Reine, veuve et reine encore

Juillet 1560 – Août 1561

Rien n’a rendu la destinée de cette Stuart plus tragique que l’empressement trompeur avec lequel la fortune a remis le pouvoir entre ses mains. Tout lui tombe d’une invisible corne d’abondance en apparence inépuisable ; elle ne doit rien à sa propre volonté, à son énergie, à ses efforts ni à son mérite, tout n’est qu’héritage, faveur et présents : comme s’il s’agissait d’un rêve, ou tout s’enfuit dans un envol coloré, elle se voit mariée, couronnée, et avant que ses sens éveillés aient pu jouir de ce printemps précoce il est déjà fané, défleuri, passé : elle se réveille déçue, désemparée, dépouillée. À un âge où les autres commencent seulement à souhaiter, à espérer, à désirer, elle a déjà connu tous les triomphes possibles avant que son esprit ait eu le temps de s’en rendre compte. C’est dans cette précipitation de sa destinée que se trouve contenu en puissance le secret de son inquiétude et de son insatisfaction : celle qui a été si jeune la première femme d’un pays, d’un monde, ne pourra jamais se contenter d’un mode d’existence plus modeste. Seules les natures faibles peuvent renoncer et oublier ; les natures fortes ne se résignent pas et provoquent même au combat le destin tout-puissant.

 

En vérité le règne de Marie Stuart en France s’écoule comme un rêve bref, inquiet et angoissant. La cathédrale de Reims offre pendant le sacre un spectacle d’un éclat et d’une couleur uniques : l’archevêque pose la couronne sur la tête d’un garçon pâle et maladif, et, au milieu de la noblesse, la jeune et belle reine, parée de tous les joyaux du trésor royal, brille d’une blanche clarté, tel un lys svelte et gracile à peine éclos ; en dehors de cette cérémonie, la chronique ne mentionne ni fêtes, ni réjouissances. Le destin ne laisse pas à Marie Stuart le temps de fonder cette cour romantique d’art et de poésie à laquelle elle pensait ; il ne laisse pas non plus aux peintres le temps de fixer dans de somptueux tableaux les traits du monarque et de sa belle épouse, ni aux chroniqueurs de peindre leur caractère ni au peuple de connaître ses souverains ou de les aimer. Comme deux ombres fugitives chassées par un vent violent ces deux formes enfantines passent rapidement dans le long cortège des rois de France.

François II est malade, dès le début de son règne il est marqué pour une mort précoce. Ce pâle adolescent au visage rond et bouffi vous regarde avec des yeux anxieux, lourds et las, les yeux d’un individu réveillé en sursaut ; une croissance soudaine et anormale vient encore affaiblir davantage sa résistance. Les médecins veillent constamment sur sa santé et lui recommandent vivement de se ménager ; mais ce jeune homme est possédé d’un orgueil insensé, il ne veut pas être inférieur à sa femme qui, svelte et nerveuse, se livre avec passion à la chasse et aux sports. Il se force à accomplir de rudes chevauchées et de nombreux efforts physiques afin de se donner l’illusion de la santé et de la virilité ; mais on ne trompe pas la nature. Son sang, funeste héritage de son grand-père François Ier, demeure irrémédiablement pauvre et vicié, il a sans cesse des accès de fièvre, quand le temps est mauvais il faut qu’il garde la chambre, ombre lamentable qu’entourent de soins une foule de docteurs. Un aussi triste roi inspire à sa cour plus de pitié que de respect ; dans le peuple au contraire de fâcheux bruits circulent : il serait atteint de la lèpre et pour guérir il se baignerait dans le sang de petits enfants fraîchement égorgés ; les paysans jettent de sombres regards à ce garçon blême et chétif lorsqu’il passe lentement à cheval devant eux. Les courtisans, gens prévoyants, ne tardent pas à se grouper autour de la reine-mère et de Charles, l’héritier du trône. On ne peut pas tenir longtemps les rênes du pouvoir avec des mains aussi débiles ; de temps à autre l’enfant-roi, de son écriture raide et maladroite appose bien un « François » au bas de documents et de décrets, mais en réalité ce sont les parents de Marie Stuart, les Guise, qui gouvernent à sa place ; François II est suffisamment occupé par la lutte qu’il mène pour conserver aussi longtemps que possible le peu de force et de vie qui est en lui.

