CHAPITRE XXXIX LA DERNIÈRE TENTATIVE

De toutes les prisons de la Révolution, la Conciergerie, cette « antichambre de la mort », est celle qui est soumise aux règlements les plus sévères. Cette vieille construction de pierre aux murs impénétrables, aux portes épaisses, bardées de fer, aux couloirs barricadés, aux fenêtres grillées, entourée de sentinelles, pourrait porter sur son fronton la parole de Dante : Lasciate ogni speranza…

Un système de surveillance, ayant fait ses preuves pendant de longues années et terriblement renforcé depuis les incarcérations en masse de la Terreur, y rend impossible toute relation avec le monde extérieur. Aucune lettre ne peut être transmise au-dehors, aucune visite n’est possible, car le personnel n’est pas composé ici de gardiens amateurs comme au Temple, mais de geôliers de métier prévenus contre toutes les ruses ; en outre, pour plus de précaution, des « moutons », ou mouchards professionnels, qui dénonceraient à l’avance aux autorités toute tentative d’évasion, sont mêlés aux prisonniers. On pourrait donc croire qu’avec un pareil système toute résistance individuelle est d’avance vouée à l’échec.

Mais, secrète consolation, en face de toute puissance collective, si l’individu est ferme et résolu, il finit presque toujours par être plus fort que n’importe quel système. Dans la mesure où sa volonté reste inébranlable, l’être humain l’emporte presque toujours sur les règlements ; il en est ainsi pour Marie-Antoinette. Au bout de quelques jours déjà, grâce à cette étrange magie qui émane en partie de son nom, en partie de la noblesse de son attitude, tous ceux qui sont attachés à sa surveillance deviennent ses amis, ses serviteurs, ses complices. La femme du concierge n’est chargée que de balayer sa chambre et de lui préparer une nourriture ordinaire ; malgré cela elle lui confectionne avec un soin touchant des plats de choix, se met à sa disposition pour la coiffer et fait venir chaque jour de l’autre bout de la ville une eau que Marie-Antoinette préfère. La servante de la concierge, de son côté, profite de chaque occasion pour se glisser auprès de la prisonnière et lui offrir ses services. Et les gendarmes aux moustaches sévèrement retroussées, aux larges sabres cliquetants, aux fusils constamment chargés, qui devraient interdire tout cela, que font-ils ? Tous les jours – le procès-verbal de l’interrogatoire en donne la preuve – ils achètent au marché, de leurs propres deniers, des fleurs qu’ils apportent à Marie-Antoinette pour orner sa triste demeure. C’est justement dans le peuple, qui connaît mieux le malheur que la bourgeoisie, que vibre la plus grande compassion pour cette femme si détestée en ses jours heureux. Quand les femmes du marché apprennent par Mme Richard qu’un poulet ou des légumes sont destinés à la « reine », elles choisissent soigneusement ce qu’il y a de mieux, et Fouquier-Tinville, au procès, est forcé de constater, avec un étonnement irrité, que Marie-Antoinette a joui de beaucoup plus d’avantages à la Conciergerie qu’au Temple. C’est précisément là où la mort règne le plus cruellement, que, comme une défense inconsciente, se développent le plus en l’homme les sentiments d’humanité.

Étant données ses précédentes tentatives de fuite, il paraît étonnant, à première vue, que, même pour une prisonnière d’État aussi importante que Marie-Antoinette, la surveillance soit exercée avec si peu de sévérité. Mais on comprend bien des choses, dès qu’on se rappelle que l’inspecteur principal de cette prison n’est autre que l’ancien limonadier Michonis, le complice du Temple : l’éclat fascinant des millions du baron de Batz brille même à travers les épaisses murailles de la Conciergerie ; Michonis continue à jouer audacieusement son double rôle. Chaque jour, ponctuel et fidèle à son devoir, il se rend dans la cellule de Marie-Antoinette, secoue les barreaux de fer, examine les portes et rend compte de ses visites à la Commune avec une scrupuleuse exactitude. Mais, en réalité, Michonis n’attend que le départ du gendarme pour causer presque amicalement avec Marie-Antoinette et lui apporter des nouvelles tant désirées de ses enfants ; de temps à autre, soit par cupidité, soit par bonté, il introduit même en fraude un curieux quand il fait l’inspection de la Conciergerie, tantôt c’est un Anglais, tantôt une Anglaise, peut-être cette excentrique Mrs Atkins, tantôt ce prêtre non assermenté, qui doit avoir reçu la dernière confession de la prisonnière, tantôt ce peintre à qui nous devons le portrait du musée Carnavalet. Et, malheureusement aussi, pour finir, le fou audacieux, qui, par son excès de zèle, anéantit d’un seul coup toutes ces libertés et ces privilèges.

