Retour en Écosse

Août 1561

Le 19 août 1561, Marie Stuart aborde à Leith ; un brouillard épais, chose plutôt rare sur ces côtes en été, masque le rivage. Combien cette arrivée est différente de son départ de la « douce France » ! Là-bas, les plus hauts représentants de la noblesse française l’avaient accompagnée en un majestueux cortège, princes et comtes, poètes et musiciens lui avaient fait leurs adieux dans les formes raffinées de respect en usage à la cour. Ici personne n’est venu l’attendre ; ce n’est que lorsque les canots atteignent la terre que le peuple se rassemble, étonné et curieux : quelques pêcheurs dans leurs grossiers vêtements de travail, des soldats désœuvrés, des marchands, des paysans venus à la ville pour vendre leurs moutons. Avec plus de crainte que d’enthousiasme, ils regardent débarquer ces hautes dames et ces gentilshommes aux vêtements somptueux et aux parures magnifiques. Ce sont des étrangers qui s’examinent l’un l’autre. Un rude accueil, sévère et dur comme l’âme de ce pays nordique. Dès les premières heures, Marie Stuart s’aperçoit avec douleur de l’effrayante misère de sa patrie ; elle constate que pendant ces cinq jours de navigation elle est véritablement revenue cent ans en arrière, qu’elle est passée d’une civilisation riche, prodigue, jouisseuse, dans un monde étroit, sombre et tragique. Vingt fois pillée et incendiée par les Anglais et les rebelles, cette ville n’a pas de palais, pas le moindre château pour la recevoir dignement ; et pour ne point coucher à la belle étoile la reine de ce pays devra passer la nuit chez un simple marchand.

Les premières impressions ont un grand pouvoir sur l’âme, elles y restent profondément gravées avec un sens prophétique. Peut-être que cette jeune femme ignore ce qui l’émeut à ce point en rentrant dans ses États après treize ans d’absence. Est-ce le mal du pays, est-ce un inconscient besoin de cette vie tiède et douce qu’elle a appris à aimer sur la terre de France, est-ce la lumière grise de ce ciel étranger, est-ce la prévision des dangers qui vont venir ? En tout cas, Marie Stuart, à peine seule, fond en larmes ainsi que nous le rapporte Brantôme. Elle ne pose pas sur le sol britannique un pied ferme et assuré comme Guillaume le Conquérant, avec le légitime orgueil de fouler la terre d’un royaume qui lui appartient. Sa première impression est qu’elle n’est pas libre ; elle a l’angoissant pressentiment des événements futurs.

 

Le jour suivant, son demi-frère Jacques Stuart, connu plus tard sous le nom de lord Murray, qu’on a averti entre temps, et quelques autres gentilshommes arrivent au grand galop pour lui faire une escorte à demi convenable jusqu’à la ville voisine, Édimbourg. Mais ce ne sera pas un cortège solennel. Sous le prétexte cousu de fil blanc de donner la chasse à des pirates, les Anglais ont confisqué un des navires sur lequel se trouvait le palefroi favori de la reine, et c’est tout juste si, dans la petite ville de Leith, on découvre pour elle un cheval passable et assez bien bridé ; furieux, les dames et les gentilshommes de la suite doivent par contre se contenter de haridelles que l’on a réquisitionnées en toute hâte dans les environs. À cette vue, les larmes montent aux yeux de Marie Stuart. Une fois de plus elle sent tout ce que la mort de son mari lui a ravi et combien une reine d’Écosse est peu de chose à côté de la reine de France qu’elle était. Sa fierté lui interdit de se montrer à ses sujets dans un aussi pauvre et indigne équipage. Au lieu de faire une « joyeuse entrée » à travers les rues d’Édimbourg, elle se rend directement avec sa suite au château de Holyrood situé en dehors des murs de la ville. Cette demeure bâtie par son père étend sa sombre masse sur le fond du paysage, seuls se détachent les tours et leurs créneaux menaçants. Du dehors elle paraît grandiose avec ses formes nettes et le poids de ses pierres de taille. Mais à l’intérieur quel accueil glacial et peu solennel font ces pièces vides à celle que la France a tant gâtée ! Pas de Gobelins, pas de lustres aux lumières éclatantes que les glaces de Venise se renvoient d’un mur à l’autre, pas de draperies précieuses, pas de scintillements d’or ni d’argent. Depuis des années, la cour ne s’est pas tenue ici, aucun rire n’habite ces pièces abandonnées, aucune main royale, depuis la mort de son père, n’a entretenu ni décoré ces lieux ; là aussi, la misère, l’éternelle malédiction qui plane sur son pays la regarde de ses yeux creux.

