse nullement de faire cette démarche nécessaire. Calculateur précis, psychologue et réaliste, Magellan a pesé sa chance et l’a trouvée légère. Il sait qu’il ne peut pénétrer à la Casa de Contratacion qu’après que d’autres mains auront tiré la sonnette. Car lui, qui le connaît dans cette ville ? Le fait qu’il a navigué pendant sept ans en Orient, qu’il a combattu sous Almeida et Albuquerque, cela ne signifie pas grand’chose dans une ville dont les tavernes fourmillent d’aventuriers au repos et où vivent encore les capitaines qui ont navigué sous les ordres de Christoph Colomb, de Cortereal et de Cabot. Qu’il vient du Portugal, où il n’a pu se faire confier aucune mission, qu’il est un émigré et même, au sens strict du mot, un déserteur, cela non plus n’est pas une recommandation. Non, la Casa de Contratacion ne lui accordera à lui, l’inconnu, le sans-nom, le fuoroscito, aucune confiance. C’est pourquoi Magellan se garde bien d’en franchir le seuil. Il a suffisamment d’expérience pour savoir comment il faut agir dans de pareilles circonstances. Il doit tout d’abord se faire des relations, se procurer des recommandations, avoir derrière lui une force ou de l’argent avant de commencer à négocier avec les maîtres du pouvoir et de l’argent.

Il semble du reste qu’il ait déjà, du Portugal, pris les mesures qui convenaient. Ce qui est sûr, c’est qu’il est reçu immédiatement et avec la plus grande cordialité dans la maison de Diego Barbosa. Ce dernier a renoncé, lui aussi, il y a longtemps, à sa nationalité portugaise et occupe depuis quatorze ans au service de l’Espagne le poste important d’alcade de l’arsenal. Très estimé dans toute la ville et décoré de l’ordre de Santiago, il représente pour le nouveau venu un répondant idéal. D’après certains chroniqueurs les Barbosa et les Magellan auraient été apparentés, mais ce qui, dès la première minute, lie ces deux hommes plus intimement qu’un vague cousinage c’est le fait que Diego Barbosa a lui-même, longtemps avant Magellan, navigué dans les mers des Indes. Son fils Duarte Barbosa a hérité de lui son goût des aventures. Lui aussi a sillonné en tous sens les eaux indiennes, persanes et malaises. Il a même écrit un livre de voyage très prisé à cette époque : 0 libro de Duarte Barbosa. Ces trois hommes se lient aussitôt d’amitié. Car si l’on voit aujourd’hui des officiers ou des soldats qui ont combattu pendant la guerre sur un même secteur du front former de solides associations, à plus forte raison les quelques dizaines de vétérans de la mer qui étaient revenus par miracle de tous ces voyages aventureux devaient être heureux à cette époque de se retrouver ! Barbosa offre à Magellan de venir habiter sous son toit. Au bout de peu de temps sa fille Barbara s’éprend de cet homme énergique et imposant. Avant que l’année se termine Magellan deviendra le gendre de l’alcade, il aura ainsi des attaches et un foyer à Séville. Le transfuge portugais a désormais droit de cité en Espagne. Il n’est plus considéré comme un réfugié, mais comme un habitant de Séville. Bien accrédité par son amitié et son alliance avec Barbosa, couvert par la dot de sa femme, qui est de six cent mille maravédis, il peut franchir sans crainte le seuil de la Casa de Contratacion.

Nous ne possédons aucun renseignement sérieux sur les entretiens qu’il a eus et l’accueil qu’il a reçu dans cette maison. Nous ne savons pas ce que Magellan, lié par son serment à Ruy Faleiro, a révélé de son projet à la commission, et il est probable que c’est par simple analogie avec Christophe Colomb qu’on prétend que la commission a brutalement repoussé ses propositions ou les a même raillées. Ce qui est sûr, c’est que la Casa de Contratacion ne voulait ni ne pouvait se lancer sous sa propre responsabilité et à ses risques et périls dans l’entreprise que lui proposait cet inconnu. Les techniciens sont par nature méfiants à l’égard de tout ce qui est extraordinaire, et c’est ainsi que cette fois encore l’un des plus grands exploits de l’histoire a été réalisé non pas grâce à l’aide des autorités compétentes mais sans elles et contre elles.

