Chapitre XI La visite du frère

En 1776 et durant le carnaval de 1777 l’ivresse de plaisirs de Marie-Antoinette atteint subitement son point culminant. La reine mondaine ne manque pas un bal à l’Opéra, une redoute, une course ; jamais elle ne rentre chez elle avant l’aube, elle évite toujours le lit conjugal. Elle reste à sa table de jeu jusqu’à quatre heures du matin, ses dettes et ses pertes provoquent déjà le mécontentement public. Désespéré, l’ambassadeur Mercy adresse à Vienne rapport sur rapport, signalant :

« … l’oubli absolu auquel la reine s’habitue de tout ce qui tient à sa dignité extérieure… et la quasi-impossibilité de la conseiller, les objets de dissipation se succédant avec une telle rapidité qu’il est très difficile de trouver quelques instants à parler de choses sérieuses. »

Depuis longtemps, dit-il, on n’a vu Versailles aussi désert que pendant cet hiver ; au cours du mois dernier, les occupations, ou plutôt les distractions de la reine n’ont ni diminué ni changé. On dirait qu’un démon s’est emparé de cette jeune femme : jamais elle ne fut plus agitée, plus follement turbulente qu’en cette année décisive.

À tout cela vient s’ajouter un danger nouveau. En 1777, Marie-Antoinette n’est plus la naïve enfant de quinze ans qu’elle était en arrivant en France, mais une femme de vingt-deux ans, dans l’épanouissement de la beauté, séduisante et déjà sensible à la séduction. Il serait plutôt anormal qu’elle restât froide et indifférente dans l’atmosphère érotique et excitante de la cour de Versailles ; toutes ses parentes du même âge, toutes ses amies sont mères depuis longtemps, chacune a un mari véritable, ou tout au moins un amant ; elle est seule à se trouver, par l’inaptitude de son malheureux époux, dans sa situation ; plus belle, plus désirable et plus désirée que toutes les femmes de son milieu, elle seule n’a encore aimé personne. En vain a-t-elle reporté sur ses amies son intense besoin de tendresse, en vain a-t-elle voulu atténuer par d’incessants plaisirs mondains le vide intérieur qu’elle ressent, rien n’y a fait ; la nature, peu à peu, revendique ses droits chez cette femme comme chez toute femme essentiellement normale. Dans ses rapports avec les jeunes gentilshommes qui l’entourent Marie-Antoinette perd de plus en plus son insouciante assurance primitive. Certes, elle se défend encore contre le danger suprême, mais tout en jouant sans cesse avec lui elle perd le contrôle de son sang, qui la trahit ; elle rougit, pâlit, commence à trembler à l’approche de ces jeunes hommes inconsciemment désirés ; elle se trouble, elle a les larmes aux yeux, mais n’en continue pas moins à provoquer leurs galants compliments. La scène remarquable des Mémoires de Lauzun, où la reine, la minute d’avant encore irritée, l’étreint subitement et rapidement, puis s’enfuit aussitôt, honteuse, effrayée d’elle-même, a l’accent de la vérité ; le rapport de l’ambassadeur de Suède sur sa passion manifeste pour le jeune comte de Fersen reflète le même bouleversement. Il est évident que cette femme de vingt-deux ans, tourmentée, sacrifiée et privée de tout amour par un mari si lourd, n’est plus qu’à grand’peine maîtresse d’elle-même. Bien qu’elle se défende encore, et sans doute pour cela, ses nerfs ne peuvent plus supporter cette tension intérieure. Et comme pour compléter ce tableau clinique, l’ambassadeur Mercy annonce l’apparition soudaine « d’affections nerveuses », de prétendues « vapeurs ». Pour le moment, Marie-Antoinette est encore préservée d’un manquement à l’honneur conjugal par la délicatesse craintive de ses admirateurs : Lauzun et Fersen quittent la cour dès qu’ils s’aperçoivent de l’intérêt trop visible que leur porte la reine ; mais il est hors de doute que si l’un des jeunes favoris avec qui elle coquette faisait preuve de hardiesse au moment opportun, il pourrait facilement triompher de cette vertu faiblement gardée. Heureusement, jusqu’ici Marie-Antoinette a toujours réussi à se reprendre au dernier moment. Mais le danger augmente avec le trouble intérieur ; le papillon voltige de plus en plus près, de plus en plus inconsidérément autour de la flamme qui l’attire ; un coup d’aile malhabile, et il tombe irrémédiablement dans le feu destructeur.

