XXXVIII Menus propos

Le lendemain, vers le milieu du jour, la compagnie était en selle. La baronne d’Igomer, qui se sentait un peu fatiguée, suivait le cortège en litière. Frantz, à qui rien ne restait des fumées de la veille, chevauchait en tête de l’escorte. Magnus, avec lequel il venait d’échanger un léger signe de tête, passa rapidement auprès de Mlle de Souvigny :

– Serrez la bride de votre cheval, faites-le cabrer et poussez un cri, dit-il.

Deux minutes après, Mlle de Souvigny, enlevée par sa monture, poussait un grand cri. Magnus s’approcha vivement et mit pied à terre comme pour arranger la gourmette et la bride du cheval.

– Il faut que Mlle de Pardaillan donne ordre à ses gens de m’obéir en toute occasion, dit-il à voix basse ; quand vous me verrez lever mon chapeau en l’air et crier : Magdebourg ! partez l’une et l’autre au galop, droit devant vous, sans retourner la tête. Il y va de votre liberté !

La chose dite, Magnus remonta en selle ; pas un muscle de son visage n’avait remué ; Adrienne était un peu pâle. Ils n’échangèrent plus un mot jusqu’à l’heure où l’on s’arrêta à la porte d’une espèce de maison de chasse où l’on devait passer la nuit. Frantz montra du bout de sa houssine un épais rideau d’arbres qui s’étendait sur l’un des côtés de la route.

– Les bois de Saint-Rupert ! dit-il.

Le vent apporta le son mourant d’une cloche qui retentissait dans les profondeurs de la forêt.

Frantz sourit.

– Les cloches sonneront plus haut que cela bientôt ! reprit-il.

– Si elles sonnent, ni toi ni moi n’en entendrons le bourdonnement ! grommela Magnus, tandis que Frantz aidait la baronne à descendre de la litière.

Mme d’Igomer regarda du côté de l’horizon, où l’on voyait un nuage de poussière comme en soulève une troupe de cavaliers en voyage.

– Je crois que nous touchons au bout de notre pèlerinage, dit-elle à Diane ; si tout arrive comme je l’espère, demain je prendrai congé de vous pour rentrer dans ma solitude. Vous et Mlle de Souvigny, vous verrez alors que j’ai pensé à tout.

Frantz regardait le nuage que poussait le vent et se frottait les mains. Il se pencha à l’oreille de Magnus.

– On aura besoin ce soir de causer avec le frère Hilarion, dit-il.

Magnus frissonna. Quelques éclairs sinistres sortaient du milieu de ce nuage qui roulait sur le chemin. Ses yeux, habitués à tous les accidents de la guerre, reconnurent le scintillement des armes.

« Ah ! Jean de Werth ! » pensa-t-il.

Il se rapprocha négligemment de l’écuyer de Mlle de Pardaillan, et, le regardant entre les yeux :

– Ne vous a-t-on rien recommandé ? dit-il.

– J’ai ordre de vous obéir en toutes choses, répondit cet homme tout bas.

– Bien ! Alors, ne dormez que d’un œil cette nuit, et donnez double provende à vos chevaux ; qu’ils soient sellés et prêts à partir au premier signal.

Mme d’Igomer occupait, dans le pavillon qui paraissait avoir été arrangé pour recevoir une nombreuse compagnie, un appartement qui dépendait d’une aile isolée. Une porte, ouverte sur un jardin planté de grands arbres, y donnait accès.

Après s’être assuré que l’appartement de la baronne n’avait pas d’autre issue, Magnus s’étendit à l’ombre d’un arbre, l’œil fixé sur la porte.

La nuit commençait à venir ; Frantz posait des sentinelles autour du pavillon. Un homme parut à la porte du jardin, enveloppé d’un grand manteau relevé par le bout de la rapière. Un chapeau à larges bords, rabattu sur les yeux, ne permettait pas de voir ses traits ; mais quelque chose dans la démarche, que Magnus reconnut du premier regard, ne lui permettait pas de se tromper.