 

Il est difficile d’appeler un heureux mariage – s’il y eut accomplissement du mariage – cette vie commune dans une chambre de malade, ces précautions et ces soucis constants. Mais cependant rien ne laisse supposer que cette union d’adolescents ait été malheureuse ; dans une cour aussi médisante que la cour de France, où Brantôme, dans La Vie des dames galantes, note chaque liaison amoureuse, on n’entend pas un mot de blâme ou même de soupçon sur la conduite de Marie Stuart. Longtemps avant que la raison d’État les conduisît devant l’autel, François et Marie se connaissaient, ils avaient été des compagnons de jeu ; aussi l’érotisme n’a pas dû tenir une bien grande place dans la vie du jeune couple ; il se passera d’ailleurs encore bien des années avant que Marie Stuart éprouve un réel sentiment d’amour, et François, ce garçon épuisé par la fièvre, serait le dernier capable d’éveiller chez elle pareil sentiment. Étant donné son caractère compatissant et bienveillant, il est certain que Marie Stuart a entouré son mari des plus grands soins, sa raison d’ailleurs devait lui dire que toute sa grandeur et tout son pouvoir étaient liés au souffle et aux battements du cœur de ce pauvre corps malade et qu’elle luttait pour elle en veillant sur la vie de son époux. Mais il n’y eut jamais de place pour un bonheur réel dans ce règne de courte durée. L’agitation des huguenots bouleverse alors le pays et après la Conjuration d’Amboise, de funeste mémoire, qui menaçait personnellement le couple royal, Marie Stuart doit payer un pénible tribut en sa qualité de souveraine. Il lui faut assister à l’exécution des rebelles – cet instant restera profondément gravé dans son cœur et peut-être un miroir magique le lui rappellera encore à une heure semblable, la sienne – ; il faut qu’elle voie la victime, les mains liées derrière le dos, penchée sur le billot, la hache du bourreau pénétrer dans la nuque d’un être vivant avec un craquement sourd et la tête sanglante rouler dans le sable : spectacle suffisamment féroce pour effacer l’éclatante vision du sacre de Reims. D’autre part, les mauvaises nouvelles se succèdent ; sa mère, Marie de Lorraine, qui gouvernait l’Écosse en son nom est morte en juin 1560, laissant le pays en proie aux soulèvements et aux dissensions religieuses ; la guerre est aux frontières d’Écosse, les troupes anglaises ont pénétré fort avant dans les marches. Marie Stuart est obligée de porter des vêtements de deuil au lieu d’habits de gala dont elle rêvait dans son enfance. Plus de musique, elle qui l’aime tant, plus de danse ! Et voici que la mort vient frapper une nouvelle fois à sa porte de son doigt osseux. François II s’affaiblit de jour en jour, le sang vicié qui coule dans ses veines lui martelle douloureusement les tempes et bourdonne dans ses oreilles. Il ne peut plus monter à cheval, il ne peut plus marcher et il faut le transporter d’un endroit à l’autre. Finalement l’humeur lui jaillit de l’oreille, les médecins se déclarent impuissants et le 6 décembre 1560 le malheureux garçon a fini de souffrir. La scène de naguère entre Catherine de Médicis et Marie Stuart se renouvelle. À peine François II a-t-il exhalé le dernier soupir que Marie Stuart est obligée de s’effacer devant Catherine de Médicis ; la plus jeune des veuves royales doit céder le pas à la plus âgée. Elle n’est plus la première femme du royaume, elle est de nouveau la seconde ; son rêve n’a duré qu’une année, Marie Stuart a cessé d’être reine de France, elle n’est plus que ce qu’elle était au début de sa vie et ce qu’elle restera jusqu’à la fin : reine d’Écosse.