Cette fameuse « affaire de l’œillet », qui plus tard a fourni à Alexandre Dumas la trame d’un grand roman, est une histoire obscure qu’on ne réussira sans doute jamais à éclaircir complètement ; car ce qu’en disent les pièces du procès est insuffisant et ce qu’en raconte le héros de l’histoire sent la hâblerie. Si l’on en croyait le Conseil municipal et l’inspecteur des prisons Michonis, toute l’histoire n’aurait été qu’un épisode sans importance. Celui-ci prétend qu’ayant parlé de Marie-Antoinette à un souper chez des amis, un monsieur dont il ignorait le nom lui avait demandé avec insistance de l’accompagner un jour à la prison. Très bien disposé, Michonis n’avait pas jugé utile de s’informer plus amplement et avait emmené cet homme dans une de ses inspections, bien entendu avec la promesse qu’il n’adresserait pas la parole à Marie-Antoinette.

Mais Michonis, le confident du baron de Batz, est-il réellement aussi naïf qu’il veut bien le paraître ? N’a-t-il vraiment pas cherché à savoir qui était cet inconnu qu’il devait introduire en fraude à la Conciergerie ? S’il l’avait voulu, il aurait appris sans trop de difficultés que cet homme était un ami de Marie-Antoinette, le chevalier de Rougeville, un de ces nobles qui, le 20 juin, l’avaient défendue au prix de leur vie. Mais, selon toute apparence, l’ex-complice du baron de Batz devait avoir de bonnes raisons, et surtout des raisons sonnantes, de ne pas trop questionner cet inconnu sur ses intentions ; et sans doute le complot était-il déjà beaucoup plus avancé qu’il ne ressort aujourd’hui des faits connus.

Quoi qu’il en soit, le 28 août un trousseau de clefs cliquette à la porte de la prisonnière. Marie-Antoinette et le gendarme se lèvent. Elle s’effraie toutes les fois que l’huis du cachot s’ouvre subitement, car à chaque visite imprévue des autorités elle s’attend à de mauvaises nouvelles. Mais non, ce n’est que Michonis, l’ami secret, accompagné aujourd’hui de quelque inconnu auquel elle ne fait même pas attention. Marie-Antoinette se sent soulagée, elle parle avec l’inspecteur et demande des nouvelles de ses enfants : c’est à eux que se rapporte toujours sa première question. Michonis répond aimablement, la prisonnière est presque sereine ; ces quelques minutes où le morne silence est rompu, où elle peut, devant quelqu’un, prononcer le nom de ses enfants, sont toujours pour elle une sorte de bonheur.

Mais Marie-Antoinette soudain devient livide, pâleur qui ne dure qu’une seconde. Puis le sang, subitement, lui monte au visage. Elle se met à trembler et se tient debout avec peine. La surprise est trop grande : elle a reconnu Rougeville, l’homme qui, si souvent, s’est trouvé à ses côtés au château et qu’elle sait capable de n’importe quelle audace. Que signifie – l’instant est trop bref pour imaginer quoi que ce soit – la présence soudaine dans sa cellule de cet ami sûr et dévoué ? Veut-on la sauver ? lui dire, lui remettre quelque chose ? Elle n’ose pas parler à Rougeville, elle n’ose même pas trop le regarder, par peur du gendarme et de la femme de service, et pourtant elle s’aperçoit qu’il lui fait sans cesse des signes qu’elle ne saisit pas. Elle est à la fois heureuse et angoissée de sentir après de longs mois un messager auprès d’elle et de ne pas comprendre son message ; la pauvre femme est de plus en plus inquiète, et de plus en plus elle craint de se trahir. Peut-être Michonis s’aperçoit-il de son trouble ; toujours est-il qu’il se rappelle qu’il a encore d’autres cellules à voir, et il quitte brusquement la pièce avec l’inconnu en déclarant formellement toutefois qu’il va revenir.

Restée seule, Marie-Antoinette, les jambes flageolantes, s’assied et s’efforce de recueillir ses idées. Elle décide, s’ils reviennent, d’être plus forte, plus attentive et de bien observer chaque signe et chaque geste. Et en effet ils reviennent, de nouveau les clefs cliquettent, de nouveau Michonis entre avec Rougeville. Marie-Antoinette à présent est tout à fait maîtresse de ses nerfs. Tout en parlant avec l’inspecteur, elle observe Rougeville avec plus de calme, plus d’attention, plus d’acuité, et s’aperçoit soudain à un signe rapide que celui-ci a jeté quelque chose derrière le poêle. Son cœur bat, elle est impatiente de lire le message ; à peine les deux visiteurs ont-ils quitté la pièce qu’avec la plus grande présence d’esprit elle envoie le gendarme les rejoindre sous un prétexte quelconque. Elle profite de cette unique minute sans surveillance pour saisir d’un geste l’objet jeté. Quoi ? Rien qu’un œillet ? Mais non, un billet plié se trouve dans l’œillet. Elle le déplie et lit :