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La « maison indienne » n’a accordé aucun appui à Magellan. La première des innombrables portes qui conduisent à la salle d’audience du roi est restée fermée devant lui. Ce dut être une journée sombre pour Magellan. Vain a été son voyage, vaines les recommandations, vains les calculs qu’il a soumis, vaines son éloquence et la passion qui le domine probablement, en dépit de toute sa volonté : tous ses arguments n’ont pu décider les trois hommes, les trois spécialistes de la commission, à s’occuper de son projet.

Mais il arrive souvent à la guerre qu’au moment où un capitaine se croit vaincu et se prépare à battre en retraite un messager arrive qui annonce que l’ennemi s’est retiré, abandonnant le champ de bataille et lui laissant la victoire. C’est ce qui se passe, c’est une telle minute que vit Magellan lorsqu’il reçoit, d’une façon tout à fait inattendue, la nouvelle que l’un des membres de la commission – lui qui croyait que tous trois l’avaient écouté avec déplaisir – avait été extrêmement intéressé par son exposé. Juan de Aranda, le directeur commercial de la Casa de Contratacion, désireux d’en savoir plus long sur ce projet hautement captivant, le priait de bien vouloir se mettre en relation avec lui.

Ce qui apparaît à Magellan comme une faveur de la providence est en réalité une chose bien terrestre. Tout comme les empereurs, rois, capitaines et hommes d’affaires de son époque, qui ne se souciaient nullement de la découverte de la terre ou du bonheur de l’humanité, ce qui pousse Juan de Aranda à se faire le protecteur de Magellan ce n’est que la perspective du profit. Homme pratique avant tout il a flairé dans la proposition du navigateur une excellente affaire. Quelque chose l’a frappé, soit l’argumentation claire et nette ou l’attitude virile de ce petit officier portugais, soit la conviction qui l’anime. En tout cas il devine derrière la beauté du projet la grandeur possible du gain. Qu’en tant que fonctionnaire du roi il ait repoussé la proposition de Magellan comme non avantageuse pour la Couronne cela n’empêche pas Aranda de s’occuper de l’affaire à titre privé, de la financer ou de tirer une commission en tant qu’intermédiaire. À vrai dire cette façon d’agir n’a rien de correct et d’ailleurs la Casa de Contratacion lui intentera plus tard un procès.

Ce serait une folie impardonnable de la part de Magellan que de se laisser arrêter par de vains scrupules. Il lui faut mettre en jeu tout ce qui est de nature à faire aboutir son projet et c’est pourquoi il confie sans doute davantage de son secret qu’il n’en avait le droit d’après la parole donnée à Ruy Faleiro. À sa grande joie il constate qu’Aranda se rallie entièrement à sa proposition. Certes, avant de risquer son argent et son influence dans cette entreprise avec un inconnu il agit comme un homme d’affaires, il se renseigne au Portugal sur le degré de confiance qu’on peut accorder à Magellan et à Faleiro. La personne à laquelle il s’adresse n’est autre que Christopher de Haro, qui a financé en son temps les premières expéditions au Sud du Brésil et qui possède une vaste connaissance des hommes et des choses. Les renseignements qu’il reçoit sont excellents : Magellan est un navigateur expérimenté et Faleiro est considéré comme un cosmographe de grande valeur.

Ainsi le dernier écueil est heureusement contourné. Désormais le directeur commercial de la Casa de Contratacion, dont l’opinion en matière maritime est considérée comme décisive à la cour, est décidé à prendre en mains les affaires de Magellan, qui sont devenues les siennes propres. Au couple Magellan et Faleiro se joint un troisième compagnon : Aranda. Dans cette nouvelle association Magellan apporte son expérience, Faleiro ses connaissances théoriques et Juan de Aranda ses relations avec le monde financier. Et dès qu’il a fait sien le projet des Portugais, Aranda se met à l’œuvre. Il écrit aussitôt une longue lettre au chancelier du roi pour lui expliquer toute l’importance de l’affaire et lui recommander Magellan comme un homme « qui peut rendre de grands services à Son Altesse ». Il écrit également aux différents conseillers pour les prier d’accorder une audience au navigateur. Bien plus : non seulement il se déclare prêt à accompagner Magellan à Valladolid, mais encore il s’offre à couvrir les frais du voyage. Ainsi en l’espace d’une nuit le vent a tourné complètement. Magellan voit ses espérances les plus hardies dépassées par la réalité. En quelques mois de séjour en Espagne il a obtenu beaucoup plus que dans sa patrie pendant dix années de service dévoué. À présent que les portes du palais royal vont lui être ouvertes il écrit à Faleiro d’avoir confiance et de venir le plus vite possible à Séville, car tout va à merveille.