Suivant l’étiquette de la cour de France la durée du grand deuil pour la veuve d’un roi est de quarante jours. Pendant cette rigoureuse retraite elle n’a pas le droit de sortir un seul instant et durant les deux premières semaines personne, à l’exception du nouveau roi et de ses plus proches parents, ne peut franchir le seuil de ses appartements tendus de draperies sombres et qu’éclairent des cierges. La veuve royale, en ces jours-là, ne s’habille pas comme les autres femmes, de noir, l’éternelle couleur de deuil ; à elle et à elle seule est réservé le « deuil blanc ». La coiffe, au-dessus de son pâle visage, est blanche, sa robe est en brocart blanc, ses chaussures, ses bas sont blancs ; c’est ainsi que Clouet nous montre Marie Stuart dans un tableau célèbre, c’est ainsi que Ronsard nous la dépeint dans un poème :

Un crespe long, subtil et délié

Ply contre ply, retors et replié

Habit de deuil, vous sert de couverture,

Depuis le chef jusqu’à la ceinture,

Qui s’enfle ainsi qu’un voile quand le vent

Souffle la barque et cingle en avant.

De tel habit vous étiez accoutrée

Partant, hélas ! de la belle contrée

Dont aviez eu le sceptre dans la main

Lorsque, pensive et baignant votre sein

Du beau cristal de vos larmes coulées,

Triste marchiez par les longues allées

Du grand jardin de ce royal château

Qui prend son nom de la beauté des eaux.

Jamais peut-être aucun autre portrait que celui de Clouet n’a rendu d’une façon aussi nette la sympathie et la douceur qui se dégagent de ce jeune visage ; un air de gravité réfléchie transfigure son regard ordinairement mobile, cette monotonie de couleur fait ressortir plus vivement la pure blancheur de son teint ; la femme en deuil nous montre incomparablement mieux ce qu’il y a de grand et de royal en elle que les tableaux précédents qui la représentent dans l’éclat et la magnificence de son rang, couverte de joyaux et parée de tous les insignes du pouvoir.

Cette noble mélancolie s’exhale dans la plainte funèbre que Marie Stuart composa alors en l’honneur du défunt. Les vers sont dignes de son maître et professeur Ronsard. Même si elle n’avait pas été écrite par une main royale, cette douce nénie parlerait au cœur par la sincérité et la simplicité du ton. La veuve ne se vante pas le moins du monde d’avoir porté au disparu un amour ardent – Marie Stuart n’a menti qu’en politique, jamais dans ses vers, – elle ne parle que de son abandon et de sa solitude :

Sans cesse mon cœur sent

Le regret d’un absent.

Si parfois vers les deux

Viens à dresser ma veue

Le doux traict de ses yeux

Je vois en une nue ;

Soudain je vois en l’eau

Comme dans un tombeau.

Si je suis en repos,

Sommeillant sur ma couche,

Je le sens qui me touche ;

En labeur, en recoy,

Tousjours est près de moy.

La tristesse de Marie Stuart, sans aucun doute, n’a pas été qu’une simple fiction poétique mais l’expression de regrets sincères et véritables. Elle n’a pas seulement perdu en François II un camarade doux et bienveillant, un ami affectueux, mais encore sa position en Europe, sa puissance, sa sécurité. Bientôt la jeune veuve sentira vraiment quelle place importante occupe la première à la cour, la reine, et combien on est peu de chose lorsqu’on est brusquement relégué au second rang. Cette situation déjà pénible en soi est encore aggravée par l’inimitié que lui témoigne sa belle-mère, Catherine de Médicis, depuis qu’elle est devenue la régente ; Marie Stuart, croit-on, a mortellement offensé par des paroles inconsidérées cette hautaine et hypocrite Médicis un jour qu’elle a comparé avec dédain la modeste origine de « cette fille de marchands » avec sa royauté transmise de génération en génération. Livrée à elle-même, son impétuosité la poussera d’ailleurs à commettre de semblables fautes envers Élisabeth. Entre femmes, de telles étourderies sont souvent plus funestes qu’une hostilité ouverte : à peine au pouvoir, Catherine de Médicis, qui a dû imposer silence à son ambition pendant vingt ans, d’abord à cause de Diane de Poitiers, puis à cause de Marie Stuart, témoigne aux deux vaincues une haine tyrannique et agressive.

