Après une course ininterrompue, vers huit heures du soir les voyageurs se trouvaient en pleine Apacharia.
Les arbres étaient presque disparus, remplacés par des herbes gigantesques qui s’étendaient à perte de vue, et dans lesquelles chevaux et cavaliers étaient pour ainsi dire enfouis et ne laissaient d’autres traces de leur passage que l’agitation des hautes herbes.
Une colline assez élevée, la seule qui existât à plusieurs lieues à la ronde, semblait être une sentinelle veillant sur la savane qu’elle dominait de tous les côtés.
Cette montagne en miniature, abrupte, pelée sur ses pentes escarpées, portait à son sommet une remise touffue de suchilès aux parfums doux et enivrants, du milieu desquels sortait un ruisseau cristallin, qui bondissait avec fracas sur les rochers en formant de capricieuses cascades, jusqu’à la prairie, et après maints méandres allait quelques lieues plus loin se perdre dans le rio Grande del Norte.
La nuit était splendide, la lune à son premier quartier nageait dans l’éther, des millions d’étoiles semblables à un semis de diamants scintillaient dans le bleu sombre du ciel.
L’atmosphère, d’une pureté prismatique, permettait de distinguer à une très grande distance les moindres accidents de cet admirable paysage éclairé par des lueurs d’un blanc bleuâtre qui lui donnaient une apparence fantastique.
C’était en un mot une de ces nuits admirables que ne connaîtront jamais nos froids climats du Nord.
Le colonel de Villiers se laissait aller à la magie de cette nature grandiose qui l’étreignait pour ainsi dire et lui causait une rêveuse mélancolie, remplie d’un charme mystérieux.
On voyait briller un feu à travers des suchilès, sur le sommet de la colline.
Le comte s’arracha à sa contemplation et le fit observer à don José qui galopait à sa droite.
– C’est là que nous camperons cette nuit, dit le jeune homme en souriant.
– Mais il me semble que la place est prise, reprit l’officier, du moins ce feu me paraît l’indiquer.
– Que cela ne vous inquiète pas, colonel, répondit don José avec bonne humeur; j’ai envoyé quelques-uns de mes serviteurs en avant, afin de préparer nos quartiers; n’est-ce pas ainsi que vous nommez cela, mon colonel, vous autres hommes de guerre ?
– Parfaitement, répondit l’officier sur le même ton, la place est bien choisie; je vous en fais mon compliment sincère.
– Dans un pays comme celui-ci, il ne faut négliger aucunes précautions, si l’on veut conserver sa chevelure; les rôdeurs indiens sont toujours aux aguets et savent profiter de la moindre négligence.
– D’après ce que j’ai vu il y a quelques heures, je vous croyais dans de bons termes avec ces pillards des savanes.
– Cela est vrai quant aux Indiens, mais vous oubliez les pirates et autres bandits de toute sorte qui pullulent en quête d’une proie; vous en avez eu une preuve concluante ce matin même; puisque c’est à une de ces attaques que j’ai dû le plaisir de faire votre connaissance.
– C’est ma foi vrai ! je n’y songeais plus.
– Il est naturel que vous l’ayez oublié, colonel, mais moi qui vous dois la vie et celle de ma sœur, je dois me souvenir.
– Ne parlons plus de cela, je vous en prie, cher don José.
– Soit, je n’insisterai pas davantage sur ce sujet, puisque vous l’exigez, mon colonel, mais heureusement vous ne pouvez point m’empêcher…
– Encore ! dit en riant l’officier.
– Bien ! bien ! je ne dirai plus un mot sur ce sujet scabreux, dit-il toujours riant; quel homme terrible vous êtes; à propos, vous sentez-vous appétit ?
– Je vous avoue que je souperais avec plaisir.
– À la bonne heure, voilà parler; le cheval creuse, une longue course donne un appétit formidable.
– Je m’en suis souvent aperçu, sans avoir une bouchée à me mettre sous la dent, pendant mon séjour en Afrique, et il y a quelques années en France pendant notre malheureuse guerre.
