XXIII Les jardins du roi

Ceci se passait au moment où M. de la Guerche, roulé par une vague, abordait sur la côte occidentale de la Suède. Frantz Kreuss, qui voulait mériter l’estime de Jean de Werth, s’était mis en campagne sur-le-champ et avait expédié divers agents dans les ports de mer principaux du royaume. L’un d’eux avisa M. de la Guerche au moment où celui-ci se montra dans Gothembourg, et le reconnut au signalement qu’on lui en avait donné. Cette rencontre eut pour conséquence immédiate le coup de pistolet qui faillit renverser Armand-Louis sur la route de la maison blanche. Cette première tentative n’ayant pas réussi, Frantz Kreuss ne se laissa point décourager, et, averti par un courrier du départ de M. de la Guerche avec Abraham Cabeliau, il résolut de demander à son épée le résultat que la maladresse de son émissaire ne lui avait pas permis d’obtenir. C’était un homme consciencieux qui tenait à bien gagner son argent.

L’œil exercé du baron Jean de Werth avait reconnu Armand-Louis aussitôt que celui-ci, conduit par Magnus, avait paru devant le château royal. Une idée subite l’éclaira. S’approchant donc de Frantz Kreuss qui ne le quittait plus, tandis que M. de la Guerche cherchait à s’ouvrir un passage jusqu’à Mlle de Souvigny :

– N’ayez garde d’oublier que vous êtes ici dans le jardin du roi, et que quiconque tire l’épée dans une résidence royale est mis à mort, dit-il. C’est un édit que la sagesse du roi Gustave-Adolphe a dicté pour mettre un frein à la fureur des duels. Si cependant quelque maladroit vous provoquait, vous êtes gentilhomme, et moi Jean de Werth, je vous couvre de ma qualité de ministre plénipotentiaire de S. M. l’empereur Ferdinand.

Puis d’un ton simple, et comme un homme qui fait une observation :

– N’est-ce point M. de la Guerche que j’aperçois là-bas ? dit-il. Plaise à Dieu qu’il ne se fasse point de sotte affaire dans les jardins du roi.

Frantz Kreuss sourit, et caressant ses moustaches :

– Soyez sans crainte, dit-il, mon plan est fait… c’est un loup pris au piège !

Et Frantz se perdit rapidement sous les ténèbres d’une charmille.

Cependant la nuit se faisait ; Jean de Werth venait de prendre une allée ombreuse et de s’enfoncer dans un dédale de bosquets, où Mlle de Souvigny, rêveuse et triste, le suivait, sans se douter que M. de la Guerche fût si près d’elle.

Armand-Louis, qui craignait de les perdre de vue, s’élança dans la même direction ; un homme se présenta subitement au détour d’une allée ; M. de la Guerche le heurta, et, du choc, fit tomber son chapeau dans l’herbe.

– Au diable le maladroit ! cria cet homme.

– Eh ! morbleu ! quel est celui qui a rencontré l’autre ? répondit M. de la Guerche qui cherchait son feutre jeté par terre du même coup.

– Chanson que tout cela ! qui a fait une sottise la répare… reprit Frantz Kreuss d’une voix hautaine.

Et du doigt il montrait son chapeau, gisant non loin de celui de M. de la Guerche.

Si rapide qu’eût été cette altercation, elle avait suffi à Jean de Werth pour entraîner M. de Pardaillan et sa compagnie dans une autre direction. Mlle de Souvigny venait de disparaître. Armand-Louis exaspéré frappa du pied.

– Ça ! dit-il, est-ce une querelle qu’il vaut faut ?

Et il mit la main sur la garde de son épée en homme qui veut décharger sa colère sur quelqu’un.

Frantz Kreuss, qui se fiait aux promesses de Jean de Werth, tira la sienne avec assurance.

« Voilà un pauvre garçon presque mort ! » pensa-t-il.

Cependant Magnus tout essoufflé accourait du bout de l’avenue.

– Bas les armes ! leur criait-il hors d’haleine.

Mais déjà les deux fers étaient engagés.

– Tu vas voir comme je châtie un imbécile qui fait l’insolent ! poursuivit Armand-Louis qui chargeait son adversaire avec fureur.