Mais à ce moment Marie Stuart dévoile le trait essentiel de son caractère : son orgueil immense, viril, inflexible ; jamais elle ne restera là où elle n’est que la seconde, jamais son âme altière et passionnée ne se contentera d’une pareille position. Plutôt le néant, plutôt la mort ! Un moment, elle songe à se retirer dans un couvent, à renoncer à jamais à toute dignité, puisque tout espoir d’occuper le premier rang en France lui est désormais interdit. Mais l’attrait de la vie est encore trop grand, le renoncement éternel trop contre-nature, pour une jeune femme de dix-huit ans. Et puis, à la place de la couronne perdue, elle peut encore en obtenir une autre tout aussi magnifique. Déjà, l’ambassadeur du roi d’Espagne demande sa main pour Don Carlos, le futur maître des deux mondes, déjà la cour d’Autriche envoie en secret des négociateurs ; les rois de Suède et de Danemark lui offrent de partager leur trône. Enfin, la couronne de ses pères, la couronne d’Écosse, est toujours son bien, et elle n’a pas abandonné ses prétentions à la couronne voisine, à celle d’Angleterre. Elle a encore devant elle de nombreuses possibilités, cette jeune veuve dont la beauté est seulement en train de s’épanouir. Seulement ce n’est plus comme autrefois, le destin ne lui apportera ni ne lui offrira plus rien ; à partir de maintenant, il faudra tout emporter de haute lutte, tout arracher à d’opiniâtres adversaires par l’adresse et la patience. Mais avec un courage comme le sien, avec tant de jeunesse dans un corps ardent et florissant, on peut jouer hardiment sa partie. Et c’est l’âme résolue que Marie Stuart marche au combat.

 

À vrai dire, elle ne quittera pas la France d’un cœur léger. Elle a vécu douze ans à cette cour magnifique et, au fond, ce riche et beau pays avec ses joies sensuelles est bien plus sa patrie que l’Écosse de sa lointaine enfance. C’est en France que sont ses parents maternels qui veillent sur elle, c’est là que sont les palais où elle a été heureuse, c’est là que vivent les poètes qui la célèbrent et la comprennent, c’est là qu’on goûte les charmes d’une vie facile et chevaleresque pour laquelle, au fond d’elle-même, elle se sent née. De mois en mois, elle diffère son retour dans son royaume. Elle va visiter ses parents à Joinville, à Nancy, elle assiste à Reims au couronnement de son beau-frère Charles IX, alors âgé de dix ans. Guidée pour ainsi dire par un secret pressentiment, elle cherche sans cesse de nouveaux prétextes pour ajourner son voyage : on dirait qu’elle attend un décret du destin qui lui épargne ce voyage.

Car si neuve et si inexpérimentée dans les affaires d’État que soit cette jeune fille de dix-huit ans, Marie Stuart doit avoir compris que de dures épreuves l’attendent en Écosse. Depuis la mort de sa mère les lords protestants, ses plus terribles ennemis, ont la haute main sur le pays et cachent à peine la répugnance qu’ils éprouvent à rappeler une fervente catholique, une zélatrice de la messe exécrée. Ils déclarent ouvertement – l’ambassadeur anglais l’annonce à Londres avec enthousiasme – « qu’il faut retarder le voyage de la reine d’Écosse de quelques mois encore, et que s’ils n’étaient pas contraints d’obéir ils se soucieraient fort peu de la revoir jamais. » Depuis longtemps, ils lui ont joué en secret un méchant tour, ils ont essayé de proposer pour époux à la reine d’Angleterre le plus proche héritier du trône, un protestant, le comte d’Arran, et de remettre entre les mains d’Élisabeth, de façon illégitime, une couronne qui appartient en toute certitude à Marie Stuart. Elle ne peut pas se fier davantage à son demi-frère Jacques Stuart, qui vient la trouver en France de la part du Parlement écossais, car il est en relations singulièrement étroites avec Élisabeth, il est même sans doute à sa solde. Seul le retour à temps de Marie Stuart peut encore étouffer ces sourdes et sombres intrigues, ce n’est que par son seul courage, legs de ses aïeux, qu’elle peut défendre son trône. Aussi, pour ne pas perdre deux couronnes dans la même année, l’âme en peine, en proie à de sombres pressentiments, elle se décide enfin à répondre à un appel qui ne part pas d’un cœur sincère et auquel elle n’accorde que peu de confiance.

