XXII Un habile homme

Une heure après, le roi Gustave-Adolphe, et les officiers qu’il avait réunis à Gothembourg sous prétexte d’inspecter un corps de recrues, prenaient le chemin de Carlscrona, où déjà se rassemblaient une flotte et une armée en prévision des événements que la guerre qui bouleversait l’Allemagne pouvait précipiter.

Armand-Louis et Magnus apprirent donc son départ en même temps que son arrivée ; mais le roi avait sur eux une avance qui ne leur permettait plus de l’atteindre.

– Qu’importe ! dit Magnus, nous avons de bons chevaux frais, de l’or tout neuf, et de bonnes épées qui ne craignent personne… poussons sur les traces du roi, et si nous ne le rejoignons pas à Carlscrona, nous le rattraperons bien à Stockholm.

Sur ces entrefaites, le messager que Marguerite avait envoyé à M. de la Guerche lui parvint ; les préparatifs de départ furent promptement terminés, et fidèles au rendez-vous, ils prirent, avec Abraham et sa fille, le chemin qu’avait suivi Gustave-Adolphe.

– Un vrai roi, celui-là, disait Magnus qui avait grand-peine à garder longtemps le silence ; des yeux gris, ou verts, ou bleus, on ne sait pas bien ; le ciel ou l’océan, selon que la joie ou la colère l’anime, une voix généreuse et sonore, qui fait qu’on lui obéit sans y penser ; un bras de fer, la main d’un soldat, la tête d’un général ; avec cela des yeux pleins de flammes et une façon de lancer son cheval au galop qui oblige les plus humbles recrues à pousser droit devant elles comme si on les menait à la victoire. J’ai servi quelque temps en Pologne, sous le roi Sigismond, son oncle ; Gustave-Adolphe nous a si furieusement battus que j’ai juré de ne plus marcher que sous ses drapeaux. C’est ce jour-là que six escadrons m’ont passé sur le corps ; je ne m’en porte pas plus mal, mais vous comprenez que cela gêne un peu.

– Pardieu ! répondit M. de la Guerche, je ne l’ai jamais vu ton héros, et il me semble cependant que je le connais.

Ainsi devisant, ils traversaient les bois et les plaines, les villes et les bourgs. La figure sinistre aperçue un instant par Magnus avait disparu. Le soleil riait à leur voyage, et ce fut ainsi que, le corps dispos et l’esprit allègre, ils découvrirent les remparts de Carlscrona, et autour de la ville de pierre une ville de toile toute retentissante du bruit des armes.

– Séparons-nous ici, dit Abraham. Si vous avez besoin de mon aide, chacun vous indiquera la maison où je vais me retirer. Votre chemin à vous, n’est pas le même.

Un passant leur indiqua la demeure du roi, et tandis que leurs chevaux se reposaient dans une auberge, où le premier soin de Magnus avait été de retenir un logement, ils profitèrent d’un restant de jour pour se rendre au château de Gustave-Adolphe. Les portes en étaient assiégées par une foule d’officiers, de gentilshommes et de serviteurs ; çà et là des soldats montaient la garde.

Tout à coup. Armand-Louis poussa un cri, et avant même que Magnus eût le temps de prévoir ce qu’il allait faire, M. de la Guerche s’était élancé dans les jardins.

Devant lui, au bout d’une avenue, il venait d’apercevoir Mlle de Souvigny, et auprès d’elle Jean de Werth ; M. de Pardaillan marchait à leur côté.

Malheureusement le sage Magnus ne s’était pas trompé dans ses prévisions ; Jean de Werth avait été informé avant tout le monde, et par une dépêche de l’empereur Ferdinand, de la victoire du cardinal de Richelieu. Des fugitifs qui avaient eu la chance d’arriver en Suède plus vite et plus sûrement que le navire du pauvre David Johan lui apprirent en outre qu’au moment où La Rochelle était tombée, M. de la Guerche vivait encore.

