XXIV Charybde et Scylla

Frantz Kreuss s’était trop vanté quand il avait parlé avec une complaisance si singulière du pommeau de son poignard ; de plus, son bras, affaibli par la blessure qu’il avait reçue, avait mal servi sa vengeance.

Lorsque le froid du matin fit sortir Magnus de son long évanouissement, il était encore couché dans la rue. Il se souleva lentement, promena un regard atone autour de lui, et porta la main à sa tête, où il éprouvait une vive douleur ; il la retira pleine de sang. Le souvenir de ce qui s’était passé la veille lui revint en partie.

– Le sot coquin ! dit-il, il croit qu’on tue Magnus comme un autre ! S’il avait piqué à la gorge, à la bonne heure… là, le fer trouve l’artère, et…

Il s’arrêta et poussa un cri terrible ; la mémoire venait de lui revenir tout entière.

– Il a pris la bague ! reprit-il.

Et d’un bond il se dressa sur ses pieds ; pendant un instant ses yeux cherchèrent sur le sol.

– Ah ! les bandits ! s’écria-t-il, ils l’ont prise, et je suis vivant !

Magnus poussa un hurlement farouche, le hurlement de la bête fauve à qui l’on vient d’enlever ses petits.

– En voilà un que je tuerai ! reprit-il.

Puis, bien sûr que la bague n’était pas par terre, il se dirigea à grandes enjambées vers la prison de M. de la Guerche. Arnold de Brahé hésita d’abord à l’introduire auprès du prisonnier.

Le maréchal du palais avait fait son rapport, la justice était saisie ; M. de la Guerche devant être, dans la journée même, conduit devant le tribunal, toute communication avec l’extérieur lui était interdite : c’était une question de discipline militaire.

– Si vous ne voulez pas qu’un vieux soldat meure déshonoré, laissez-moi entrer ! reprit Magnus.

L’officier regarda Magnus attentivement ; le désespoir empreint sur ce visage mâle et balafré le toucha.

– Eh bien, entrez ! je prends tout sur moi ! répondit-il.

Un guichetier conduisit Magnus, par de longs détours, devant une porte de fer qui s’ouvrait sans bruit sur des gonds invisibles scellés dans le granit.

Armand-Louis était assis devant une petite table de bois blanc placée sous une lucarne d’où tombait, entre d’épais barreaux, une pâle clarté. La chambre était propre et voûtée ; on n’y voyait pas d’autres meubles que cette table, une chaise et un lit ; une bible était ouverte sur la table.

– Déjà ! s’écria M. de la Guerche en voyant Magnus.

Magnus découvrit son front sanglant.

– Monsieur le comte, dit-il, frappez-moi, méprisez-moi, tuez-moi ! dites que je suis un misérable, un bandit ! je ne me plaindrai pas !… Votre bague…

– Eh bien ?

– Je ne l’ai plus, et je ne suis pas mort !

Armand-Louis devint livide.

– Ah ! c’est le dernier coup ! murmura-t-il.

Mais ce premier moment donné à la surprise, Armand-Louis releva son front pâle, et posant le doigt sur une des pages du livre saint :

– Dieu est le maître ! dit-il.

– Et vous ne me maudissez pas ! vous ne me crachez pas au visage ! vous ne m’appelez pas traître et félon ! vous ne m’arrachez pas ce qui me reste de vie ! s’écria Magnus.

– Si tu as fait ton devoir, je te pardonne ; si tu as été malheureux, je te plains ! reprit M. de la Guerche.

– Regardez ! répondit Magnus, ils m’ont surpris lâchement, la nuit, comme des loups qui vont en chasse, quatre contre un ; ils m’ont terrassé, ils m’ont étranglé, ils m’ont frappé ! J’ai cru sentir dans mes veines le frisson de la mort… Ah ! que n’étais-je mort, en effet ! Les misérables ! j’étais bien sûr qu’on avait remué dans le taillis tandis que vous me parliez… et je me suis laissé tromper, moi un vieux renard ! Ah ! je les tiendrai sous mon épée un jour ! Mais vous, vous !

Deux larmes tombèrent sur les joues basanées du vieux soldat.