À peine les habitants d’Édimbourg ont-ils appris que leur reine est à Holyrood qu’ils sortent bien avant l’aube pour lui souhaiter la bienvenue. Il ne faut pas s’étonner si Marie et les gentilshommes français de sa suite avec leurs goûts délicats et raffinés trouvent la réception quelque peu grossière et rustique ; les bourgeois d’Édimbourg n’ont pas de « musiciens ou de poètes de la cour » pour charmer l’élève de Ronsard avec de tendres madrigaux ou des canzones composées avec art. Ils ne peuvent fêter leur reine qu’à la manière ancienne, en édifiant sur la place publique d’immenses tas de bois, seule chose que ces contrées incultes produisent en abondance, pour en faire des « bonfires » qui jettent leurs flammes claires dans la nuit. Puis ils se rassemblent sous les fenêtres du château et se mettent à jouer sur leurs cornemuses, bagpipes et autres instruments rudimentaires quelque chose qu’ils croient être de la musique, mais qui, pour ces hôtes cultivés, n’est qu’un vacarme infernal ; ensuite, ils chantent de leurs voix mâles et rudes des psaumes et des chants religieux – les textes profanes leur sont interdits par les prêtres calvinistes ; – avec la meilleure volonté du monde, ils ne peuvent rien faire de plus. Mais cela n’empêche pas Marie Stuart de se réjouir ou, du moins, de se montrer affable et gaie. Pour la première fois depuis bien des années dans ce pays tragique et meurtri, l’harmonie règne entre le maître et son peuple, tout au moins durant les premières heures de son arrivée.

 

Ni la reine ni ses conseillers ne s’illusionnent sur l’énorme difficulté de la tâche qui attend une souveraine dépourvue de toute expérience politique. Maitland de Lethington, l’esprit le plus avisé de l’Écosse, avait prédit avant le retour de Marie Stuart que sa rentrée en Écosse « ne manquerait pas de provoquer d’étranges tragédies ». Même un homme résolu et énergique, à la poigne de fer, ne pourrait pas constamment y maintenir la paix : comment une jeune femme de dix-neuf ans, étrangère à son pays et non exercée au pouvoir y parviendrait-elle ? Un royaume pauvre, une noblesse corrompue, qui accueille avec joie tout prétexte de rébellion et de guerre, une infinité de clans qui vivent dans un éclat de dissentiment et de discorde éternels et qui ne cherchent qu’un motif pour transformer leur haine en guerre civile, un clergé catholique et un clergé protestant qui luttent avec férocité pour avoir la suprématie, une voisine vigilante et dangereuse, qui saisit habilement toutes les occasions pour faire naître des troubles dans le pays ou les attiser ; ajoutez à cela l’antagonisme des grandes puissances qui sans cesse veulent entraîner l’Écosse dans leur jeu sanglant : telle est la situation en face de laquelle se trouve Marie Stuart.