– Soyez tranquille, mon cher colonel, tout a été prévu, je vous annonce un excellent souper.
– Que le bon Dieu vous bénisse pour cette agréable nouvelle que vous me donnez, dit le colonel en se frottant les mains à s’enlever l’épiderme. Ne trouvez-vous pas que le froid est piquant ? ajouta-t-il.
– Dites qu’il est glacial, reprit don José; il faut en prendre son parti, c’est toujours ainsi en ce pays, une chaleur torride pendant le jour et un froid de loup pendant la nuit.
– C’est à peu près la même chose dans tous les pays chauds.
Tout en causant ainsi, les voyageurs avaient atteint la colline dont ils commençaient à escalader les pentes.
La montée ne dura que quelques minutes, mais elle fut rude.
Les serviteurs de don José n’avaient pas perdu leur temps; ils avaient en quelques heures construit une hutte assez grande, bien close, et dans un coin de laquelle brûlait un bon feu dans un foyer fait à la mode indienne, c’est-à-dire un trou peu profond, mais assez large et fourni de pierres posées en triangles; la fumée s’échappait par un trou ménagé dans la toiture de la hutte.
Le couvert était mis avec un luxe véritablement princier, l’argent et le vermeil étaient prodigués; la table fléchissait littéralement sous le poids des mets les plus délicats et les plus recherchés.
Dans un coin de la hutte étaient entassées des bouteilles de toutes formes, très faciles à reconnaître au premier coup d’œil.
– Oh ! oh ! murmura le colonel entre ses dents, si nous étions dans l’Inde je dirai que j’ai affaire à un nabab; mais ici qui est donc ce nouvel ami qui m’est tombé ainsi du ciel. Baste ! nous verrons bien ?
Et sans essayer de percer ce singulier mystère, le comte de Villiers alluma un cigare et sortit sur la plate-forme.
Don José s’occupait à préparer des signaux de nuit.
– Êtes-vous prêts ? demanda le jeune homme en s’adressant à Cuchillo.
– Oui, mi amò, répondit l’autre.
– Trois feux à une minute d’intervalle dans l’ordre suivant : rouge, blanc et vert, le drapeau mexicain; allumez les fusées.
On obéit, les trois fusées s’élevèrent en sifflant et décrivirent des paraboles brillantes, sur le ciel sombre.
Presque aussitôt un coup de canon assez rapproché éclata, répété à l’infini par les échos des mornes éloignés et roulant comme un éclat de tonnerre.
– Eh ! dit le colonel avec surprise, est-ce que nous sommes aux environs d’un fort ?
– Non pas, répondit don José.
– Cependant j’ai entendu un coup de canon.
– Oui.
– Mais alors ?
– Ayez un peu de patience, avant une demi-heure vous saurez ce qui vous intrigue si fort en ce moment.
– À votre aise, cher señor; vous attendez des convives attardés, sans doute ?
– Pas tout à fait, mais vous approchez de la vérité, dit le jeune homme en riant.
– Bigre ! reprit le colonel sur le même ton, est-ce que ces convives amèneront leur canon avec eux ?
– Non, rassurez-vous.
– Tant mieux, car je crois qu’ils auraient eu de la peine à le monter ici.
– Allons, mon colonel, je vois que vous êtes un charmant esprit, et que vous entendez la plaisanterie.
– Ne me dites pas cela, je suis maussade en diable au contraire.
– Bon ! pourquoi cela ?
– Parce que je meurs de faim. Il vous faut en prendre votre parti, je suis toujours ainsi quand je suis à jeun.
– Bon ! une idée !
– Est-elle bonne ?
– Je le crois.
– Alors dites vite !
– Si nous prenions un verre de xérès des caballeros avec un biscuit.
– Oh ! vous m’en accorderez bien deux ?
– Oui, autant qu’il vous plaira.
– Voilà qui est parler; allons ?
– Soit.
Ils entrèrent dans la hutte et se firent servir par Cuchillo qui semblait être la maître Jacques de don José.