Le gardien installé auprès d’elle par sa mère connaît-il ce danger ? On est en droit de le supposer, car ses avertissements relatifs à Lauzun, Dillon, Esterhazy, prouvent que ce vieux célibataire, plein d’expérience, comprend mieux cet état et ses causes que la reine elle-même, qui ne devine pas combien sont révélatrices ses sautes d’humeur, son agitation effrénée. Il saisit toute la portée de la catastrophe que provoquerait la reine de France si elle devenait, avant d’avoir donné à son époux un héritier légitime, la proie de quelque amant étranger : aussi faut-il à tout prix empêcher cela. Il envoie donc lettre sur lettre à Vienne, pour que l’empereur Joseph vienne enfin à Versailles voir ce qui s’y passe. Cet observateur calme et silencieux le sait : il est grand temps de délivrer la reine d’elle-même.

Le voyage de Joseph II à Paris a un triple but. Il doit parler, d’homme à homme, au roi, son beau-frère, de la question épineuse des devoirs conjugaux non encore consommés. Il doit avec l’autorité d’un frère aîné, admonester sa sœur dissipée et lui représenter les dangers humains et politiques de sa rage de plaisirs. Troisièmement, il doit consolider l’alliance des Habsbourgs et des Bourbons.

À ces trois tâches prévues Joseph II en ajoute volontairement une quatrième : il veut saisir l’occasion de cette visite éclatante pour la rendre plus éclatante encore et recueillir le plus de succès personnel possible. Cet homme honnête, sans grand talent, mais non sans intelligence, et surtout suprêmement vaniteux, souffre depuis des années du mal propre aux princes héritiers ; il est irrité de ne pouvoir, bien qu’adulte, gouverner librement et sans limites, de continuer à jouer sur la scène politique un rôle secondaire dans le sillage de sa mère célèbre et vénérée, et d’être, comme il dit avec colère, « la cinquième roue à un carrosse ». Parce qu’il sait qu’il ne pourra surpasser, ni en intelligence ni en autorité morale, la grande impératrice qui lui barre la route, il cherche à parer son rôle ingrat d’un caractère particulier. Puisque sa mère incarne aux yeux de l’Europe la conception de la souveraineté, lui, pour se distinguer, sera un empereur populaire, un père du peuple, moderne, philanthrope, éclairé, affranchi de tout préjugé. On le voit derrière la charrue, il dort sur un lit de camp, se mêle à la foule habillé comme un simple bourgeois, se fait enfermer au Spielberg, mais s’arrange en même temps pour que le monde entier soit au courant de cette modestie affectée. Jusqu’à présent Joseph II n’a pu être un calife bienveillant que devant ses propres sujets ; son voyage à Paris va enfin lui offrir l’occasion de se produire sur la grande scène mondiale. Aussi, plusieurs semaines avant son départ, étudie-t-il dans ses moindres détails son rôle d’empereur débonnaire.

Les vues de Joseph II ne se sont réalisées qu’à demi. Il n’a pu tromper l’Histoire, qui fait figurer à son passif faute sur faute, dues à des réformes maladroites et prématurées, et seule sa mort précoce a peut-être sauvé l’Autriche de l’écroulement qui la menaçait déjà à cette époque ; mais plus crédule que l’Histoire, la légende est pour lui. Longtemps on chanta les louanges du souverain populaire ; d’innombrables romans de pacotille dépeignirent le noble inconnu qui, enveloppé dans un modeste manteau, distribuait des bienfaits d’une main clémente tout en s’éprenant des filles du peuple ; la fin de ces romans, toujours la même, est célèbre : l’inconnu ouvre son manteau, on aperçoit, frappé d’étonnement, un uniforme somptueux, et le noble seigneur adresse à l’assistance ces mots profonds : « Vous n’apprendrez jamais mon nom, je suis l’empereur Joseph. »