Frantz n’eût certainement pas mieux demandé que d’obéir à l’avertissement de Magnus ; il reconnaissait, mais trop tard, que l’homme si mal versé dans la science de l’escrime maniait l’épée comme un maître ; malheureusement Armand-Louis ne le laissait pas respirer.

Le manteau déchiré, le pourpoint fendu, Frantz voulut fuir : une pointe d’acier lui perça le bras.

– À moi ! cria le malheureux.

Son pied heurta une souche et il tomba à terre. M. de la Guerche lui sauta à la gorge.

– Confesse que tu es un drôle et un coquin ! reprit-il.

Cette idée qu’il n’avait pu joindre Adrienne l’animait d’une rage extraordinaire.

En ce moment, un bruit de pas nombreux et pressés se fit entendre dans un bosquet voisin.

– Ah ! monsieur le comte, vous êtes perdu ! murmura Magnus qui venait d’arriver sur le terrain.

Un officier suivi d’une troupe de soldats y arrivait aussi, et trouvait Frantz Kreuss à demi étouffé, râlant sous l’étreinte de M. de la Guerche.

– Votre épée, monsieur ; au nom du roi, je vous arrête, dit l’officier.

L’épée tomba des mains d’Armand-Louis qui, surpris et muet, resta debout devant l’officier.

Frantz Kreuss sauta sur ses pieds avec l’agilité d’un chat, et tout en ramassant son chapeau, avec force saluts et force contorsions.

– Je passais, dit-il précipitamment, monsieur s’est élancé sur moi comme un furieux… voyez, j’ai mes vêtements en lambeaux… mon sang coule par trois blessures… c’est un guet-apens !

– Misérable ! cria M. de la Guerche.

Magnus regarda Frantz Kreuss. L’épouvante de ce plat gueux faisait bien voir au vieux soldat qu’une main étrangère l’avait poussé. Il savait maintenant à n’en pas douter quel était l’auteur de cette tentative.

– Voilà un visage dont je me souviendrai, murmura-t-il entre ses dents.

Mais déjà les soldats entouraient Armand-Louis et l’entraînaient.

Frantz Kreuss profita du moment de trouble qui suivit l’arrestation de son ennemi pour se glisser derrière un massif d’arbres et disparaître.

Quand l’officier remarqua son absence, il était trop tard pour retrouver ses traces. La nuit enveloppait le jardin de ses ombres.

Magnus, qui regrettait alors de n’avoir pas pris le fugitif à la gorge, voulut intervenir et démontrer l’invraisemblance du guet-apens dont son maître était accusé.

L’officier l’interrompit.

– J’ai quelque idée que vous pouvez avoir raison, l’ami, dit-il ; mais ce gentilhomme a été saisi l’épée au poing, il venait de répandre le sang… et j’ai des ordres.

« Si j’insiste, je pourrai bien partager le sort de M. de la Guerche, pensa Magnus ; qui s’occupera alors de le tirer de prison ? qui saura même qu’il y est entré ? »

Il se tut et suivit le cortège.

Mais tandis que les soldats et leur prisonnier traversaient silencieusement les sombres avenues où personne ne se montrait plus, Frantz, que sa blessure semblait rendre plus leste, rejoignait Jean de Werth en quelques minutes et lui rendait compte de son expédition.

– Quel combat ! dit-il ; il faut sûrement que votre ennemi ait fait de grands progrès depuis que vous ne l’avez vu !… c’est un diable !… un chapeau mort, un pourpoint fendu et un bras troué ! trois choses qui n’étaient pas comprises dans notre marché.

Jean de Werth glissa la main dans sa poche.

– Et tu dis qu’il est aux mains des soldats du roi ? dit-il.

– Dans leurs mains et en route pour une prison devant laquelle je ne passe jamais sans faire dévotement le signe de la croix.

– Vous êtes un honnête homme, répondit Jean de Werth en jetant quelques pièces d’or dans la main de Frantz, et ce respect que vous montrez pour les choses sacrées vous portera bonheur.

