XXI Le masque tombe

Pour l’intelligence des événements qui vont suivre, il nous faut maintenant abandonner Armand-Louis sur la route de Gothembourg et rejoindre le comte de Wasaborg chez Marguerite.

Il était alors dans cette même pièce où le duc Albert et M. de la Guerche s’étaient rencontrés ; il tenait entre ses bras Marguerite pâle et tremblante. Ses yeux inquiets l’interrogeaient.

– Ah ! ne m’aimez-vous plus ? dit-il tout à coup, tandis que les regards de Marguerite effarée se promenaient de la porte à la fenêtre.

– Ah ! je vous le dirais que vous ne le croiriez pas ! s’écria-t-elle suspendue à son cou ; mais, par pitié, fuyez !

– Fuir ! et pourquoi ? Voilà bien longtemps que je ne vous ai vue, Marguerite ; si quelque danger vous menace, comme en ce jour terrible où M. de la Guerche vous a rendue à mon amour, je reste.

– M. de la Guerche !… Hélas ! il sort d’ici.

– Lui ?

– Il m’a dit… Ah ! c’est affreux ! mais pourquoi vous répéter tout cela à présent ? il est trop tard !

Tout à coup Marguerite s’arrêta et tendit l’oreille.

– Entendez-vous ?… ah ! fuyez ! s’écria-t-elle de nouveau en se tordant les bras.

Un bruit venait en effet de se faire entendre du côté de la porte. Marguerite voulut entraîner le comte de Wasaborg dans une pièce voisine, mais la porte s’ouvrit tout à coup et Abraham Cabeliau parut.

– Dieu ! c’est donc vrai ! s’écria-t-il.

Le comte de Wasaborg se retourna l’œil en feu, la main sur la garde de son épée.

Abraham Cabeliau, qui avait fait un pas vers sa fille, s’arrêta comme si la foudre eût éclaté devant lui, et levant les mains au ciel :

– Le roi ! dit-il.

Marguerite regarda le comte, et l’on vit la pâleur des cadavres couvrir son visage ; mais, se remettant presque aussitôt.

– Le roi ! je le savais ! dit-elle d’une voix mourante.

– Tu l’entends, Seigneur ! s’écria Abraham.

Gustave-Adolphe – car c’était lui – allait répondre lorsque Marguerite, se jetant aux pieds de son père, l’arrêta d’un regard suppliant.

– Maudissez-moi ! frappez-moi ! dit-elle ; les devoirs sacrés de la chrétienne, la pudeur de la fille, le respect de votre nom, j’ai tout oublié, mon père, mais lui, c’est le roi !

Abraham Cabeliau, qui avait caché son visage entre ses mains, leva la tête ; la majesté du malheur et de la résignation venait de graver son sceau sur ce noble front sillonné de tant de rides.

– Ma vieillesse est souillée ! dit-il ; mais la honte de mes cheveux blancs ne m’empêchera pas de me rappeler que vous êtes l’oint du Seigneur. La maison est ouverte, vous pouvez en sortir comme vous y êtes entré. Souvenez-vous seulement, Gustave-Adolphe, qu’il est pour un roi d’autres soins que celui de porter le déshonneur au foyer de l’un de ses serviteurs.

– Me croyez-vous assez lâche pour m’éloigner sans même savoir ce que Marguerite deviendra ? s’écria Gustave-Adolphe.

Le sujet venait de parler, le père leva le front, et croisant ses bras en face de Gustave-Adolphe :

– Qui ose m’interroger ? dit Abraham ; depuis quand un père n’est-il plus le maître de juger sa fille ? Est-ce Marguerite qui répondra ? Osez donc le lui demander !

La parole frémissait encore sur les lèvres d’Abraham lorsqu’une porte voisine s’entrouvrit et un enfant beau comme le jour, craintif et souriant, se glissa dans la pièce doucement.

Les yeux d’Abraham le virent, et il trembla de tous ses membres.

Marguerite, qui était à genoux, attira l’enfant sur son cœur, et se traînant jusqu’aux pieds d’Abraham, elle le lui présenta :

– Que je meure si telle est votre volonté, mon père, dit-elle ; mais pardonnez à cette innocente créature !

Les bras de l’enfant s’enroulèrent autour du cou du vieillard.

– Ah ! je suis vaincu ! s’écria Abraham, qui n’eut pas la force de le repousser.

Et ses bras s’ouvrant malgré lui, il serra sur son cœur tout à la fois Marguerite et l’enfant.

Un instant ils confondirent leurs larmes et leurs baisers, puis Marguerite, se dégageant, leva sur Abraham des yeux suppliants :

– Mon père, dit-elle alors, me permettez-vous de parler une fois encore au roi Gustave-Adolphe ?