 

Mais, avant de rentrer dans ses États, Marie Stuart est obligée de tenir compte que l’Écosse touche à l’Angleterre et que c’est une autre qu’elle qui règne sur ce pays. Élisabeth n’a aucune raison et encore moins l’envie de rendre la vie facile à sa rivale ; son ministre Cecil appuie du reste avec sa cynique franchise ses procédés hostiles : « Plus, lui dit-il, les affaires de la reine d’Écosse iront mal, plus celles de Votre Majesté iront bien. » Le différend existant entre elle et Marie Stuart n’est pas encore réglé. Les ambassadeurs écossais ont bien conclu à Édimbourg avec les ambassadeurs anglais un traité par lequel ils s’engagent au nom de leur reine à reconnaître Élisabeth comme reine légitime d’Angleterre « for all times coming » ; mais une fois le document à Paris, quand il s’est agi de mettre leur signature au bas de la convention pourtant en règle, Marie Stuart s’est dérobée ainsi que François II ; sa plume s’est refusée à signer cette renonciation, jamais celle qui a affiché ses prétentions à la couronne d’Angleterre en portant les armes du pays comme un drapeau n’abaissera ce drapeau. Par politique, elle est prête, à la rigueur, à taire ses droits, mais rien ne la fera y renoncer ouvertement et franchement.

Élisabeth ne peut pas tolérer l’existence d’une telle équivoque. Les ambassadeurs de la reine d’Écosse ont signé en son nom le traité d’Édimbourg, en conséquence, prétend-elle, Marie Stuart est contrainte de faire honneur à cette signature. Une reconnaissance « sub rosa » ne peut pas satisfaire la protestante Élisabeth, dont la moitié du royaume professe encore un catholicisme ardent ; une prétendante catholique n’est pas seulement un danger pour son trône, mais encore pour sa vie. Aussi longtemps que sa rivale n’aura pas renoncé d’une façon claire et nette à ses prétentions, elle sent sa position incertaine.

Dans ce différend, nul ne saurait le nier, le droit est du côté d’Élisabeth ; mais elle se met bientôt elle-même dans son tort en cherchant à régler d’une façon étroite et mesquine un conflit d’une telle ampleur. En politique, les femmes ont toujours la dangereuse spécialité de blesser leurs adversaires à coups d’épingle et d’user d’attaques personnelles ; voilà que cette souveraine, si clairvoyante d’ordinaire, commet elle aussi la même faute. Pour se rendre en Écosse, Marie Stuart a demandé à l’Angleterre un sauf-conduit, ce qui, venant de sa part, ne peut même être interprété que comme un acte de courtoisie, de politesse officielle, car autrement, pour retourner dans sa patrie, la mer lui est ouverte. Si elle a jugé bon de passer par l’Angleterre, n’est-ce point pour offrir à sa cousine l’occasion d’un échange de vues amical ? Mais celle-ci lui répond brutalement qu’elle ne lui accordera pas de « safe conduct » tant qu’elle n’aura pas signé le traité d’Édimbourg.