– C’est singulier comme ces verres tiennent peu, reprit le colonel.
– Croyez-vous ?
– Dame, voyez vous-même.
– C’est étonnant !
– N’est-ce pas ?
– Mais j’y songe, ne serait-ce pas que cela vous semble ainsi parce que les biscuits pompent tout le vin ?
– C’est bien possible.
– Voyons encore ?
– C’est cela.
Les deux amis firent de nouveau remplir leurs verres, et le colonel recommença l’expérience.
– Vous avez raison, don José, reprit l’officier, ce sont les biscuits qui boivent tout, de sorte qu’il ne nous reste rien pour nous.
– C’est ma foi vrai.
– Je suis content de savoir enfin à quoi nous en tenir.
– Et moi donc !
Et ils éclatèrent d’un franc et joyeux rire.
– Faisons-nous un tour sur l’esplanade ? demanda don José.
– Certes, répondit le colonel, cet excellent xérès m’a tout à fait remis. La colline était splendidement éclairée; c’était une véritable illumination, on y voyait comme en plein jour.
– Oh ! oh ! nous sommes en fête, paraît-il ? dit l’officier.
– Mais oui, à peu près, reprit don José.
Et passant son bras sous celui de l’officier français, il le conduisit un peu à l’écart.
M. de Villiers se laissait faire en souriant; il soupçonnait une confidence.
Il avait supposé juste, il en eut presque aussitôt la preuve.
Don José s’arrêta et, offrant un cigare à son compagnon :
– Mon cher colonel, dit-il, en tendant son cigare allumé à l’officier, il est extraordinaire que nous ne nous soyons pas rencontrés plus tôt.
– Croyez que je le regrette sincèrement, répondit le colonel en souriant, mais qui vous porte à supposer que nous pouvions nous rencontrer ?
– Par la raison toute simple que, comme vous, je viens de traverser une grande partie des États-Unis, j’étais il y a deux mois à Washington.
– J’étais moi-même à Washington à cette époque.
– Voilà qui est particulier; je m’étais rendu dans cette ville pour une affaire fort importante.
– Moi de même, dit le colonel en souriant, et de la capitale de la grande République quelle direction avez-vous suivie ?
– Je me suis dirigé vers la Louisiane, où m’appelaient des intérêts sérieux.
– À La Nouvelle-Orléans ?
– Précisément, y êtes-vous donc aussi passé ?
– Certes ? je n’y suis resté que quelques jours, je n’y allais que pour retirer ma sœur doña Luisa du couvent où elle avait été élevée.
– Pardieu ! dit le colonel, nous ne pouvions pas ne point nous rencontrer.
– Oui, fit en riant don José, c’était fatal.
– Mais pardon : à propos de votre charmante sœur, depuis notre arrivée ici, je n’ai pas eu le plaisir de l’entrevoir.
– Que cette absence apparente ne vous inquiète pas, ma sœur s’est retirée en descendant de cheval, dans une hutte bien close, où rien ne lui manque.
– À la bonne heure, je vous avoue que j’étais étonné de ne pas l’avoir aperçue.
– Mi amò, dit Cuchillo, en saluant son maître, on entend le galop de plusieurs chevaux dans la prairie.
– Exécutez les ordres que je vous ai donnés.
Cuchillo se retira, et presque aussitôt on aperçut des torches dont les lumières couraient sur les pentes de la colline.
– Ce long voyage a dû bien fatiguer votre sœur, si jeune et si délicate, dit le colonel avec intérêt.
– C’est vrai, la pauvre enfant, répondit don José, mais le plaisir de revenir dans la maison maternelle lui a donné du courage et lui a fait oublier sa fatigue.
– Oui, l’amour filial fait accomplir des miracles, mais le voyage de doña Luisa n’est pas terminé encore ?
– Pardon, elle est arrivée.
– Comment arrivée ? s’écria le colonel avec surprise.
– Oui, elle ne va pas plus loin, nous la laissons ici.