Abraham Cabeliau regarda tour à tour sa fille et le roi.

– Sire, reprit-il enfin, je m’éloigne ; que Votre Majesté n’oublie pas qu’elle est chez moi.

Aussitôt qu’ils furent seuls, Marguerite tourna les yeux vers Gustave-Adolphe.

– Et je ne le savais pas ?… Le roi ! vous, le roi ! dit-elle en éclatant.

– Ah ! m’auriez-vous aimé, si vous l’aviez su ? s’écria-t-il.

– Le roi ! le roi ! répétait-elle toujours en le couvrant de ses regards. Ah ! quand je vous voyais à mes pieds, me jurant de cette même bouche, que je croyais sincère, que vous n’existiez que pour moi, si quelqu’un fût venu me dire que vous étiez le roi de Suède… jamais je ne l’aurais cru… et il a fallu que mon père lui-même m’ouvrît les yeux !…

Mais la voix de Gustave-Adolphe l’interrompit.

– Souvenez-vous du jour où le hasard m’a conduit vers vous ! s’écria-t-il. Ah ! dès le premier sourire j’ai compris que je vous appartenais… mon âme s’était donnée à vous sans réserve… Qu’étais-je alors ? un soldat à qui des milliers d’ennemis disputaient sa patrie, un roi sans couronne, presque un exilé, un proscrit. La fièvre dévorait mes jours ; pas une heure sans inquiétude, toujours des embûches et des batailles. Quelles longues tristesses n’avez-vous pas consolées !… Près de vous je respirais, avec vous j’avais ces biens que le plus humble de mes sujets connaît et qui lui font aimer la vie, une main amie, un cœur dévoué, une femme enfin ! Non ! ne me regardez pas avec ces yeux irrités ; si un jour la politique a voulu que le roi ne fût plus libre, Marguerite, son âme ne vous a pas trahie et n’a jamais cessé d’être à vous !… Votre image me suivait partout, c’était ma consolation pendant la lutte, mon espérance au retour ; les seules heures où j’ai connu l’ivresse de la vie, c’est ici que je les ai goûtées ; ailleurs, mon cœur ne battait plus… Croyez la voix qui vous parle ! S’il n’avait pas fallu défendre un peuple qui s’était donné à moi, le défendre contre le Polonais, le Danois, le Moscovite, l’Autrichien, aurais-je un seul jour déserté cet asile où je vous avais rencontrée ? Et que de fois même n’ai-je pas songé à descendre de ce trône où le repos ne m’est pas permis !… Je l’aurais fait sans doute, si l’honneur ne m’y avait pas enchaîné… et parce que je suis le roi, voilà que vous ne m’aimez plus !

– Ah ! je vous aime encore, puisque je vous pardonne ! s’écria Marguerite qui sanglotait.

Le roi poussa un cri et voulut la prendre dans ses bras.

Mais se relevant :

– Gustave-Adolphe, dit-elle, Marguerite est morte, il n’y a plus ici que la fille d’Abraham Cabeliau, d’un homme qui a combattu pour Votre Majesté. Oubliez tout le reste !

– Et le puis-je ? dit Gustave-Adolphe éperdu.

– Vous le pouvez si vous pensez à la Suède ! La Suède est menacée, dites-vous : soyez à elle tout entier ; la patrie, à présent, voilà votre fiancée, votre femme, vos amours ! Haut l’épée, Sire, et défendez-la ! C’est à la Suède que je vous donne ! Voilà, mon roi bien-aimé, la seule rivale dont je puisse ne pas être jalouse !… L’Europe est en feu, me disiez-vous un jour ; toutes les ambitions sont déchaînées, les provinces et les royaumes se perdent et se gagnent au jeu des batailles. Que la Suède, armée par vous, entre en lice, et faites-lui sa part large et belle ! Allez, Sire, et à ce prix, ce cœur où nul ne vous remplacera, battra toujours au nom de Gustave-Adolphe !

Le roi hésitait ; jamais Marguerite ne lui avait paru plus belle et plus touchante, mais il la connaissait assez pour savoir qu’elle était perdue pour lui.

– Vous le voulez, Marguerite ! dit-il en soupirant.

– Marguerite n’est plus !… Aux armes ! Sire.

– Alors votre main, vos lèvres, une dernière fois, et que Dieu sauve la Suède ! L’épée tirée, je ne la rentrerai plus !

Marguerite, le visage à la fois ruisselant de larmes et rayonnant d’amour, prit la tête du roi entre ses mains… elle crut que son cœur s’échappait ; puis, lui montrant au loin la mer, du côté de l’Allemagne :

– Voilà le chemin ! dit-elle.

