Le lendemain vers huit heures du matin, Sidi-Muley entra dans la chambre du général de Villiers.
Le brave officier dormait à poings fermés.
Le spahi le regarda pendant un instant avec intérêt.
– C’est fâcheux de le réveiller ainsi, murmura-t-il en grommelant selon son habitude; cependant il le faut, ajouta-t-il, si je le laissais dormir, il me ferait un chabanais à tout casser; tiens, fit-il en riant, j’ai trouvé; avec cela qu’il a le réveil caressant. Baste ! allons-y.
Et le digne soldat saisit une carafe et la brisa sur le parquet avec un bruit de tonnerre.
– Sacrebleu ! s’écria le général en se dressant subitement sur son lit.
– Ne faites pas attention, mon général, c’est moi qui ai cassé une carafe.
– Fichu imbécile ! reprit l’officier, que le diable t’emporte ! je faisais un rêve charmant, que tu as interrompu par ta maladresse ! Quel idiot, je vais tâcher de rattraper mon rêve !
Et il se recoucha et s’enveloppa jusqu’aux yeux dans ses draps et couvertures.
– Ah ! non, dit résolument le spahi, c’était pas la peine d’avoir brisé la carafe alors ?
– Hein ! qu’est-ce que tu rognonnes, animal ?
– Je ne rognonne pas, sauf respect, général, je dis qu’il faut se lever.
– Allons donc; j’ai envie de dormir.
– C’est possible, mais tout le monde est prêt, et l’on n’attend plus que vous pour partir.
– Ah ! bigre, s’écria le général en sautant de son lit, c’est vrai : j’avais oublié, et tu ne me le disais pas, animal ?
– Faites excuses, mon général, voilà une demi-heure que je vous l’ai dit, à preuve la carafe.
– C’est bon ! c’est bon ! aide-moi à m’habiller au lieu de rester là comme un cormoran perché sur une patte.
– Hein ! quel réveil caressant, et dire que tous les jours c’est comme cela !
– Que mâchonnes-tu ainsi ?
– Je dis que c’est bien, mon général, et que vous serez vêtu en deux temps trois mouvements.
– Oui va, mon pauvre Sidi, reprit l’officier en riant, je t’ai bien entendu; que veux-tu ? je ne puis être aimable en me levant.
– Pardi ! je le sais depuis longtemps, mais je ne vous en veux pas pour cela, mon général. Je sais que c’est plus fort que vous.
– Alors tu ne m’en veux pas ?
– Moi ? allons donc ! puisque c’est votre manière de voir.
– C’est juste, dit l’officier en riant.
Tout en causant ainsi avec son soldat, le général s’était habillé.
– Là ! voilà qui est fait, dit-il, tu vois que je n’ai pas perdu de temps.
– Pardieu ! il n’y a que le premier moment qui est dur, après cela va tout seul.
– Tu es un profond philosophe, Sidi mon ami; allons, en route.
– Voilà, mon général.
Ils quittèrent la chambre à coucher.
La cour – patio – était remplie de cavaliers, les trois dames étaient en selle ainsi que leurs servantes; une trentaine de peones et de vaqueros aux costumes pittoresques, aux traits énergiques et armés jusques aux dents devaient escorter les voyageurs.
Le général alla saluer les dames, qui l’accueillirent avec leurs plus séduisants sourires, en s’informant avec intérêt de sa santé.
Mais le docteur Guérin coupa court à tous ces compliments, en rappelant le général à la situation.
– En route, en route, dit-il, nous causerons plus tard.
Le général prit congé des dames, et se mit en selle, aidé par Sidi-Muley.
Les trois Sandoval échangèrent des poignées de main et quelques courts compliments avec l’officier, et sur un signe de don Agostin, la porte de la maison s’ouvrit, et les voyageurs défilèrent au pas.
Ils conservèrent cette allure paisible tout le temps, qu’ils traversèrent les rues étroites du Pueblo, mais quand ils eurent passé à gué le rio Grande del Norte, toute la cavalcade s’élança au galop de chasse, l’allure évidemment la plus agréable et la moins fatigante, quand on a une longue course à faire.
Les dames étaient entourées par des hommes dévoués; derrière elles venaient les trois Sandoval, le général de Villiers et le docteur Guérin, galopant de front; quelques peones faisaient une arrière-garde.
Sur les flancs de la colonne, des vaqueros galopaient à droite et à gauche, reconnaissant le terrain, et fouillaient les hautes herbes pour découvrir les embuscades, au cas où il y en aurait.