Au moment où elle arrive dans son pays, la discorde entre catholiques et protestants est en pleine effervescence. Au lieu de caisses bien remplies, sa mère lui a laissé un véritable « damnosa hereditas » : la guerre religieuse, qui agite ici les esprits avec plus de violence qu’ailleurs. Pendant les années d’heureuse insouciance que Marie a passées en France, la Réforme s’est introduite victorieusement en Écosse. La cour, les villes, les villages, les familles et les foyers sont divisés ; une partie de la noblesse est protestante, l’autre est catholique ; les villes sont dévouées à la croyance nouvelle, la plaine est fidèle à l’ancienne, les clans, les maisons sont dressés les uns contre les autres cependant que des prêtres fanatiques ne cessent d’attiser la haine des deux partis que soutiennent par politique des puissances étrangères. Mais le danger le plus grand pour Marie Stuart, c’est que la noblesse la plus puissante et la plus influente du pays se trouve précisément dans le camp des calvinistes ; l’occasion de s’emparer des biens de l’Église et d’affaiblir en même temps le pouvoir royal a eu un effet magique sur cette troupe ambitieuse et rebelle. Ils ont maintenant un magnifique prétexte pseudo-moral pour se soulever contre leur souveraine catholique en tant que protecteurs de la véritable Église, en tant que « lords of the Congregation » et ils ont trouvé en Angleterre une alliée toujours prête à appuyer leur rébellion. Élisabeth, d’habitude économe, a déjà sacrifié deux cent mille livres pour arracher l’Écosse aux Stuart catholiques par des révoltes et des soulèvements ; même à présent que la paix a été solennellement conclue, bon nombre des sujets de Marie sont secrètement à sa solde. Celle-ci pourrait rétablir l’équilibre d’un seul coup, si elle voulait embrasser la religion protestante, ce à quoi plusieurs de ses conseillers la poussent vivement. Mais Marie Stuart est une Guise. Elle descend de cette famille d’ardents champions du catholicisme, et si, personnellement, elle n’est pas d’une piété fanatique, elle est cependant fidèle et passionnément attachée à la foi de ses ancêtres. Elle ne s’écartera jamais de ses convictions et, même en face du plus grand danger, d’accord avec sa nature hardie, elle préférera s’engager dans une lutte éternelle plutôt que de commettre une seule lâcheté envers sa conscience. Mais cette situation a provoqué une irrémédiable scission entre elle et la noblesse ; et des conséquences néfastes sont toujours fatales lorsqu’un souverain appartient à une autre religion que ses sujets. En présence d’une aussi violente opposition, la balance ne peut pas osciller sans cesse, il faut qu’elle finisse par pencher d’un côté ou de l’autre : de sorte que Marie Stuart, finalement, n’a que le choix entre se rendre maîtresse de la Réforme ou être vaincue par elle. Par un hasard étrange le conflit entre Luther, Calvin et Rome a été transporté dans sa vie d’une façon dramatique ; la lutte entre Marie Stuart et Élisabeth, entre l’Angleterre et l’Écosse – c’est pourquoi elle revêt tant d’importance – c’est aussi la lutte entre l’Angleterre et l’Espagne, entre la Réforme et la contre-Réforme.

 

Cette situation, déjà lourde de conséquences par elle-même, est encore aggravée par le fait que la discorde religieuse s’étend jusque dans sa famille, dans son château, dans son conseil. L’homme le plus puissant d’Écosse, lord Murray, auquel elle a confié la direction des affaires publiques, est un protestant convaincu et un protecteur de cette « Kirk » qu’en fervente catholique elle réprouve comme une hérésie. Quatre ans plus tôt il a apposé sa signature sous le serment des lords de la Congrégation qui se sont engagés à abjurer « la religion de Satan – la religion catholique – avec sa sorcellerie et son idolâtrie et à s’en déclarer désormais nettement les adversaires ». Il existe ainsi dès le commencement un désaccord fondamental entre la reine et son premier ministre, et un tel état de choses n’est pas prometteur de paix. Dans le fond de son cœur, Marie n’a qu’une pensée : réprimer la Réforme en Écosse : Murray n’a qu’une volonté : l’élever au rang de religion unique. Deux façons de voir aussi opposées ne peuvent que déclencher un conflit à la première occasion.

Ce Murray est appelé à devenir l’une des figures principales du drame de Marie Stuart ; le destin lui a imparti un rôle important et il l’incarne en maître. Fils naturel de Jacques V et de Marguerite Erskine, issu d’une des premières familles d’Écosse, il semble, tant en raison de son sang royal que de son énergie de fer, désigné par la nature comme le plus digne héritier de la couronne. Mais la nécessité de raffermir son pouvoir et ses finances a obligé le roi à renoncer à légaliser son union avec lady Erskine et à épouser une princesse française, la mère de Marie Stuart. L’ambitieux Murray porte ainsi la flétrissure d’une naissance illégitime qui lui barre l’accès au trône et que n’a pu effacer la reconnaissance officielle par le pape de son origine royale.