L’aventurier compta les ducats de Jean de Werth et les fit sauter dans la paume de sa main avant de les enfouir dans les profondeurs ténébreuses de son haut-de-chausses.

– Voilà bien pour le prisonnier, poursuivit-il, mais qu’y a-t-il pour le chapeau, le pourpoint et la blessure ?

– Eh ! eh ! tu as bon appétit, maître Frantz ?

– Excellent ! remarquez d’ailleurs que j’ai failli le perdre au service de Votre Seigneurie.

– Allons, prends ! reprit Jean de Werth en vidant sa bourse dans la large main de Frantz. Tu feras dire quelques messes pour le repos de l’âme de M. de la Guerche.

Tandis que le baron congédiait ainsi son auxiliaire, Armand-Louis, suivi de Magnus, arrivait devant la porte basse d’une prison trapue, solide et noire, qui faisait partie des dépendances du château. Un fossé rempli d’eau, sur lequel tombait un pont-levis, la mettait à l’abri de toute surprise. Une sentinelle, le mousquet au bras, veillait à chacun des angles du bâtiment.

Étonné de ce luxe de précautions, Armand-Louis, qui n’avait pas bien compris pourquoi on arrêtait un gentilhomme qui défendait sa vie, se tourna vers l’officier et lui demanda ce que c’était que cette prison vers laquelle on le conduisait.

– La prison des criminels d’État, répondit l’officier.

– Oui, oui, c’est bien cela ! murmura Magnus.

L’officier comprit, à l’étonnement de M. de la Guerche, que celui-ci ne se rendait pas compte du crime qu’il avait commis. Il lui expliqua d’une voix émue quels ordres terribles interdisaient de tirer l’épée dans les dépendances des résidences royales. Or, il avait été surpris l’épée nue à la main, devant un ennemi terrassé, sanglant, en flagrant délit.

– C’est un crime de lèse-majesté ! ajouta l’officier.

– Voilà donc pourquoi tu t’enrouais à crier : « Bas les armes ! » dit Armand-Louis qui se tourna vers son compagnon.

Magnus baissa la tête.

– Oui, oui ! répondit le vieux soldat ; l’expérience parle, mais la jeunesse ne l’écoute pas.

– Ainsi ceux qui entrent dans cette prison n’en sortent que pour mourir ? reprit M. de la Guerche.

Le silence de l’officier lui répondit.

Un léger frisson passa entre les épaules du jeune gentilhomme. Il venait d’apercevoir Adrienne, elle l’aimait et il avait vingt-cinq ans.

Magnus posa sa rude main sur l’épaule d’Armand-Louis.

– Monsieur le comte, dit-il, la mort, qui parfois arrive tout d’un coup quand on la croit bien loin, s’éloigne souvent à tire-d’aile quand on la croit bien près.

Armand-Louis promena la main sur son front.

– Monsieur, dit-il à l’officier, avant de passer cette porte, me permettez-vous de vous adresser une requête ?

– Si ce que vous désirez, je puis vous l’accorder sans m’écarter des règles de la discipline, aussi vrai que je m’appelle Arnold de Brahé, parlez sans crainte.

– Laissez-moi causer deux minutes avec ce soldat que vous voyez là. D’avance, je vous jure que ce que j’ai à lui dire intéresse aussi bien le service du roi votre maître que mon salut.

– Et vous ne tenterez pas de vous sauver ?

– Je vous en donne ma parole.

Sur un signe de l’officier, l’escorte s’éloigna d’Armand-Louis et Magnus s’approcha du prisonnier.

– Je n’ai pas peur de la mort, mais j’aime, et je veux vivre, dit Armand-Louis.

– Me voilà ; ce que Magnus promet, Magnus le fait.

M. de la Guerche tira une bague du petit sac de cuir qu’il portait au cou, et la présentant au soldat :

– Mon salut est peut-être attaché à cette bague, reprit-il, il faut que tu la portes au palais du roi et la remettes au capitaine de ses gardes.

– Fût-il au fond des enfers, en Laponie ou chez sa maîtresse, le capitaine des gardes du roi Gustave-Adolphe l’aura.