Plaisanterie absurde, mais, au fond, plus intelligente qu’elle ne paraît : elle parodie avec une sorte de génie cette particularité de l’empereur Joseph de jouer, d’une part, à l’homme modeste et de tout faire, d’autre part, pour que cette modestie soit appréciée à sa valeur. Son voyage à Paris en donne une preuve caractéristique. Car Joseph II, bien entendu, ne s’y rend pas en tant qu’empereur, il ne veut pas attirer l’attention ; il voyage sous le nom de comte de Falkenstein et il insiste pour que personne n’apprenne cet incognito. Dans de longs écrits il est décidé que nul ne doit l’appeler autrement que « Monsieur », pas même le roi de France, qu’il ne descendra pas dans les palais et n’usera que de voitures de louage. Mais naturellement, toutes les cours d’Europe sont informées du jour et de l’heure de son arrivée ; à Stuttgart, le duc de Wurtemberg lui joue aussitôt un mauvais tour en ordonnant d’enlever toutes les enseignes des auberges, de sorte que l’empereur populaire est obligé d’aller coucher au palais ducal. Mais avec une obstination affectée ce nouvel Haroun al-Raschid garde jusqu’au dernier moment son incognito, connu de tous depuis longtemps. Il entre dans Paris en simple fiacre, descend à l’Hôtel de Tréville, aujourd’hui Hôtel Foyot, sous son nom d’emprunt ; à Versailles, il prend une chambre dans un hôtel de second ordre, y couche sur un lit de camp, enveloppé dans son manteau, comme s’il bivouaquait. Et son calcul est juste. Car pour le peuple de Paris qui n’a vu ses rois que dans le luxe, c’est un fait remarquable qu’un souverain qui goûte à la soupe des hôpitaux, qui assiste aux séances des Académies, aux discussions parlementaires, qui visite le Jardin des Plantes, la fabrique de savon, l’institution des sourds-muets, les artisans, les bateliers et les marchands ; Joseph II voit beaucoup de choses à Paris, et il se réjouit en même temps d’être vu ; il ravit tout le monde par sa bienveillance et il est lui-même plus ravi encore des applaudissements enthousiastes qu’il recueille. Dans ce double rôle, partagée entre le vrai et le faux, cette nature mystérieuse a toujours conscience de sa dualité. Avant son départ, Joseph II écrit à son frère :

« Vous valez mieux que moi, mais je suis plus charlatan, et, dans ce pays-ci, il faut l’être. Moi je le suis de raison, de modestie : j’outre un peu là-dessus, en paraissant simple, naturel, réfléchi même à l’excès. Voilà ce qui a excité un enthousiasme qui vraiment m’embarrasse. Je quitte très content ce royaume, mais sans regret, car j’en avais assez de mon rôle. »

Outre ce succès personnel, Joseph II atteint en même temps ses buts politiques ; tout d’abord l’entretien avec son beau-frère sur la question délicate des devoirs conjugaux se déroule avec une facilité surprenante. Louis XVI, honnête et jovial, accueille l’empereur en toute confiance. C’est en vain que Frédéric II a ordonné à son ambassadeur, le baron Goltz, de faire courir dans Paris le bruit que Joseph II aurait dit au roi de Prusse : « J’ai trois beaux-frères qui sont pitoyables : celui de Versailles est un imbécile, celui de Naples un fol et celui de Parme un sot. » En l’occurrence le « mauvais voisin » s’est démené pour rien, car Louis XVI, sous le rapport de la vanité, n’est pas chatouilleux, et la flèche ricoche sur sa bonhomie. Les deux beaux-frères se parlent librement et franchement, et Louis XVI, connu de plus près, impose à Joseph II un certain respect :

« Cet homme est faible, mais point imbécile ; il a des notions, il a du jugement, mais c’est une apathie de corps comme d’esprit. Il fait des conversations raisonnables et n’a aucun goût de s’instruire ni curiosité, enfin le fiat lux n’est pas encore venu ; la matière est encore en globe. »

Au bout de quelques jours Joseph II a conquis le roi, ils s’entendent sur toutes les questions politiques, et à n’en pas douter l’empereur a obtenu sans peine de son beau-frère qu’il se soumît à la discrète opération.