 

L’histoire et Shakespeare, son plus grand pasticheur, ont représenté un nombre infini de fois la tragédie morale du bâtard, de ce fils qui n’en est pas un, auquel les lois politiques, religieuses, humaines retirent impitoyablement un droit que la nature a mis dans son sang et inscrit sur son visage. Condamnés par un préjugé – le plus dur, le plus impitoyable de tous les jugements – ces enfants illégitimes, engendrés hors du lit royal, sont tenus à l’écart des héritiers, généralement plus débiles, parce que procréés par calcul politique et non par amour ; toujours réprouvés et repoussés, ils sont réduits à la mendicité alors qu’ils devraient commander et régner. Mais quand un homme est visiblement marqué du sceau de l’infériorité, le constant sentiment qu’il a de cette infériorité le fortifie ou l’affaiblit. Il peut briser un caractère ou bien le durcir d’une façon étonnante. Il rend les mous et les lâches plus lâches et plus mous encore ; quémandeurs et flatteurs, ils entrent au service des héritiers reconnus légitimes et acceptent leurs présents. Un tel sentiment, au contraire, déchaîne et accroît les forces obscures des natures énergiques ; puisqu’on ne les laisse pas accéder de bon gré au pouvoir par le droit chemin, ils apprendront à le créer en eux-mêmes.

 

Murray est une de ces natures fortes. L’énergie farouche de ses royaux ancêtres, leur fierté et leur volonté de domination s’agitent sombrement dans ses veines. Par son intelligence et la netteté de ses résolutions il dépasse d’une tête la troupe rapace des lords et des barons. Ses visées sont vastes, ses plans d’une haute conception politique ; aussi intelligent que sa sœur, il lui est infiniment supérieur par sa prudence et son expérience d’homme de trente ans. Il la regarde agir comme on regarde jouer un enfant et il laisse faire tant que le jeu ne gêne pas ses plans. Il n’obéit pas comme elle à de violentes impulsions nerveuses et romanesques ; il n’a rien d’un prince héroïque, mais il connaît en revanche le secret d’une patiente attente qui garantit plus sûrement le succès qu’un élan prompt et passionné.

Le premier indice qui dénote un politicien clairvoyant, c’est avant tout de ne pas chercher à atteindre ce qui est inaccessible. L’inaccessible pour ce fils illégitime, c’est donc la couronne royale. Jamais Murray, il le sait, ne pourra s’appeler Jacques VI. Ainsi, dès le début ce fin politique abandonne toute prétention à ce sujet. Il renonce aux insignes du pouvoir, à ses apparences, à seule fin de mieux tenir en main le pouvoir véritable. Jeune homme il l’acquiert déjà sous sa forme la plus matérielle, la richesse ; il tire profit de la dissolution des biens monastiques, il tire profit de la guerre ; à chaque « coup de filet », le sien est le premier rempli. Sans la moindre vergogne, il accepte des subsides d’Élisabeth. Au moment où Marie Stuart fait sa rentrée en Écosse, elle est bien obligée de reconnaître en son demi-frère l’homme le plus riche et le plus puissant du pays, assez fort pour ne pas craindre d’être délogé de sa position par personne. Plus par besoin que par penchant véritable Marie recherche son amitié ; pour assurer sa propre souveraineté, elle lui donne tout ce qu’il désire, elle étanche sa soif inextinguible de richesses et d’autorité. Par bonheur pour Marie, les mains de son demi-frère sont sûres ; fortes et souples à la fois, elles savent tenir et savent céder. Politique-né, Murray se montre l’homme d’un juste milieu : il est protestant, mais point iconoclaste, patriote écossais et pourtant en faveur auprès d’Élisabeth, il est assez l’ami des lords, mais il sait leur montrer les dents au moment voulu ; c’est en somme un froid calculateur que l’éclat du pouvoir ne fascine pas et qui se contente du pouvoir lui-même.