« Ma protectrice, je ne vous oublierai jamais, je chercherai toujours le moyen de pouvoir vous marquer mon zèle ; si vous avez besoin de trois à quatre cents louis pour ceux qui vous entourent, je vous les porterai vendredi prochain. »

On imagine dans quel état se trouve la malheureuse femme devant cet espoir miraculeux. La sombre voûte, une fois encore, s’entr’ouvre comme sous le glaive d’un ange. En dépit de toutes les interdictions, de toutes les mesures de la Commune, un des siens, un chevalier de Saint Louis, un ami royaliste sûr a pénétré dans l’horrible et inaccessible maison des morts, malgré ses sept ou huit portes verrouillées ; la délivrance maintenant doit être proche. Ce sont sans doute les mains aimées de Fersen qui ont tissé ce complot auquel de nouveaux et puissants complices inconnus prêtent leur concours et qui doit lui sauver la vie à un pas de l’abîme. De nouveau le courage et la volonté de vivre animent soudain cette femme déjà toute résignée.

Elle a du courage, trop de courage, malheureusement. Elle a confiance, trop confiance, hélas ! Les trois ou quatre cents louis, elle le comprend tout de suite, doivent lui servir à soudoyer le gendarme de sa cellule ; c’est la seule tâche qui lui incombe, ses amis s’occuperont du reste. Dans son trop subit optimisme, elle se met tout de suite à l’œuvre. Elle déchire le billet compromettant en tout petits morceaux et prépare sa réponse. Elle n’a plus ni plume, ni crayon, ni encre, elle ne dispose plus que d’un petit bout de papier. Elle le prend – la détresse rend ingénieux – et pique, de son aiguille, les lettres de la réponse dans le papier, conservé aujourd’hui comme souvenir, bien que rendu illisible ensuite par d’autres piqûres. Elle donne ce billet avec la promesse d’une importante récompense au gendarme Gilbert pour qu’il le remette à l’inconnu quand il reviendra.

C’est là que l’affaire devient obscure. Il semble que le gendarme Gilbert au fond de lui-même ait hésité. L’éclat de trois ou quatre cents louis d’or peut séduire un pauvre diable ; mais le couperet de la guillotine brille aussi, et d’une façon inquiétante. Le gendarme a pitié de la pauvre femme, mais il a peur aussi pour sa situation. Que faire ? Exécuter la commission, c’est trahir la république, dénoncer cette malheureuse, c’est abuser de sa confiance. Le brave homme recourt donc, pour commencer, à un moyen terme : il se confie à la femme du concierge, la toute-puissante Mme Richard. Et voilà que celle-ci partage son embarras. Elle non plus n’ose ni se taire ni parler ouvertement, et encore moins s’engager dans un complot aussi périlleux ; sans doute le secret carillon du million a-t-il déjà tinté à ses oreilles.

Finalement, Mme Richard fait comme le gendarme : elle ne dénonce pas Marie-Antoinette, mais elle ne se tait pas non plus tout à fait. Tout comme lui elle se décharge de sa responsabilité sur un autre ; confidentiellement elle fait part de l’histoire du mystérieux billet à Michonis, qui pâlit à cette nouvelle. De nouveau l’affaire s’obscurcit. S’était-il déjà rendu compte que Rougeville voulait faire évader la prisonnière ou ne l’a-t-il appris qu’à ce moment-là ? Était-il au courant du complot, ou Rougeville l’a-t-il trompé ? Quoi qu’il en soit, il lui est désagréable d’avoir tout à coup deux témoins. D’un air sévère il prend le billet suspect que lui tend Mme Richard, le met dans sa poche et lui ordonne de n’en pas parler. Il espère par là avoir réparé l’étourderie de Marie-Antoinette et heureusement arrêté cette pénible affaire. Bien entendu il ne fait aucun rapport ; tout comme dans le complot avec Batz il se retire doucement dès que cela sent le roussi.

L’affaire semble réglée. Mais malheureusement elle trouble et préoccupe le gendarme. Une poignée de louis le réduirait peut-être au silence, mais Marie-Antoinette n’a pas d’argent, et peu à peu il commence à craindre pour sa tête. Après avoir gardé pendant cinq jours (chose suspecte et incompréhensible) un silence complet à l’égard de ses camarades et des autorités, il finit quand même, le 3 septembre, par faire un rapport à ses chefs ; deux heures plus tard, les commissaires de la Commune, agités, accourent à la Conciergerie et interrogent tous ceux qui sont au courant.