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On pourrait croire que le brave astrologue enthousiasmé par les résultats obtenus par son associé va le féliciter avec chaleur. Mais dans la vie de Magellan – et l’avenir le confirmera – il n’y a pas de belle journée sans orage. Déjà le fait que l’initiative heureuse de Magellan a rejeté Faleiro au second plan semble avoir excité la colère de celui-ci. Mais ce qui déchaîne surtout son indignation, c’est d’apprendre que ce n’est pas par pur idéalisme, mais pour obtenir une part des bénéfices qu’Aranda a décidé de les présenter à la cour.

Des scènes violentes se produisent. Faleiro accuse Magellan d’avoir violé sa promesse et trahi sans son consentement leur secret à un tiers. Dans sa colère hystérique il se refuse tout d’abord de se rendre à Valladolid. Cette sotte attitude menace de faire échouer l’entreprise lorsque Aranda reçoit soudain l’avis que l’audience à la cour est accordée. On passe encore deux jours à marchander au sujet de la commission qui reviendra à Aranda et ce n’est qu’au dernier moment que les trois associés parviennent à se mettre d’accord. On se partage honnêtement la peau de l’ours qui n’est pas encore tué. Aranda recevra un huitième des bénéfices que l’entreprise pourra rapporter, et en lui accordant cette part du profit éventuel (dont, pas plus que Magellan et Faleiro, il ne touchera d’ailleurs un seul centime) on ne paie vraiment pas trop cher les services rendus par cet homme avisé et énergique. Sur ses conseils, avant de voir le roi on s’efforcera de gagner le conseil de la Couronne.

Malheureusement il semble que Magellan n’ait pas grandes chances de faire accepter son projet au conseil. Sur les quatre membres dont il se compose trois, le cardinal Adrien d’Utrecht, l’ami d’Érasme et futur pape, Guillaume de Croix, le vieux précepteur du roi, et le chancelier d’État, Sauvage, sont des Néerlandais. Leur attention est dirigée bien plus vers l’Allemagne, où la couronne impériale doit échoir au roi Carlos et faire des Habsbourg les maîtres du monde. Pour ces nobles ou ces humanistes un projet concernant l’organisation d’une expédition au delà des mers dont les avantages ne pourraient profiter qu’à l’Espagne n’offre aucune espèce d’intérêt. D’autre part l’unique Espagnol au conseil de la Couronne et aussi le seul qui, en tant que protecteur de la Casa de Contratacion, possède des connaissances spéciales dans les questions de navigation, est le fameux cardinal Fonseca, évêque de Burgos. Magellan dut être passablement effrayé lorsque Aranda lui cita ce nom, car il n’était pas un navigateur qui ignorât que Christophe Colomb n’eut pas, durant toute sa vie, d’adversaire plus acharné que ce prélat réaliste, ennemi par principe de tout plan extravagant. Mais Magellan n’a rien à perdre, au contraire il a tout à gagner. C’est donc d’un cœur résolu et la tête haute qu’il se présente devant le conseil de la Couronne pour défendre son projet et imposer sa mission.