Jean de Werth conclut de ce fait qu’il ne tarderait pas à voir son rival sur les mêmes rivages où ils s’étaient rencontrés ; le même raisonnement lui fit comprendre que là où serait Adrienne, là irait Armand-Louis. Quant aux conséquences que devait avoir la rencontre des deux jeunes gens, il était facile de les prévoir. Le plus simple bon sens suffisait. Si la résistance d’Adrienne était telle qu’elle tenait en échec la parole donnée par M. de Pardaillan, que serait-ce quand elle aurait pour point d’appui la présence du jeune huguenot paré de tous les charmes de la vaillance, du malheur et du dévouement ?

La lutte devenait sinon impossible, ce mot n’entrait pas dans les habitudes de Jean de Werth, du moins fort difficile. Une courte méditation l’amena bien vite à cette conclusion que le comte de la Guerche devait disparaître.

– Il disparaîtra donc, ajouta-t-il mentalement.

Le moment d’ailleurs lui paraissait propice aux tentatives hasardeuses. Depuis que M. de la Guerche avait quitté la Suède, des changements étaient survenus. La guerre semblait imminente. Rappelé d’abord en Allemagne par un ordre de l’empereur Ferdinand, et renvoyé de nouveau en Suède pour une dernière et plus pressante sollicitation, Jean de Werth avait trouvé le peuple en armes. Une même pensée animait la nation et son roi ; jamais Gustave-Adolphe n’avait multiplié plus rapidement les courses et les inspections qui le promenaient de Stockholm à Calmar et de Gothembourg à Carlscrona. Les heures semblaient comptées.

Ému par cette fièvre des batailles qui faisait tressaillir la Suède, M. de Pardaillan avait quitté le château de Saint-Wast et s’était rendu, avec Diane et Mlle de Souvigny, à Carlscrona, où le roi retournait sans cesse après de courtes absences. Le vieux gentilhomme voulait consacrer un reste de force au service de sa patrie d’adoption et entendre encore avant de mourir le retentissement des clairons sonnant la charge. Jean de Werth l’avait suivi en apparence pour se rapprocher du roi et solliciter une entrevue décisive, en réalité pour rester auprès de Mlle de Souvigny. La pensée d’un enlèvement traversait parfois son esprit. Un grand nombre d’aventuriers, parlant toutes les langues, sillonnaient la Suède, attirés par le frisson de la guerre et la réputation du roi. Dans cette foule chaque jour grossie, Jean de Werth ne pouvait-il pas trouver des auxiliaires dévoués à ses projets ? Il fallait seulement se hâter.

Le baron, on le sait, ne faisait point commerce avec les scrupules devant lesquels s’arrêtent les petites gens. Élevé à l’école du terrible comte de Tilly et de l’implacable duc de Friedland, le peu qu’il en avait pu connaître à son entrée dans le monde avait pris la fuite depuis un assez long temps. Entre le désir et la possession, son principe était qu’il fallait supprimer les intermédiaires.

Sa résolution prise, et bien sûr que son rival se montrerait tout d’abord sur les lieux où M. de Pardaillan avait conduit sa fille et Mlle de Souvigny, Jean de Werth se promit d’exercer une active surveillance aux environs de Carlscrona. Mais peu désireux de se commettre en personne dans les difficultés d’une aventure scabreuse, on le vit un matin se diriger du côté des maisons noires et des tavernes borgnes où les batteurs d’estrade et les maraudeurs, qu’on voit toujours à la suite des armées, tenaient leurs francs quartiers.

Combien en ce moment le baron ne regrettait-il pas de n’avoir emmené avec lui que d’honnêtes secrétaires et de prudents serviteurs ! Un coupe-jarrets eût bien mieux fait son affaire.

« La bonne ville de Carlscrona me le fournira ! pensa-t-il pour se consoler. »

Grâce au déguisement qu’il avait pris, Jean de Werth put se glisser, sans être remarqué, dans un établissement où bon nombre de gens dépenaillés cassaient des pots en battant les cartes. Force rapières, force plumets déchiquetés, force moustaches retroussées, force dagues à pommeaux de cuivre ou de fer, force casques usés par d’obscurs services, force visages balafrés embellissaient ce séjour où des servantes rubicondes allaient et venaient, portant des brocs remplis de bière et des assiettes chargées de jambon.