– Comment ? dans ce désert !
Don José laissa errer un sourire énigmatique sur ses lèvres.
– Je vous avoue que je ne comprends pas, dit le colonel, de plus en plus surpris.
– Voici nos amis qui arrivent, venez colonel.
Et remarquant l’étonnement de l’officier :
– Bientôt vous aurez l’explication de ce qui en ce moment vous cause une si grande surprise, ajouta-t-il en souriant.
– Soit, dit l’officier, je vous avoue que je ne sais pas si je rêve ou si je suis éveillé; je voyage en pleines Mille et Une Nuits depuis que je vous ai rencontré.
– Il y a un peu de cela; laissez-vous faire, colonel, je n’imiterai pas la prolixe Scheherazade; soyez tranquille, tout s’expliquera à votre entière satisfaction.
– Soit ! je me risque, dit l’officier, tant pis pour vous.
– Ne suis-je pas votre cicérone ?
– C’est juste, je l’avais oublié, excusez-moi.
Les deux compagnons s’avancèrent au-devant des arrivants, qui mettaient pied à terre; le colonel aperçut alors doña Luisa entre lui et don José, sans pouvoir deviner comment elle était venue là si subitement.
– Ce n’est pas une femme, murmura le colonel, c’est une fée, elle ne marche pas, elle apparaît; c’est évident, elle est trop parfaite pour appartenir à l’humanité.
Un rire cristallin éveilla le Français de son extase; sans y songer, il avait fait ces réflexions à haute voix.
– Vous vous trompez, monsieur, dit une voix harmonieuse comme un chant d’oiseau, d’un accent un peu railleur, je ne suis ni une fée ni une ondine, je ne suis qu’une jeune fille, bien humble et bien simple, et qui n’a pas l’habitude d’entendre des compliments aussi flatteurs, et qui ne saurait y répondre.
Le colonel s’inclina un peu confus, ce qui ne l’empêcha pas de marmotter entre ses dents, mais cette fois de façon à ne pas être entendu :
– Je me trompais, c’est un ange ! et il ajouta avec un peu de rancune, mais un ange qui a bec et ongles.
En ce moment deux dames descendaient d’une magnifique litière attelée de quatre mules.
Doña Luisa s’élança d’un bond dans les bras de la plus âgée des deux dames.
– Mon père, dit alors don José à un vieillard de haute mine, dont les traits étaient d’une grande beauté empreinte d’une grande expression de bonté, mon père, permettez-moi de vous présenter un ami de quelques heures qui a sauvé la vie de ma sœur et la mienne.
– Señor, dit le vieillard en tendant la main au colonel avec une émotion contenue, je suis don Agostin Perez de Sandoval, je vous demande votre amitié, et je vous prie d’accepter la mienne.
– Et la mienne señor, dit la dame âgée en serrant sa fille sur son cœur, Luisa m’a dit ce que vous avez fait pour elle.
– Je suis confus, répondit le colonel, très mal à son aise d’une si grande effusion de reconnaissance pour une action qui lui semblait toute naturelle.
– Dites-moi votre nom pour que je le conserve dans mon cœur, reprit le vieillard.
– Monsieur est le comte Coulon de Villiers, colonel de cavalerie et l’un des plus brillants officiers de l’armée française, dit don José, et se tournant en souriant vers le colonel, pardonnez-moi cette présentation, mon cher colonel, ajouta-t-il.
– Je vous remercie du fond du cœur, répondit l’officier, cet accueil que je reçois de votre famille me comble de joie; malheureusement je n’ai rien fait encore pour le mériter, mais, fit-il en souriant, l’avenir m’appartient et peut-être justifierai-je la bonne opinion que vous daignez avoir de moi.
– Voto a Brios ! s’écria en riant don José, il vous serait difficile de faire plus que vous n’avez fait aujourd’hui; mais assez sur ce sujet, le souper nous attend, venez.