– Console-toi, Magnus, et va en paix ! La vie n’est-elle pas une bataille, et ne sommes-nous pas soldats tous deux ?

– Que j’aille en paix !… J’irai par le monde, comme une bête fauve, jusqu’à ce que je vous aie vengé !

Magnus fit deux ou trois pas à l’aventure, froissant ses rudes mains l’une contre l’autre.

– Ainsi, vous me pardonnez ? reprit-il.

– Oui, et la meilleure preuve que je puisse t’en donner, c’est que je veux te charger d’une mission nouvelle.

– Est-ce une mission qui peut vous tirer de ce cachot ?

Armand-Louis secoua la tête.

– Alors chargez-en un autre ! J’ai dit que je verrais le roi, je le verrai. Ah ! j’ai déjà perdu trop de temps !

Magnus étancha avec un mouchoir le sang qui coulait de sa blessure sur ses yeux et l’aveuglait, boucla son ceinturon avec le geste d’un homme qui est prêt à tout risquer, et fit deux pas vers la porte. Un geste d’Armand-Louis l’arrêta.

– Mais à qui veux-tu que je confie cette mission ?… Si tu refuses, je ne vois personne qui veuille l’accepter ! s’écria M. de la Guerche qui réfléchissait.

– Personne ! S’il s’agit, comme je le suppose d’un message à faire parvenir à Mlle de Souvigny, Arnold de Brahé qui vous garde s’en chargera ; il est jeune, les choses du cœur sont son affaire ; c’est un homme dont la figure est franche et loyale : il verra cette Adrienne que vous aimez. Mais moi, je veux être libre, je veux que vous viviez, je ne veux pas que votre sang retombe sur ma tête, et, pour cela, je n’ai pas trop de toutes mes heures !

– Que comptes-tu faire ?

– Et le sais-je ? Mais si le courage, le dévouement, la volonté déterminée d’un homme peuvent quelque chose, je vous sauverai !

En sortant de la prison, l’âme soulagée par le pardon de M. de la Guerche, mais plus enraciné encore, si c’est possible, dans la pensée de l’arracher à la mort, Magnus prit le chemin du palais du roi. Il ne savait pas comment il pénétrerait jusqu’à lui ; ce qu’il savait seulement, c’est qu’il voulait le voir, et que rien ne lui coûterait pour y parvenir.

En arrivant dans la vaste cour qui s’étendait devant le perron du château, il vit une grande foule rassemblée ; une escorte de cavalerie s’alignait en dedans du cercle formé par des sentinelles. Presque au même instant le roi Gustave-Adolphe parut au sommet du perron, botté et éperonné.

Magnus voulut fendre la foule qui s’écartait devant la vigueur de ses coudes.

– On ne passe pas ! lui cria une sentinelle.

« J’attendrai qu’il soit près de moi, je ne ferai qu’un bond et tomberai à ses pieds, », pensa Magnus.

Le roi monta à cheval et prit le galop ; l’escorte s’ébranla et le suivit. Mille exclamations le saluèrent.

– Que Dieu bénisse le roi et le protège ! criait la foule enthousiasmée.

– Où va le roi ? demanda Magnus qui s’apprêtait à prendre son élan.

– Notre bien-aimé Gustave-Adolphe ? répondit un bourgeois ; oh ! il ne perd pas une minute depuis que la Providence lui a inspiré la sainte pensée de délivrer nos frères d’Allemagne : il va inspecter, à dix lieues d’ici, deux régiments de cavalerie de formation nouvelle.

– Il quitte donc Carlscrona ! Mais sans doute qu’il y rentrera ce soir ?

– Oh ! que non ! Le roi rassemble des troupes à Elfsnabe, il ira les inspecter, et après, il…

Mais déjà Magnus n’écoutait plus ; Gustave-Adolphe n’emportait-il pas la vie de M. de la Guerche suspendue à la croupe de son cheval ? Lui parti, où trouver le capitaine des gardes ? où découvrir le mystérieux comte de Wasaborg ? Renversant tout autour de lui, bousculant la sentinelle qui l’avait maintenu à son rang, et, prenant sa course à travers la place, Magnus se précipita à la poursuite du roi.