– Bien. Tu lui diras alors qu’un gentilhomme français est en péril de mort, que ce gentilhomme sollicite l’honneur de parler au roi. S’il hésite, dis-lui qu’au moment de quitter La Rochelle, j’ai vu Son Éminence le cardinal de Richelieu, et que le tout-puissant ministre du roi Louis m’a chargé d’une mission pour le roi de Suède.

– Est-ce tout ?

– C’est tout… Ah ! si par impossible le capitaine des gardes n’était pas auprès du roi, eh bien ! adresse-toi au roi lui-même et montre-lui cette bague, mais, sur ton âme, ne t’en dessaisis pas ; perdue, je serais mort !

– Magnus n’est plus un enfant, reprit le soldat d’une voix que l’émotion faisait trembler ; pardonnez-lui s’il insiste ; mais peut-être est-il bon qu’il soit mis au courant des circonstances dans lesquelles cette bague, qui a une forme particulière, vous a été confiée ; comment et pourquoi ? Vous m’avez parlé d’un certain comte de Wasaborg qui est mêlé, je crois, à l’histoire de cette bague ; j’ai pu comprendre aussi que cette personne chez laquelle vous vous êtes rendu en quittant le Saumon couronné, et que nous avons accompagnée à Carlscrona, Marguerite Cabeliau, n’y est pas étrangère. Ne me cachez rien ; si ce n’est pour vous, que ce soit pour Mlle de Souvigny qui vous aime ; que ce soit pour moi, monsieur le comte, qui vous suis attaché jusqu’à la mort.

Armand-Louis n’avait pas encore entendu Magnus parler avec cet accent. Il n’hésita plus, et bien qu’il lui répugnât de parler des circonstances où il avait pu montrer ce qu’il y avait en lui de qualités généreuses, il raconta tout ce qui se rattachait à l’épisode de la maison blanche.

Ce qu’il rapporta de son entretien avec le comte de Wasaborg surprit Magnus, mais ce n’était pas le moment de discuter avec M. de la Guerche.

– Est-ce bien tout, cette fois ? reprit-il.

– Tout, je te l’affirme ; Renaud, qui est mon frère, ne sait rien de plus que toi.

– Alors Magnus agira ; et s’il ne voit pas le comte de Wasaborg, il verra le roi.

Armand-Louis pressa la main de Magnus.

– Monsieur, reprit-il ensuite en se tournant vers Arnold de Brahé, je suis à vos ordres.

Arnold de Brahé s’approcha d’une sentinelle ; le pont-levis s’abaissa ; une porte s’ouvrit, et Magnus vit disparaître M. de la Guerche dans l’ombre sinistre de la prison.

Magnus, on l’a pu voir, était un homme résolu, habile, et rompu à toutes les aventures ; sa longue expérience des choses de la vie lui faisait croire fermement qu’entre la hache du bourreau et le cou de la victime, il y a toujours place pour un miracle. C’était à présent une affaire à régler entre le roi et lui ; et si bien gardé que fût Gustave-Adolphe, Magnus ne faisait pas doute un instant qu’il ne parvînt jusqu’à sa royale personne.

Il passa donc à son cou le fil d’or auquel la bague était suspendue et s’éloigna de la prison d’un pas délibéré.

– Puisque le comte de la Guerche a pour lui Magnus, disait-il en marchant, le comte de la Guerche n’est pas encore mort.

Sa résolution était déjà arrêtée. Armand-Louis se trouvait dans une de ces passes où les minutes valent des journées. Magnus voulait donc s’adresser au roi directement et non pas perdre un temps précieux à poursuivre le capitaine des gardes ou le comte de Wasaborg. En toutes choses, il était de ceux qui croient résolument qu’il vaut mieux s’adresser à Dieu qu’à ses archanges.

Malheureusement pour le prisonnier, une autre personne aussi pensait à lui. Frantz Kreuss était de cette race d’hommes qui n’oublient rien et qui chargent leur rancune du soin d’acquitter les dettes de l’amour-propre. Toutes les fois qu’il commettait une peccadille, et ces sortes d’aventures étaient communes dans sa vie, il mettait la faute au compte d’autrui et ne négligeait pas de s’en venger plus tard. M. de la Guerche lui était donc particulièrement odieux, d’abord parce que Frantz l’avait fait tomber dans un guet-apens, et, en second lieu, parce que ce même M. de la Guerche n’avait pas craint de nouer ses doigts autour du cou de maître Frantz, et ce cou-là, maître Frantz Kreuss l’avait en une particulière estime.