Le colonel offrit le bras à la señora de Sandoval, don Agostin prit le bras de doña Luisa, et dont José prit celui de sa sœur aînée, jeune femme de vingt ans au plus, d’une admirable beauté et presque aussi charmante et aussi accomplie que sa jeune sœur.
On se mit à table, don Agostin plaça le colonel à sa droite et don José à sa gauche, les trois dames leur faisaient vis-à-vis.
Le colonel avait remarqué avec stupéfaction que l’escorte des nouveaux venus était composée de Peaux-Rouges.
Aucun d’eux n’avait pénétré dans la hutte, mais ils en gardaient avec soin les abords.
Le comte de Villiers nageait en plein mystère, il perdait plante, aussi avait-il pris son parti et se laissait-il philosophiquement aller à ces enchantements qui dépassaient pour lui les limites du possible.
Nous ferons en quelques mots connaître ces nouveaux personnages au physique seulement, ils se feront suffisamment connaître au moral, dans la suite de cette histoire.
Don Agostin Perez de Sandoval était octogénaire, et pourtant sa robuste vieillesse exempte d’infirmité n’avait rien perdu ni au moral ni au physique de la verdeur de la jeunesse.
Il chassait le bison et le jaguar, faisait de longues traites à travers le désert, et dormait sur le sol nu, enveloppé à peine dans son léger zarape; et se relevant à l’aube souriant et reposé, pour éveiller les chasseurs et gourmander leur paresse; ainsi que nous l’avons dit, il avait dû dans sa jeunesse être d’une beauté mâle et énergique.
Sa taille était haute, élégante et même gracieuse; les traits calmes, reposés et exempts de rides de son visage étaient éclairés par des yeux noirs pleins d’éclairs, sa barbe d’une blancheur de neige, tombant sur sa poitrine, lui donnait une physionomie à la fois douce, majestueuse et d’une extrême douceur, mêlée d’une volonté ferme et loyale.
C’était en un mot un de ces types qui ne se rencontrent que rarement, même au désert, et font rêver aux géants construits à chaux et à sable qui vivaient aux anciens jours : à l’époque où la terre commençait à se peupler de ces grandes races, qui bâtissaient avec des montagnes, les Babels, les Téocalis et les Pyramides, dont les ruines effrayent encore les penseurs qui les admirent avec une crainte mystérieuse.
Doña Teresa Perez de Sandoval était la digne compagne de don Agostin, très belle encore malgré son âge avancé; nous n’ajouterons qu’un mot : c’était une Cornélie, une véritable matrone antique, elle en avait toutes les nobles vertus, et la grande bonté tempérée par une sévérité juste et tendre.
Doña Luisa et sa sœur étaient deux admirables jeunes filles, d’une beauté un peu fière, mais gracieuse au possible; chastes et rêveuses, elles semblaient se souvenir de leurs ailes d’ange qu’elles avaient laissées au ciel quand elles étaient descendues sur la terre.
Don Agostin de Sandoval avait deux fils, l’aîné don Estevan, âgé de trente-huit à trente-neuf ans, en ce moment en France, et don José que nous connaissons.
Don José avait trente ans au plus : sa taille était haute, très bien prise et d’une harmonie de formes incroyable, il était taillé en athlète et en avait la vigueur redoutable; les habitudes de son corps et ses moindres mouvements avaient une élégance et une grâce natives que l’on ne saurait acquérir, complétées par cette morbidesse et cette nonchalance que l’on ne rencontre que chez les hommes de race espagnole et qui sont remplies de charme.
Le jeune homme avait une de ces beautés un peu sérieuses, mâles, énergiques et qui plaisent au premier coup d’œil; son front large; ses yeux bien fendus, noirs, pleins de feu; son nez fin aux narines mobiles; sa bouche un peu grande, garnie de dents de perles recouvertes par des lèvres un peu épaisses et d’un rouge de sang; tous ces traits réunis complétaient à ce brillant caballero une physionomie des plus attractives et surtout sympathique; ses cheveux d’un noir bleu, fort longs, tombaient en grandes boucles parfumées sur ses épaules; il ne portait pas sa barbe qu’il rasait de très près, ce qui lui donnait une apparence un peu efféminée; mais cette singularité, à une époque où généralement on porte toute sa barbe, tenait à des causes que plus tard nous ferons connaître et qui étaient très sérieusement justifiées.
