CHAPITRE XXXII LE REFUGE DANS LA GUERRE

Remède vieux comme le monde : quand les États et les gouvernements ne peuvent plus se rendre maîtres des crises intérieures, ils cherchent une diversion à l’extérieur ; conformément à cette loi éternelle, les porte-parole de la Révolution réclament depuis des mois, pour échapper à la guerre civile presque inévitable, la guerre avec l’Autriche. En acceptant la Constitution, Louis XVI a, il est vrai, limité son autorité, mais il a voulu l’assurer. À présent la Révolution – les esprits candides comme La Fayette le croyaient vraiment – allait prendre fin pour toujours. Mais le parti des Girondins, qui mène la nouvelle Assemblée, est républicain de cœur. Il veut supprimer la royauté, et il n’y a pas de meilleur moyen pour cela qu’une guerre, qui mettra infailliblement la famille royale en conflit avec la nation, car les deux bruyants frères du roi se trouvent à l’avant-garde des armées étrangères, et les états-majors ennemis sont soumis au frère de la reine.

Marie-Antoinette sait qu’une guerre, loin d’être utile à sa cause, ne pourrait que lui nuire. Quel qu’en soit le dénouement, il ne peut être qu’à son désavantage. Si les armées de la Révolution remportent la victoire sur les émigrés, les empereurs et les rois, il est certain que la France ne continuera pas à supporter un « tyran ». Si d’autre part, les troupes françaises sont battues par les parents du roi et de la reine, le peuple parisien excité ou monté par des gens intéressés en rendra responsables les prisonniers des Tuileries. Si la France est victorieuse, ils perdront le trône, si ce sont les puissances étrangères, ils perdront la vie. C’est pourquoi Marie-Antoinette, dans de nombreuses lettres, a toujours conjuré les émigrés et son frère Léopold de se tenir tranquilles ; et celui-ci, prudent, hésitant, froid calculateur et, dans le fond, ennemi de la guerre, a en effet refusé d’écouter le cliquetis des sabres princiers et des émigrés, en même temps qu’il évitait tout ce qui eût pu passer pour une provocation.

Mais il y a longtemps que la bonne étoile de Marie-Antoinette s’est obscurcie. Tout ce que le sort réserve en fait de surprises se retourne contre elle. C’est juste à ce moment-là, le 1er mars, que la maladie enlève subitement son frère Léopold, le mainteneur de la paix, et que quinze jours plus tard la balle d’un conspirateur tue le meilleur défenseur de l’idée royaliste en Europe, Gustave de Suède. La guerre est devenue inévitable, car le successeur de Gustave III ne se soucie plus de la cause monarchique, et François II ne se préoccupe pas de sa tante, mais uniquement de ses propres intérêts. Chez cet empereur de vingt-quatre ans, borné, froid, complètement insensible, dans l’âme de qui ne luit pas la moindre étincelle de l’esprit de Marie-Thérèse, Marie-Antoinette ne rencontre ni compréhension ni volonté de comprendre. Il reçoit ses messagers avec froideur, ses lettres avec indifférence ; que sa parente se trouve enfermée dans le plus épouvantable des dilemmes, que les mesures qu’il prend mettent la vie de la reine en danger, peu lui importe. Il ne voit que l’occasion d’augmenter sa puissance et oppose à tous les désirs de l’Assemblée nationale un refus cassant et blessant.

Les Girondins ont à présent le dessus. Le 20 avril, après une longue résistance, et, dit-on, les larmes aux yeux, Louis XVI se voit contraint de déclarer la guerre au « roi de Hongrie ». Les armées se mettent en marche, le destin suit son cours.

