XXV Vive le roi !

Cependant la route fuyait derrière Magnus. Sa main ne quittait pas la boîte que Marguerite lui avait confiée. Là était la vie de M. de la Guerche, là était le salut. Longtemps avant la pointe du jour il atteignit le campement des deux régiments de cavalerie. Aux premiers avant-postes on voulut l’arrêter.

– Ordre du roi ! cria Magnus.

Et sa main fiévreuse agitait le papier que Marguerite avait tiré du coffret d’ivoire.

Toujours courant, il arriva ainsi à la maison du roi. Là, un officier le reçut.

– Il faut que je parle au roi, tout de suite, à l’instant ! dit Magnus.

– C’est impossible. Sa Majesté travaille ; nul ne peut entrer dans sa chambre avant que Sa Majesté elle-même n’ait appelé.

– Voyez !

Et Magnus présenta le papier qui lui servait de talisman.

– Si vous connaissez l’écriture du roi, lisez, ajouta-t-il. Il y a sur le papier ces mots :

Laissez passer, en tous lieux, à toute heure.

Moi, le roi, Gustave-Adolphe.

– Passez ! dit l’officier qui s’inclina.

Magnus se précipita dans l’escalier, accompagné par l’officier qui avait peine à le suivre.

Le roi avait passé une grande partie de la nuit à travailler ; le lit n’était pas défait ; on comprenait que Gustave-Adolphe avait dormi quelques heures à peine, enveloppé dans son manteau. Deux flambeaux brûlaient sur une table chargée de dépêches.

À la vue du papier que Magnus lui présentait, le roi se leva.

– L’enfant est-il en danger ?… Marguerite elle-même peut-être ! s’écria-t-il en pâlissant.

Il n’acheva pas.

– Lisez encore, Sire ! dit Magnus qui appuyait son doigt sur les mots écrits par Marguerite.

– Ah ! M. de la Guerche, reprit le roi.

– Sire, un loyal gentilhomme est en péril de mort, dit Magnus, son crime est de s’être défendu contre un bandit. Trouvera-t-il le trépas dans ce royaume auquel il est venu demander un asile ? Dois-je ajouter qu’au moment de quitter la France il a vu monsieur le cardinal de Richelieu, et que sa vie importe peut-être à Votre Majesté. Sauvez-le, Sire, et votre armée comptera un brave officier de plus !

La voix tremblait sur les lèvres de Magnus ; deux grosses larmes suspendues à ses cils descendirent lentement sur ses joues.

Le jour pâle se levait ; on en voyait les premières lueurs derrière les vitres.

– Ah ! s’il mourait, je me tiendrais pour déshonoré ! dit le roi.

Magnus s’agenouilla silencieusement pour lui baiser la main.

Gustave-Adolphe avait pris une plume pour expédier un ordre, lorsque, la rejetant :

– Non, dit-il, M. de la Guerche n’a pas craint de s’exposer lui-même pour sauver Marguerite ; c’est moi qui le sauverai !

– Ah ! quel roi ! murmurait Magnus, celui-là trouvera cent mille hommes qui mourront pour lui !

Cependant il jeta les yeux sur une horloge.

– Oui, dit Gustave-Adolphe qui avait saisi au vol ce regard plein d’anxiété, sept heures vont sonner. Arriverons-nous à temps !

– Sire ! laissez-moi courir en avant. Je crierai partout : « Service de Sa Majesté le roi ! » nous crèverons trois ou quatre chevaux, et nous arriverons !

– Dieu le veuille ! reprit Gustave-Adolphe.

Il appela son capitaine des gardes.

– Qu’on sonne le boute-selle dans une heure, dit-il, que les deux régiments se rendent à Elfsnabe, et qu’on y attende de nouveaux ordres. Je pars.

– Seul ?

– Seul.

L’armée suédoise était pliée à une telle discipline, et on avait si bien l’habitude des allures rapides du roi qui, tour à tour, commandait en maître et agissait en soldat, que l’officier s’inclina sans répondre.

Trois minutes après, deux cavaliers lancés à toute vitesse, galopaient sur la route de Carlscrona.

Magnus, penché sur l’encolure de son cheval, courait le premier ; à chaque relais, partout où il voyait un cheval frais, sa voix tonnante jetait le cri qui transformait en serviteur du roi tout postillon et valet de ferme, et, comme la foudre Gustave-Adolphe et son guide passaient sur le chemin.

Magnus ne parlait pas, mais son regard inquiet consultait la hauteur du soleil au-dessus de l’horizon. Un accident, une chute de cheval, un embarras et la tête d’Armand-Louis tombait.