Jean de Werth s’assit dans un coin et regarda autour de lui.

Deux hommes jouaient aux cartes, assis devant une table voisine. Sur la table on voyait deux gobelets d’étain, deux cruches à demi pleines, quelques monnaies d’argent. Autour de la table, une demi-douzaine de chenapans faisaient cercle.

L’un des joueurs, à mine jaune, portait un pourpoint de velours chargé de passementeries éraillées. Il avait le regard louche, le sourire doux et faux, le teint couleur de cire, les cheveux plats, les mains longues et fluettes. L’agilité de ses doigts minces et pointus donna fort à penser au capitaine bavarois.

Un examen plus attentif lui inspira bientôt la conviction que ce joueur à mine blafarde appartenait à cette confrérie d’hommes méticuleux qui corrigent les caprices du hasard et le forcent à s’habiller à leur guise.

Après chaque coup, une partie notable de l’argent épars devant lui s’engouffrait dans des poches dont nulle autre main que les siennes n’avait sondé la profondeur.

La victime de cette habileté prudente et froide grondait, blasphémait, buvait et continuait.

L’homme au pourpoint de velours, mû par un sentiment de charité fraternelle, vida sa cruche dans celle de son adversaire.

– Frère Thorwick, j’ai moins soif que toi ; partageons, dit-il.

Thorwick accepta, remplit son verre jusqu’au bord, l’avala d’un trait, joua et perdit.

– Eh ! eh ! grommela Jean de Werth, il y a là un coquin qui me semble passé maître en menues scélératesses ! Serait-ce là vraiment l’homme qu’il me faut ?

En ce moment, un sergent qui portait l’uniforme de la maréchaussée suédoise entra dans le cabaret et s’assit.

– Jouons honnêtement et sans blasphémer, dit l’homme aux passementeries.

– C’est aisé à toi, maître Frantz, qui gagne toujours. Mais moi ! s’écria Thorwick.

– Je gagne quelquefois, parce que je suis un homme pieux, répondit Frantz qui battait les cartes.

La partie continua, et le résultat fit passer dans la poche de l’homme pieux la presque totalité de l’argent qui restait sur la table.

Thorwick porta la main à sa taille, dénoua une ceinture à laquelle était suspendu un poignard à manche d’argent, et, la jetant sur le bois :

– Vingt ducats la ceinture et le poignard ! s’écria-t-il.

– Thorwick ! la passion t’égare. Un homme craignant Dieu ne parle pas ainsi.

– Vingt ducats ! te dis-je, ou par les cinq cents cornes du diable…

Frantz réprima un geste d’horreur.

– J’accepte, dit-il.

La partie s’engagea.

Au deuxième coup, toutes les chances étaient pour Frantz ; il abattit ses cartes au troisième.

– J’ai gagné, dit-il.

Soudain, Thorwick lui sauta à la gorge.

– Ah ! ventre Mahom, tu triches ! s’écria-t-il.

En un clin d’œil, les tables furent renversées, les cruches en morceaux, les bancs jetés par terre. Thorwick, qui avait bu la valeur de six pintes, plia bientôt : Jean de Werth crut remarquer alors que l’une des mains de Frantz s’enfonçait tout à coup dans l’entonnoir d’une poche ouverte au flanc de son ennemi.

Puis, se redressant, et tandis que Thorwick roulait parmi les brocs et les gobelets, Frantz marcha droit vers le sergent qui s’était levé :

– Justice, seigneur sergent, dit-il d’un air de contrition, voilà un mécréant qui blasphème le saint nom de Dieu ; il a voulu m’étrangler après m’avoir volé. Cherchez dans ses poches, et certainement vous y découvrirez une bourse de soie verte garnie de vingt-quatre pistoles que j’avais tout à l’heure et que je n’ai plus.

Le sergent, aidé de deux soldats auxquels il avait fait signe d’entrer, s’empara de Thorwick ; on le fouilla, et on découvrit la bourse de soie verte aux vingt-quatre pistoles.

Ce fut un cri dans toute la salle.

– Emmenez ce drôle ! dit le sergent.