Le trajet jusqu’à la première halte se fit assez rapidement et sans trop de fatigues pour le convalescent.
Le général ne se plaignait que d’une seule chose; il prétendait mourir littéralement de faim, ce qui faisait bien rire ses compagnons et surtout le docteur Guérin.
– Cette faim m’inquiète, dit le docteur de son air le plus sérieux, j’ai bien envie, général, de vous ordonner une diète.
– Sapristi ! s’écria le général avec un désespoir comique, si vous me jouiez pareil tour, docteur, je ne vous pardonnerais de ma vie.
– Je ne puis me prononcer encore, nous verrons.
On galopa ainsi jusqu’à onze heures du matin.
On fit halte à l’orée d’une forêt épaisse de chênes-lièges; sous le couvert avaient été construits à la hâte quatre jacales, espèces de huttes, de branches entrelacées, que les coureurs des bois construisent avec une adresse singulière en moins d’une demi-heure.
Un jacal était réservé aux dames, un autre pour les messieurs de Sandoval, le troisième était destiné au général et à son médecin, et le quatrième devait servir de salle à manger aux voyageurs.
Une cinquantaine de Comanches étaient placés sous les ordres du Nuage-Bleu; ces hommes étaient choisis avec soin, c’étaient de grands braves de la nation, tous étaient armés de fusils; ils devaient renforcer l’escorte des voyageurs.
– Caballeros ! dit don Agostin, je suis heureux de vous offrir l’hospitalité du désert, vous excuserez la chère un peu primitive que vous ferez en vous souvenant que nous sommes en Apacheria.
– Je sais comme on soupe au désert, señor don Agostin, quand vous en faites les frais, dit en riant le général; je me déclare à l’avance satisfait de ce que vous nous ferez servir.
– À la bonne heure, dit le docteur, on voit que le général meurt de faim et qu’il se contentera de la quantité sans se soucier de la qualité.
– Je tâcherai que tout soit bien, reprit le vieillard; señores, nous repartirons à trois heures de la tarde, lorsque la grande chaleur du jour sera passée; vos jacales vous attendent, ils sont munis de lits faits de feuilles odoriférantes, recouvertes de fourrures, vous pouvez vous reposer quant à présent; on vous avertira quand le déjeuner sera prêt.
Chacun se retira dans sa hutte, non pas pour dormir, mais pour rétablir l’harmonie de sa toilette, froissée par le long trajet que l’on avait fait.
Les hommes assistèrent seuls au déjeuner, les dames avaient préféré se faire servir à part, sans doute pour laisser à ceux-ci toute liberté, ce dont ils ne se plaignirent pas; les dames, surtout en Amérique, sont très strictes sur les questions d’étiquette, ce qui dans certains cas est fort gênant et empêche toute intimité.
Le repas fut ce qu’il devait être, c’est-à-dire très fin et exquis, la question des liquides avait été traitée avec un soin particulier.
Cette fois, rien ne vint troubler le repas, comme il l’avait été le soir où le général avait fait la connaissance de don Agostin Perez de Sandoval.
Le général n’avait pas adopté l’habitude de la siesta qui est presque universelle dans les pays chauds comme celui où il se trouvait alors.
Au lieu d’essayer de dormir, M. de Villiers préféra se promener sous les hautes frondaisons de la forêt, où régnait une fraîcheur des plus agréables.
Don José offrit au général de l’accompagner dans sa promenade, offre que le général accepta avec grand plaisir.
Les deux hommes prirent leurs armes, afin d’être prêts à toute éventualité, puis ils s’enfoncèrent dans la forêt.
Les forêts vierges ne ressemblent en rien à nos forêts de France; les abords de ces forêts sont seuls fournis d’herbe et de broussailles; au fur et à mesure que l’on pénètre dans l’intérieur, la végétation parasite devient rare, l’air manque; les arbres, composés généralement de la même essence, se ressemblent tous, ils poussent avec une rectitude incroyable, ils forment d’immenses allées droites, comme réglées au compas, et s’étendent ainsi pendant plusieurs lieues.