Marie-Antoinette commence par nier et déclare n’avoir reconnu personne ; lorsqu’on lui demande si elle a écrit un billet, il y a quelques jours, elle répond froidement qu’elle n’a pas de quoi écrire. Michonis aussi fait l’innocent et compte sur le silence de Mme Richard, sans doute également soudoyée. Mais comme celle-ci soutient lui avoir remis le billet, il faut maintenant qu’il le produise (il a eu l’intelligence de rendre auparavant le texte illisible par de nouvelles piqûres). Le jour suivant, au second interrogatoire, Marie-Antoinette renonce à la résistance. Elle avoue qu’elle a connu cet homme aux Tuileries et qu’elle a reçu de lui dans un œillet un billet auquel elle a répondu. Mais avec un dévouement total elle protège celui qui a voulu se sacrifier pour elle, ne prononce pas le nom de Rougeville et prétend ne pas se rappeler comment s’appelait cet officier de la garde ; elle couvre généreusement Michonis et, par là, lui sauve la vie. Mais vingt-quatre heures plus tard la Commune et le Comité de Salut public connaissent déjà le nom de Rougeville, et c’est pourtant en vain que la police poursuit dans tout Paris l’homme qui a voulu sauver la reine et qui, en réalité, n’a fait qu’activer sa fin.

Car ce complot, maladroitement ourdi, précipite de façon effrayante la destinée de Marie-Antoinette. Le traitement qu’on lui avait accordé jusqu’alors, et qui comportait tacitement des égards, cesse brusquement. On lui confisque tout ce qui lui reste, ses dernières bagues, même la petite montre en or apportée d’Autriche et qui est un souvenir de sa mère, ainsi que le médaillon dans lequel elle conservait tendrement les cheveux de ses enfants. On lui enlève, bien entendu, les aiguilles avec lesquelles elle a eu l’idée d’écrire sa réponse à Rougeville, on lui interdit toute lumière le soir. On révoque l’indulgent Michonis, ainsi que Mme Richard, qui est remplacée par Mme Bault. En même temps la Commune ordonne, par un décret du 11 septembre, de transférer la récidiviste dans une cellule encore plus sûre que celle qu’elle occupait jusqu’à présent ; et comme dans toute la Conciergerie on n’en trouve pas qui offre des garanties suffisantes aux yeux de la Commune alarmée, on aménage la pièce qui servait de pharmacie et on la munit de doubles portes de fer. La fenêtre qui donne sur la cour des femmes est murée jusqu’à mi-hauteur des barreaux ; les deux sentinelles qui montent la garde sous ses fenêtres et les gendarmes qui se relaient, jour et nuit, répondent sur leur vie de la prisonnière.

Voici Marie-Antoinette dans la plus extrême des solitudes. Ses nouveaux geôliers, quoique bienveillants à son égard, n’osent, pas plus que les gendarmes, adresser la parole à cette femme dangereuse. La petite montre n’est plus là, qui de son grêle tic tac mesurait le temps infini ; elle n’a plus de travail d’aiguille, on ne lui a laissé que son petit chien. Maintenant, dans cet isolement complet, Marie-Antoinette se souvient enfin, après plus de vingt-cinq ans, d’une des constantes recommandations de sa mère ; pour la première fois de sa vie elle demande de la lecture et ses yeux fatigués et enflammés dévorent livre après livre ; on n’arrive pas à lui en fournir assez. Ce ne sont pas des romans qu’elle veut, ni des pièces de théâtre, rien de gai, rien de sentimental, rien qui parle d’amour, cela lui rappellerait trop le passé, mais des aventures excitantes, les voyages du capitaine Cook, des histoires de naufragés et d’expéditions hardies, des ouvrages qui empoignent et qui vous emportent, qui excitent et tiennent en haleine, des livres qui vous font oublier le temps et le monde. Des personnages inventés, imaginaires, sont les seuls compagnons de sa solitude. Personne ne vient plus la voir, pendant des journées elle n’entend que les cloches de la Sainte-Chapelle toute voisine et le grincement des clefs dans la serrure, et le reste du temps c’est le silence, l’éternel silence dans la pièce humide, basse, étroite et sombre comme un cercueil. Le manque de mouvement et d’air la débilite, de fortes hémorragies la fatiguent. Et lorsque, enfin, elle est appelée devant le tribunal, c’est une vieille femme aux cheveux blancs qui sort de cette longue nuit et s’avance dans la lumière du jour dont elle n’a plus l’habitude.

Share on Twitter Share on Facebook