Gustave-Adolphe venait de tourner l’angle d’une rue au bout de laquelle s’ouvrait un passage voûté ; il s’y trouvait souvent une grande foule, et Magnus avait l’espoir de l’atteindre avant qu’il eût débouché sur la campagne. Un équipage d’artillerie passait justement sous la voûte. Magnus redoubla de vitesse. Il voulut crier, mais sa voix se perdit dans le tumulte de cinquante roues et de trois cents chevaux écrasant les pierres du chemin.

Un instant l’escorte du roi s’arrêta ; Magnus sentit ses forces renaître ; les obstacles qu’il ne pouvait pas tourner, il les franchissait ; déjà il distinguait les traits du roi.

– Oh ! mon Dieu, dit-il, encore trois minutes !

Mais l’officier qui commandait le train d’artillerie donna un ordre : les canonniers se rangèrent avec leurs pièces sur les bas-côtés de la route, et le roi, avec son escorte, s’engouffra sous la voûte où les cavaliers passèrent comme un torrent.

Magnus frissonna et courut plus vite. Sa poitrine haletait, sa gorge était aride et brûlante ; le souffle allait lui manquer.

– Le roi ! le roi ! cria-t-il d’une voix épuisée.

Le son fut emporté dans mille bruits retentissants.

Il fit un effort, sauta par-dessus un lourd canon qui obstruait le passage, arriva sous la voûte, l’enfila comme un boulet au milieu d’un tonnerre d’imprécations, et, sans regarder ceux qu’il heurtait et renversait, bondit sur la route.

Le cortège du roi n’était plus qu’un tourbillon roulant au loin dans la campagne.

Un nuage passa devant les yeux de Magnus ; il sentit battre ses tempes et siffler ses oreilles ; un cri expira dans sa gorge ; il fit quelques pas encore en chancelant et tomba au pied d’une borne où il se mit à sangloter.

Les femmes qui arrivaient des champs s’arrêtaient étonnées de voir un soldat à barbe grise et l’épée au flanc pleurer comme un enfant. Quand il releva la tête, il les aperçut rangées autour de lui ; l’une d’elles lui présentait un verre d’eau.

– Oui, je pleure, leur dit-il, parce que mon maître est perdu !

Le son de sa voix sembla le réveiller comme d’un songe.

– Perdu ! reprit-il ; non, pas encore !

Il avala une gorgée d’eau, et remerciant la femme qui lui avait présenté le verre :

– Si vous avez un frère, un mari, un fiancé, dit-il, priez Dieu pour un jeune homme qui s’appelle Armand-Louis de la Guerche.

Et, d’un pas résolu, Magnus rentra dans la ville.

Il venait de se souvenir subitement d’Abraham Cabeliau et de sa fille Marguerite.

« Là peut-être est le salut », pensa-t-il.

Le père avait sauvé M. de la Guerche, mais M. de la Guerche avait sauvé la fille : auquel des deux fallait-il d’abord s’adresser ? Abraham était l’un des plus riches marchands de la Suède. Ardent calviniste, il avait, à ses frais, armé dix navires pour le service du roi ; à ce titre, il devait avoir un grand crédit auprès des ministres ; mais Marguerite était liée avec cet invisible comte de Wasaborg qui avait toute liberté de s’approcher du roi, en tout lieu, à toute heure. En outre, Marguerite était une femme, et une femme qui aimait.

– Bon ! dit Magnus qui réfléchissait tout en marchant, Abraham parlera, Marguerite agira ; là est une tête, ici est un cœur ; donc à Marguerite !

Il courut à son hôtellerie, sauta sur son cheval et partit à fond de train.

Au nom de M. de la Guerche, les portes de la maison où s’était retirée la fille d’Abraham s’ouvrirent à deux battants.

Marguerite était couverte de vêtements noirs, ainsi qu’une veuve. À la vue d’un homme dont le visage était taché de sang et les vêtements chargés de poussière et de boue, elle recula.

– Reconnaissez-moi, je suis le serviteur de M. de la Guerche, dit Magnus. M. de la Guerche est en péril de mort, je viens vous dire : « Sauvez-le ! »

Et il lui raconta ce qui s’était passé dans le jardin du roi.