Malheur à l’homme qui s’enfonce étourdiment dans ces forêts ! il est inévitablement perdu : plus il essaye de retrouver sa route, plus il s’égare; il tourne constamment dans le même cercle sans jamais en sortir et parfois, trop souvent il succombe d’une mort horrible, à quinze ou vingt mètres au plus de l’orée de la forêt, mais rien n’avertit le malheureux égaré; tous les arbres sont les mêmes, les allées se ressemblent toutes, il est donc impossible de se diriger dans ce labyrinthe, cent fois plus inextricable que celui qui fut construit en Crète par Dédale.
Les coureurs des bois, les seuls hommes qui osent se hasarder dans les forêts vierges, n’ont que deux moyens de retrouver leur route, c’est d’enlever avec la hache des morceaux d’écorces sur les troncs des arbres; ou bien d’examiner le pied des troncs des arbres, quand ils trouvent de la mousse, ils sont au nord; si, au contraire, le tronc est sec et sans apparence de mousse, ils sont au midi.
Mais le premier moyen est le préférable, parce que à une distance éloignée, au fond de la forêt, l’air ne circulant que difficilement et le soleil ne réussissant pas à percer l’épaisse couche de feuilles des frondaisons, il règne dans ces profondeurs une humidité permanente; quelques batteurs d’estrade se servent des traces laissées par les animaux quand ils vont le soir à l’abreuvoir, et dont ils connaissent les habitudes; ces traces conduisent toujours, soit à des ruisseaux ou à des cours d’eau qui finissent par se jeter dans une rivière plus ou moins éloignée, mais ceci est un moyen héroïque dont on ne se sert qu’en désespoir de cause, et ne peut être impunément employé.
Don José connaissait la forêt dans laquelle il se promenait avec le général, il l’avait traversée plus de cent fois à toutes les heures de nuit et de jour, il n’y avait donc rien à redouter pour les deux promeneurs.
Tout en marchant, les deux hommes causaient de choses indifférentes, ils étaient arrivés sur les bords d’un ruisseau limpide assez large et qui fuyait en jasant sur les cailloux de son lit.
Don José proposa au général de s’asseoir sur l’herbe qui poussait sur les bords du ruisseau, une assez grande déchirure dans la frondaison permettait au soleil d’éclairer ce paysage pittoresque et mystérieux; on n’entendait aucun bruit sous le couvert sauf le martelage éloigné du pivert frappant ses coups cadencés sur le tronc d’un arbre.
Presque aussitôt le bruit cessa, le pivert s’était subitement envolé.
Don José serra le bras du général et s’éloigna du ruisseau en posant un doigt sur ses lèvres pour lui recommander la prudence.
– Qu’y a-t-il ? demanda le général à voix contenue.
– Je ne sais pas, dit le jeune homme sur le même ton, soyons prudents, nous ignorons qui nous arrive, est-ce un ami ou un ennemi ? je ne saurais le dire, mais soyons sur nos gardes.
Presque au même instant, le cri du flamant se fit entendre à une courte distance.
– Grâce à Dieu ! dit don José, c’est un ami.
– Qui vous le prouve ?
– Le signal qu’il m’a fait.
– Un signal, quand donc ?
– À l’instant, n’avez-vous pas entendu le cri du flamant.
– Si bien, mais j’ai supposé que ce cri avait été poussé par un des flamants, que nous voyons là-bas dans une clairière sur le bord d’un étang.
– Vous vous êtes trompé, mon cher général, c’était un signal, et la preuve c’est que je vais répondre.
Et le jeune homme, portant ses mains à sa bouche, imita avec une perfection incroyable le cri du flamant.
– Pardieu ! dit le général, recevez mes compliments, cher don José, je ne vous supposais pas si habile.
– Oh ! cela n’est rien, dit le jeune homme en riant, je possède ainsi une foule de talents de société que je vous ferai connaître peu à peu selon les circonstances; eh ! tenez, regardez là-bas à gauche, entre les arbres, ne voyez-vous pas un homme ?
– Pardieu ! à moins d’être aveugle, répondit le général, et même je le reconnais parfaitement, c’est mon ami Sans-Traces, mon fidèle Canadien; mais voyez donc, il semble nous engager à le rejoindre.
– C’est ma foi vrai, hâtons-nous, général, il faut que Sans-Traces ait des raisons bien graves pour nous faire cet appel singulier.
Le coureur des bois ne bougeait pas de l’endroit où il s’était arrêté, et tenait la tête à demi tournée vers l’endroit où il avait apparu, comme s’il surveillait une chose quelconque, que les deux promeneurs ne pouvaient voir.