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Sur ce qui s’est passé au cours de cette séance mémorable nous n’avons malheureusement que des rapports qui se contredisent et n’ont par conséquent aucune valeur. Ce qui est certain, c’est que l’attitude décidée de Magellan doit avoir immédiatement frappé les conseillers du roi. Ces derniers se rendent compte que le capitaine portugais n’est pas un de ces esprits chimériques qui depuis le succès obtenu par Christophe Colomb bombardent la cour d’Espagne de toutes sortes de projets plus ou moins fantaisistes. Cet homme est effectivement allé plus loin en Orient qu’aucun autre navigateur et lorsqu’il parle des îles des épices, de leur situation géographique, de leurs conditions climatériques et de leur richesse incalculable, ses informations s’avèrent, grâce à ses relations avec Varthema et à son amitié avec Serrao, plus sûres que celles que contiennent les archives espagnoles. Mais Magellan n’a pas encore joué ses principaux atouts. Il fait signe de s’avancer à son esclave Henrique qu’il a ramené de Malacca. Les conseillers du roi qui n’ont encore jamais vu un homme de cette race regardent avec étonnement le svelte Malais aux membres fins. On raconte que Magellan avait aussi amené une esclave de Sumatra, et que lorsqu’elle se mit à gazouiller dans sa langue natale, incompréhensible pour les assistants, il leur sembla qu’un colibri aux couleurs éclatantes était entré soudain dans la salle. Enfin Magellan donna lecture de quelques extraits des lettres de son ami Francisco Serrao, le nouveau grand-vizir du roi de Ternate, « pays plus vaste et plus riche que le continent découvert par Vasco de Gama ».

Après avoir éveillé l’intérêt des hauts personnages, Magellan présente ses conclusions et ses demandes. Ainsi qu’il l’a montré les îles des épices sont situées tellement à l’Est des Indes que ce serait un détour superflu que de vouloir, comme les Portugais, les atteindre par l’Est, en contournant l’Afrique, puis en traversant tout l’océan Indien et l’archipel de la Sonde. Le voyage par l’Ouest est beaucoup plus sûr, c’est d’ailleurs la direction que le saint Père a indiquée aux Espagnols. Certes dans cette direction se dresse comme une barrière le continent nouvellement découvert, l’Amérique, dont on affirme à tort qu’on ne peut la contourner par le Sud. Mais lui, Magellan, possède des informations tout à fait précises, qui lui permettent d’affirmer qu’il existe un passage, un détroit, et il s’engage à mettre ce secret au service de la Couronne à condition qu’elle lui équipe une flotte. C’est seulement en empruntant cette voie que l’Espagne peut devancer les Portugais qui étendent déjà leurs mains avides vers ce trésor de la terre dont la possession fera de Sa Majesté espagnole le prince le plus riche du monde.

Mais, fait observer ici Magellan, peut-être Sa Majesté aura-t-elle des scrupules à envoyer une expédition aux Moluques, en pensant qu’elles se trouvent dans la zone que Sa Sainteté le Pape a attribuée aux Portugais. Ces scrupules sont superflus. Grâce à sa parfaite connaissance des lieux et aux calculs de son ami Ruy Faleiro il se fait fort de démontrer que ces îles, sans aucune contestation possible, font partie de la zone espagnole.

Magellan s’arrête. Maintenant que la question passe du domaine pratique au domaine théorique et qu’il faut prouver, à l’aide de méridiens et de cartes, que les îles des épices sont propriété de la Couronne d’Espagne, il laisse la parole à son ami Faleiro. Ce dernier fait apporter un globe et montre que les îles des épices sont bien situées dans la zone de souveraineté espagnole. En même temps son doigt indique la route que lui et Magellan se proposent de suivre. Certes tous ces calculs de longitude et de latitude de Ruy Faleiro s’avéreront par la suite inexacts, car ce géographe en chambre n’a pas la moindre idée de l’étendue de l’océan Pacifique, que personne n’a encore découvert et traversé ; vingt années plus tard on constatera en outre que toutes ses conclusions étaient erronées, que les îles des épices se trouvaient non pas dans la zone de souveraineté espagnole, mais dans la zone portugaise. Mais quoi ! on croit volontiers ce qui vous avantage. Et du moment que ce savant réputé affirme le contraire les conseillers du roi n’ont aucun intérêt à le contredire. Il est vrai que lorsque ceux dont la curiosité a été éveillée cherchent sur le globe le détroit en question ils ne le trouvent pas. Mais Faleiro explique que c’est à dessein qu’il ne l’a pas porté sur ses cartes afin que le secret n’en fût pas divulgué.