Un homme aussi extraordinaire est un appui considérable pour Marie Stuart tant qu’il se tient à ses côtés. Et un immense danger s’il se dressait contre elle. Murray a du reste tout intérêt, au point de vue purement égoïste, à soutenir sa sœur, car, à sa place, un Hamilton ou un Gordon ne lui accorderait jamais autant de liberté dans la direction des affaires publiques, une autorité aussi illimitée ; c’est pourquoi il se plaît à la laisser représenter et ne jalouse point son sceptre et sa couronne tant que le pouvoir réel demeure entre ses mains. Mais dès l’instant qu’elle cherchera à régner elle-même et à amoindrir son autorité, leurs deux orgueils de Stuart se heurteront avec violence. Et il n’est pas d’inimitié plus terrible que celle de deux êtres semblables qui combattent l’un contre l’autre avec des forces égales et poussés par les mêmes instincts.

Maitland de Lethington, le second personnage de la cour et le secrétaire d’État de Marie Stuart, est protestant, lui aussi. Il est néanmoins tout d’abord de son côté. Maitland, esprit fin, souple, cultivé, « the flower of wits », comme l’appelait Élisabeth, n’aime pas le pouvoir avec l’impérieux orgueil d’un Murray. Diplomate, il ne se complaît qu’au jeu compliqué et déconcertant de la politique et de l’intrigue, qu’à l’art des combinaisons ; il ne s’agit pas pour lui de principes inflexibles, de religion et de patrie, de reine et de royauté, mais de l’art de nouer et de dénouer, en ayant la main partout, les fils embrouillés de la politique. Il n’est ni bien fidèle ni vraiment infidèle à Marie Stuart, à laquelle il voue personnellement une très grande affection – une des quatre Marie, Marie Fleming, deviendra sa femme. Il la servira tant qu’elle connaîtra le succès et l’abandonnera dans le danger ; c’est à cette girouette dorée qu’elle pourra reconnaître si le vent est favorable ou non. En vérité ce n’est pas la reine, l’amie, qu’il sert, mais la fortune de celle-ci.

À droite comme à gauche, dans le pays comme dans sa propre maison, Marie Stuart, à son retour, ne trouve aucun ami à qui se fier. Mais avec un Murray, un Maitland, il est toujours possible de gouverner en pactisant. Il n’en est pas de même avec John Knox, le prédicateur populaire d’Édimbourg, l’organisateur et le chef de la Kirk écossaise, le maître de la démagogie religieuse qui, dès le premier jour, se dresse devant elle en adversaire farouche, irréconciliable, implacable. Avec lui commence une lutte à mort.

Le calvinisme de John Knox, c’est en quelque sorte un superlatif du protestantisme. Ce n’est plus seulement l’Église réformée, c’est aussi un système rigide de gouvernement divin qui exige des rois eux-mêmes une soumission servile à ses commandements. Étant donné sa nature douce et souple, Marie Stuart se serait peut-être entendue avec une Église anglicane, avec une Église luthérienne, avec n’importe quelle Église protestante plus modérée. Mais le caractère dictatorial du calvinisme écarte d’emblée toute possibilité d’accord. Élisabeth elle-même qui se servait de Knox pour créer des difficultés à sa rivale ne pouvait s’empêcher de le détester à cause de son orgueil démesuré. À plus forte raison on devine combien le sombre fanatisme de cet homme devait révolter la bien plus humaine Marie Stuart. Rien ne pouvait être plus contraire à sa manière d’envisager l’existence et d’en jouir, à ses penchants artistiques que cette froide austérité, cette attitude hostile envers la vie, cette iconoclastie, cette haine de la joie qui s’affirmaient dans la doctrine genevoise ; rien de plus insupportable pour elle que cette rigidité hautaine qui défend le rire et condamne le beau comme un crime, qui veut détruire tout ce qui lui est cher, les formes joyeuses des mœurs, la musique, la poésie et la danse ; rien de plus opposé à ses sentiments que cette religion qui chez un peuple déjà sombre par lui-même prend encore un aspect plus funèbre.