Le général et son ami avaient pris le pas gymnastique pour arriver plus vite auprès du chasseur, celui-ci était éloigné d’une portée de fusil au plus, mais il paraît que cela pressait, car le chasseur ne cessait pas ses gestes d’appel.
Enfin, après s’être décidés à courir, les deux hommes atteignirent le coureur des bois.
– Que se passe-t-il donc ici ? demanda don José.
– Parlez bas, répondit le chasseur, embusquez-vous derrière le tronc de cet arbre et regardez.
Les deux hommes firent ce que le coureur des bois leur disait, et ils regardèrent.
Deux hommes faciles à reconnaître pour être des Blancs étaient assis au pied d’un arbre et causaient avec une certaine animation.
– Qui sont ces hommes ? demanda le général.
– J’en connais un, celui qui bourre sa pipe en ce moment, répondit Sans-Traces, il se nomme Matatrès, c’est un bandit de la pire espèce, il appartient à la cuadrilla du Coyote.
– Ah ! ah ! dit don José, il faut nous emparer de ces deux hommes.
– Hum ! ce ne sera pas facile.
– Peut-être, essayons toujours : si nous ne réussissons pas à nous assurer d’eux, nous pourrons toujours leur mettre une balle dans le crâne; la perte ne sera pas grande.
– Oh ! quant à cela nous ne risquons rien, mais comment nous y prendre pour les approcher sans qu’ils nous voient ?
– Bien facilement, et, levant la tête en indiquant le feuillage : voilà notre chemin, dit don José.
– Et ma foi de Dieu, je n’y songeais pas; en effet, c’est facile.
– De quoi s’agit-il donc ? demanda le général.
– Vous voyez ces deux hommes, n’est-ce pas, mon cher général, dit don José.
– Dame ! à moins d’être aveugle, ils semblent, autant que je puis en juger à cette distance, ils semblent, dis-je, causer de leurs affaires.
– C’est cela même, mon cher général, je tiens beaucoup à entendre leur conversation.
– Ah ! bah ? pourquoi donc cela ?
– Parce que ces hommes sont nos ennemis, à vous comme à moi, et il est bon de savoir ou plutôt de surprendre les secrets de ses ennemis.
– En effet, c’est de bonne guerre.
– Très bien, ne quittez pas votre embuscade derrière cet arbre et laissez-nous faire.
– Mais comment ferez-vous pour les surprendre ?
– Vous verrez, cela vous intéressera.
– Soit, je ne bougerai pas d’ici, en cas de besoin comptez sur moi.
– Pardieu ! à bientôt, général.
Le jeune homme, alerte et adroit comme un singe, et rompu à tous les exercices du corps, dégaina son poignard, le planta dans le tronc de l’arbre et grimpa avec une facilité singulière, suivi par Sans-Traces qui ne le quittait pas d’un pas.
Arrivés aux premières branches de l’arbre, les deux hommes disparurent dans le fouillis des feuilles, les longues barbes d’espagnol tombantes, et les lianes qui formaient les plus étranges paraboles.
À partir de ce moment, le général, malgré les efforts qu’il tenta, ne réussit pas à revoir les deux singuliers voyageurs.
Ceux-ci faisaient simplement ce que les coureurs des bois nomment une piste en l’air : les arbres dont les branches étaient enchevêtrées les unes dans les autres permettaient aux deux hommes de passer d’un arbre à un autre, avec un peu d’adresse, aussi sûrement que s’ils traversaient un pont étroit et un peu tremblant. Cette promenade sur les arbres se faisait à une hauteur moyenne du sol de soixante à quatre-vingts mètres; mais les coureurs des bois ne connaissent pas le vertige.
Don José et son compagnon avançaient aussi rapidement que s’ils eussent foulé le sol de la forêt.
Soudain, le jeune homme s’arrêta, il fit signe à son compagnon de ne plus bouger.
En effet, ils étaient dans les branches mêmes de l’arbre au pied duquel Matatrès et l’autre individu dont nous avons parlé causaient tranquillement, se croyant à l’abri de toute indiscrétion au fond de cette forêt, que seuls les Indiens traversaient parfois, mais rarement, et dont les seuls habitants étaient les jaguars et d’autres félins presque aussi dangereux. Les deux interlocuteurs causaient donc avec la plus complète confiance et sans même penser à parler bas, faute qu’un coureur des bois ou un Indien ne commettrait jamais.