Le roi et ses conseillers ont écouté, mi-indifférents, mi-intéressés, les exposés de Magellan et de Faleiro. Voici que se produit la chose la plus inattendue. Ce ne sont pas les humanistes, les savants qui s’enthousiasment pour ce voyage autour du monde qui doit fixer définitivement les dimensions de la terre et confondre tous les atlas jusqu’alors existants, mais le sceptique Fonseca. À l’étonnement général ce dernier se prononce en faveur de Magellan. Peut-être, au fond de lui-même, est-il conscient de la faute qu’il a commise devant l’histoire en s’opposant à l’entreprise de Christophe Colomb et ne veut-il pas apparaître une seconde fois comme l’ennemi de toute grande idée, peut-être les longues conversations qu’il a eues avec Magellan l’ont-elles convaincu ? En tout cas son approbation emporte une décision unanime. Le projet est accepté en principe, et Magellan et Faleiro sont priés officiellement de soumettre leurs propositions par écrit au conseil de Sa Majesté.

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En fait avec cette audience la partie est gagnée. Mais quand la chance vous a souri une fois elle ne vous abandonne plus. Depuis le peu de temps qu’il est en Espagne Magellan a déjà trouvé une femme qui l’aime, des amis qui le soutiennent, des protecteurs qui appuient ses projets, un roi qui lui fait confiance. Voici qu’un nouvel atout lui tombe dans les mains. Un beau jour arrive à Séville le célèbre armateur Christopher de Haro, le financier flamand qui travaille avec les plus grands capitalistes de l’époque, les Welser, les Fugger, les banquiers vénitiens, et qui a déjà équipé à ses frais toute une série d’expéditions. Jusqu’alors il avait établi son quartier général à Lisbonne. Mais lui aussi le roi Manoël l’a aigri par son avarice et son ingratitude. C’est pourquoi tout ce qui peut déplaire au souverain du Portugal lui fait plaisir. Il connaît Magellan, il a confiance en lui, et comme, en outre, il juge l’affaire très intéressante au point de vue commercial il se déclare prêt, au cas où la cour d’Espagne et la Casa de Contratacion ne voudraient pas avancer les fonds nécessaires, à équiper lui-même, avec d’autres financiers, la flotte demandée.

Lorsque Magellan était venu frapper à la porte de la Casa de Contratacion il se trouvait dans la position d’un solliciteur, et même après l’audience au conseil de la Couronne on cherchait encore à réduire ses prétentions. La proposition de Christopher de Haro change complètement la situation : il est maintenant dans la position d’un capitaliste, de quelqu’un qui a quelque chose à offrir. Si la cour ne veut pas courir le risque de financer elle-même l’entreprise, qu’à cela ne tienne ! Il n’a plus besoin d’argent. Qu’on lui permette seulement de naviguer sous le drapeau espagnol. Cet honneur il est prêt à le payer en versant à la Couronne d’Espagne le cinquième de tous les bénéfices de l’entreprise.

Cette proposition, qui supprime toute espèce de risque pour la Couronne, est tellement favorable que – d’une façon paradoxale ou, au contraire, d’une façon tout à fait logique – le conseil décide de ne pas l’accepter. Car, ainsi calculent les conseillers du roi, si un homme d’affaires aussi avisé que Christopher de Haro veut placer son argent dans cette entreprise, c’est qu’elle doit rapporter de gros bénéfices. Il est donc préférable de financer le projet à l’aide des ressources du Trésor, afin de s’assurer ainsi la plus grande part des bénéfices, sans compter la gloire qu’on en tirera. Après un court marchandage toutes les demandes de Magellan et de Ruy Faleiro sont acceptées. Le 22 mars 1518 Charles-Quint signe (au nom de sa mère, Jeanne la Folle) selon la formule solennelle Yo el Rey, la « Capitulacion », le contrat définitif avec Magellan et Ruy Faleiro.