– Grand Dieu ! mais il y va de sa vie ! s’écria Marguerite.

– Je le sais, et c’est pour cela que je viens à vous. Il y a un homme qui s’appelle le comte de Wasaborg ?…

– Oui, murmura Marguerite qui tressaillit.

– Cet homme vit à la Cour, vous le connaissez, et il peut s’approcher du roi quand il veut ?

Marguerite appuya sa main tremblante sur un meuble.

– C’est vrai, quand il veut, reprit-elle.

– Eh bien ! un mot pour le comte de Wasaborg, qu’il voie le roi sans délai, qu’il lui parle de M. de la Guerche ; ce mot, je me charge de le lui porter, où qu’il soit.

Marguerite saisit un coffret d’ivoire qui était serré dans un meuble, l’ouvrit, en tira un papier, y ajouta quelques mots rapidement, le signa, et glissant cette feuille pliée en quatre dans une boîte :

– Allez, dit-elle ; je ne devais me servir de ce talisman que pour moi ou pour un être qui m’est plus cher que la vie… mais il s’agit de M. de la Guerche, le voilà. Courez maintenant et ne perdez pas une minute. Où que soit le roi, vous le verrez, je vous le jure. Dites-lui alors que le fils du comte de Wasaborg et Marguerite Cabeliau prient pour lui.

Une minute après, Magnus galopait sur la route qu’avait suivie le roi.

– Ah ! je savais bien qu’il fallait frapper au cœur ! disait-il.

Mais tandis que Magnus cherchait les deux régiments de cavalerie que Gustave-Adolphe allait inspecter, la cour de justice à laquelle les crimes de lèse-majesté étaient déférés instruisait le procès d’Armand-Louis. Il ne pouvait être ni bien long ni bien compliqué. Le flagrant délit était constaté ; de plus, M. de la Guerche était étranger et il avait blessé son adversaire contre lequel, de son aveu, il avait tiré le premier l’épée ; l’arrêt était donc écrit d’avance.

L’interrogatoire terminé, Armand-Louis fut reconduit en prison. Au moment où la porte allait se refermer sur lui, M. de la Guerche retint Arnold de Brahé.

– La cour devant laquelle je viens de paraître, dit-il, met-elle un temps bien long à rédiger la sentence ?

– Voulez-vous la vérité ?

– Je suis gentilhomme et soldat.

– Elle vous sera lue ce soir.

– Et exécutée ?

– Demain à midi.

– C’est-à-dire que j’aurai la tête tranchée avant que le douzième coup ait sonné ?

– Oui.

– Dieu me fera la grâce de mourir en homme de cœur ; mais il est une personne à laquelle je voudrais envoyer ma dernière pensée. Si je vous priais de vous charger de cet adieu suprême, accepteriez-vous ?

– Je ne vous connais que depuis quelques heures, monsieur, cependant toute mon estime et mon amitié vous sont acquises ; ordonnez.

– Merci.

Armand-Louis tira de son doigt la bague que Mlle de Souvigny lui avait donnée en d’autres temps, et la glissa dans une lettre qu’il remit à M. de Brahé.

– Celle à qui vous parlerez devait être un jour la comtesse de la Guerche ; vous lui direz que son nom sera sur mes lèvres avant mon dernier soupir.

Peu de minutes après, Arnold de Brahé se présentait chez M. de Pardaillan.

Il fut reçu dans une grande pièce au milieu de laquelle se trouvaient Mlle de Souvigny, Diane de Pardaillan, et Jean de Werth, qui comptait, pour réussir dans sa mission, et malgré un premier échec, sur des intrigues nouées à la Cour.

– Mademoiselle de Souvigny ? dit Arnold en entrant.

– C’est moi, monsieur, répondit Adrienne, qui se sentit pâlir sans savoir pourquoi.

Arnold tira de sa poche la lettre de M. de la Guerche.

– Pardonnez-moi, mademoiselle, si la première fois que j’ai l’honneur de me présenter devant vous, dit-il, mon devoir m’oblige à vous porter le plus rude coup.

– Ah ! diable ! murmura le baron qui ne s’attendait pas à cette visite.