La rencontre de Joseph II avec Marie-Antoinette est plus délicate, parce que plus lourde de conséquences. La reine a attendu la visite de son frère avec des sentiments contradictoires ; d’une part elle était heureuse de pouvoir enfin se confier franchement à un membre de sa famille, mais d’autre part elle craignait les façons rudes et professorales que l’empereur a toujours aimé adopter à son égard. Tout récemment encore ne l’a-t-il point sermonnée comme une gamine :

« De quoi vous mêlez-vous, de déplacer des ministres, d’en faire envoyer un autre sur ses terres, de créer une nouvelle charge dispendieuse à votre cour ? lui écrivait-il. Vous êtes-vous demandé une fois par quel droit vous vous mêlez des affaires du gouvernement et de la monarchie française ? Quelles études avez-vous faites ? Quelles connaissances avez-vous acquises, pour oser imaginer que votre avis ou votre opinion doit être bonne à quelque chose, surtout dans les affaires qui exigent des connaissances aussi étendues ? Vous, aimable jeune personne qui ne pensez qu’à la frivolité, qu’à votre toilette, qu’à vos amusements toute la journée, et qui ne lisez pas, ni entendez parler raison un quart d’heure par mois, et ne réfléchissez ni ne méditez, j’en suis sûr, jamais, ni combinez les conséquences des choses que vous faites ou que vous dites ? »

Gâtée, adulée par ses courtisans, la souveraine de Trianon n’est guère habituée à ce ton hargneux de maître d’école ; aussi comprend-on ses battements de cœur quand on lui annonce soudain que le comte de Falkenstein est arrivé à Paris et qu’il se présentera le lendemain à Versailles.

Mais tout se passe mieux qu’elle ne s’y attendait. Joseph II est assez diplomate pour ne pas tonner contre elle dès son entrée ; au contraire, il la complimente sur sa mine séduisante, lui assure que si jamais il se remarie sa femme devra lui ressembler, et il joue plutôt au galant homme. Une fois de plus, Marie-Thérèse a vu juste en prédisant à son ambassadeur :

« Je ne crains pas qu’il soit censeur trop rigide des actions de la reine ; je crois plutôt que, jolie et agaçante comme elle l’est, mêlant de l’esprit et de la décence dans la conversation, elle remportera son approbation, et il en sera flatté. »

En effet, l’amabilité de cette sœur jolie et ravissante, sa joie sincère de le revoir, l’attention avec laquelle elle l’écoute d’une part, la bonhomie du beau-frère et le grand triomphe que remporte à Paris sa comédie de la modestie d’autre part, tout cela fait taire le pédant que l’on avait redouté ; tant de miel calme l’ours grognon. La première impression de l’empereur est plutôt favorable :

« C’est une aimable et honnête femme, écrit-il à Léopold II, un peu jeune, peu réfléchie, mais qui a un fond d’honnêteté et de vertu dans sa situation vraiment respectable ; avec cela, de l’esprit et une justesse de pénétration qui m’a souvent étonné. Son premier mouvement est toujours le vrai, si elle s’y laissait aller, réfléchissait un peu plus et écoutait un peu moins ceux qui la soufflent, dont il y a des armées et de différentes façons, elle serait parfaite. Le désir de s’amuser est bien puissant chez elle, et, comme l’on connaît ce goût, on la sait prendre par son faible, et ceux qui lui procurent le plus de plaisirs sont écoutés et ménagés. »