John Knox, le plus obstiné, le plus fanatique, le plus intraitable des fondateurs d’Église, qui dépasse encore en intransigeance et en intolérance son maître Calvin, donne à la Kirk d’Édimbourg une volonté de fer, un caractère talmudique. Tout d’abord prêtre catholique d’un rang inférieur, il s’est jeté dans les bras de la Réforme avec toute la fougue et la violence de son esprit autoritaire et chicanier ; c’est un élève de George Whishart que Marie de Lorraine, la mère de Marie Stuart, fit brûler vif comme hérétique. Ces flammes dans lesquelles périt son maître continuent de brûler dans son cœur. Lors du soulèvement dirigé contre la régente et où il figurait parmi les chefs, il est fait prisonnier par les troupes expéditionnaires françaises et envoyé aux galères. Il y demeure enchaîné pendant dix-huit mois, mais sa volonté, loin de faiblir, y égale bientôt la dureté de ses fers. Libéré, il se réfugie auprès de Calvin ; c’est là qu’il puise cette puissance d’éloquence et cette impitoyable haine de puritain pour toute la lumière hellénique ; de retour en Écosse, il contraint en quelques années à peine, par son génie de la violence, les lords et le peuple à embrasser la Réforme.

John Knox est peut-être le type le plus accompli du fanatique religieux que l’histoire connaisse, plus dur que Luther, dont une gaîté intérieure venait du moins de temps en temps animer l’esprit, plus austère que Savonarole, dont il n’a pas l’envolée éclatante et illuminée du mystique. D’une entière bonne foi dans son attitude rectiligne, son abominable étroitesse de vues fait de lui un de ces esprits intransigeants pour qui leur vérité seule est vraie, leur vertu seule vertueuse, leur foi seule chrétienne. Celui qui n’est pas de son opinion est un criminel, celui qui change une seule lettre à ses volontés, un suppôt de Satan. Knox a l’humeur tragique de celui qui est possédé de lui-même, la passion de l’extatique borné et le puant orgueil de l’homme imbu de soi : sous sa brutalité couve le plaisir redoutable qu’il ressent de sa propre dureté, sous son intolérance, la sombre joie que lui procure sa certitude d’avoir raison. Tous les dimanches, avec sa barbe de fleuve, tel Jéhovah, il occupe la chaire de Saint-Gilles et vomit sa haine et ses malédictions sur ceux qui ne sont pas de son avis ; il lance de furieuses invectives contre la « race satanique » des insouciants, des négligents qui ne servent pas Dieu ponctuellement selon ses conceptions personnelles. Ce froid fanatique ne connaît pas d’autre bonheur que le triomphe de ses dogmes, pas d’autre justice que la victoire de sa cause. Il jubile avec naïveté lorsque quelque catholique ou autre adversaire est humilié ou supprimé, et quand une main criminelle débarrasse la Kirk d’un ennemi il déclare que cet acte louable a été voulu et exigé par Dieu. De sa chaire, Knox entonne des chants de triomphe lorsque le jeune François II, l’époux de Marie Stuart, meurt d’un abcès purulent à l’oreille, « cette oreille qui se refusa à entendre la voix de Dieu ». À la mort de Marie de Lorraine, il s’écrie avec force, au cours de son sermon : « Puisse la grâce de Dieu nous délivrer bientôt de l’autre du sang des Guises. Amen ! Amen ! » On ne sent rien de la douceur ni de la divine bonté de l’Évangile dans ses sermons, où il semble agiter de menaçantes disciplines ; seul le Dieu de vengeance, le Dieu jaloux et inexorable est son Dieu, seul l’Ancien Testament, d’une rigueur barbare, est sa véritable Bible. Ses sermons ne sont qu’allusions aux Moab, aux Amalec, aux ennemis de la vraie foi – la sienne, par conséquent, qu’il faut exterminer par le fer et par le feu. Et quand il fustige la reine Jézabel, ses auditeurs savent bien à quelle reine il pense en réalité. Tel un orage obscurcissant le ciel, le calvinisme s’étend sur toute l’Écosse et à chaque instant la tension qu’il crée peut causer un bouleversement général.

Il n’y a pas d’entente possible avec un homme aussi intransigeant qui veut commander seulement et ne tolère qu’une soumission aveugle ; les avances qu’on lui fera et le mal qu’on se donnera à cause de lui ne pourront que le rendre plus dur, plus sarcastique et plus prétentieux. Toute tentative de rapprochement se brise contre le bloc de pierre de son vaniteux entêtement. Toujours, les hommes qui prétendent combattre pour Dieu sont les plus insociables de la terre ; parce qu’ils croient entendre des messages divins, leurs oreilles restent sourdes à toute parole d’humanité.