– Grand Dieu ! M. de la Guerche ! s’écria Mlle de Souvigny.

Elle n’osa pas continuer ; mais le bouleversement de ses traits parlait pour elle.

– M. de la Guerche, que je quitte à l’instant, poursuivit M. de Brahé, m’a chargé de vous remettre ce pli.

– Vous quittez M. de la Guerche et…

De nouveau Adrienne ne put pas continuer, les plus horribles pensées traversaient son esprit : tout semblait les confirmer.

En prenant la lettre que lui présentait M. de Brahé, elle sentit sous ses doigts la bague qu’Armand-Louis y avait glissée.

– Ah ! il est mort ! s’écria-t-elle.

Si Mlle de Pardaillan ne l’avait pas soutenue, elle serait tombée.

– Hélas ! pas encore ! murmura Arnold.

Mais, rappelée à elle par un effort désespéré de sa volonté, Mlle de Souvigny brisa le cachet de la lettre : l’anneau glissa entre ses doigts.

– Ah ! monsieur, voyez ! dit-elle.

Et, livide, folle de terreur, les yeux hagards, elle tendit la lettre à M. de Pardaillan. M. de Pardaillan la prit, et dès les premiers mots :

– Armand-Louis en prison ! s’écria-t-il. M. de la Guerche condamné à mort pour crime de lèse-majesté !… comment cela ? pourquoi ?

– M. de la Guerche ! il était donc en Suède ? dit Jean de Werth d’un air innocent.

Adrienne s’empara des mains d’Arnold :

– Mais, monsieur, c’est impossible !… il n’a rien fait, il n’est pas coupable !… M. de la Guerche, c’est l’honneur même… le tuer est un assassinat !… On ne le condamnera pas… il se trompe ! Oh ! dites-moi qu’il se trompe !

Arnold détourna la tête pour ne pas laisser voir qu’il pleurait. Adrienne courut vers M. de Pardaillan :

– Vous le sauverez, n’est-ce pas ? reprit-elle, vous le connaissez à présent, vous l’aimez, on vous a dit ce qu’il a fait à La Rochelle… Vous ne laisserez pas mourir un si brave gentilhomme !

– Oui, oui, tout ce qu’il est humainement possible de faire, je le ferai ! répondit M. de Pardaillan.

– Et je vous y aiderai ! ajouta Jean de Werth.

– Hâtez-vous alors ! reprit Arnold ; les heures sont comptées !

Adrienne s’arracha des bras de M. de Pardaillan.

– Vite chez le chancelier Oxenstiern ! c’est le plus puissant des ministres : en l’absence du roi, il le remplace.

Et, suivie de M. de Pardaillan, elle sortit de la chambre en courant.

Diane n’avait pas quitté Jean de Werth des yeux.

– Et moi, dit le baron, je vais faire agir mes amis.

– Ah ! le misérable ! il le savait ! murmura Diane.

Et elle soupira en pensant que si Renaud avait été en Suède, ce terrible malheur ne serait pas arrivé.

Cependant Adrienne et M. de Pardaillan venaient de forcer la porte du chancelier.

Du premier élan, Adrienne tomba aux pieds du puissant ministre.

– M. de la Guerche !… dit-elle. Et la voix lui manqua.

Le chancelier avait été informé par un rapport de tout ce qui s’était passé la veille ; il connaissait les détails de l’interrogatoire et prévoyait la sentence terrible qui devait frapper le prisonnier. En présence d’une guerre prochaine et lorsque la fièvre du duel s’était répandue dans l’armée suédoise, pouvait-on, si on voulait que la discipline fût maintenue, se mettre en travers de la justice et en casser les arrêts ? Tel n’était pas l’avis du chancelier, et la pensée politique donnait une force nouvelle à sa froide sévérité.

Cependant la vue de Mlle de Souvigny l’émut ; il la releva.

– Rien n’est encore désespéré, le roi peut faire grâce, dit-il.

– Ah ! si le roi était à Carlscrona, serais-je ici ? s’écria Adrienne.

Le vieux ministre sourit.