– Pardonnez-lui comme je lui pardonne ! s’écria Frantz.

On se rangea autour de lui, et il sortit d’un pas tranquille.

Jean de Werth le suivit. Quand on fut au détour de la rue, il frappa doucement sur l’épaule de Frantz.

– Ami, lui dit-il, j’ai nom Jean de Werth ; vous plaît-il de me suivre à mon hôtel ?

– Marchez, monseigneur.

Lorsqu’on fut dans une pièce écartée de la maison, Jean de Werth s’assit.

– Je vous ai vu à l’œuvre tout à l’heure, maître Frantz, dit-il, car c’est bien ainsi qu’on vous appelle, ce me semble ?

– Frantz Kreuss, pour vous servir.

– Et j’ai véritablement admiré avec quel art, après avoir dépouillé votre adversaire, vous l’avez fait jeter en prison.

Frantz prit un air modeste.

– Quand la Providence vous égare en pays de parpaillots, dit-il, c’est une joie bien douce pour une âme catholique de malmener quelqu’un de ces mécréants et de lui faire subir un châtiment terrestre en attendant les peines éternelles qui lui sont réservées dans l’enfer.

– Voilà un langage qui me donne une haute opinion de votre vertu, honnête Frantz, et j’imagine que nous allons nouer quelques petites relations qui vous seront profitables.

– C’est mon désir le plus vif.

– Vous déplairait-il d’armer votre bras du glaive séculier contre un de ces mécréants qui déclarent la guerre à la sainte Église ?

– Point, seigneur. Mais chacun a ses petites affaires, et si je dois négliger les miennes…

Jean de Werth ouvrit un coffret et en tira une poignée d’or.

– Je paye avant et je paye après, reprit-il ; j’ai besoin qu’un homme qui ne croit pas aux mérites des saints disparaisse promptement ; l’homme mort ou l’homme éclipsé, il y aura mille pistoles pour la main qui m’aura servi.

Frantz s’inclina.

– Ordonnez, seigneur, dit-il.

Jean de Werth le mit tout de suite au courant de ce qu’il attendait de lui. Un huguenot échappé par miracle au siège de La Rochelle, un ennemi de la sainte Église, était arrivé en Suède ; il allait sans doute paraître à Gothembourg : il était bon qu’on ne l’y vît pas longtemps.

– Avez-vous quelque indication sur le choix des moyens ? répliqua Frantz, qui n’avait pas perdu une seule parole des longues explications de Jean de Werth.

– Aucune ; je ne veux en rien gêner l’initiative de l’homme obligeant et pieux qui me prêtera le secours de son expérience et de son zèle.

Frantz sourit benoîtement.

– D’ailleurs, ajouta Jean de Werth d’un air de négligence, M. de la Guerche, qui vient ajouter le poison français au venin suédois, est un galant peu versé dans la science de l’escrime, étourdi et mal en fonds, un pauvre sire sans ressources et sans famille.

– Tant pis ! seigneur, tant pis ! j’aurais voulu prouver à l’illustre Jean de Werth que, si humble que soit son serviteur, il n’eût reculé devant aucun péril pour défendre une sainte cause.

Jean de Werth se leva et, d’un air de familiarité, frappant sur l’épaule de Frantz Kreuss :

– Ne vous attirez point une méchante affaire sur les bras, dit-il ; un habile homme comme vous doit savoir qu’il n’est point nécessaire de tuer les gens pour les voir disparaître ; il suffit de les jeter dans quelque aventure où ils aient contre eux, en pays catholique, la maîtresse ou le confesseur du roi ; en pays protestant, les lois ou le despotisme de l’opinion publique. Si maintenant la dure nécessité exige qu’on les invite à quitter cette vallée de larmes où nous gémissons, il faut le faire prudemment, sans bruit et sans éclat.

– Que notre sainte mère l’Église me protège, et vous serez content de moi, seigneur ! dit l’honnête Frantz Kreuss.

Glissant alors dans la longue ceinture de soie verte les pistoles que lui avait comptées Jean de Werth, il sortit d’un pas lent et méthodique.

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