Cependant les bons habitants de Carlscrona avaient pu voir, dès le matin, des ouvriers qui travaillaient à élever un échafaud devant la prison d’État. Bientôt des piquets de soldats, appartenant aux différents corps de troupes, se rangèrent autour de la petite place qui s’étendait entre la prison et les jardins de la résidence royale. Le bruit se répandit qu’une exécution allait avoir lieu, et de nombreux oisifs occupèrent comme une mer houleuse les intervalles laissés libres par les soldats. La rumeur gagna les extrémités de la ville, et la foule envahit les abords de la petite place.

Le digne Frantz Kreuss se promenait au milieu de la multitude, assurant que la personne qu’on allait livrer à la main vengeresse du bourreau avait l’âme plus noire que celle de Barrabas. Un frisson d’horreur parcourait les rangs pressés du peuple. Frantz Kreuss secouait la tête mélancoliquement, levait les yeux au ciel et passait à un autre groupe.

À l’une des extrémités de la place, M. de Pardaillan, pâle et sombre, rassemblait autour de lui un petit nombre de serviteurs dévoués, d’anciens soldats qui avaient servi sous ses ordres et d’amis fidèles. Tous couverts de longs manteaux, ils cachaient des armes sous leurs vêtements. Parmi eux il y avait une élite de gentilshommes huguenots qui avaient survécu au siège de La Rochelle, et qui tous connaissaient Armand-Louis.

Tous s’approchaient insensiblement et silencieusement de l’échafaud dont la sinistre plate-forme s’élevait à trente pas de la prison, et sur lequel retentissait encore le marteau des ouvriers. À la vue des nombreuses compagnies d’infanterie et de cavalerie qui fermaient toutes les issues, les plus hardis ne conservaient aucun espoir. Mais tous étaient résolus à jouer leur vie dans une tentative suprême ; il leur semblait que c’était se couvrir de honte que de ne rien faire pour sauver le héros de La Rochelle.

M. de Pardaillan les animait de son exemple et de ses regards.

Le matin il avait embrassé sa fille et ne pensait plus la revoir.

En ce moment Arnold de Brahé entra chez M. de la Guerche. Il était en grand uniforme, l’épée nue à la main. Il s’arrêta sur le seuil de la chambre et salua Armand-Louis qui lisait, assis devant la table.

– C’est donc pour ce matin ? dit M. de la Guerche en se levant.

– Dans une heure il sera midi.

– Je suis prêt.

Armand-Louis donna un dernier coup d’œil à la Bible et la ferma.

– J’ai vu Mlle de Souvigny, reprit Arnold ; si c’est pour vous une consolation de savoir qu’elle mourra certainement du coup qui vous frappe, emportez-la tout entière. J’ai entendu sa voix ; j’ai vu ses yeux : quand une telle femme a donné son cœur une fois, elle ne le reprend plus.

– La verrai-je encore ? demanda M. de la Guerche.

Arnold secoua la tête.

– Dieu de miséricorde ! Dieu de bonté ! s’écria Armand-Louis, si je l’avais serrée sur mon cœur, peut-être ne marcherais-je pas à la mort si tranquillement ! que Ta volonté soit faite et que Ton nom soit béni !

– J’ai obtenu pour vous la faveur de marcher au supplice les mains libres, poursuivit Arnold, et celle aussi de garder votre épée.

– Merci ! s’écria M. de la Guerche les yeux brillants de joie.

– J’ai engagé ma parole que vous ne vous en serviriez pas.

– Je vous la donne.

Arnold sortit et se rangea sur le côté de la porte.

Armand-Louis comprit la signification de ce mouvement silencieux : il boucla son épée à son ceinturon et sortit à son tour.

Le bourreau venait de paraître sur l’échafaud, sa hache à ses pieds. Un sourd frémissement parcourut la foule.

– Voilà le grand justicier, celui qu’on pourrait appeler le vengeur, dit Frantz Kreuss.

Un roulement de tambours se fit entendre, les trompettes retentirent ; au commandement des officiers, les soldats mirent l’arme au bras, les cavaliers tirèrent leurs sabres ; la porte de la prison s’ouvrit, et un piquet d’infanterie, le mousquet sur l’épaule, traversa le pont-levis. Derrière ce piquet, le chapeau en tête, les mains libres, l’épée au flanc, marchait Armand-Louis.

– Voilà de ces faveurs qu’on n’accorderait pas à un honnête homme tel que moi, et un criminel l’obtient ! Il n’y a plus de justice ! murmura Frantz.

La vue de cette épée, dont il avait pu mesurer la puissance, l’aurait inquiété cependant s’il n’avait été rassuré par le grand déploiement de forces qui gardaient les quatre côtés de la place.