Mais tandis que Joseph II, sous une apparence nonchalante, prend part à toutes les fêtes que lui offre sa sœur, cet esprit singulier ne cesse d’observer avec acuité et exactitude. Il est, avant tout, obligé de constater que Marie-Antoinette « ne sent rien pour le roi », qu’elle le traite avec une indifférence, une négligence et une condescendance inadmissibles. Il se rend compte sans peine de ce que valent les Polignac et toute la « société » de la « tête à vent » qu’est sa sœur. Il ne paraît tranquillisé que sur un seul point. Il pousse un vrai soupir de soulagement en apprenant que, malgré toutes les coquetteries de sa sœur avec les jeunes gentilshommes – il craignait probablement bien pis – la vertu de la reine a pu se maintenir, de sorte que – « jusqu’à présent, tout au moins », ajoute-t-il prudemment – sa conduite, au milieu de cette société pourrie, est meilleure que sa réputation. Cependant, tout ce qu’il a vu et entendu sous ce rapport ne semble pas l’avoir rassuré sur l’avenir ; aussi quelques énergiques avertissements ne lui paraissent-ils pas superflus. Plusieurs fois il tance sa jeune sœur, sans ménagement, comme par exemple quand il lui reproche brutalement, en présence de témoins, de « n’être bonne à rien pour son mari » ou qu’il appelle la salle de jeu de son amie, la duchesse de Guéménée, « un vrai tripot ». Ces reproches publics aigrissent Marie-Antoinette ; frère et sœur, parfois, se parlent durement. L’entêtement puéril de la jeune femme résiste à l’arrogante tutelle du frère ; mais en même temps, avec sa franchise innée, elle sent combien sont fondées les remarques qu’on lui fait et combien sa faiblesse aurait besoin d’un pareil gardien à ses côtés.

Il semble ne pas y avoir eu entre eux d’explication définitive. Il est vrai que plus tard, par lettre, Joseph II rappelle à Marie-Antoinette un certain entretien sur un banc de pierre ; mais il est évident qu’il n’a pas voulu lui parler de choses importantes et essentielles au cours de conversations improvisées. En deux mois Joseph II a vu toute la France, il en sait plus long sur ce pays que le roi et il connaît les dangers que court sa sœur mieux qu’elle-même. Il s’est rendu compte, entre autres, que, dans le cerveau de cette évaporée, rien ne reste, qu’au bout d’une heure elle a oublié tout ce qu’on a pu lui dire et d’abord tout ce qu’elle veut oublier. Il rédige donc, en toute tranquillité, une « Instruction » qui résume toutes ses réflexions et observations et lui remet exprès au dernier moment ce document de trente pages, en lui demandant de ne le lire qu’après son départ. Scripta manent, que l’avertissement écrit lui serve de guide en son absence.

Cette « Instruction » est peut-être, parmi les documents que nous possédons, ce qui nous éclaire le mieux sur le caractère de Marie-Antoinette, car Joseph II l’a rédigée avec cœur et en toute indépendance d’esprit. D’un style un peu ampoulé, d’un moralisme peut-être trop pathétique à notre goût, elle fait montre néanmoins d’une grande adresse diplomatique, car l’empereur évite avec tact de donner à une reine de France des règles de conduite directes. Ce n’est qu’une série de demandes, une sorte de catéchisme pour forcer la paresseuse à réfléchir, à se questionner et à se répondre ; mais, sans le vouloir, les questions constituent un réquisitoire, et leur suite, apparemment désordonnée, un registre complet des fautes de Marie-Antoinette. Joseph II rappelle avant tout à sa sœur combien de temps elle a déjà gaspillé.

« L’âge avance, vous n’avez plus l’excuse de l’enfance. Que deviendrez-vous si vous tardez plus longtemps ? »

Et il répond lui-même avec une clairvoyance effrayante :

« Une malheureuse femme et encore plus malheureuse princesse. »

Il énumère, une à une, sous forme de questions, toutes ses négligences ; il éclaire d’une vive et froide lumière son attitude à l’égard du roi.