Les commencements du repas, ainsi que cela arrive toujours, avaient été à peu près silencieux, mais peu à peu la conversation s’était animée, la glace était brisée, chacun était à son aise.
– Eh bien, colonel, demanda don José, que pensez-vous de ce souper impromptu ?
– Je pense que même à Paris, on ne ferait pas mieux, répondit l’officier, je ne sais plus où j’en suis; je me demande si je suis bien réellement en Apacheria dans l’Arizona, ou si un enchanteur, don Agostin sans doute, ne m’a pas touché de sa baguette et, en une seconde, transporté chez Brébant, sur le boulevard Montmartre.
– Rassurez-vous, colonel, vous êtes toujours en Apacheria, d’ailleurs je n’ai pas la baguette fatidique.
– C’est vrai, c’est quelque chose, mais cela ne me rassure que très médiocrement, señor don Agostin; dans les Mille et Une Nuits, tous les enchanteurs n’ont pas de baguettes, ils se servent de grimoires.
– C’est vrai, mais je vous assure que je ne suis qu’un simple vieillard qui n’est nullement sorcier.
– Je le reconnais puisque vous me l’affirmez, señor, mais il y a quelque chose qui, malgré moi, m’inquiète.
– Quoi donc ? demandèrent curieusement les trois dames.
– Ah ! voilà ce que je craignais, s’écria l’officier avec un accent tragi-comique.
– Ah ! mon Dieu, s’écria don José, c’est donc bien terrible ?
– Je le crois.
– Alors, dites-le au plus vite, peut-être pourrons-nous faire cesser cette grande inquiétude, dit don Agostin en souriant.
– Vous ne vous moquerez pas de moi ?
– Non, non, s’écrièrent les dames.
– Jamais, dit don José.
– Voyons ? ponctua don Agostin.
– Eh bien, dit le colonel en se penchant sur la table et baissant la voix.
Chacun attendait avec curiosité. Le comte s’arrêta :
– Bah ! dit-il, après une courte pause, à quoi bon, vous prendrez ma révélation pour une chufla – plaisanterie – et c’est tellement grave.
Ces derniers mots de l’officier soulevèrent une véritable émeute parmi les convives…
C’étaient des cris, des interpellations et des rires à ne pas en finir.
– Ah ! dit l’officier d’un accent désolé, voilà ce que je craignais !
– Quoi donc ? demanda don José.
– Eh ! vous n’entendez pas.
– Si parfaitement, mais tout cela est de votre faute.
– Comment de ma faute, c’est-à-dire que c’est de votre faute et de celle du señor don Agostin.
– Comment cela ? s’écrièrent ensemble le père et le fils.
– Dame ! c’est bien facile à comprendre, pourquoi m’avez-vous donné un aussi excellent dîner dans une contrée sauvage, émaillée de tigres et d’Apaches féroces, etc., je perds plante, je ne sais plus où j’en suis; votre souper est illogique.
– Comment illogique ?
– Oui parce qu’il jure avec tout ce que nous entoure.
– C’est possible, mais convenez qu’il est bon.
– J’en conviens avec plaisir, il n’a qu’un seul tort.
– Lequel ?
– Celui d’être trop succulent et puis, puisque vous m’y obligez, je vous dirai qu’il manque de couleur locale.
– Comment de couleur locale ?
– Parfaitement; il manque de ce qui le rendrait plus succulent encore en lui donnant un relief de haut goût.
– Mais quoi donc ?
– Eh pardieu ! une attaque des pirates ou des Peaux-Rouges, alors je m’y reconnaîtrais au moins.
– Ah ! c’est cela que vous nommez la couleur locale, mon cher colonel ?
– Mais oui, est-ce que vous n’êtes pas de mon avis ?