De quel côté est le cœur de la reine dans cette guerre ? Est-il avec son ancienne ou sa nouvelle patrie ? Avec les armées françaises ou les armées étrangères ? Les historiens royalistes, ses défenseurs et panégyristes sans réserve, ont tourné craintivement autour de cette question capitale et sont même allés jusqu’à falsifier des passages entiers de Mémoires et de lettres pour masquer le fait, clair et évident, que dans cette guerre Marie-Antoinette a souhaité de toute son âme le triomphe des princes alliés et la défaite des armées françaises. Il est manifeste que c’est dans ce sens-là qu’elle a pris position ; taire le fait, c’est commettre un faux. Le nier, c’est mentir. Car, mieux encore : Marie-Antoinette, qui se sent reine avant tout, et reine de France en second lieu seulement, ne se contente pas d’être contre ceux qui ont réduit sa puissance royale et pour ceux qui veulent la fortifier du point de vue monarchique, elle fait même tout ce qu’elle peut pour hâter la défaite française et amener la victoire de l’étranger.

« Dieu veuille qu’un jour toutes les provocations qui nous sont venues de ce pays soient vengées », écrit-elle à Fersen ; et, quoiqu’elle ait oublié sa langue maternelle depuis longtemps et qu’elle soit obligée de se faire traduire toutes les lettres allemandes, elle écrit : « Je me sens plus que jamais enorgueillie d’être née Allemande. » Quatre jours avant que la guerre ne soit déclarée elle transmet – ou plutôt elle trahit – le plan de campagne des armées révolutionnaires, dans la mesure où elle en est informée, à l’ambassadeur autrichien. Son attitude est tout à fait claire : pour Marie-Antoinette les drapeaux autrichien et prussien sont les drapeaux amis, le drapeau tricolore de la France est la bannière de l’ennemi.

C’est là, sans aucun doute – le mot monte spontanément aux lèvres – une trahison ouverte et les tribunaux de tous les pays qualifieraient aujourd’hui cette attitude de criminelle. Mais il ne faut pas oublier que l’idée de nation, l’idée de patrie, n’existait pas encore au XVIIIe siècle ; la Révolution française seulement commence à lui donner corps en Europe. Le XVIIIe, dans les idées duquel Marie-Antoinette est fermement ancrée, ne connaît pas encore d’autre point de vue que le point de vue purement dynastique ; le pays appartient au roi, le droit est là où est le roi : qui se bat pour le roi et la royauté lutte infailliblement pour la bonne cause. Celui qui se dresse contre la royauté est un rebelle, un révolté, même s’il défend son propre pays. Du fait de l’état embryonnaire de l’idée de patrie, il arrive d’ailleurs dans cette guerre cette chose surprenante, que de l’autre côté de la frontière française, les meilleurs d’entre les Allemands adoptent une attitude sentimentale antipatriotique : Klopstock, Schiller, Fichte, Hölderlin, souhaitent, par amour de l’idée de liberté, la défaite des troupes allemandes, qui ne sont pas encore des troupes nationales, mais l’armée du despotisme. Ils se réjouissent de la retraite des forces prussiennes, tandis qu’en France le roi et la reine saluent la défaite de leurs propres troupes comme une victoire personnelle. De part et d’autre il n’est pas question des intérêts du pays, on se bat pour une idée, celle de dynastie ou celle de liberté. Et rien ne caractérise mieux la différence de conception entre l’ancien et le nouveau siècle que ce fait : un mois avant la déclaration de guerre le duc de Brunswick se demandait encore sérieusement s’il ne vaudrait pas mieux prendre le commandement des armées françaises plutôt que celui des armées allemandes ! On le voit, l’idée de patrie et de nation n’est pas encore bien claire en 1791 ; c’est cette guerre seulement qui, en donnant naissance aux armées nationales, à la conscience nationale et par là aux guerres fratricides entre peuples, va créer le patriotisme et le léguer au siècle suivant.