Une seule chose l’offusquait : c’était l’absence de Magnus.

Il venait d’apprendre que là où la veille il avait laissé un corps qu’il croyait privé de vie, on n’avait trouvé personne. Le corps avait disparu.

Frantz se reprochait comme une étourderie de n’avoir pas fait arrêter le cadavre.

M. de Pardaillan regarda ses amis et ses serviteurs. Ils pesèrent comme un coin sur la foule, et parvinrent, coude à coude, jusqu’au premier rang. Ils n’attendaient plus pour agir que l’instant où Armand-Louis poserait le pied sur les degrés de l’échafaud. Un silence effrayant régnait partout.

En ce moment on entendit un grand tumulte à l’une des extrémités de la place, et un homme, lancé à toute bride sur un cheval écumant, fendit les rangs épais de la foule qui s’écartait sur son passage.

Et couvert de poussière et de boue, pâle, échevelé, le front sanglant, cet homme arriva comme un boulet devant l’échafaud où son cheval s’abattit.

– Service du roi ! place au roi ! cria-t-il d’une voix retentissante.

Frantz Kreuss venait de reconnaître Magnus.

– Ah ! le traître ! murmura-t-il.

Et un frisson le glaça jusqu’aux os.

Tous les regards se portèrent du côté de la place par lequel le cavalier était arrivé. Les compagnies qui en gardaient l’entrée venaient de s’ouvrir, et un cortège parut, à la tête duquel marchait le roi. La foule, que l’anxiété rendait immobile, respira, et un immense cri partit comme un coup de tonnerre.

Gustave-Adolphe s’était fait reconnaître aux portes de la ville, et prenant avec lui un escadron de cavalerie, il avait suivi Magnus avec toute la pompe militaire d’un souverain.

Armand-Louis venait de poser le pied sur la première marche de l’échafaud ; ce grand tumulte le surprit. Il vit Magnus et comprit que quelque événement extraordinaire se préparait.

Mais déjà Magnus était auprès de lui et le serrait dans ses bras, ivre, fou, pleurant et riant.

– Ah ! il était temps ! s’écria-t-il.

À la vue du roi, M. de Pardaillan n’y tint plus. Il se jeta en avant, et, accompagné de ses amis, il se précipita à la tête du cortège.

– Grâce ! grâce ! cria-t-il.

La foule, que la jeunesse et la bonne mine de M. de la Guerche avait intéressée, joignit ses cris à ceux de M. de Pardaillan.

– Grâce ! grâce ! fit-elle d’une commune voix.

Frantz Kreuss mordait ses poings.

– Le misérable ! le coquin ! murmura-t-il en regardant Magnus.

Et prudemment, il enfonça son chapeau sur ses yeux et tenta de se glisser hors de la place. Mais la chose était plus difficile qu’il ne le pensait. Les mille corps de la multitude le serraient comme dans un étau.

Le roi fit un signe de la main. Tout le bruit cessa comme par enchantement. Il continua son chemin, tandis que les trompettes sonnaient et que les tambours battaient au champ. À mesure qu’il s’avançait, chaque troupe se repliait sur elle-même et se joignait au cortège qui allait ainsi grossissant de minute en minute.

Lorsque Gustave-Adolphe fut arrivé en face de l’échafaud au pied duquel se tenait Armand-Louis, il s’arrêta et levant son chapeau :

– Monsieur le comte, dit-il, le roi vous a rencontré, vous êtes libre.

Un immense cri retentit de tous les côtés à la fois ; et la foule émue, enthousiasmée, se précipita autour du cortège, entraînant Frantz Kreuss dans son élan.

Une sorte d’éblouissement venait de saisir M. de la Guerche.

– Ah ! Sire ! dit-il.

Il venait alors de reconnaître le comte de Wasaborg dans la personne de Gustave-Adolphe, et toute autre parole expira sur ses lèvres.

Le roi sourit.

– Votre main, monsieur, dit-il, et tenez-moi pour votre ami : je sais ce que vous avez fait à La Rochelle, je sais ce que vous avez fait partout.

Ce dernier mot, qui faisait comprendre à M. de la Guerche que le roi n’avait rien oublié dans leurs anciennes relations, fit passer un éclair dans ses yeux. C’était bien là le jeune roi dont Magnus lui avait fait l’héroïque portrait.

S’inclinant alors et d’un air calme :

– Sire, dit Armand-Louis, Son Excellence monsieur le cardinal de Richelieu, premier ministre du roi Louis XIII, m’a chargé de remettre une dépêche à Sa Majesté le roi de Suède ; et cette dépêche ne m’a pas quitté.

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