– Certes, si nous n’avions pas des dames avec nous.
– C’est juste ! mettons que je n’ai rien dit; où donc ai-je la tête ! excusez-moi, je vous prie.
Tout à coup, comme si le hasard voulait donner raison au colonel en faisant de sa plaisanterie une vérité, trois cris de Coyote se firent entendre avec une certaine force, partant de trois points différents.
– Silence, dit le vieillard en se levant, éteignez les torches.
En moins d’une seconde toutes les lumières disparurent, et la hutte fut plongée dans les ténèbres.
On n’avait plus d’autre clarté que celle produite par la lune alors à la fin de son premier quartier, mais cela suffisait, lorsque les yeux furent accoutumés à l’obscurité, pour qu’on pût se reconnaître.
– Hein ! fit le colonel au comble de la surprise, que se passe-t-il donc ?
– Dame ! une chose très commune dans ces contrées, répondit don José avec un sourire railleur, la couleur locale que vous demandiez si fort.
– Comment, que voulez-vous dire ? craignez-vous donc une attaque des Peaux-Rouges ?
– Non pas des Peaux-Rouges, mais des pirates de la prairie.
– Ce que vous dites est sérieux ? reprit le colonel avec une douloureuse surprise.
– C’est très sérieux, mon cher colonel : baste ! ne vous inquiétez pas trop, nous sommes nombreux et bien armés, ces drôles ne nous tiennent pas encore.
– J’espère bien qu’ils ne nous tiendront pas, nous ferons tout ce qu’il faudra pour cela.
– Silence, dit don José, mon père a pris le commandement, laissons-le faire, personne comme lui ne connaît la guerre de la savane.
Don Agostin se concerta à voix basse pendant quelques minutes avec le Nuage-Bleu, Sans-Traces et un autre chef peau-rouge; puis les trois hommes quittèrent la hutte et ne tardèrent pas à se perdre dans les ténèbres.
Les trois dames n’avaient pas quitté leurs sièges.
– Eh ! vous êtes ici, Sidi-Muley, dit don José en apercevant le spahi, je suis heureux de vous revoir, mon ami, surtout en ce moment; je puis toujours compter sur vous, n’est-ce pas ?
– Certes, señor don José; vous pouvez compter sur moi.
– Et comment se fait-il que je vous rencontre ici ?
– Tout simplement parce que je me suis mis au service du colonel sous les ordres de qui j’ai servi pendant plusieurs années en Afrique et au Mexique.
– C’est une mauvaise tête, mais un brave cœur, dit le colonel, et il ne tiendra qu’à lui que nous ne nous quittions plus.
– Eh bien, puisque je vous retrouve si à propos, mon brave garçon, entendez-vous avec votre ami Cuchillo, je vous charge de veiller sur ma mère et mes sœurs.
– C’est dit, señor don José, comptez sur moi, vous me connaissez, hein ?
– Oui, répondit le jeune homme en riant, et s’adressant au colonel : suivez bien ce qui va se passer, cela vous intéressera.
– Je m’y intéresse déjà; mais ces dames ?
– Ne craignez rien pour elles, répondit don José; elles ont été élevées dans le désert, elles sont aguerries à ces escarmouches auxquelles elles ont souvent assisté; elles n’auront ni attaques de nerfs ni pâmoisons; et puis elles savent que nous saurons les défendre.
– À la bonne heure, cette confiance doublera notre courage.
– Silence, dit don José, en lui posant le bras sur l’épaule; mon père va prendre ses dispositions.
– Ne craignez-vous pas qu’il ait peut-être un peu trop attendu ?
– Non pas, avant tout il lui fallait connaître ses ennemis, s’ils sont nombreux et quel est leur plan.
– C’est juste; alors les batteurs d’estrade vont rentrer ?
– Non pas.
– Mais alors, comment…
– Vous verrez, colonel, interrompit don José, je crois que cela vous paraîtra à la fois étrange et très curieux.
– Soit, attendons, dit le colonel en acceptant le cigare que don José lui tendait.