On n’a, à Paris, ni la preuve que Marie-Antoinette désire la victoire des puissances étrangères ni celle de sa trahison. Mais si le peuple, en tant que masse, ne pense jamais logiquement et avec suite, il a, malgré tout, un flair plus élémentaire, plus animal que l’individu ; au lieu d’agir avec réflexion, il agit avec instinct, et celui-ci est presque toujours infaillible. Dès le commencement le peuple sent dans l’atmosphère l’hostilité des Tuileries ; sans points de repère apparents, il flaire la trahison militaire effective de Marie-Antoinette envers son armée et sa cause ; et, à cent pas du château royal, à l’Assemblée nationale, un des Girondins, Vergniaud, lance cette accusation :

« De cette tribune où je vous parle, on aperçoit le palais où des conseillers pervers égarent et trompent le Roi que la Constitution nous a donné, forgent les fers dont ils veulent nous enchaîner et préparent les manœuvres qui doivent nous livrer à la maison d’Autriche. Je vois les fenêtres du palais où l’on trame la contre-révolution, où l’on combine les moyens de nous replonger dans les horreurs de l’esclavage. »

Et afin qu’on sache que Marie-Antoinette est la véritable instigatrice de ces conspirations, il ajoute, menaçant :

« Que tous ceux qui l’habitent sachent que notre Constitution n’accorde l’inviolabilité qu’au Roi. Qu’ils sachent que la loi y atteindra sans distinction les coupables, et qu’il n’y aura pas une seule tête, convaincue d’être criminelle, qui puisse échapper au glaive. »

La Révolution commence à comprendre qu’elle ne peut battre l’ennemi extérieur qu’en se débarrassant également de l’ennemi intérieur. Pour qu’elle puisse gagner cette grande partie devant le monde, il faut que l’influence que subit le roi chez lui soit annihilée. Tous les vrais révolutionnaires à présent poussent énergiquement à la lutte. De nouveau les journaux sont à l’avant-garde et réclament la destitution du roi. Pour réveiller la vieille haine, on distribue dans les rues de nouvelles éditions du fameux pamphlet : La vie scandaleuse de Marie-Antoinette. À l’Assemblée nationale on présente des motions dans l’espoir d’amener le roi à user de son droit de veto ; on insiste sur la nécessité d’expulser les prêtres non assermentés, car on sait que le roi, en tant que catholique pratiquant, ne pourra jamais y consentir, bref on cherche à provoquer la rupture officielle. Louis XVI, en effet, se rebiffe pour la première fois et oppose son veto. Aussi longtemps que le roi a été fort, il n’a usé d’aucun de ses droits ; maintenant à deux doigts de la fin, ce malheureux homme essaie, au moment le plus tragique, de faire preuve de courage. Mais le peuple n’est plus disposé à admettre les objections de cette marionnette. Ce veto doit être le dernier mot d’opposition du roi à son peuple.

Pour donner une bonne leçon au roi, et plus encore à l’indomptable et orgueilleuse Autrichienne, les Jacobins, troupe d’assaut de la Révolution, choisissent un jour symbolique, le 20 juin. C’est le 20 juin, il y a trois ans, que les représentants du peuple se sont réunis pour la première fois dans la salle du Jeu de Paume et qu’ils y ont juré solennellement de ne pas céder à la force des baïonnettes et de ne pas se séparer avant d’avoir donné une Constitution à la France. C’est le 20 juin également, il y a un an, que le roi, déguisé en laquais, s’est glissé nuitamment hors de son palais par l’escalier de service pour échapper à la dictature du peuple. En ce jour anniversaire, il lui sera rappelé à jamais qu’il n’est rien, et que le peuple est tout. On prépare méthodiquement l’assaut des Tuileries, comme on avait préparé celui de Versailles en 1789. Mais trois ans auparavant c’était secrètement et illégalement encore, dans la nuit, qu’il avait fallu lever l’armée des amazones ; aujourd’hui c’est en plein jour, au son du tocsin, sous les yeux de la municipalité, que, bannières déployées et commandés par le brasseur Santerre, s’avancent quinze mille hommes, à qui l’Assemblée nationale ouvre les portes, cependant que le maire Pétion, chargé en réalité de maintenir l’ordre, fait celui qui ne voit et n’entend rien, afin que soit complète l’humiliation du roi.