– Mais vous, reprit-elle, ne pouvez-vous pas envoyer une dépêche, ordonner de surseoir à l’exécution, que sais-je, enfin le sauver ?… Oh ! par pitié, je vous en prie !

Adrienne était suspendue aux mains du ministre ; il agita une sonnette.

– Que toutes les pièces relatives à l’interrogatoire de M. de la Guerche et à son arrestation me soient remises, dit-il en se levant.

M. de Pardaillan comprit qu’il fallait se retirer.

– Monsieur le chancelier, dit-il, M. de la Guerche est un de mes parents ; j’ai servi la Suède et son roi au prix de mon sang : que ce sang entre dans la balance où votre justice pèsera la vie du prisonnier !

Le chancelier Oxenstiern s’inclina sans répondre.

« Oui, pensa-t-il après que M. de Pardaillan eut entraîné Mlle de Souvigny qui pouvait à peine se soutenir, j’écouterais peut-être la pitié si je n’étais le ministre d’un royaume qui va se jeter tout entier dans une guerre terrible ; mais si je l’écoutais, que deviendrait l’armée aux prises avec des habitudes qui ont coûté au roi tant de bons serviteurs, à la Suède tant de braves officiers ? »

Adrienne n’osait pas interroger M. de Pardaillan ; celui-ci n’osait pas parler : il avait trop l’expérience du langage des Cours pour se méprendre sur la résolution du ministre.

– Ma fille, dit-il enfin, remettez votre âme aux mains de Dieu ; si le chancelier ne se laisse pas toucher par nos prières, j’ai d’autres amis, je chercherai le roi, et s’il est trop loin pour que j’aie l’espoir de l’atteindre avant l’heure fatale, je ne prendrai plus conseil que de mon désespoir : je réunirai mes serviteurs ; ma main, usée au service de la Suède, peut tenir encore une épée, et dussé-je m’exposer à mille morts, j’arracherai M. de la Guerche au billot.

– Ah ! de quel droit rendrais-je votre vraie fille orpheline ?… et cependant je n’ose pas vous dire : « Ne le faites pas ! » s’écria Mlle de Souvigny.

Elle rentra à l’hôtel de Pardaillan, glacée par une terreur qui ne lui laissait presque plus la faculté de penser. Chaque bruit qu’elle entendait, le roulement d’un tambour, l’éclat d’une trompette, le tumulte d’une foule ou le pas d’un escadron en marche, lui semblaient le signal du supplice. Quelquefois elle se reprenait à l’espoir. Il lui paraissait impossible que tant de jeunesse, de générosité chevaleresque, de courage, de loyauté, fût jeté en pâture au bourreau. Quoi ! M. de la Guerche, qui avait la religion de l’honneur, lui qui ne tirait jamais l’épée que pour la défense du bon droit, exécuté comme un criminel ! Tous ses sens se révoltaient à cette pensée. Il fallait, pour que cela arrivât, que toute justice eût disparu du milieu de la terre !

Une partie de la journée s’écoula dans ces alternatives d’espérances vagues et de crainte menaçante. Adrienne y laissait le peu de force qu’elle avait pu conserver. Diane pleurait auprès d’elle. M. de Pardaillan ne rentrait pas, ni Jean de Werth non plus.

– Ah ! je le verrai du moins ! cria tout à coup Adrienne. Et elle courut vers la prison de M. de la Guerche.

Un grand silence enveloppait la funèbre prison ; le pont-levis était levé, le nombre des sentinelles doublé. Arnold se promenait lentement le long du fossé. Glacée à la vue de ces noires murailles d’où ne sortait aucun bruit, Adrienne, les mains jointes, se traîna jusqu’à lui.

– Une heure, un instant, que je le voie ! dit-elle.

Mais de nouveaux ordres avaient été envoyés dans la journée. Il était formellement interdit de laisser pénétrer personne auprès du prisonnier. Mlle de Souvigny s’épuisa en vaines supplications. Malgré la fièvre qui faisait trembler sa voix, Arnold fut inflexible. Soldat, il obéissait à la consigne donnée au soldat.

– S’il ne s’agissait que de ma vie, je vous l’offrirais, dit-il ; cette fois, il s’agit de mon honneur.