 

Jusqu’ici le conflit intime qui divisait ces deux femmes était plus ou moins avoué ; à présent les masques tombent, leurs orgueils se heurtent sans ménagement. Sur-le-champ Marie Stuart mande auprès d’elle l’ambassadeur anglais et l’apostrophe vivement :

« Rien ne m’afflige autant que de m’être oubliée au point de demander à votre reine une faveur qui ne m’était nullement nécessaire. J’ai aussi peu besoin de son autorisation pour mon voyage qu’elle de la mienne pour les siens, et je puis retourner dans mon royaume sans son sauf-conduit ou sa permission. Car bien que le feu roi ait mis sur mon chemin tous les obstacles possibles pour me capturer quand je vins dans ce pays, sachez monsieur l’Ambassadeur que j’ai fait une heureuse traversée et que je trouverais également le moyen de regagner mon pays de semblable façon, si je voulais faire appel à mes amis… Vous m’avez souvent dit qu’une amitié serait souhaitable entre la reine et moi, et à l’avantage de toutes deux. J’ai maintenant quelque raison de supposer que la reine n’est pas de cet avis, car sans cela elle n’aurait pas repoussé ma requête aussi inamicalement. Il semble qu’elle attache plus de prix à l’amitié de mes sujets rebelles qu’à la mienne, qu’à celle d’une souveraine qui occupe le même rang qu’elle bien que lui étant intérieure en sagesse et en savoir, mais qui est cependant sa plus proche parente et sa voisine la plus immédiate… Je ne désire d’elle rien autre chose que son amitié, je n’apporte pas le désordre dans ses États ni ne traite avec ses sujets, et je sais pourtant qu’il y en aurait assez, dans mon royaume, qui seraient disposés à écouter mes offres. »

C’est là une menace sérieuse, plus dangereuse qu’habile peut-être, car déjà avant que Marie Stuart ait fait un pas vers l’Écosse elle dévoile son inébranlable résolution de porter au besoin la lutte contre Élisabeth en Angleterre. L’ambassadeur se dérobe poliment et lui fait remarquer que toutes ces difficultés découlent du fait qu’elle a, à une certaine époque, joint les armes de l’Angleterre aux siennes et porté un titre qu’elle n’avait point. Marie Stuart a vite trouvé une réponse à ce reproche :

« Monsieur l’Ambassadeur, j’étais alors sous l’autorité du roi Henri, mon beau-père, et du roi, mon seigneur et maître, et tout ce qui est arrivé ne s’est fait que sur leur ordre et d’après leurs décisions… Depuis leur mort, vous le savez, je n’ai jamais porté ni les armes de l’Angleterre ni le titre de reine de ce pays. Je crois que cette façon d’agir devrait rassurer la reine. D’ailleurs ce ne serait pas un si grand déshonneur pour ma cousine la reine si, moi, une reine déjà, j’arborais les armes de l’Angleterre, car j’en sais d’autres d’un rang inférieur au mien et d’une parenté moins proche que la mienne qui portent aussi ces armes. Après tout, vous ne pouvez pas nier que ma grand’mère était la sœur du roi son père et même l’aînée de ses sœurs. »

De nouveau, la menace perce sous la cordialité du ton : en soulignant qu’elle descend de la branche aînée, Marie Stuart ne fait que confirmer ses prétentions. Lorsque l’ambassadeur l’engage, en termes mesurés, pour mettre fin à ce fâcheux incident, à tenir personnellement sa parole et à signer le traité d’Édimbourg, elle cherche une échappatoire, elle atermoie, comme chaque fois que l’on touche à ce point délicat : elle ne le peut en aucune façon avant d’en avoir délibéré avec le Parlement écossais ; mais, de son côté, l’ambassadeur est aussi peu disposé à donner des assurances au nom d’Élisabeth. Dès que les négociations arrivent à ce point critique où l’une des deux reines doit de toute évidence céder à l’autre une part de ses droits, apparaît la mauvaise foi. Chacune serre convulsivement ses atouts dans, sa main ; de cette façon, le jeu se prolonge à l’infini et tourne au tragique. Finalement, Marie Stuart rompt brusquement l’entretien ; on pense au déchirement d’une étoffe :

« Si mes préparatifs n’étaient pas si avancés, l’incivilité de la reine votre maîtresse aurait peut-être pu empêcher mon voyage. Mais à présent je suis décidée à risquer la chose, advienne que pourra. J’espère que le vent me sera favorable et que je n’aurai pas besoin d’aborder sur la côte d’Angleterre ; si j’y aborde, monsieur l’Ambassadeur, votre reine me tiendra entre ses mains et pourra faire de moi ce qu’elle voudra. Si elle est si cruelle que de vouloir ma mort, qu’elle fasse selon son plaisir ; qu’elle me sacrifie. Peut-être ce destin vaudra-t-il mieux pour moi que la vie. Que la volonté de Dieu s’accomplisse ! »