En quittant le baron Jean de Werth, Frantz pensait donc à M. de la Guerche et se promettait d’assister à son exécution. C’était bien le moins qu’il devait à un cavalier qui avait eu de si vilains procédés à son égard. Ce souvenir le fit se diriger du côté de la prison, où il voulait voir, en personne qui s’y connaît, si toutes les précautions étaient bien prises.

Il y arriva, en passant par le plus court, au moment où l’escorte faisait halte devant le pont-levis, après avoir tout d’abord conduit le prisonnier auprès du maréchal du palais qui l’avait sommairement interrogé.

Frantz Kreuss ne voulut rien perdre du doux spectacle de l’emprisonnement, et, se couchant à plat ventre dans un taillis voisin, il se glissa jusqu’auprès de l’escorte sans faire plus de bruit qu’un serpent qui fuit sous l’herbe. Il suffisait de le voir ramper pour être convaincu qu’il avait l’habitude de ces sortes d’expéditions. Une seule fois une branche sèche craqua sous le poids de son corps. Magnus tourna la tête et fouilla le taillis du regard. Frantz resta immobile, blotti parmi les feuilles sous un rideau de verdure.

– Ah ! le coquin ! il a les oreilles d’un lièvre ! murmura Frantz, qui déjà ne respirait plus.

Mais Magnus songeait alors bien plus au danger qui menaçait Armand-Louis qu’aux trahisons d’un ennemi invisible ; il détourna les yeux et Frantz respira.

De la place où il était caché, il put voir à son aise tous les mouvements de M. de la Guerche et de Magnus, et bientôt après saisir au vol quelques mots de leur conversation. Il entendit distinctement ceux de salut et de roi. Il vit, de plus, passer des mains d’Armand-Louis dans celles de son compagnon un objet brillant dont la forme lui échappa. Il ne douta plus que ce ne fût une mission que le prisonnier confiait à Magnus. « Le misérable ! si près de la mort, il songe à me nuire ! » pensa Frantz.

Et il se promit sur-le-champ d’empêcher Magnus de remplir cette mission jusqu’au bout.

Frantz se coula donc hors du taillis, gagna une ruelle voisine et frappa à la porte d’un cabaret borgne où les aventuriers maltraités par les caprices de la fortune et l’inconstance du jeu abondaient en tous temps ; il n’eut pas besoin de se mettre en frais d’éloquence pour déterminer trois des plus malheureux à se joindre à lui : la vue de quatre ou cinq ducats suffit. Frantz se plaça à la tête de son corps d’armée, et l’aposta au coin d’un carrefour noir que Magnus devait nécessairement traverser pour rentrer chez lui. Au bout de peu d’instants, il entendit résonner sur la terre le pas robuste de Magnus.

– Attention ! souffla-t-il dans l’oreille de ses gens, laissons-le passer ; puis, ensemble, d’un seul bond, sautons dessus. À l’un le cou, à l’autre les bras, au troisième les jambes. Évitons qu’il ne crie et ne se débatte. Il ne faut pas que le sommeil des voisins soit troublé.

Magnus toucha bientôt au bord du carrefour, ralentit le pas une seconde comme pour en sonder la profondeur obscure, et s’y engagea. Il allait disparaître dans une ruelle voisine lorsqu’il vit tout à coup se dresser devant lui quatre fantômes qui le saisirent par tous les membres à la fois avant qu’il eût pu se mettre en défense.

Comme un daim mordu à la gorge et aux flancs par quatre loups, il se débattit et tomba.

– Tenez ferme ! dit Frantz.

Et il promena ses mains sur le corps de Magnus qui faisait d’incroyables efforts pour se dégager.

Bientôt Frantz sentit sous ses doigts la saillie faite par la bague ; il ouvrit le pourpoint de Magnus et brisa la chaîne qui retenait le bijou.