– Mais il est donc perdu ! s’écria Adrienne.

– Après le roi, il y a Dieu ! répondit Arnold.

C’était bien plus un cadavre qu’une femme que Diane ramena chez son père. Anéantie, brisée, agitée de tressaillements nerveux, Mlle de Souvigny tomba sur un fauteuil ; elle n’avait pas de larmes, pas de sanglots ; il lui semblait que la vie se retirait d’elle, comme le sang s’écoule d’une blessure, goutte à goutte. Elle s’en réjouissait confusément. Son seul espoir alors était de mourir en même temps que M. de la Guerche.

« Il verra combien je l’aimais », pensait-elle.

Au plus fort de cet état d’accablement, la voix de Jean de Werth la fit tressaillir : le baron demandait à lui parler ; il voulait la voir seule.

– Laisse-moi ! cria Adrienne à Diane.

Diane hésita.

– Je n’aime pas cet homme, dit-elle.

– Et moi donc, crois-tu que je l’aime ? mais il s’agit peut-être d’Armand. Va !

Diane sortit et passa sans répondre au salut de Jean de Werth.

– Patience ! j’aurai ma revanche ! murmura le baron.

Adrienne, qui tout à l’heure ne pouvait faire un pas, courut vers lui.

– Vous venez pour M. de la Guerche, n’est-ce pas ? dit-elle.

– Oui.

– Ah ! monsieur, reprit-elle les mains jointes, que dois-je espérer ? parlez !

– Rien peut-être… tout peut-être aussi.

– Ordonnez ! que faut-il faire ?

– Êtes-vous sincèrement prête à tout ?… à tout ! pensez-y bien.

– C’est me faire injure que d’en douter.

– Et s’il s’agissait de vous-même ?

– De moi ! s’écria Adrienne qui chancela.

– Écoutez-moi bien, mademoiselle. La vie d’un homme est ici en jeu : il faut donc que je vous dise les choses comme elles sont. Après, vous déciderez.

Il présenta un siège à Mlle de Souvigny et s’assit auprès d’elle.

– M. de la Guerche est condamné, reprit-il.

– Mais le chancelier… je l’ai vu… il m’avait promis…

– Le chancelier a signé l’arrêt.

– Mais le roi ?

– Sa Majesté le roi est à vingt lieues d’ici, peut-être plus loin, et au premier coup de midi, M. de la Guerche sortira de prison pour marcher au lieu du supplice.

Adrienne ouvrit la bouche, mais ses lèvres blanches ne purent articuler aucun son.

– Cependant, si vous le voulez, je puis voir le roi, et, grâce à un talisman que je possède, obtenir de lui la grâce de M. de la Guerche.

Mlle de Souvigny leva sur Jean de Werth des yeux suppliants ; la colère, l’indignation, l’effroi, l’étonnement, tout s’y mêlait.

– Vous pouvez le sauver, s’écria-t-elle, et déjà vous ne l’avez pas tenté !

– C’est ici, mademoiselle, le moment de nous expliquer, répondit Jean de Werth ; je ne suis pas de ces chevaliers qui entreprennent de courir les aventures pour se faire les redresseurs de torts et les défenseurs de l’opprimé. Quand je prête, je veux qu’on me rende ; donnant, donnant, voilà ma loi.

Adrienne sentit son cœur trembler : elle commençait à comprendre.

– Vous savez, mademoiselle, continua Jean de Werth, que votre main m’a été promise par M. de Pardaillan ; vous me l’avez obstinément refusée, et me la refusez encore ; j’y tiens toujours cependant. Accordez-la moi, et je vous jure que j’emploierai toutes mes forces à sauver M. le comte de la Guerche.

– Vous voulez ?… mais c’est le prix du sang que vous demandez !

– Je hais M. de la Guerche autant que je vous aime, et cependant je le sauve. Pourquoi le ferais-je si vous n’étiez pas à moi ?

– Mais je ne vous aime pas !

Jean de Werth se leva.