La colonne révolutionnaire se déploie d’abord comme un cortège ordinaire devant le siège de l’Assemblée nationale. En rangs serrés et au chant du Ça ira ! les quinze mille hommes, portant de grandes pancartes sur lesquelles on lit : « À bas le veto ! » et « La liberté ou la mort ! », défilent devant le manège où se tient l’Assemblée ; à trois heures et demie, tout semble terminé. Mais c’est alors seulement que commence la véritable manifestation, car, au lieu de se retirer paisiblement, l’énorme masse populaire se précipite, comme guidée par une main invisible, vers l’entrée du palais. Les gardes nationaux et les gendarmes sont là, baïonnette au canon, mais la cour, indécise comme toujours, n’ayant donné aucun ordre, alors que ce qui arrive était pourtant facile à prévoir, les soldats n’opposent aucune résistance, et, d’une seule coulée, le peuple entre par l’étroit entonnoir de la porte. La pression de cette foule est si forte que les manifestants sont comme portés jusqu’au premier étage. Il n’y a plus moyen de les arrêter à présent, ils enfoncent les portes, brisent les serrures, et, avant qu’on ait pu prendre la moindre mesure de protection, les premiers assaillants se trouvent déjà devant le roi, qu’un groupe de gardes nationaux ne peut qu’imparfaitement préserver du pire. Et voici Louis XVI obligé de passer la revue de son peuple insurgé dans sa propre demeure ; seul son flegme imperturbable évite un choc violent. Il répond avec une patience polie à toutes les provocations et se coiffe docilement du bonnet rouge de l’un des sans-culottes. Pendant trois heures et demie, par une chaleur torride, il supporte sans révolte ni protestation la curiosité et l’ironie de ces hôtes hostiles.

En même temps un autre groupe d’insurgés a pénétré dans les appartements de la reine ; l’horrible scène du 5 octobre à Versailles semble vouloir se répéter. Mais comme la reine est plus exposée que le roi, les officiers se sont dépêchés d’appeler des soldats ; ils ont poussé Marie-Antoinette dans un coin et glissé une table devant elle pour la mettre à l’abri tout au moins des brutalités ; en outre trois rangs de gardes nationaux sont alignés devant cette table. Les hommes et les femmes entrés en trombe ne peuvent atteindre Marie-Antoinette, mais ils l’approchent suffisamment pour pouvoir examiner le « monstre » d’une façon provocante, ils s’avancent assez près pour qu’elle entende distinctement leurs menaces et leurs injures. Santerre, dont le but est d’humilier la reine le plus possible, mais qui s’efforce d’éviter de réels actes de violence, ordonne aux grenadiers de s’écarter, pour que la volonté du peuple s’accomplisse et pour que celui-ci puisse contempler sa victime, la reine vaincue ; en même temps, il cherche à rassurer Marie-Antoinette : « Madame, vous êtes trompée ; le peuple ne vous veut pas de mal. Si vous vouliez, il n’y en aurait pas un d’eux qui ne vous aimât autant que cet enfant » (et il montre le dauphin qui, effrayé et tremblant, se blottit contre sa mère). « Au reste n’ayez pas peur, on ne vous fera pas de mal. » Mais comme toujours, quand un des « factieux » offre sa protection à la reine, l’orgueil de celle-ci se cabre. « Je ne suis ni trompée ni égarée, et je n’ai pas peur, répond-elle durement, on ne craint jamais rien, lorsqu’on est avec de braves gens. » Froide et fière, la reine tient tête aux regards les plus hostiles et aux apostrophes les plus effrontées. Toutefois quand on veut l’obliger à mettre le bonnet rouge sur la tête de son enfant, elle se détourne et dit aux officiers : « C’est trop fort aussi, cela va au-delà de toute patience humaine. » Mais elle tient bon, sans trahir la moindre peur ou le moindre manque d’assurance. Lorsqu’elle n’est vraiment plus en danger le maire Pétion se montre et engage les assaillants à rentrer chez eux, « pour ne pas donner occasion d’incriminer leurs intentions respectables ». Mais il se fait tard avant que le palais ne soit évacué, et c’est alors seulement que la reine, la femme humiliée, se rend compte avec douleur de son impuissance totale. Elle sait à présent que tout est perdu. « J’existe encore, mais c’est un miracle », écrit-elle en hâte à son confident, Hans Axel de Fersen. « La journée du 20 a été affreuse. »

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