Magnus, qui râlait, imprima une secousse si violente à ses ennemis, que deux d’entre eux lâchèrent prise : le soldat se souleva à demi, chercha son poignard, et d’une voix terrible appela au secours.

– Imbécile ! s’écria Frantz qui entendait dans une rue voisine le bruit que fait une troupe de cavalerie en marche.

Et, frappant Magnus à la tête du lourd pommeau de sa dague, il glissa la bague du comte de Wasaborg dans sa poche.

La main de Magnus lâcha le poignard, ses muscles se détendirent et sa tête retomba sur le sol.

La troupe de cavalerie qui marchait non loin de là approchait ; Frantz avait lestement fouillé dans toutes les poches de Magnus et ouvert sa ceinture ; rester plus longtemps auprès de ce corps inanimé, expirant peut-être, eût été dangereux.

– Sauve qui peut ! dit-il.

Et toute la bande s’effaça dans les ténèbres.

À tout hasard, Frantz se rendit chez Jean de Werth. En cas d’événement, la renommée et la puissance de ce riche seigneur lui assuraient une protection, et de plus il avait l’espoir de tirer un bon prix de la bague dérobée sur le corps de Magnus. Un orfèvre n’en aurait pas donné vingt pistoles, Frantz en voulait au moins cent pour se payer de ses peines et soins.

Les gens du baron avaient ordre d’introduire Frantz à toute heure auprès de lui. Les vêtements en désordre et l’air affairé de son complice donnèrent à penser au baron que quelque chose d’extraordinaire se passait.

– Qu’y a-t-il encore ? dit-il.

Frantz sourit, et passant la main sur ses moustaches :

– Le zèle que j’ai pour le service de Votre Seigneurie détruira ma santé ! dit-il, je ne dors plus. À quoi pensez-vous que j’aie employé ma soirée, au lieu d’aller honnêtement me coucher comme j’en avais bien le droit après tant de fatigues ?

– Que sais-je ? fit Jean de Werth. Tu es un homme si plein d’imagination !

– Au fait, ne cherchez pas ! vous ne devineriez point.

Et, d’un air où la modestie le disputait à la vanité, Frantz raconta au baron de quelle façon triomphante il avait employé les dernières heures du jour.

– Eh ! ce n’est pas si mal ! dit Jean de Werth. Que penses-tu que soit devenu ce maladroit qui se mêle de venir en aide aux personnes qui sont en prison et que tu as si proprement accommodé ?

– Magnus ? je connais le pommeau de ce joujou. Il doit être mort.

– Que ses fautes lui soient remises !

Frantz se signa.

– Quant au bijou, le voilà, reprit-il.

À la vue de la bague que lui tendait Frantz, le baron eut quelque peine à réprimer un mouvement de joie. Il croyait avoir déjà vu une bague en tout semblable au doigt de Gustave-Adolphe. Il s’en empara vivement, fit jouer le ressort d’un petit chaton, et vit dans l’intérieur un G et un A couronnés, gravés sur un saphir. C’était là certainement un objet que le roi donnait à ceux qu’il voulait admettre auprès de sa personne en toute occasion, un signe de reconnaissance. Privé de cette bague, M. de la Guerche était désarmé.

– C’est un bijou de prix, ajouta Frantz, qui cherchait à lire sur la physionomie du baron.

– Hum ! il vaut bien trente pistoles, répondit Jean de Werth en affectant un ton d’indifférence. Un souvenir d’amour, sans doute, quelque gage que le prisonnier aura voulu renvoyer à sa maîtresse !

La figure de Frantz, qui n’avait pas songé à ce côté de la question, s’assombrit subitement.

– Cependant, et en considération des peines que tu t’es données, je veux bien t’en offrir cent pistoles, poursuivit le baron.

C’était le prix que désirait Frantz ; son visage s’éclaira.

– Marché conclu ! dit-il.

Après que Frantz Kreuss se fut retiré, Jean de Werth respira profondément.

– À présent je puis dormir tranquille, dit-il ; M. de la Guerche est un homme mort !

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