Il n’y a pas encore une semaine que Marie Stuart est dans son pays que déjà elle est forcée de s’apercevoir de la sombre présence de ce fanatique. Avant d’occuper le pouvoir elle avait non seulement assuré à ses sujets une entière liberté de conscience – ce qui, pour son tempérament tolérant, ne représentait pas un bien grand sacrifice – mais elle avait aussi dû reconnaître la loi interdisant la célébration publique de la messe en Écosse, – pénible concession faite aux partisans de John Knox, qui, selon ses propres paroles, « eût préféré voir débarquer dix mille ennemis en Écosse plutôt que de savoir qu’on y disait une seule messe. » Mais bien entendu la fervente catholique, la nièce des Guises, s’est réservée le droit de pratiquer librement sa religion dans sa chapelle privée et le Parlement a acquiescé sans hésiter à sa juste demande. Pourtant, le dimanche suivant, à peine avait-on achevé les préparatifs pour célébrer le service divin dans la chapelle du château d’Holyrood qu’une foule excitée et menaçante s’avance jusqu’à l’entrée. Les cierges que l’aumônier de la reine veut porter à l’autel lui sont brutalement arrachés des mains et mis en pièces. Des cris s’élèvent réclamant l’expulsion et même la mort du « prêtre idolâtre » ; on peut redouter d’un moment à l’autre l’envahissement de la chapelle par la populace. Heureusement, lord Murray, bien qu’étant lui-même un champion de la Kirk, se jette au-devant de la foule fanatique et en barre l’entrée. Cet angoissant service divin terminé, le prêtre terrifié est ramené sain et sauf dans sa chambre ; un malheur public est évité, l’autorité de la reine est sauvegardée, encore qu’avec peine. Mais les réjouissances données en l’honneur de son arrivée, les « joyousities », comme les appelle avec raillerie le terrible John Knox, sont interrompues, à la grande joie de ce dernier : la romanesque Marie Stuart voit pour la première fois la réalité lui résister.

Elle répond à cette offense par une explosion de colère. Son exaspération s’exhale en larmes amères et en paroles violentes. Et c’est ainsi qu’une lumière plus vive vient éclairer son caractère non encore bien accusé jusque-là. Cette jeune femme, gâtée par la fortune depuis sa plus tendre jeunesse, est, par nature, douce et avenante, affectueuse et tendre ; depuis les premiers gentilshommes de la cour jusqu’à ses suivantes et ses femmes de chambre, tous vantent ses façons aimables, simples et cordiales. Elle sait gagner tous les cœurs, parce que jamais elle ne se prévaut avec arrogance auprès de personne de sa souveraineté et qu’elle fait oublier par un relâchement naturel la grandeur de son rôle. Mais à côté de cette cordialité elle possède à un haut degré le sentiment de sa valeur, invisible tant que personne ne le heurte, mais qui s’affirme avec passion dès que quelqu’un ose la contredire ou lui résister. Souvent cette femme étonnante a pu oublier une offense personnelle, mais jamais le moindre manquement à ses droits de reine.

C’est pourquoi elle ne veut pas tolérer cet affront un moment de plus. Il faut, tout de suite, faire rentrer sous terre une pareille prétention. Et elle sait à qui elle doit s’en prendre, elle a entendu parler de l’homme à la longue barbe de l’Église hérétique qui excite le peuple contre ses croyances et qui a lancé cette meute sur son château. Elle décide aussitôt de l’entreprendre sérieusement. Habituée à être obéie depuis son enfance, accoutumée à l’omnipotence des rois de France, Marie Stuart, qui a grandi avec l’idée qu’elle est reine par la grâce de Dieu, ne peut pas se figurer le moins du monde qu’un sujet, qu’un bourgeois puisse lui résister. Elle peut s’attendre à tout en ce monde, sauf à ce qu’on ose lui tenir tête ouvertement et avec insolence. John Knox s’y apprête cependant, il s’y apprête même avec joie : « Pourquoi, s’écrie-t-il, le joli visage d’une noble dame m’effrayerait-il, moi qui ai regardé dans les yeux tant d’hommes en colère sans jamais ressentir le moindre effroi ? » Il se rend au palais avec enthousiasme, car combattre – combattre pour Dieu, comme il croit le faire – n’est-ce point le bonheur suprême du fanatique ? Si Dieu a donné une couronne aux rois, il a accordé à ses ministres et à ses envoyés un verbe enflammé. Pour John Knox, le prêtre de la Kirk est au-dessus du roi en tant que gardien du droit divin. Sa mission est de défendre le royaume de Dieu sur la terre et il ne doit pas hésiter à fustiger de sa colère les rebelles, comme faisaient jadis Samuel et les Juges bibliques. On assiste donc à une véritable scène de l’Ancien Testament où s’affrontent la superbe du roi et l’orgueil du prêtre ; ce n’est pas une femme et un homme qui luttent isolément pour la suprématie, mais deux idées vieilles comme le monde qui se rencontrent pour la mille et unième fois dans un combat acharné.