C’est pour le désert qu’a été fait le proverbe devenu banal dans les Prairies : « La défiance est la mère de la sûreté », et cet autre qui appartient aux Comanches, les Peaux-Rouges les plus méfiants de tous les Indiens : « Prenez garde aux forêts, les arbres ont des yeux et les feuilles des oreilles. »
Ce jour-là ce proverbe trouvait littéralement son application.
– Si vous continuez ainsi, master Wilson, nous ne nous entendrons jamais.
Cette phrase était prononcée en espagnol par Matatrès au moment où les deux chasseurs se mettaient aux écoutes.
– C’est vous, By god ! qui n’êtes pas raisonnable, répondit l’autre en haussant les épaules, vous exigez des fusils armstrong, et vous prétendez ne les payer que dix piastres, c’est une plaisanterie.
– Combien en avez-vous ?
– Cinq cents.
– Vous les garantissez.
– By god ! parfaitement…
– Eh bien, où est votre goélette ?
– Sur le rio Puerco, à l’anse de l’Opossum.
– Bon, je vois cela d’ici, c’est à quatre lieues à peine.
– Nous entendons-nous ?
– Peut-être, j’ai une proposition à vous faire.
– Voyons.
– Je vous paye vos fusils vingt piastres chacun.
– Aoh ! très bien.
– Seulement je ne vous payerai que dix piastres comptant, le reste sera payé après l’expédition que nous allons faire.
– Et quand vous reverrai-je pour toucher les autres dix piastres ? dit l’Américain avec ironie.
– Après l’expédition, je vous l’ai dit.
– Bon ! et si votre expédition ne réussit pas ?
– Allons donc ! nous sommes certains du succès.
– Rien ne me le prouve; tenez, ajoutez une piastre à chaque fusil, et l’affaire est faite.
– Hum ! C’est bien tentant.
– Nous frappons-nous dans la main et buvons-nous un coup de whiskey ?
– Je crois que cela s’arrangera, mais les cartouches ?
– Ceci est en dehors.
– Caraï ! combien en avez-vous ?
– Vingt mille si vous voulez.
– Quarante cartouches par fusil, dit Matatrès, ce n’est pas trop.
– Je vous en vendrai le double si vous voulez.
– Ah çà ! votre goélette en est donc chargée.
– Elle est bondée de fusils et de cartouches.
– Oh ! oh ! ceci demande réflexion, dit le bandit dont l’œil lança un éclair fauve.
– Je ne suis pas embarrassé de mon chargement, j’aurais le double de marchandises que j’en trouverais la vente.
– Peut-être.
– Certainement, je suis déjà en marché avec d’autres plus généreux que vous.
– Chacun fait ses affaires comme il l’entend.
– C’est juste.
– En traitant avec nous vous avez affaire à d’honnêtes gens, fit-il en se redressant.
– Honnête ou rascal, peu m’importe avec qui je traite pourvu que l’on me paye.
– Hum ! vous n’avez pas de préjugés.
– Les affaires avant tout, mais, vous savez, time is money; finissons-nous ?
– Pour combien ? nous verrons.
– Je suis pressé.
– Avez-vous peur ?
– Peur de quoi ? ma goélette est bien armée; j’ai quinze engagés, qui tiendraient tête à tous les bandits du désert.
– Cela vous regarde, voulez-vous m’accompagner jusqu’à la résidence de mon chef ?
– Pour quoi faire ?
– Pour traiter.
– Est-ce bien vrai ?
– Sur l’honneur ! dit le bandit avec emphase.
– Hum ! je préférerais un autre serment ! Enfin, est-ce loin ?
– À peine deux lieues; je n’ose pas prendre sur moi de traiter définitivement, sans l’assentiment de mon chef; cela sera fait en moins d’un quart d’heure.
L’Américain sembla hésiter un instant, mais il prit définitivement son parti.
– Partons, dit-il.
– Pas avant d’avoir goûté votre whiskey, je suppose ?
– Vous avez raison.
Il prit une énorme gourde qu’il portait en bandoulière et dont le bouchon formait un vase pour boire, il le remplit et le présenta au bandit, et portant la gourde à ses lèvres :
– À votre santé ! dit-il.
– À la vôtre ! dit Matatrès poliment.
Mais la sagesse des nations dit que de la coupe aux lèvres, il y a la mort : Matatrès en fit presque complètement l’expérience à ses dépens.
Au moment où il levait le vase plein de whiskey, un poids énorme tomba d’aplomb sur lui et le renversa sans qu’il pût dire ouf !