« Recherchez-vous des occasions, correspondez-vous aux sentiments qu’il vous fait apercevoir ? N’êtes-vous pas froide, distraite, quand il vous caresse, vous parle ? Ne paraissez-vous pas ennuyée, dégoûtée même ? Comment, si cela était, voudriez-vous qu’un homme froid s’approche et enfin vous aime ?… »

Il lui reproche impitoyablement – paraissant seulement la questionner, mais en réalité l’accusant violemment – de profiter de la faiblesse et de la maladresse du roi, d’attirer toute l’attention et tous les succès sur elle au lieu de s’effacer devant lui.

« Vous rendez-vous nécessaire au roi, le persuadez-vous que personne ne l’aime plus sincèrement et n’a sa gloire et son bonheur plus à cœur que vous ? Modérez-vous votre gloriole de paraître vous occuper d’objets qu’il néglige, de vouloir briller à ses dépens ? Lui faites-vous ces sacrifices ? Êtes-vous d’une discrétion impénétrable sur ses défauts et faiblesses, les excusez-vous, faites-vous taire tous ceux qui osent en lâcher quelque chose ? »

Page après page, l’empereur Joseph dépouille ensuite tout le registre de ses plaisirs effrénés :

« Avez-vous pensé à l’effet que vos liaisons et amitiés, si elles ne sont pas placées sur des personnes en tout point irréprochables et sûres, peuvent et doivent avoir dans le public, puisque vous auriez l’air d’y participer et d’autoriser le vice… Avez-vous pesé les conséquences affreuses des jeux de hasard, la compagnie qu’ils rassemblent, le ton qu’ils y mettent ? Rappelez-vous les faits qui se sont passés sous vos yeux, et puis pensez que le roi ne joue pas et que c’est scandaleux que vous seule, pour ainsi dire, de la famille les souteniez… De même daignez penser un moment aux inconvénients que vous avez déjà rencontrés aux bals de l’Opéra et aux aventures que vous m’en avez racontées vous-même là-dessus. Je ne puis vous cacher que c’est de tous les plaisirs indubitablement le plus inconvenable de toute façon, surtout de la façon que vous y allez, car Monsieur qui vous accompagne n’est rien. Qu’y voulez-vous d’être inconnue et jouer un personnage différent au vôtre ? Croyez-vous que l’on ne vous connaît pas malgré cela, et qu’on vous lâche des propos aucunement faits pour être entendus, mais qu’on dit exprès pour vous amuser et vous faire croire que l’on les a tenus bien innocemment, mais qui peuvent faire effet… Le lieu par lui-même est en très mauvaise réputation ; qu’y cherchez-vous ? Une conversation honnête ? Vous ne pouvez l’avoir avec vos amies, le masque l’empêche. Danser non plus ; pourquoi donc des aventures, des polissonneries, vous mêler parmi le tas de libertins, de filles, d’étrangers, entendre ces propos, en tenir peut-être qui leur ressemblent, quelle indécence !… Je dois vous avouer que c’est le point sur lequel j’ai vu le plus se scandaliser tous ceux qui vous aiment et qui pensent honnêtement. Le roi abandonné toute une nuit à Versailles et vous mêlée en société et confondue avec toute la canaille de Paris !… »

Et Joseph II lui renouvelle avec insistance les vieilles leçons de sa mère, lui dit de commencer enfin à s’occuper un peu de lectures ; deux heures par jour ne seraient pas de trop et la rendraient plus sensée et plus raisonnable pour le restant de la journée. Puis tout à coup, au milieu de ce long sermon, une parole prophétique éclate qu’on ne peut lire sans frémir. Son frère l’avertit que, si elle ne suit pas ses conseils, il prévoit les pires choses et il déclare textuellement :

« Je tremble actuellement du bonheur de votre vie, car ainsi à la longue cela ne pourra aller et la révolution sera cruelle si vous ne la préparez. »

« La révolution sera cruelle ». Le mot sinistre est écrit pour la première fois. Bien que pris dans un autre sens, il n’en garde pas moins sa valeur. Mais Marie-Antoinette ne le comprendra que dix ans plus tard.

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