Marie Stuart s’efforce de rester calme. Elle souhaite une entente, elle cache son ressentiment, car elle voudrait que la paix régnât dans son pays. Elle commence l’entretien sur un ton courtois. Mais John Knox a résolu d’être insolent et de montrer à cette « idolâtre » qu’il ne s’incline pas du tout devant les puissances de ce monde. Muet et sombre, figure d’accusateur et non d’accusé, il écoute la reine lui faire des reproches au sujet de son livre « The first blast of the trumpet against the monstrous régiment of women » dans lequel il conteste aux femmes le droit de régner. Mais le même Knox, qui a fait après coup d’humbles excuses à la protestante Élisabeth à propos de ce livre, persiste dans son opinion, en recourant à toutes sortes d’équivoques, devant sa souveraine papiste. Peu à peu, le ton de l’entretien devient plus mordant. Marie Stuart demande à Knox, les yeux dans les yeux, si les sujets ont pour devoir absolu d’obéir à leur souverain. Mais au lieu de répondre par le « bien entendu » qu’elle attend, l’habile tacticien limite le devoir d’obéissance en énonçant cette parabole : « Si un père perdait la raison et voulait tuer ses enfants, les enfants auraient le droit de lui tenir les mains et de lui arracher son épée. Si les princes persécutaient les enfants de Dieu, ceux-ci auraient le droit de se défendre. » La reine sent dans cette restriction la révolte du théocrate contre son droit de souveraine. « Je vois, dit-elle, que mes sujets ont à vous obéir et non à moi ; il s’ensuit que je devrai faire leur volonté et non la mienne. »

C’est bien l’avis de John Knox. Mais il est trop prudent pour s’exprimer aussi clairement en présence de Murray. Il répond évasivement : « Les princes et leurs sujets doivent obéir à Dieu. Les rois doivent être les pères nourriciers de l’Église et les reines, ses nourrices. »

– « Mais votre Église n’est pas celle que je veux nourrir, réplique la reine, irritée par son ambiguïté. Je veux entourer de mes soins l’Église catholique que je tiens pour la véritable Église de Dieu. »

Finalement, on ne se ménage plus. On est arrivé au point où il n’y a plus de discussion possible entre une croyante catholique et un protestant fanatique. Knox devient impoli et grossier et traite l’Église romaine de prostituée, indigne d’être la fiancée de Dieu. Et comme la reine lui interdit de prononcer de telles paroles parce qu’elles offensent ses croyances, il répond sur un ton provocateur : « La croyance exige la connaissance et je crains que vous n’ayez point la vraie connaissance. » Au lieu d’amener une réconciliation, ce premier entretien n’aboutit qu’à un renforcement des oppositions. Knox s’est rendu compte de la force de ce « Satan » et sait qu’il ne peut espérer voir plier Marie Stuart. « Je me suis buté dans cette discussion à une volonté que je n’avais jamais rencontrée à cet âge, écrira-t-il, exaspéré. Je n’ai plus rien à faire à la cour et elle n’a plus rien à faire avec moi. » De son côté, la jeune souveraine a senti les limites de son pouvoir royal. Knox quitte la pièce la tête haute, content de lui et fier d’avoir bravé une reine, cependant que Marie Stuart demeure bouleversée et verse des pleurs amers devant son impuissance. Ce ne seront pas les derniers. Bientôt elle apprendra qu’il ne suffit pas d’hériter du pouvoir par le sang, mais qu’il faut encore le conquérir au prix de luttes et d’humiliations incessantes.

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