– Vous connaissez mes conditions, reprit-il, je ne discute pas. Voulez-vous être la femme de Jean de Werth, oui ou non ? tout est là. Si vous dites oui, je pars, je verrai le roi, j’obtiendrai du chancelier que l’heure de l’exécution soit éloignée, et peut-être arracherai-je M. de la Guerche à la mort ; si vous dites non, alors ce sera vous qui l’aurez tué !

– Par pitié !…

Jean de Werth tourna les yeux vers une grande horloge dont on voyait tourner les aiguilles dans un coin de la pièce.

– Chaque minute qui passe, dit-il, c’est la vie de M. de la Guerche qui fuit. Prenez garde qu’il ne soit trop tard !

Il fit quelques pas du côté de la porte.

Adrienne tomba à genoux.

– Ah ! c’est terrible ! s’écria-t-elle.

Jean de Werth se retourna.

– Vous me haïssez donc bien ? reprit-il, et vous voulez que je le sauve, lui ? Oh ! ne l’espérez pas ! l’amour que vous avez allumé dans mon cœur est une fièvre. Je vous adore, et j’irais follement vous livrer à cet implacable ennemi ?… Si vous avez pu le penser, ah ! vous ne connaissez pas Jean de Werth ! je ne pardonne jamais ! Dites que je suis cruel, féroce, plus dur que le marbre, plus farouche qu’un tigre, soit ! Je vous aime ! C’est entre M. de la Guerche et moi un duel sans trêve ni merci ! Il est vaincu : j’en profite ! Mais gardez-vous de m’accuser : un mot aurait suffi pour le sauver, et ce mot, votre bouche se refuse à le dire. Si maintenant sa tête tombe, c’est vous qui l’aurez voulu. Restez donc responsable de ce sang qui va couler. Voyez ! l’heure marche !… Adieu !

– Arrêtez ! s’écria Mlle de Souvigny, qui saisit Jean de Werth par le bras.

– Consentez-vous ?

– Serait-il sauvé, au moins ?

– Que craignez-vous ? Si j’échoue, vous serez libre.

– Eh bien ! allez ! qu’il vive et ma main vous appartiendra.

– Comptez sur moi maintenant ! s’écria Jean de Werth.

Et, posant ses lèvres sur la main glacée d’Adrienne, il se précipita dehors.

C’était peut-être moins alors sur la bague d’Armand-Louis qu’il comptait que sur son titre d’ambassadeur. Le roi de Suède pourrait-il refuser quelque chose à l’envoyé extraordinaire de S. M. l’empereur d’Allemagne, au moment même où cet ambassadeur allait prendre congé de lui ? Il savait que le roi Gustave-Adolphe, en quittant le quartier des deux régiments de cavalerie qu’il était allé inspecter, se rapprocherait de Carlscrona pour se rendre à Elfsnabe. Il avait donc la presque certitude de le rejoindre.

Comme Jean de Werth traversait une galerie la tête haute, Diane, effrayée de l’air de triomphe répandu sur sa physionomie, entra précipitamment chez Adrienne.

Elle la trouva les joues livides, les yeux remplis de fièvre.

– J’ai vu Jean de Werth, dit Mlle de Pardaillan, il riait, il m’a fait peur.

– Tu ne sais pas… Il sauvera M. de la Guerche.

– Lui !

Adrienne répondit par un signe de tête affirmatif.

Mais ses yeux avaient un éclat si fiévreux, la pâleur de ses joues était si livide, quelque chose de si incompréhensible se voyait en elle, que Mlle de Pardaillan devina que quelque chose d’extraordinaire la menaçait.

– Grand Dieu ! dit-elle, quel prix a-t-il donc demandé ?

Un cri déchira la poitrine de Mlle de Souvigny.

– Ah ! tu le connais bien ! je l’épouse ! s’écria-t-elle.

– Le misérable !… et tu as pu ?… Ah ! pauvre Adrienne !

– Je veux qu’il vive, lui ! mais, va, je tiendrai ma promesse, et, ma main donnée, Jean de Werth n’aura qu’un cadavre.

– Adrienne ! s’écria Diane.

Mais Adrienne se dégagea des bras de Mlle de Pardaillan.

– Avais-tu donc pu croire que, vivante, j’appartiendrais à celui que je hais ? Qu’Armand soit sauvé, alors je mourrai !

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