Écrasée par la violence de ses émotions, Marguerite tomba comme anéantie sur un fauteuil. Des sanglots soulevaient sa poitrine, ses mains inertes pendaient le long de son corps. Gustave-Adolphe se jeta à ses pieds. Combien d’heures n’avait-il pas autrefois passées auprès d’elle au temps heureux où elle croyait en lui ! Il n’osait parler et la soutenait dans ses bras ; la femme et la mère succombaient dans une suprême défaillance. Elle resta un instant immobile, la tête renversée sur l’épaule du roi et pleurant. Puis, par un effort subit, debout et l’œil plein de flammes, et sans retenir les larmes qui ruisselaient sur ses joues :

– Sire, je ne suis plus pour Votre Majesté qu’une sujette, la mère d’un de vos sujets, dit-elle. Que demain le soleil ne vous trouve plus ici !… et, pour que le sacrifice soit sans issue, je veux que mon père apprenne vos résolutions.

Elle frappa sur un timbre ; bientôt après Abraham parut.

– Mon père, dit-elle, voici le roi qui va combattre les ennemis de notre religion.

– À cette grande œuvre dévouera-t-il sa vie ?

– Ah ! je le jure ! s’écria Gustave-Adolphe.

Abraham étendit sa main nue vers le ciel.

– J’ai armé des vaisseaux pour le service de mon pays au temps où il était en guerre contre les Danois, dit-il ; j’en équiperai plus encore pour la défense de notre foi. Mon sang et mon or sont à vous, Sire.

– Alors je vous donne rendez-vous à Carlscrona ; je veux que tout ce qu’il y a de navires en Suède s’y réunisse.

– Mes frégates y seront, et j’y serai moi-même, afin qu’on sache ce que peut le dévouement d’un homme.

Marguerite leva des yeux suppliants vers son père.

– Permettez-moi de vous suivre, dit-elle. Vous animerez de votre exemple les équipages choisis par vous ; je prierai pour ceux qui vont combattre. Un enfant y verra de loin celui qu’il ne connaîtra plus…

Elle se soutenait à peine. Abraham l’attira sur son sein :

– Venez donc, ma fille, vos prières monteront vers Dieu, et Il bénira nos efforts.

Quelques instants après, le galop d’un cheval qui retentissait dans l’espace lui disait que Gustave-Adolphe était loin d’elle ; elle sentit son cœur trembler dans sa poitrine. Abraham Cabeliau reparut tenant par la main un enfant.

– À genoux, mon fils, à genoux, et Dieu sauve le roi ! dit-elle, voici la guerre !

Une dernière fois Marguerite dormit sous le toit qui si longtemps l’avait abritée. Au point du jour, des serviteurs envoyés par son père l’avertirent que tout était prêt pour le départ. L’ardeur s’était ranimée dans les veines du vieux marin à la pensée des guerres nouvelles. Il avait expédié des courriers dans toutes les directions pour presser l’armement des navires qu’il fallait équiper. Un même rendez-vous leur était assigné. Il vidait ses coffres, il achetait des armes, des provisions. Il voulait que les bâtiments d’Abraham Cabeliau fussent les plus agiles et les mieux équipés de la flotte.

Sans perdre une minute, Marguerite expédia un messager à M. de la Guerche. Il avait vu son péril et devait connaître son salut et son sacrifice. Quelques mots dits la veille lui avaient fait comprendre qu’il avait un intérêt pressant à voir le roi. Elle lui donnait rendez-vous à une petite distance de Gothembourg, sur la route de Carlscrona.

Bientôt après elle quittait la maison blanche les yeux pleins de larmes, le cœur serré, la poitrine oppressée. Que de beaux jours qu’elle ne devait plus revoir ! Elle salua des yeux chaque meuble, chaque arbuste, chaque buisson. Toute chose lui rappelait d’aimables et riants souvenirs. À présent leur chaîne était brisée. Elle marchait lentement, tenant son fils par la main, regardant toujours derrière elle.

– C’est fini ! c’est fini ! disait-elle.

Au détour du sentier, une voix mâle l’appela. Elle tressaillit. Abraham Cabeliau était devant elle à cheval, en costume de voyage, près d’un carrosse. Elle retourna la tête et ne vit plus la maison blanche. Elle poussa un grand cri et ramena sur sa tête les plis d’un long voile.

– Adieu ! murmura-t-elle d’une voix brisée.

Quand elle releva son front, un pli de collines dérobait les maisons de Gothembourg, et la route blanche s’enfonçait entre deux rideaux de sapins noirs.

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