Marie-Antoinette

Stefan Zweig

Traduit de l’allemand par Alzir Hella

(1933)

Écrire l’histoire de Marie-Antoinette, c’est reprendre un procès plus que séculaire, où accusateurs et défenseurs se contredisent avec violence. Le ton passionné de la discussion vient des accusateurs. Pour atteindre la royauté, la Révolution devait attaquer la reine, et dans la reine la femme. Or, la vérité et la politique habitent rarement sous le même toit, et là où l’on veut dessiner une figure avec l’intention de plaire à la multitude, il y a peu de justice à attendre des serviteurs complaisants de l’opinion publique. On n’épargna à Marie-Antoinette aucune calomnie, on usa de tous les moyens pour la conduire à la guillotine ; journaux, brochures, livres attribuèrent sans hésitation à la « louve autrichienne » tous les vices, toutes les dépravations morales, toutes les perversités ; dans l’asile même de la justice, au tribunal, le procureur général compara pathétiquement la « veuve Capet » aux débauchées les plus célèbres de l’Histoire, à Messaline, Agrippine et Frédégonde. Le revirement fut d’autant plus profond, lorsque, en 1815, un Bourbon monta de nouveau sur le trône ; pour flatter la dynastie, on repeint l’image diabolique sous les couleurs les plus flatteuses ; pas de portrait de Marie-Antoinette datant de cette époque où elle ne soit idéalisée et auréolée. Les panégyriques se succèdent ; la vertu insoupçonnable de Marie-Antoinette est farouchement défendue, on célèbre en vers et en prose son esprit de sacrifice, sa grandeur d’âme, son pur héroïsme ; et des anecdotes, abondamment trempées de larmes, tissées la plupart du temps par le monde aristocratique, encadrent le visage transfiguré de la « reine martyre ».

La vérité psychologique, comme c’est le cas le plus souvent, se rapproche ici du juste milieu. Marie-Antoinette n’était ni la grande sainte du royalisme ni la grande « grue » de la Révolution, mais un être moyen, une femme en somme ordinaire, pas trop intelligente, pas trop niaise, un être ni de feu ni de glace, sans inclination pour le bien, sans le moindre amour du mal, la femme moyenne d’hier, d’aujourd’hui et de demain, sans penchant démoniaque, sans soif d’héroïsme, assez peu semblable à une héroïne de tragédie. Mais l’Histoire, ce démiurge, n’a nullement besoin d’un personnage central héroïque pour échafauder un drame émouvant. Le tragique ne résulte pas seulement des traits démesurés d’un être, mais encore, à tout moment, de la disproportion qui existe entre un homme et son destin. Il se manifeste lorsqu’un surhomme, un héros, un génie, entre en conflit avec le monde environnant, trop hostile, trop étroit, pour la tâche que le destin lui a assignée, tel Napoléon étouffant dans le minuscule carré de Sainte-Hélène, ou Beethoven emprisonné dans sa surdité, et d’une façon générale, chez toute grande figure qui ne trouve pas sa mesure et son exutoire. Mais le tragique existe aussi quand une nature moyenne, sinon faible, est liée à un destin formidable, à des responsabilités personnelles qui l’écrasent et la broient, et cette forme ici me paraît même plus poignante du point de vue humain. Car le grand homme cherche inconsciemment un destin extraordinaire ; une vie héroïque ou, selon le mot de Nietzsche, « dangereuse » est organiquement conforme à sa nature démesurée ; il défie le monde par l’audace des exigences inhérentes à son caractère. De sorte qu’un génie n’est point, en fait, irresponsable de sa souffrance, car sa mission appelle mystiquement cette épreuve du feu, pour qu’il puisse donner la mesure de sa force suprême ; comme la tempête emporte la mouette, la puissance de son destin le pousse toujours plus fort et plus haut. L’homme moyen, en revanche, de par son essence, réclame une existence paisible ; il ne veut pas, il n’a pas besoin de tragique, il préfère vivre tranquillement dans l’ombre, à l’abri des vents, dans un climat tempéré ; c’est pourquoi il s’effraye, il résiste, il fuit, quand une main invisible le pousse vers les bouleversements. Il ne veut pas de responsabilités mondiales historiques, au contraire il les redoute ; il ne recherche pas la souffrance, on la lui impose ; il est contraint du dehors, non pas du dedans, de se dépasser. Cette souffrance du non-héros, de l’homme moyen, bien qu’il lui manque un sens évident, ne me paraît pas moins grande que celle, pathétique, du héros véritable, et peut-être est-elle encore plus émouvante, car l’être ordinaire doit la supporter à soi seul et n’a pas, comme l’artiste, l’heureux moyen de transmuer son tourment en œuvres et en formes durables.