La même aventure arrivait au trafiquant américain.
Si les deux hommes ne furent pas tués raides, c’est que le diable, leur ami particulier, les protégea en cette circonstance.
Ni l’un ni l’autre n’étaient morts, mais ils gisaient tout de leur long sur la terre, sans donner signe de vie; ils étaient sans connaissance.
Les deux chasseurs, qui s’étaient laissés tomber sur eux, d’une dizaine de pieds au moins, profitèrent de l’évanouissement des deux compagnons pour les garrotter solidement et les rouler dans des serapé serrés autour de leur corps, afin de leur enlever la vue et l’ouïe, quand ils reviendraient à la vie.
– Que faisons-nous de ces drôles ? demanda Sans-Traces.
– Rien quant à présent; mon père disposera d’eux; aidez-moi à les porter dans ce trou, où ils seront parfaitement, vous les surveillerez jusqu’à ce que je vous envoie des hommes pour les transporter au campement.
– C’est entendu, je ne bougerai pas jusqu’à nouvel ordre.
– Oh ! votre faction ne sera pas longue; à bientôt.
Don José rejoignit alors le général, auquel il raconta ce qu’il avait fait.
– Avez-vous donc un intérêt à vous emparer de ces pauvres diables ?
– Un très grand, répondit don José.
– Comment cela ?
– Le Coyote vient acheter les armes et les cartouches dont la goélette du trafiquant est chargée; et vous savez que le Coyote est notre ennemi.
– Oui, il nous l’a prouvé, mais que nous importe ?
– Il nous importe beaucoup, ce misérable n’achète ces armes que pour s’en servir contre nous.
– Vous croyez qu’il osera nous attaquer après la rude leçon qu’il a reçue ?
– Caraï ! si je le crois; j’en suis certain, je sais ce qu’il projette contre nous.
– S’il en est ainsi vous avez eu raison de faire ce que vous avez fait; cependant je vous engage à en parler à votre père.
– C’est ce que je me hâterai de faire; vous verrez qu’il sera de mon avis.
– Soit, cher don José, d’ailleurs vous êtes seul juge de vos actes, surtout dans la situation où vous vous trouvez vis-à-vis de ce bandit sans foi ni loi.
– Il nous faut le battre avec ses propres armes.
Tout en causant ainsi les deux hommes avaient marché d’un pas rapide, si bien qu’ils atteignirent le campement dans un laps de temps fort court.
Ils avaient marché d’autant plus vite pendant la dernière partie de leur trajet, qu’il leur avait semblé entendre des coups de fusil; mais les bruits meurent et se décomposent sous les épais couverts des forêts vierges, de sorte qu’on ne peut juger de ce que l’on entend mal.
Mais en arrivant au campement tout leur fut expliqué.
Une troupe assez nombreuse de pirates fuyait à toute bride, s’éparpillant dans toutes les directions serrée de près par les vaqueros et les Peaux-Rouges du Nuage-Bleu.
Les détonations que le général et son ami avaient cru entendre sous le couvert sans s’en rendre bien compte, provenaient des quelques coups de feu que les bandits tiraient contre ceux qui les poursuivaient.
Mais ce qui étonna et inquiéta surtout don José, ce fut que, au lieu de paraître satisfaits du résultat du nouvel échec des pirates, tous les fronts étaient soucieux, tous les visages pâles et inquiets.
Don Agostin surtout semblait désespéré; il ne se soutenait qu’avec peine, et son corps était agité d’un tremblement nerveux.
Les quelques hommes restés au campement semblaient atterrés et en proie à une profonde douleur.
Les deux hommes n’osaient interroger.
Un pressentiment leur disait qu’un malheur terrible était arrivé pendant leur absence.
– Mon fils, s’écria le vieillard en apercevant le jeune homme en tombant dans ses bras, mon fils, ta mère et tes deux sœurs ont été enlevées par les pirates.
Et, terrassé par la douleur, le vieillard perdit connaissance.
Cette nouvelle était terrible; don José chancela.
– Oh ! murmura-t-il, vengeance, mon Dieu ! vengeance contre ces misérables !
– Courage ! ami, dit le général avec une énergie terrible, nous serons deux pour venger ces pauvres femmes si lâchement enlevées.
– Merci, répondit le jeune homme, ma vengeance sera effroyable, je compte sur vous, général.
– Vous avez ma parole, moi aussi je veux une vengeance terrible, dit l’officier d’une voix sourde.