C’est la première fois que Marie Stuart parle sur ce ton décidé, énergique, orgueilleux. D’une nature plutôt douce, insouciante, légère, préférant les jouissances de la vie à la lutte, cette femme est subitement dure, audacieuse, arrogante dès que son honneur est en jeu, dès que l’on touche aux droits qu’elle exige en tant que reine. Plutôt périr que plier, plutôt commettre une royale folie que montrer la moindre faiblesse. L’ambassadeur a fait connaître à Londres le résultat de cette entrevue. Élisabeth, en habile et souple politique qu’elle est, s’empresse maintenant de céder aux désirs de Marie Stuart. On établit un passeport que l’on envoie à Calais. Mais il arrive deux jours trop tard. Entre temps, Marie s’est décidée à entreprendre le voyage, bien que des corsaires anglais croisent dans la Manche ; elle choisit hardiment la voie la plus dangereuse plutôt que la plus sûre qui lui coûterait une humiliation. Élisabeth a manqué là une occasion magnifique de mettre fin à un conflit dangereux en n’obligeant point généreusement celle qu’elle considère comme sa rivale. Mais la raison et la politique suivent rarement le même chemin et ce sont peut-être ces occasions manquées qui donnent à l’histoire son caractère dramatique.

Une fois encore, tandis que les feux du soleil couchant embrasent et dorent trompeusement le paysage, Marie Stuart assiste, à l’heure de son départ, à toute la pompe et à tout le faste du cérémonial français qui se déroule en son honneur. Celle qui est entrée dans ce pays en qualité de fiancée du roi ne doit pas quitter sans escorte les lieux où s’exerçait sa souveraineté perdue ; il faut montrer au monde que la reine d’Écosse ne retourne pas dans sa patrie comme une pauvre veuve abandonnée, comme une faible femme sans appui mais que l’honneur des armes françaises veille sur son destin. Une grandiose cavalcade la suit de Saint-Germain à Calais. Montée sur des chevaux aux caparaçons d’une richesse merveilleuse, vêtue avec tout le débordement de luxe de la Renaissance française, l’élite de la noblesse s’avance aux côtés de Marie Stuart dans un cliquetis d’armes et de harnois dorés et savamment damasquinés. En tête, dans un somptueux carrosse, se trouvent ses trois oncles, le duc de Guise et les cardinaux de Lorraine et de Guise. Marie Stuart est entourée de ses quatre fidèles Marie, de dames de la noblesse, de suivantes, de pages, de poètes et de musiciens ; de lourds chariots chargés d’un précieux mobilier et de nombreux objets qui ont orné ses demeures ferment ce pittoresque défilé. Marie Stuart quitte la patrie de son cœur comme elle est venue, en reine, au milieu d’égards et d’honneurs, avec éclat et pompe. Il ne manque que la joie, cette joie insouciante qui brillait autrefois si magnifiquement dans les yeux ravis de l’enfant.

La plus grande partie du cortège s’arrête à Calais. Les gentilshommes tournent bride. Demain ils serviront au Louvre une autre reine, car pour les courtisans le rang seul compte et non celui qui l’occupe. Ils oublieront tous Marie Stuart dès que le vent aura gonflé les voiles des galions ; sa pensée quittera le cœur de tous ceux qui, le regard transfiguré et le genou à terre devant elle, viennent de lui promettre une fidélité éternelle. Ils n’ont vu dans cette escorte d’adieu qu’une cérémonie émouvante comme l’est un couronnement ou un enterrement, rien de plus. Il n’y a que les poètes qui ressentent une tristesse sincère, un chagrin réel en voyant partir Marie Stuart, parce qu’ils sont plus sensibles aux pressentiments et aux présages. Ils savent que les muses quittent la France en même temps que cette jeune femme qui voulait y créer une cour de gaîté et de beauté ; pour eux comme pour tous, de sombres années approchent : années de luttes politiques et religieuses avec la Saint-Barthélémy et le règne du fanatisme. Finis l’éclat chevaleresque et romantique, le triomphe du beau et des arts. La Pléiade pâlira bientôt dans le ciel obscurci par la guerre. Les douces joies de l’esprit s’en vont avec Marie Stuart :

Ce jour le même voile emporta loin de France

Les muses qui songeoient y faire demourance.