« C’est lui ! pensa-t-il ; si demain je n’ai pas tiré d’ici Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan, tout est fini. »

Une femme reçut l’homme au manteau sur le seuil de la porte, lui prit la main, et tous deux disparurent silencieusement dans le pavillon.

La baronne reçut Jean de Werth, car c’était lui, dans une pièce dont les portes et les fenêtres étaient protégées par d’épais rideaux ; aucun bruit, aucune lumière ne pouvait pénétrer du dehors. Elle était assise dans un grand fauteuil, les épaules et les bras nus, et couverte d’un vêtement dont la coupe et la couleur, l’élégance et l’étoffe rehaussaient sa beauté. Thécla ne pouvait oublier qu’elle était femme, même en présence de ceux qu’elle ne voulait pas séduire.

Elle salua Jean de Werth, et d’un geste mignon lui montra un siège. Jean de Werth, ébloui, prit cette main charmante et la baisa.

– Si je ne vous avais jamais vue, madame, dit-il, cette grâce dont je subis le charme m’eût fait vous reconnaître.

Mme d’Igomer sourit.

– Dans un boudoir, je prêterais une oreille complaisante à cette galanterie, répondit-elle ; dans ce pavillon et près du pavillon de Saint-Rupert, nous avons à parler d’affaires sérieuses. Vous savez pourquoi je vous ai fait venir ?

– Votre lettre est là, reprit Jean de Werth qui s’assit.

– Vous êtes toujours dans l’intention d’épouser Mlle de Souvigny ?

– Toujours ; ne l’aimerais-je pas que je détesterais assez M. de la Guerche pour la lui arracher.

– Vous n’ignorez pas qu’elle est protestante. Une dispense est nécessaire.

– Cette dispense m’a été accordée par notre Saint-Père le Pape.

– Demain, alors, nous conduirons Mlle de Souvigny au couvent de Saint-Rupert.

Jean de Werth regarda Mme d’Igomer.

– Je vous devrais bien des choses, madame la baronne, reprit-il, et par-dessus tout le bonheur d’humilier un rival et de le désespérer. À mon tour, ne puis-je rien pour vous ?

– Attendez ! Mlle de Souvigny n’est pas seule ma prisonnière ; Mlle de Pardaillan l’accompagne.

– Je le sais.

– Or j’exècre M. le marquis de Chaufontaine comme vous haïssez M. le comte de la Guerche.

– Je commence à comprendre.

– Je vous donne Adrienne que vous aimez, vous me prêterez bien un de vos laquais pour Diane que je déteste.

Jean de Werth frissonna ; malgré sa longue habitude des férocités auxquelles la passion peut entraîner les âmes violentes, cet excès de haine l’épouvanta. Qu’était devenue alors la femme jeune et charmante qu’il avait tout à l’heure devant les yeux ? Jamais visage plus farouche et plus menaçant ne lui était apparu.

– Un de mes laquais ! murmura Jean de Werth.

– Oh ! le premier venu ! nous l’appellerons comte ou marquis, au gré de votre fantaisie, et le père Hilarion, qui bénira le mariage de Mlle de Souvigny, n’aura pas moins de complaisance pour Mlle de Pardaillan. Je ne veux pas qu’il y ait de jalouse.

– J’entends et j’admire jusqu’à quel point de raffinement vous poussez l’art de la vengeance ; mais, s’il vous faut un laquais, n’en avez-vous point à votre service ? Pourquoi précisément l’un des miens et non pas un de ceux que j’ai vus à l’entrée du pavillon ? Craignez-vous que vos gens se refusent à vous obéir, surtout quand il s’agit de devenir le maître d’une belle personne qui a de la naissance et de la fortune ? Ne leur faites pas l’injure de les croire trop délicats.