Mais le destin, parfois, sait bouleverser ces natures moyennes et de sa poigne impérieuse les sortir de leur médiocrité ; la vie de Marie-An toinette en est peut-être un des plus éclatants exemples de l’Histoire. Pendant ses trente premières années, sur les trente-huit qu’elle a vécues, cette femme suit une voie médiocre, bien que dans un milieu élevé ; jamais elle ne dépasse la mesure commune ni en bien ni en mal : une âme tiède, une nature ordinaire, et au début, du point de vue historique, rien qu’une figurante. Sans l’irruption de la Révolution dans son fol univers de plaisirs, cette princesse insignifiante aurait tranquillement continué à vivre comme des millions de femmes de tous les temps ; elle aurait dansé, bavardé, aimé, ri, se serait parée, aurait rendu visite et fait l’aumône ; elle aurait mis au monde des enfants et finalement se serait étendue doucement sur un lit pour y mourir, sans avoir réellement vécu selon l’esprit du temps. En sa qualité de reine, on l’aurait mise en bière avec solennité et on aurait porté le deuil à la cour, mais ensuite elle aurait disparu de la mémoire des hommes comme tant d’autres princesses, les Marie-Adélaïde et Adélaïde-Marie, les Anna-Catherine et Catherine-Anna, dont les pierres tombales, aux froids caractères qu’on ne déchiffre plus, se trouvent dans le Gotha. Jamais personne n’aurait éprouvé le désir de tirer du néant son image, son âme éteinte ; nul n’aurait su qui elle était en réalité ; et – point capital – jamais Marie-Antoinette elle-même, reine de France, ne l’aurait su ni appris sans son épreuve. Car le propre de l’être moyen, heureux ou malheureux, est de ne pas sentir en soi-même la nécessité de se mesurer, de ne pas avoir la curiosité de se poser de questions tant que le destin ne lui en pose pas : il laisse dormir en soi ses possibilités inutilisées, dépérir ses facultés, s’amollir ses forces comme des muscles qu’on n’exerce jamais avant que la nécessité ne les tende pour une résistance réelle. Une nature moyenne doit être projetée hors de soi-même pour devenir tout ce qu’elle est capable d’être, et peut-être davantage qu’elle ne le supposait ou pressentait ; pour cela le destin n’a pas d’autre fouet que le malheur. De même que l’artiste recherche parfois avec intention un sujet d’apparence mesquine, au lieu d’un sujet émouvant et universel, afin de mieux prouver sa force créatrice, de même le destin, de temps à autre, choisit un héros insignifiant pour montrer que d’une matière fragile il sait tirer le plus intense pathétique, d’une âme faible et indolente la plus haute tragédie. Marie-Antoinette est un des plus beaux exemples de cet héroïsme involontaire.

Avec quel art, quelle ingéniosité dans les épisodes, sur quelle vaste scène l’Histoire construit son drame autour de cette nature ordinaire avec quelle science elle fait naître les contrastes autour de ce personnage central qui, dès le début, s’y prête si peu ! Avec une ruse diabolique, elle commence par combler cette femme. Elle donne à l’enfant un palais impérial pour demeure, à l’adolescente une couronne, à la jeune femme elle prodigue généreusement tous les dons de la beauté et de la richesse et lui accorde en outre un cœur insouciant de la valeur de ces présents. Pendant des années elle cajole et dorlote cet être léger jusqu’à ce qu’il en devienne toujours plus inconscient et en perde la raison. Mais si le destin a porté cette femme aux plus hauts sommets du bonheur avec rapidité et aisance, il ne l’en laisse ensuite retomber qu’avec plus de lenteur et une cruauté plus raffinée. Avec un réalisme mélodramatique, cette tragédie met en présence les oppositions les plus violentes ; elle pousse Marie-Antoinette d’un palais impérial aux cent salons dans une misérable geôle, du carrosse doré sur la charrette du bourreau, du trône sur l’échafaud ; elle la jette du luxe dans l’indigence ; d’une femme jouissant de la faveur générale et partout acclamée, elle fait un objet de haine sur qui s’abat la calomnie ; bref elle l’entraîne toujours plus bas, sans pitié, jusqu’au suprême abîme. Et cet être petit et médiocre, soudainement assailli dans sa nonchalance, ce cœur étourdi ne comprend pas ce que lui veut cette force étrangère ; il sent seulement qu’une dure poigne le pétrit, qu’une griffe brûlante s’enfonce dans sa chair torturée ; inaccoutumé à la souffrance, la craignant, il ne se doute de rien, se débat, gémit, cherche à s’échapper. Mais inexorable comme l’artiste qui ne lâche pas sa matière avant de lui avoir arraché ses derniers effets, sa suprême possibilité, le malheur ne cesse pas de marteler l’âme molle et faible de Marie-Antoinette avant d’en avoir obtenu la fermeté et la dignité, et fait surgir toute la grandeur ancestrale ensevelie dans ses profondeurs. Cette femme éprouvée, qui n’a jamais eu la curiosité d’elle-même, s’aperçoit enfin avec effroi, au milieu de ses tourments, de la transformation qui s’opère juste au moment où son pouvoir royal prend fin : elle sent naître en elle quelque chose de grand et de nouveau, qui n’eût pas été concevable sans cette épreuve. « C’est dans le malheur qu’on sent davantage ce qu’on est », ces mots fiers et émus jaillissent soudain de sa bouche et étonnent ; un pressentiment lui dit que c’est justement par la souffrance que sa pauvre vie restera en exemple à la postérité. Et grâce à cette conscience d’un devoir supérieur à remplir son caractère grandit au-delà de lui-même. Peu avant que la forme humaine ne se brise, le chef-d’œuvre impérissable est achevé, car à la dernière heure de sa vie, à la toute dernière heure, Marie-Antoinette, nature moyenne, atteint au tragique et devient égale à son destin.

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