Une dernière fois Ronsard, dont le cœur est toujours jeune au contact de la jeunesse et de la grâce, célèbre dans son élégie « Au départ » la beauté de Marie Stuart, comme s’il voulait y fixer ce que ses yeux ardents ne verront jamais plus ; sa peine sincère se traduit dans des vers d’une éloquence émouvante :

Comment pourraient chanter les bouches des poètes,

Quand par vostre départ les muses sont muettes ?

Tout ce qui est de beau ne se garde longtemps.

Les roses et les lys ne règnent qu’un printemps.

Ainsi vostre beauté, seulement apparue

Quinze ans en nostre France, est soudain disparue,

Comme on voit d’un éclair s’évanouir le trait,

Et d’elle n’a laissé sinon le regret,

Sinon le déplaisir qui me remet sans cesse

Au cœur le souvenir d’une telle princesse.

Si la cour, les nobles et les chevaliers français oublient bientôt l’absente, les poètes demeurent au service de leur reine. À leurs yeux le malheur est une nouvelle noblesse ; cette souveraine dont ils ont célébré la beauté, ils l’aimeront doublement dans la douleur. Ils lui seront fidèles jusqu’au bout, ils chanteront sa vie et sa mort. Quand la vie d’un grand personnage se déroule comme un poème, comme une ballade, comme un drame, il ne manque jamais de poètes pour la recréer sous des formes toujours nouvelles.

 

Le 14 août 1561 un fastueux galion peint en blanc et arborant les couleurs françaises et écossaises prend Marie Stuart dans le port de Calais. Mais le bâtiment n’a pas encore quitté le port, les voiles sont à peine hissées qu’un événement tragique se déroule sous ses yeux ; mal gouvernée, une embarcation qui rentrait se brise et ses occupants sont noyés. Cet incident au moment où elle quitte la France qu’elle aime pour aller prendre le pouvoir dans un pays qu’elle ne connaît pas est pour elle un triste présage.

Est-ce la secrète angoisse de ce qui l’attend, est-ce le regret de la patrie perdue, pressent-elle qu’elle n’y reviendra jamais plus ? Quoi qu’il en soit Marie Stuart ne peut pas détourner son regard voilé de larmes de la terre où elle a passé sa jeunesse, heureuse et sans souci. Brantôme nous décrit d’une façon touchante la morne douleur de son départ :

« La galère estant sortie du port, et s’estant élevé un petit vent frais, on commença à faire voile… Elle, les deux bras sur la poupe de la galère du costé du timon, se mit à fondre à grosses larmes, jetant toujours ses beaux yeux sur le port et le lieu d’où elle estoit partie, prononçant toujours ces tristes paroles : « Adieu France… » jusqu’à ce qu’il commença à faire nuict. Elle voulut se coucher sans avoir mangé et ne voulut descendre dans la chambre de poupe, et lui dressa-t-on là son lit. Elle commanda au timonier, sitost qu’il seroit jour, s’il voyoit et découvroit encore le terrain de la France, qu’il l’éveillast et ne craignist pas de l’appeler : à quoy la fortune la favorisa, car le vent s’estant cessé et ayant eu recours aux rames, on ne fit guère de chemin cette nuict, si bien que, le jour paroissant, parut encore le terrain de France, et n’ayant failli le timonier au commandement qu’elle lui avait faict, elle se leva sur son lit et se mit à contempler la France tant qu’elle pust… à donc redoubla encore ces mots : « Adieu France ! adieu France ! je pense ne vous revoir jamais plus ! »

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