Mme d’Igomer appuya son coude sur ses genoux, et, le menton pris dans la paume de la main, jeta sur Jean de Werth un regard métallique.

– C’est parce qu’il me faut un complice, dit-elle d’une voix lente.

– Ah ! un complice ?

– Oui, baron, un complice, et non pas pour remplir cet emploi un homme sans consistance que le moindre orage peut abattre, mais un grand seigneur qui me protège de son influence et me couvre de son nom. C’est pourquoi je vous ai choisi, vous que je connais, vous dont je sais la haine, et que j’estime assez pour vous mettre au nombre de ces esprits hardis qui dédaignent les vains scrupules dont se parent les imbéciles ! Nous vivons dans des temps où tout est possible ; un jour, peut-être, l’eau et le feu, c’est-à-dire le roi Gustave-Adolphe et l’empereur Ferdinand se confondront dans une alliance étroite ; si, alors, M. le marquis de Pardaillan se plaint de l’outrage irréparable fait à son nom, je veux qu’un nom plus grand, plus redouté, me prête l’appui de sa renommée, et qu’à l’abri de Jean de Werth la baronne d’Igomer soit inviolable. La main de Mlle de Souvigny est à ce prix. L’acceptez-vous ?

Jean de Werth hésita.

– Songez, poursuivit Thécla, qu’elle est ici en ma puissance, que trente hommes résolus m’entourent, et que si le capitaine, que je croyais exempt de tout préjugé, cède à je ne sais quelles considérations, il en est d’autres qui se montreront moins scrupuleux : M. le comte de Pappenheim, par exemple, qui n’a pas oublié Adrienne.

En prononçant le nom du grand maréchal de l’empire, Mme d’Igomer savait ce qu’elle faisait.

Une secrète jalousie animait dès lors le général bavarois contre le comte de Pappenheim, dont la réputation militaire effaçait la sienne. Ce nom le décida.

– J’accepte, dit-il.

– À la bonne heure ! Je reconnais à présent l’homme d’épée qui avait naguère armé le bras de Frantz.

Jean de Werth tordit ses moustaches.

– Ah ! vous savez ? dit-il.

– Une femme qui vit sans cesse avec l’espoir de la vengeance, celle qui n’a qu’une pensée, qu’un but, celle-là sait bien des choses. Mais ce n’est pas tout encore, Jean de Werth.

– Hé ! hé ! le laquais ne vous suffit pas ! dit Jean de Werth avec une nuance de dédain.

– Je me suis occupée de Mlle de Pardaillan après m’être occupée de Mlle de Souvigny ; il me sera peut-être permis de penser à moi, répondit Mme d’Igomer.

– Si je puis vous être de quelque utilité dans cette pensée nouvelle, je vous suis tout acquis.

– À vrai dire, j’y compte.

Mme d’Igomer arrangea les plis moelleux de sa robe, et laissant tomber sa tête languissamment sur son bras :

– Je veux, dit-elle que vous m’introduisiez à la cour du duc de Friedland, le feld-maréchal Wallenstein, et je veux y paraître à votre bras. Il me plaît de savoir si le feld-maréchal se souvient de cette jeune fille blonde et rieuse que son regard suivait sous les ombrages des jardins de Prague. Vous voyez que je vous dis les choses nettement et sans fard.

– Dans quel palais madame la baronne d’Igomer ne serait-elle pas reçue avec enchantement, et qu’a-t-elle besoin d’un bras pour s’en faire ouvrir les portes ?

– La galanterie de cette réponse cacherait-elle le désir que vous avez de vous soustraire à ma prière ?

Jean de Werth comprit la signification du regard que la baronne lui jeta.

– Choisissez le jour, choisissez l’heure, dit-il.

– Nous partirons pour le couvent de Saint-Rupert demain dans la matinée, et demain soir pour Prague.

Mme d’Igomer se leva ; la conférence était terminée.

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