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« Étant donné, ainsi commence ce document historique, que vous, Hernando de Magallanes, chevalier natif du Portugal, et Ruy Faleiro, bachelier, également natif de ce royaume, vous proposez de Nous rendre un grand service dans les limites de la zone de l’océan qui Nous a été attribuée, Nous ordonnons que l’accord suivant soit conclu avec vous dans ce but. »

Suivent toute une série de clauses. La première accorde à Magellan et à Faleiro le droit exclusif de navigation dans ces mers inconnues. « … Comme il ne serait pas juste que, tandis que vous irez là-bas, d’autres puissent vous nuire, en faisant de même, étant donné que vous avez pris sur vous les charges de cette entreprise, c’est Ma volonté et Je promets que pour les dix années qui viennent on ne donnera à personne la permission de prendre la même route pour faire les découvertes que vous avez projetées. Dans le cas où quelqu’un désirerait entreprendre ce voyage et Nous en demanderait l’autorisation, Nous voulons, avant de l’accorder, vous le faire savoir afin que dans le même laps de temps et avec le même équipement et autant de navires que les autres, vous puissiez l’entreprendre vous-mêmes. » Dans les paragraphes suivants on promet à Magellan et à Faleiro « en considération de leur bonne volonté et des services rendus par eux » un vingtième de tous les revenus qui seront tirés des territoires qu’ils découvriront, ainsi qu’un droit spécial sur deux îles, au cas où ils réussiraient à en découvrir plus de six. En outre on leur accorde, comme dans le contrat signé avec Christophe Colomb, pour eux-mêmes et pour leurs héritiers, le titre de gouverneur de tous ces territoires. Le fait que l’on adjoint à l’expédition un représentant du roi, un trésorier et un comptable pour exercer un contrôle sur les dépenses ne signifie nullement que la liberté d’action des capitaines sera en rien diminuée. De plus le roi s’engage expressément à fréter cinq navires d’un tonnage déterminé et à les munir d’équipages, de provisions et d’artillerie pour deux années. Et ce document se termine par ces mots solennels : « Pour tout ce qui précède Je promets et engage Mon honneur et Ma parole royale que J’ordonnerai que tout soit fait ainsi qu’il a été exposé plus haut, et dans ce but J’ai ordonné que ce contrat soit établi et signé de Mon nom. »

Mais ce n’est pas tout. Il est encore déclaré que tous les fonctionnaires du royaume d’Espagne, depuis le plus grand jusqu’au plus petit, devront être mis au courant de ce contrat afin qu’ils accordent à Magellan et à Faleiro en tout et pour tout (en todo é por todo, para agora é para siempre) l’aide dont ils peuvent avoir besoin, et cet ordre est transmis al Ilustrisimo Infante D. Fernando, é a los « Infantes Prelados, Duques, Condes, Marqueses, Ricos Homes, Maestres de las Ordenes, Comendadores e Subcomendadores,… Alcades, Alguaciles de la nuestra Casa é Corte é Chancillerias é a todos los Concejos é Gohemadores, Corregidores é Asistentes, Alcades, Alguaciles, Meriones, Prebostes, Régidores é otras cualesquier justicias é oficiales de todas las ciudades, villas é logares de los nuestros Reinos é Senorios », par conséquent à tous les bureaux, fonctionnaires et personnages officiels, depuis le prince héritier jusqu’au dernier soldat. On proclame ainsi d’une façon tout à fait claire et nette qu’à partir de ce moment tout le royaume d’Espagne est mis au service de deux émigrés portugais hier encore inconnus.

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Magellan n’avait jamais jamais espéré cela même dans ses rêves les plus hardis. Mais quelque chose de plus étonnant et de plus important encore se produit. Charles-Quint, qui dans ces années de jeunesse était d’un tempérament particulièrement hésitant et réservé, se révèle le défenseur le plus ardent de ce nouveau voyage des Argonautes. C’est lui qui se montre le plus actif et le plus impatient. Toutes les semaines il se fait envoyer un rapport sur les progrès de l’entreprise, et chaque fois qu’une entrave apparaît ou qu’un obstacle se présente, il suffit que Magellan s’adresse à lui pour qu’aussitôt une lettre du roi parvienne qui brise toute résistance. C’est pour ainsi dire la seule fois au cours de tout son long règne que ce monarque a servi avec une fidélité inébranlable une grande idée. Un tel empereur comme protecteur, et tout un pays à sa disposition, cette ascension fabuleuse a dû sembler étrange à Magellan. En l’espace de quelques semaines le sans patrie qu’il était, l’homme méprisé, sans situation est devenu capitaine-général d’une flotte de cinq navires, chevalier de l’ordre de Santiago, futur gouverneur de toutes les îles et terres qu’il découvrira, maître absolu d’une Armada et avant tout maître, pour la première fois, de son destin.

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